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Classiques Garnier

De la gravité de la loi au prosaïsme du droit, avec Derrida

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2018 – 1, n° 12
    . Politiques de Derrida
  • Auteur : Berns (Thomas)
  • Résumé : Cet article développe l’idée d’une conception post-souveraine du droit en prenant appui sur la lecture de la théorie austinienne du performatif par Jacques Derrida, et ensuite par Judith Butler.
  • Pages : 45 à 58
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406082989
  • ISBN : 978-2-406-08298-9
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08298-9.p.0045
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 17/07/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Droit, loi, itération, performatif, philosophie politique
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De la gravité de la loi
au prosaïsme du droit,
avec Derrida

En partant de mon territoire – celui dune philosophie des normes qui se nourrit toujours de lécart entre la normativité juridique et dautres manières, sans cesse plus agissantes, dagir sur les comportements –, je voudrais dune part montrer combien la philosophie derridienne, dans son ensemble cest-à-dire avant même que Derrida à la fin des années 1980 nentreprenne de déconstruire le registre spécifiquement juridique, permet une déprise salutaire de certains fondamentaux de la philosophie du droit et plus précisément du rapport que la philosophie politique moderne noue à la question de la loi et de la souveraineté. Dautre part, je voudrais sur cette base montrer aussi les limites de cet apport derridien, limites que Derrida lui-même nous permet toutefois de penser. Pour ce faire, je prendrai appui sur certains éléments de la pensée de Judith Butler.

Deux regards sont possibles sur le droit1, lun majeur, noble, et au plus près du souverain, lautre mineur, prosaïque et au plus près des acteurs du droit. Lun et lautre sont valables, mais leur distinction me semble tout particulièrement instructive.

Dune part, le droit peut se questionner depuis sa capacité à contraindre : le droit, cest la loi, ce sont des normes qui prennent la forme de la règle. Vu sous cet angle, poser la question du droit mène inévitablement à celle de laction de légiférer, à celle de la souveraineté. Qui fait le droit, qui est le souverain, qui codifie ? Paradoxalement, un tel questionnement mène tout aussi inévitablement à la sortie du droit au profit du politique. Éventuellement à la question du code qui organise le droit, en nous rappelant 46la proximité de linitiative codificatrice et du pouvoir « souverain » : il sagit toujours dun geste contre les juges, contre la coutume, contre la jurisprudence, contre linterprétation, etc.2 Plus globalement, vu sous cet angle de la loi, questionner le droit, cest questionner sa source, son origine. Et ceci vaut même pour le positivisme kelsénien dans sa tentative déloigner pourtant le droit du politique dans une théorie pure, au sens kantien : il sagit là encore de remonter vers une norme fondamentale, qui réduirait ensuite le droit, comme par exemple le dira Dworkin, à une affaire de « pédigrée ». Jinsiste sur le fait que ce premier regard « souverainiste » a un très large spectre : il peut mener à Dieu, à la nature, à la nation, au parlement, au code, et pour une part au juge lui-même ; toujours, le droit est réfléchi depuis sa source, depuis son origine.

Mais dautre part, le droit peut aussi se concevoir comme une affaire de pratique, de style, quil sagisse dy pointer une rigueur ou une inventivité : le droit, dans ce cas, ce nest pas laffaire du souverain mais celle des juristes (notaires, administrations, conseillers parlementaires, conseillers militaires, juristes dentreprises, et une nouvelle fois les juges), cest un « régime dénonciation » voire un « mode dexistence », quil sagisse de cerner dans ce mode dexistence de la norme juridique sa teneur fictionnelle par rapport à tout énoncé naturel3 ou la retenue quelle réclame par rapport à la réalité4, peu importe ici : le droit consiste essentiellement à qualifier les choses pour résoudre les problèmes, en envisageant leurs conséquences sur le plan strictement juridique, en les reliant par le droit. Si on rapporte ce second point de vue au premier, marqué par la théorie de la souveraineté et le souci de lorigine, le souverain nest plus tant celui qui peut dire la loi (et donc la suspendre), mais celui qui sexprime dans la forme du droit, qui se soumet à cette mise en forme. Des continuités bien plus que des ruptures et des suspensions apparaissent alors dans le régime dénonciation propre au droit. De même, la coexistence des normes, avec les différents modes dexistence qui leur correspondent (technique, scientifique, juridique, statistique…), dans une situation de concurrence normative comme la nôtre, peut être réfléchie5.

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La pensée de Derrida nous invite partiellement à pratiquer lécart entre ces deux regards sur le droit, dans la mesure où sa critique du logocentrisme, en mettant laccent sur lécriture contre sa répression dans la tradition métaphysique, a pour conséquence de différer toute origine, ou encore de considérer que la différence est première par rapport à toute origine6. Je ne vise donc pas ici prioritairement les textes de Derrida portant directement sur le droit et nous plaçant en effet typiquement face à limpossibilité du pédigrée, et ce dès Otobiographies. LEnseignement de Nietzsche et la politique du nom propre en 1984 (où Derrida montre la construction de la signature qui permet lévénement de la Déclaration dindépendance américaine) et plus explicitement ensuite dans Force de Loi en 1989, avec lanalyse du fondement mystique de lautorité de la loi chez Montaigne qui permet à Derrida de manifester la force, lacte de foi, qui est au cœur du droit, pour ensuite se concentrer sur la question du jugement, lequel répète et assure cette force, comme décision sur lindécidable, écart entre loi et justice, entre calculable et incalculable, ne pouvant être dépassé dès lors que la justice commande elle-même 48de calculer (Derrida renvoyant ainsi chaque fois dos à dos tout juspositivisme et tout jusnaturalisme, en ce que précisément, me semble-t-il, ils peuvent lun et lautre se satisfaire dun pédigrée). Cest bien plus fondamentalement la critique (parfois injuste), dAustin proposée dans « Signature événement contexte7 » qui me semble pouvoir nourrir une dynamique qui nous invite à pratiquer cette différence fondamentale entre les deux lectures du droit proposées.

Tentons dabord de cerner, très librement8, en quoi la lecture derridienne de la théorie austinienne du performatif amène inéluctablement à questionner le statut du droit dans cette dernière.

Pour Derrida, la lecture austinienne (et a fortiori, me semble-t-il, lusage qui en est fait dans le champ du droit9) reposerait sur une fétichisation du contexte (un performatif qui réussit suppose un respect des conventions qui sexprime comme le fait que le performatif est employé dans un contexte approprié) qui déplace le problème du performatif en général et du droit en particulier vers un élément extrinsèque, ladéquation à un contexte, ce qui laisserait donc aussi entendre que lintention de lauteur est disponible et se cristallise dans cette adéquation au contexte. Au contraire, pour Derrida, le performatif doit se penser depuis sa possible décontextualisation, sa capacité à rompre par rapport à un contexte. Plutôt que la conventionalité du performatif entendue comme rapport (intentionnel) à un contexte, Derrida met dès lors laccent sur la citationnalité du performatif : la structure itérable ou citationnelle du performatif (qui subsiste à toute séparation du contexte, à toute coupure par rapport à lintention, etc.) est tout autant ce qui en désigne le caractère répétable, que laltération que comprend toute répétition, sa rupture par rapport à un contexte, à lintention dun locuteur qui nest plus là.

Une compréhension contextualiste du performatif est donc une manière de déplacer le problème du performatif vers le contexte conventionnel. Elle est plus encore, aux yeux de Derrida (et plus radicalement encore, 49comme nous le verrons, aux yeux de Butler), toujours habitée par un reste didéalisme : elle suppose en effet toujours une disponibilité et une transparence de lintention du locuteur qui veut dire ce quil dit et veut produire tel ou tel effet par ce quil dit et le fait dès lors dans le contexte approprié pour produire ces effets. De la sorte, et à lencontre de son propre but, Austin ne pourrait alors reconnaître quune portée somme toute accidentelle à léchec du performatif : un performatif échoue sil nest « accidentellement » pas utilisé dans le contexte approprié ; en cas de parfait respect des conventions et procédures, et donc de manière « essentielle », le performatif ne pourrait que performer efficacement. Au contraire, pour Derrida, cest léchec qui est essentiel au performatif, toute itération étant aussi altération.

Ce reste didéalisme propre aux lectures austiniennes du performatif analysées selon un point de vue derridien et butlerien apparaît aussi dans le fait quelles présupposent une distinction forte entre les langages sérieux (dont le droit serait lexemple le plus parfait) et le langage non sérieux, lusage parasitaire dun mot (émis sous contrainte, dans un cadre théâtral, etc.). Au contraire, si tout performatif est citationnel, il nest plus possible de distinguer de manière définitive des performances sérieuses (en adéquation parfaite à leur contexte, respectant une loi naturelle ou une intention première) des performances non sérieuses. 

Si une hiérarchisation entre langage sérieux et langage non sérieux ou parasitaire est toujours déjà réclamée, cela signifie que le droit, comme performance parfaitement sérieuse, est toujours présupposé à la fois pour penser le performatif et pour penser le droit. Austin penserait en somme exemplairement le performatif à laune du droit (ce qui performe par excellence, purement pourrait-on dire, cest le droit, toute promesse prend la forme du droit) et, pour définir le droit, cette performativité exemplaire, il aurait nécessairement besoin du droit (quest-ce qui permet à un énoncé de performer cest le droit, cest-à-dire le respect dun contexte adéquat qui seul permet à lénoncé dagir comme il doit agir10). Ce point est absolument crucial pour mon propos et me semble être une des conséquences majeures quon doit tirer de la déconstruction derridienne de la théorie austinienne du performatif : la critique du logocentrisme aboutit nécessairement à ce constat lui-même toujours 50dédoublé selon lequel la loi est la performance par excellence et la performance est assurée par son caractère conventionnel cest-à-dire légal11. Si ce point est crucial, cest non seulement parce quil témoigne dune sorte dimpensé légaliste (traduisons : toute norme doit être pensée à partir de ce prototype quest la règle de droit), mais aussi parce que cet impensé signifie dès lors une pauvreté dans notre capacité à penser le droit (traduisons : ce qui assure la force du droit cest la loi).

En dautres mots, ce qui seul peut assurer le crédit de la loi, cest la loi. Cétait bien là ce que rend manifeste la superbe formule de Montaigne sur laquelle Derrida sarrêtera à juste titre en 1989 :

Or les loix se maintiennent en credit, non par ce quelles sont justes, mais par ce quelles sont loix. Cest le fondement mystique de leur authorité ; elles nen ont poinct dautre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faictes par des sots, plus souvent par des gens qui, en haine déqualité, ont faute déquité, mais toujours par des hommes, autheurs vains et irresolus. Il nest rien si lourdement et largement fautier que les loix, ny si ordinairement. Quiconque leur obeyt parce quelles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doibt12.

On trouve exemplairement dans ce passage la tentative de faire échec à toute hiérarchisation entre langage sérieux et non sérieux – les lois sont faites par des sots, des auteurs vains et irrésolus –, et donc la tentative de faire de léchec du performatif sa possibilité essentielle, le performatif devant dès lors fondamentalement être réfléchi à partir dune coupure par rapport à la conscience intentionnelle, à partir de sa dissémination, donc comme citation. Mais en conséquence et en même temps, cette dissémination nous ramènerait alors irrémédiablement vers la loi elle-même, comme ce qui se présuppose et se répète : si tout peut être droit, alors seule la loi peut dire ce qui est le droit. Tel est bien le paradoxe tragique face auquel nous nous trouvons : au moins nous pouvons présupposer le sérieux du droit, au plus nous devrons présupposer la gravité de la Loi ! Or nest-ce pas là un des ressorts centraux de la pensée derridienne, non seulement son constat, mais son exigence, au sens éthique ?

Une hospitalité sans réserve, sans condition, une promesse infinie signifie en effet non seulement la possibilité mais lexigence que tout 51peut promettre, que tout peut performer (rien nest en tant que tel autorisé à performer). On sait assez combien Derrida insistera, en se revendiquant de Levinas contre Kant dans le troisième article définitif de Vers la paix perpétuelle, sur la nécessité de penser lhospitalité hors de toute condition, cest-à-dire aussi hors de tout droit, lequel garderait par principe « la trace dune hostilité naturelle13 ». De la même manière, ce sur quoi ouvre louverture même de « la démocratie à venir », avec lécart quelle comprend entre une promesse infinie et intenable et ses formes déterminées et toujours inadéquates, cest à une « hospitalité sans réserve » à « la surprise absolue de larrivant auquel on ne demandera aucune contrepartie », aucun engagement dans le droit, et cest là la « juste ouverture qui renonce à [] tout droit en général », au point que larrivant ne soit plus le nom daucune personne ou daucun énoncé, mais simplement « ce qui vient », « lévénement quon ne saurait attendre comme tel14 ». Si larrivant doit pouvoir être au final ce qui arrive, lévénement, bien plus que celle ou celui qui arrive, ou ne fût-ce que son nom, ce qui peut sen dire, cest dans la mesure où, avec la plus extrême radicalité, rien ne peut conditionner cela même que cest quarriver. Ce mouvement consiste encore et toujours à ne jamais supposer la forme elle-même du droit, en ce quil consiste toujours à dire ce qui peut arriver.

De même, force est de constater, dans le chef de Derrida, une forme de mépris pour la réalité concrète et prosaïque de la pratique juridique, sinon en la ramenant à lexercice du jugement, mais en ce que celui-ci enforce toujours la loi elle-même (cest-à-dire en ce que le jugement est aussi une manière de penser le droit depuis la loi). Dans une surprenante note en bas de page de Spectres de Marx dans laquelle il renvoie à limportance de la différence entre justice et droit telle que posée dans Force de loi, Derrida explique que cette distinction est « indispensable et préalable » à toute réélaboration du droit, et ce sans aucune forme de disqualification du droit de sa part. Derrida considère en particulier quon ne peut se contenter de « combler tranquillement » ce quon appellerait trop facilement des « vides juridiques » (par exemple pour ce qui est de la « propriété de la vie ») comme si on pouvait « combler sans re-fonder de fond en comble » : chaque fois, il sagit au contraire de « penser la loi, la loi de la loi », et non simplement de « produire de 52nouveaux “articles de loi” ». Et Derrida de conclure, avec un certain mépris pour lidée dune pratique qui ne mettrait pas toujours en jeu son propre fondement, que ce serait là « comme si on confiait la pensée de léthique à un comité déthique15 » ! Sil ny a donc pas disqualification du droit, cest seulement dans la mesure où le droit est encore et toujours une affaire de loi.

Hospitalité inconditionnelle (à tout énoncé, et plus encore à tout événement) et disqualification du droit dans son mouvement prosaïque, sinon en ce quil comble en re-fondant de fond en comble, voilà donc où nous mènerait la déconstruction du droit. En somme, comme Montaigne dont le geste linspira, et dont les Essais ne cessent de témoigner du caractère toujours trop infime de lorigine de la loi pour sur cette base poser lautorité de cette dernière au plus loin de son origine16, mais aussi comme Kant qui fait preuve dune lucidité remarquable en affirmant lindisponibilité de toute origine de la loi après en avoir interdit laccès17, Derrida, après avoir 53rendu impossible tout pédigrée de la loi, continue dès lors de la penser comme ce dont la source nest pas disponible, comme ce dont lorigine et lhistoire manquent, cest-à-dire restent présentes dans le droit sous la forme de leur absence. Au sens strict, cette absence hante le droit, elle est même ce que le droit ne cesse de répéter quand il se confirme, quand il continue de se performer, quand il senforce. Bref, tout en ayant radicalement éloigné le droit du pédigrée, de quelque type de pédigrée, Derrida maintient fondamentalement cette approche sous une forme spectrale.

À ce titre, pour le dire à partir de cela même quil nous a permis de diagnostiquer dans la théorie austinienne du performatif, Derrida reste légaliste, et ce bien quaucun énoncé juridique ne soit en tant que tel autorisé, bien quil ait ouvert radicalement, sur la base dune hospitalité inconditionnelle, le performatif à tout énoncé et même à tout événement.

La question serait alors : comment cultiver ce que jai défini comme le second type de regard quon peut porter sur le droit, un second type de regard qui me semble précisément autorisé par la déconstruction en ce quelle rend toute source et toute origine indisponible ? Peut-on penser le droit non pas depuis sa source refusée, mais au plus loin de lidée de source ? Peut-on rapidement tenter de baliser la possibilité dune analyse sur le comment on cite en droit, quel est le régime dénonciation spécifique du droit qui fait quil nest pas une citation parmi dautres, comment le droit se retient de sortir du droit, comment il sassume comme fiction dans son écart par rapport à toute réalité naturelle, et comment il pacifie de la sorte par les fictions quil invente ? Pour ce faire, nous devons à nouveau revenir à la critique derridenne de la théorie du performatif dAustin, mais en lenrichissant de lapport de Judith Butler, et en tentant de réconcilier cette dernière avec le champ juridique.

Dans Excitable Speech. A Politics of the Performative18, Judith Butler revient sur une distinction essentielle à la théorie du performatif chez Austin (a fortiori sil sagit de prendre en considération la dimension performative de tout énoncé), sur laquelle Derrida a toujours fait limpasse, 54voulant sans doute indiquer par là que cette distinction nétait à ses yeux pas pertinente. La pensée austinienne nous invite en effet à distinguer, à côté ou au sein de lactivité locutoire en général, les actes illocutoires, dont la performance découle avant tout de leur force conventionnelle au point que les paroles incorporent véritablement lacte dans leur énoncé (ce quon fait en disant quelque chose, immédiatement, au point que le discours est lui-même ce quil effectue tel lénoncé « la séance est levée » prononcé par un huissier), des actes perlocutoires qui permettent de cerner les multiples effets que peuvent avoir nos paroles et qui dépendent, quant à cette performance quils effectuent, par exemple de notre persuasion (ce quon fait par le fait davoir dit quelque chose) : dans ce cas, la parole peut entraîner, comme sa conséquence, certains effets, mais ceux-ci ne se confondent nullement avec lacte de discours lui-même.

Or cest sur la base de lidée générale dun passage du dire au faire que le droit peut se justifier dans son rapport aux discours : pour le dire de la manière la plus simple, si certaines paroles peuvent être considérées comme étant en tant que telles et de manière immédiate des actions portant atteinte à autrui, comme dans le cas dun discours harcelant sur le plan sexuel (C. Mac Kinnon dans Only Words en 1993) ou de mots racialement connotés (les auteurs de la Critical Race Theory par exemple dans Words that wound en 1993) qui sont directement subordonnants, blessants ou menaçants pour celles ou ceux qui les subissent, alors de tels discours peuvent être réfléchis en tant quactions, depuis ce quils occasionnent directement à autrui, et non pas comme discours tels que protégés par la liberté dexpression. En effet, la jurisprudence américaine manifeste souvent un souci extrême à tenter de mesurer ce caractère directement agissant des énoncés, le fait que la menace quils représentent soit imminente étant ce qui seul permet de ne pas les considérer comme protégés par la Premier Amendement.

Butler montre toutefois quune telle approche suppose une certaine compréhension du performatif ; cette dernière incorpore véritablement lacte blessant ou subordonnant au mot et se donne sur cette base la possibilité de réglementer certains types de discours. Une telle approche réduit le performatif à lillocutoire (sans convention, pas de performatif) et ne peut manquer de la sorte de confirmer lacte blessant ou subordonnant, au point détablir voire de décréter la blessure ou la domination. Une triple souveraineté, se renforçant mutuellement, est ainsi supposée : 55celle de lÉtat qui réglemente et sait ce qui blesse ; celle du sujet locuteur qui blesse effectivement comme il le veut par les mots quil emploie (comme si lintention, lénonciation et laction parvenaient à coïncider parfaitement) et de manière mécanique dès lors que la blessure est décrétée ; celle du sujet (dont la souveraineté est niée) qui est effectivement blessé et qui est réfléchi comme si son consentement de sujet autonome ne pouvait daucune manière être donné à un tel discours.

Butler, en se référant de manière parfaitement explicite à la théorie derridienne de la citationalité précédemment exposée, questionne donc les projets de réglementation de certains discours en ce que cette réglementation présupposerait que linjure raciste ou sexuelle blesse inévitablement par son énonciation même, les effets blessants étant incorporés dans les mots en question. Cest là une réduction du performatif au seul acte illocutoire, laissant entendre que la blessure ou la subordination intrinsèque à certains discours sont établies de manière conventionnelle et donc nécessaire (mais extrinsèque). Jai déjà indiqué combien une telle approche reste prise dans le giron dune pensée du sujet souverain, dont Butler tente au contraire de sextraire. Surtout, une telle politique du performatif ne peut donner lieu quà une confirmation de la blessure produite par les paroles – et tout lintérêt des analyses de Butler est ici de nous inviter à percevoir les collusions entre le langage de linsulte et le langage de lÉtat, cest-à-dire le droit. En insistant sur le fait que la structure essentielle assurant la force du performatif en général et de linsulte en particulier est la répétition, en montrant que toute répétition est altération, et en invitant à une revalorisation de lacte perlocutoire au détriment dune compréhension exclusivement illocutoire des discours haineux, Butler entend mettre laccent sur les meilleurs usages possibles de la répétition, ceux qui permettent de distendre le rapport des mots aux blessures, sans crainte de « lavenir inconnu des mots ». De manière en apparence un peu facile et pourtant avec beaucoup de justesse, elle sarrête sur le fait que ceux qui entendent réglementer le langage ne peuvent que commencer par répéter les mots blessants quil sagit dinterdire (le film Lenny de Bob Fosse, 1974, est une illustration admirable de ce jeu de répétitions), que ce soit dans les textes militants plaidant pour une réglementation du langage, éventuellement dans la réglementation elle-même, ou du moins dans les actions judiciaires développées sur la base de cette dernière. Ce faisant il sagit à la fois de montrer la contradiction inévitable dune 56telle approche réglementaire, de rendre visible le fait que lÉtat instaure de la sorte le discours de haine, lequel serait vraiment indissociable du discours juridique. Mais de manière plus subtile et moins « antijuridique », il sagit aussi de montrer que toute répétition nest pas pourvue de connotations et effets identiques, que de la décontextualisation, de la coupure par rapport au contexte, est possible, que le performatif ne peut donc se comprendre de manière purement conventionnelle, et cela, à partir des usages produits par ceux-là mêmes qui plaident pour une réglementation du langage, sur la base du caractère conventionnellement et irrémédiablement blessant de certains mots. De la sorte, Butler ne nous invite-t-elle pas à une autre compréhension du discours juridique lui-même (plutôt quà senfoncer dans un anti-juridisme, tel celui dont sont régulièrement accusés aussi bien Spinoza que Marx ou Foucault) ? Ce serait alors un discours juridique, dont la performativité devrait bien sûr elle aussi être comprise à partir de sa structure citationnelle, semblable à ce titre à celle des discours haineux, mais pouvant, plutôt que confirmer ceux-ci, produire en leur sein des déplacements.

Ceci signifie que le droit est considéré en ce quil est toujours pris dans la citation (et donc la répétition), et que son art, son enjeu critique est de savoir quels sont les meilleurs usages et altérations de celle-ci. On pourrait donc sur cette base envisager le droit comme ce qui protège voire cultive les altérations propres à toute citation tel que lui-même par excellence les pratique, le droit comme ce qui consiste à soigner les manières de citer pour se soucier ainsi des meilleures altérations. Plus globalement, il sagirait ainsi de nourrir une politique du performatif qui permettrait de séloigner de la pure répétition mécanique et de favoriser laltération ? Cette question semble particulièrement utile à une époque où des institutions prétendent normaliser le langage (ISO), à une époque de « gouvernementalité algorithmique19 » qui se revendique de la possibilité de répétitions machiniques, objectives, sans altération, à une époque où le radicalisme prétend à une répétition pure, sans reste, de lorigine et où le langage du droit semble vaciller face à cela en redevenant lexpression solipsiste de la puissance souveraine. Par définition, il semble ne pas pouvoir y avoir de loi de laltération, la loi de la loi est elle-même la tentative dune répétition pure, ce qui ne veut pas dire que 57lapplication de la loi parvienne jamais à une pure répétition. Pourtant Derrida lui-même nous invite à une telle question (en se penchant sur les textes de Valéry), mais comme à une question sans réponse sinon, on sen doute, par lexercice de la déconstruction elle-même :

À quelles lois obéissent les renaissances, les re-découvertes, les occultations aussi, léloignement ou la réévaluation dun texte dont on voudrait naïvement croire, sur la foi dune signature ou dune institution, quil reste le même, à soi constamment identique20 ?

Sil nest bien sûr pas possible de donner une loi de laltération pour fonder lexercice du droit, on peut par contre envisager le droit comme étant précisément balisé par le danger dune répétition mécanique et pure, dont il porte pourtant fondamentalement la possibilité en lui mais dont on a vu quelle a pour conséquence de confirmer voire détablir la blessure. Pour penser à partir de laltération (en renversant lordre des choses), et nous questionner sur la possibilité à première vue paradoxale dune politique de laltération, nous pouvons par contre (en nous inspirant de Butler) poser la question de ce qui repousserait laltération pour poursuivre une répétition sans différence. En effet, si nous suivons lexemple de linsulte chez Butler, ce que nous constatons cest le renforcement de linsulte, son inscription dans la répétition, depuis la corrélation entre le fait de considérer la performance de linsulte comme expression dun sujet souverain (qui veut blesser et utilise à cette fin ce qui est conventionnellement doué de cette force) et le fait de légiférer souverainement sur le langage, fût-ce pour protéger la victime dune telle blessure. Cest cette conception souveraine, légaliste, ou illocutoire, du langage qui enferme dans la répétition.

Répéter sans confirmer linjure, tel serait lethos du juriste par excellence, porté par une prudence qui fait siennes les analyses butleriennes dun danger essentiel au droit de donner lieu à cette confirmation de linjure, voire à son établissement. Comme on le voit, tout lart du droit est ici cerné dans le champ de la citation, en faisant du rêve, aussi vain que dangereux, dune répétition pure et mécanique, ce dont le droit doit continument se protéger.

Un tel droit est un droit qui ne prétend pas sextraire de litération, cest-à-dire qui se pense comme une possibilité ditération parmi les autres 58(ce qui pour lui ne veut pas dire semblable aux autres, puisque lui seul peut établir la blessure), et qui trouve dans les itérations spécifiques quil produit les ressources pour apporter des déplacements et des altérations dans la répétition qui nourrit les injures. Il sagit de la sorte den revenir à un certain esprit du droit romain, tel quil fut décrit par Yan Thomas, cest-à-dire un droit qui sassume comme fiction, comme production inventive dun langage fictionnel, dans lécart sérieux, et articulé par des opérations rigoureuses21, quil dessine par rapport à la réalité considérée comme naturelle. Une qualification juridique est toujours une sortie de la réalité (et on ne rappellera jamais assez que la personnalité juridique peut trouver son origine dans le mot de persona à savoir le masque qui au théâtre permet de concevoir le personnage, dans son indépendance par rapport à lacteur). Le droit ne consiste pas à dire le réel, à le répéter mécaniquement tel quil est, mais à sortir du réel pour faire face aux problèmes qui sy nouent. Et lart du droit se limite à ce titre à lart de la qualification, cette opération intellectuelle qui consiste à faire entrer un fait dans une catégorie juridique inventée, et à tirer ensuite avec rigueur de cette attribution une série de conséquences à caractère strictement juridique. Le premier pas vers un droit post-souverain ne réside-t-il pas dans le fait de reprendre au sérieux ce décalage du droit par rapport à la réalité, qui permet que le droit, dans son travail de répétition et daltération de la réalité aussi bien que de lui-même, napparaisse jamais comme la confirmation, ni que les injures blessent conventionnellement, mais ni non plus, à linverse, que ces mêmes injures ne blessent pas. Cest bien là lart du droit22.

Thomas Berns

Université Libre de Bruxelles

1 Voir par exemple Serge Gutwirth, « Le contexte du droit ce sont ses sources formelles et les faits et moyens qui exigent son intervention », Revue Interdisciplinaire dÉtudes Juridiques – Droit en contexte, 70 (2013).

2 Voir les lettres de Justinien dans Codex I, 17.

3 Voir Yan Thomas, Les opérations du droit, Paris, Seuil-Gallimard, 2011.

4 Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil dÉtat, Paris, La Découverte, 2002.

5 Voir les recherches que je mène avec Antoinette Rouvroy : Thomas Berns et Antoinette Rouvroy, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives démancipation. Le disparate comme condition démancipation par la relation ? », dans Réseaux, 2013/1, no 177, Paris, La Découverte, p. 163-196.

6 La répression de lécriture et la dévalorisation du signifiant que Derrida entend lever reposent toujours sur le projet de penser le discours à partir de la pure présence à soi dun signifié, hors texte, « hors de tout signifiant » (J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967, p. 107). Face à cela, la déconstruction consiste à penser à partir du constat que « la chose même se dérobe toujours » (J. Derrida, La Voix et le Phénomène, PUF, 1967, rééd. Quadrige, 2003, p. 117), et donc à partir de la « primauté du signe ». Lécriture signifie en tant que telle la possibilité dun sens hors de toute présence du sujet. Le propre de tout signe ainsi appréhendé est dêtre pensé au plus loin de lidée de la communication, à partir de sa scission première par rapport à toute présence (laquelle est toujours différée), à partir de sa « force de rupture avec son contexte », en ce compris avec toute intention, avec tout vouloir-dire (J. Derrida, « Signature événement contexte » (SEC), Marges de la philosophie, Éditions de Minuit, 1972, p. 377). Léloignement du vouloir-dire, qui dénote lécriture et qui la porte à être prise en considération au plus loin de toute fonction communicationnelle, depuis lidée de labsence du locuteur aussi bien que du destinataire, signifie donc que ce qui la constitue, cest son itérabilité. Rappelons aussi que lécriture pensée depuis son itérabilité néquivaut pas pour Derrida à « lidée du livre », qui au contraire « renvoie toujours à une totalité naturelle », « à une totalité constituée du signifié [qui] lui préexiste, surveille son inscription et ses signes, en est indépendante dans son idéalité ». Lidée du livre est « profondément étrangère au sens de lécriture. Elle est la protection encyclopédique de la théologie et du logocentrisme contre la disruption de lécriture » (J. Derrida, De la grammatologie, op. cit., p. 30-31). Lécriture telle que prise en considération est donc aussi la déconstruction de lidée du livre, au sens théologique de celui-ci, ou au sens de la théologie que celui-ci présuppose toujours.

7 J. Derrida, « Signature événement contexte », Marges de la philosophie, Paris, Minuit, 1972.

8 Pour une lecture plus contextualisée de la critique par Derrida de la théorie austinienne du performatif, et du débat houleux quil mena dans ce cadre avec Searle, voir Moati, Raoul, Derrida/Searl. Déconstruction et langage ordinaire, Paris, PUF, 2009.

9 Pour une analyse des usages de la théorie austinienne dans le droit et une critique de ceux-ci sur une base derridienne, je me permets de renvoyer à mon article « Insulte et droit post-souverain », Multitudes, 2015 (59), p. 120-125.

10 Comme lentrevoit très justement Laurent de Sutter dans Olivier Wendell Holmes Jr, La Voie du droit, Dalloz, 2014, p. 15.

11 Doù le fait aussi que, pour Derrida, comme nous lavons signalé, lécriture ne soit pas le livre mais au contraire ce qui déconstruit lidée du livre : le livre est à ce titre la forme légale (théologique pour Derrida) de lécriture.

12 Montaigne, Essais, III, 13, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1962, p. 1049.

13 J. Derrida, Adieu à Emmanuel Lévinas, Paris, Galilée, 1997, p. 156 et 160.

14 J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 111.

15 Ibid., p. 147.

16 « Les loix prennent leur authorité de la possession et de lusage ; il est dangereux de les ramener à leur naissance ; elles grossissent et sennoblissent en roulant, comme nos rivieres ; suyvez les contremont jusques à leur source, ce nest quun petit surjon deau à peine reconnoissable, qui senorgueillit ainsi et se fortifie en vieillissant. Voyez les anciennes considérations qui ont donné le premier branle à ce fameux torrent, plein de dignité, dhorreur et de reverence : vous les trouverez si legeres et si delicates, que ces gens icy qui poisent tout et le ramenent à la raison, et qui ne reçoivent rien par authorité et à credit, il nest pas merveille sils ont leurs jugemens souvent très-esloignez des jugemens publiques » (Essais, II, 12, p. 567). « En toutes choses, sauf simplement aux mauvaises, la mutation est à craindre [] ; et nulles loix ne sont en leur vray credit, que celles ausquelles Dieu a donné quelque ancienne durée ; de mode que personne ne sçache leur naissance, ny quelles ayent jamais esté autres » (Essais, I, 43, p. 261).

17 « Lorigine du pouvoir suprême est pour le peuple qui y est soumis insondable au point de vue pratique, autrement dit le sujet ne doit pas discuter concrètement cette origine comme étant celle dun droit encore contestable (jus controversum) quant à lobéissance quil lui doit. [] Le sujet qui aurait fait des investigations concernant lorigine première de lÉtat voudrait-il alors résister à lautorité maintenant régnante, cest [] à bon droit quil serait puni, mis à mort ou banni (en tant que hors-la-loi, ex lex []. Une loi qui est si sacrée (si inviolable) quau point de vue pratique cest déjà un crime de la mettre seulement en doute, donc den suspendre leffet un moment, se présente comme si elle ne pouvait pas provenir des hommes mais bien de quelque suprême législateur infaillible ; et telle est la signification de la formule : “Toute autorité vient de Dieu” » (E. Kant, Doctrine du droit, préface, dans Œuvres philosophiques, III, Paris, 1986, p. 584-585). « Il est vain de partir à la recherche des témoignages historiques de ce mécanisme [“de lunification du peuple par des lois de contraintes” qualifié par Kant, au § 51 de “maxime raisonnable”], en dautres termes, on ne peut pas remonter au point de départ de la société civile (car les sauvages ne dressent pas acte de leur soumission à la loi, et la nature fruste de ces hommes porte tout de suite à conclure quils y ont dabord été soumis par violence). Au reste, entreprendre une telle recherche dans le dessein éventuel de transformer par la violence la constitution existant à un moment donné est répréhensible » (E. Kant, Doctrine du droit, § 52, Ibid., p. 611-612). Notons ici aussi que si lorigine est indisponible cest aussi bien et dun seul et même mouvement en ce quelle nest pas écrite, et en ce quelle est violente.

18 J. Butler, Excitable Speech. A Politics of the Performative, New York, Routledge, 1997.

19 Voir Th. Berns, et A. Rouvroy, « La gouvernementalité algorithmique », op. cit.

20 Jacques Derrida, Marges de la philosophie, op. cit., p. 331.

21 Quant à cette rigueur du droit dans sa capacité à fictionner, voir larticle admirable de Hermitte, Marie-Angèle, « Le droit est un autre monde », Enquête [Online], 7 | 1999, Online since 15 July 2013, connection on 03 January 2018. URL : http://journals.openedition.org/enquete/1553

22 Un art bien fragile, et que les répétitions politiques ne font souvent que travestir, comme on peut le voir quand laffirmation selon laquelle les caricatures du prophète sont protégées par la liberté dexpression finit par signifier, à mille lieues de lethos du juriste que je cherche à décrire, que ces caricatures ne sont pas effectivement blessantes.