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Classiques Garnier

Un dilemme à relire à travers les transitions contemporaines Le juste et le bien dans une théorie d’inspiration républicaine pour les « sociétés innovantes »

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2017 – 2, n° 11
    . Le juste et le bien. Normativité éthique, modèles politiques et démocratie
  • Author: Ménissier (Thierry)
  • Abstract: This paper assesses the relevance of the dilemma of the right and the good within the framework of a Machiavelli inspired republican theory, addressed to « innovative societies ». This article identifies the perspective specific to republicanism as being not ascribable to liberalism neither to communitarianism, and then we characterize the social sets that are subjected to the dynamics of innovation. The dilemma so reshaped offers resources to think the current or emergent transitions within these sets.
  • Pages: 119 to 137
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782406077657
  • ISBN: 978-2-406-07765-7
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-07765-7.p.0119
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-09-2018
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Dilemma of the right and the good, republicanism, innovation, innovative societies, progress, controversies
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Un dilemme à relire à travers
les transitions contemporaines

Le juste et le bien dans une théorie dinspiration républicaine pour les « sociétés innovantes »

Ramenée à ses éléments de base, la distinction entre le juste et le bien hante la philosophie morale quasiment depuis ses origines, mais elle est explicitement apparue dans la théorie politique contemporaine à partir de la mise en cause par Rawls de la solution utilitariste en matière de répartition des biens de base. Le vœu de lauteur de la Théorie de la Justice était de constituer une théorie de laffectation des biens, estimée satisfaisante car souscrivant à la double condition quelle soit à la fois véritablement libérale et respectueuse du droit naturel inhérent à chaque humain individuel. Il basa cette théorie sur les deux principes du respect de lindividu en tant que source de la valeur morale et de lobligation pour lÉtat de demeurer neutre, en naccordant aucune prérogative aux demandes collectives. Les efforts de Rawls visèrent ainsi à développer une argumentation en faveur de « la priorité du juste sur le bien1 », et ils ont débouché sur la proposition de sa théorie procédurale de la justice. Celle-ci fut ensuite critiquée par les auteurs mettant en avant à la fois lancrage de lindividu dans sa ou ses communautés dappartenance et limportance de celles-ci dans le jeu ordinaire de la vie socio-politique – à savoir, les auteurs dit « communautariens » tels que Michael Sandel, Alasdair MacIntyre, Michael Walzer et Charles Taylor, qui, en revendiquant « la priorité du bien sur le juste », en tirèrent loccasion de discuter la pertinence même de la position libérale à travers ses postulats de base2. Au fil des débats, la distinction entre juste et bien et le problème de leur « priorité » en sont 120venus à représenter un véritable dilemme, dont la constitution a permis de dresser une sorte de cartographie, ou un panorama, qui facilite le repérage des positions de chacun. Ce dilemme présente également lintérêt de contraindre à présenter des arguments cohérents sur des registres ou à niveaux de la théorie qui sont très variés ; il oblige à argumenter sur des plans qui ne communiquent pas spontanément les uns avec les autres. De sorte que, pour chaque théorie, le dilemme apparaît maintenant comme un test dont lépreuve donne accès à un niveau renouvelé dauto-identification. Par suite, la tentation philosophique de résoudre le dilemme grâce une argumentation concluante pourrait aujourdhui passer pour une impasse, car cette option ne pourrait déboucher que sur une simplification finalement appauvrissante.

Ces registres concernent à la fois lanthropologie, lépistémologie, léthique et la théorie politique. En effet, au plan anthropologique, le dilemme oblige à considérer le postulat individualiste du libéralisme : dans sa version standard, il souligne la faculté individuelle de chaque humain à calculer son intérêt, et dans la version rawlsienne, il conduit à sonder la capacité des individus à délibérer. Il amène corrélativement, au plan épistémologique, à évaluer la faculté consentie aux êtres humains délaborer une position qui ne se réduise pas à lintérêt personnel, voire la capacité individuelle à saisir luniversel ou quelque chose duniversel – car tel apparaît lenjeu dune authentique délibération. Au plan éthique, par suite, il questionne le statut de lautonomie personnelle. Sur celui de la théorie politique, enfin, il contraint à examiner les attaches de lindividu à ses appartenances, et à prendre position sur la prégnance de celles-ci dans des contextes de choix individuel ou de décision collective ; tant et si bien quil amène à préciser le degré de neutralité ou dimplication de lÉtat dans la vie sociale comme en matière de prescriptions éthiques.

Accepter de considérer le dilemme comme un test pour la philosophie pratique revient par conséquent pour chaque auteur à identifier de quelle manière, dans la théorie quil propose, se configurent les thèses émises dans ces différents registres. Heureuse contrainte, qui oblige à des réglages assez fins ! Dans la contribution suivante, nous nous demanderons ce que signifie aujourdhui le dilemme dans le champ de la philosophie politique en fonction de deux dimensions : (1) en fonction de prémisses ou dans un esprit typiques du républicanisme et (2) en regard dun sujet important mais déroutant pour la réflexion 121philosophique, à savoir les transitions en cours, futures ou possibles, dans le cadre dune réflexion sur le principe de linnovation qui anime la logique de léconomie industrielle des sociétés de haute technologie. Nous examinerons successivement ces deux dimensions.

Le juste et le bien
dans une perspective républicaine

Le républicanisme, tel que nous lentendons, se définit par deux prémisses qui lui assignent une place originale entre le libéralisme et le communautarisme ; et cette originalité confère à sa contribution au débat de la théorie politique moderne une importance considérable3. Premièrement, il considère que la condition politique est fondamentale pour la réalisation pleine et entière de lhumanité : lêtre humain nest pleinement lui-même quen tant quil est citoyen(ne). Bien que la condition civique sincarne dans des formes institutionnelles modernes déterminées (lÉtat-nation, la démocratie représentative), une telle hypothèse concerne plus fondamentalement la réalité de laction collective et publique. Ainsi que la établi J. G. A. Pocock dans son ouvrage sur le « moment machiavélien », à savoir dans le livre qui, en 1975, a exhumé et souligné la force de la tradition républicaine pour lensemble de la pensée politique occidentale4, si on peut trouver les rudiments de cette thèse dans La Politique dAristote, elle fut ensuite développée et affinée par des auteurs tels que Machiavel et Guichardin, puis Harrington, Rousseau et Hegel. Elle fut ensuite reprise par des penseurs contemporains, « humanistes civiques » comme Hannah Arendt5 et, à un degré certes moindre, néo-républicains comme Philip Pettit6. Puisque ces auteurs, à 122lencontre de lindividualisme, ont affirmé linsertion de lindividu dans le collectif politique, cela éloigne le républicanisme du libéralisme et le rapproche du communautarisme, tout particulièrement sur le plan crucial de la qualification de lindividualité comme « située », relationnellement construite et émotionnellement affectée, cest-à-dire en fonction dune filiation rousseauiste et hégélienne7. Deuxièmement, le républicanisme estime quen dépit de ses appartenances sociales et culturelles et malgré lengagement qui confère de la consistance à son existence, le citoyen se trouve naturellement en capacité de formuler librement ses propres jugements dans le contexte de la prise dautonomie qui peut, à tout moment de cette existence, être la sienne. De ce point de vue, il inclut dans la caractérisation quil propose du citoyen des éléments universalistes qui évoquent Kant – auteur dont les thèses ont également nourri la représentation libérale dont sinspire Rawls. Cette manière de procéder rapproche donc le républicanisme du libéralisme et léloigne du communautarisme8.

Compte tenu de ces éléments, on peut avancer lhypothèse que si le républicanisme savère difficile à classer dans le cadre du dilemme, cest quil lui échappe en partie. Il nest de fait ni pleinement libéral ni pleinement communautarien. Dune part, lindividualité ne saurait accéder à une réalité anthropologiquement consistante si elle faisait fi de ses engagements politiques, qui sont une autre chose que ses attaches communautaires. De lautre, parce que cette réalité est considérée comme indéfiniment modifiable, la communauté politique désirable nimplique pas des attachements de la même nature que ceux engendrés par linclusion dans les communautés religieuses, ethniques ou culturelles – cest même à ce titre quelle mérite pleinement le nom de démocratie. En reprenant les termes employés par Quentin Skinner, pour le républicanisme, « laffirmation clé est que le service public constitue, de manière assez paradoxale, notre seul moyen pour assurer et maximiser notre propre liberté personnelle9 ».

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En dautres termes, la liberté envisagée par le républicanisme repose sur la capacité individuelle dopter pour des choix propres grâce à lexercice critique de la pensée, et si la communauté politique inclut lindividualité, elle ne la façonne pas. On peut même affirmer, ainsi que la fait J. F. Spitz sans provocation sur le fond du problème sauf à légard dhabitudes de pensées, que la communauté politique exprime et réalise la faculté humaine de sindividualiser – si bien que le républicanisme poursuit et achève le projet libéral10.

Vouloir insérer le républicanisme dans le cadre du dilemme du juste et du bien ressemble même à une sorte de forçage, comme si on tenait à le coucher dans un lit de Procuste qui en mutile les parties inassignables à un tel canevas. La constance avec laquelle le libéralisme, souvent, tente de faire passer le républicanisme pour une variante du communautarianisme, dailleurs, apparaît comme une conséquence de la confusion entre dune part les appartenances culturelles-ethniques-religieuses des individus et de lautre lengagement des citoyens dans la vie publique, à savoir entre deux niveaux de lexistence qui sont irréductibles lun à lautre. Linclusion de lindividu dans la communauté politique nationale, dans la nation telle que les idéologies dautrefois lont pensée, a certes pu faire illusion et jouer en faveur de lassimilation du républicanisme au communautarianisme. De fait, entre la fin du xviiie siècle et le xvxe siècle, sous leffet de lessor puis de linflation du discours de lÉtat-nation, le républicanisme a été dominé par une conception substantialiste de la vie commune. À cet égard, les positions dun auteur tel que Rousseau, puis celles de tous les auteurs quon peut qualifier de « romantiques » ou de « nationalistes » (comme Fichte et Herder) peuvent à bon droit recevoir une interprétation de type communautarien. Mais des formes contemporaines de républicanisme telles que, dans leur variété, celles développées par Arendt, par Habermas et par Philip Pettit, rendent impossible une telle assimilation, sauf à la comprendre comme une stratégie destinée à désamorcer les thèses républicaines.

Il paraît donc tentant daffirmer le caractère inassignable du républicanisme au cadre du dilemme du juste et du bien, et cela en dépit des efforts réalisés par Rawls lui-même pour assimiler une partie du républicanisme : dans Libéralisme politique, le philosophe américain a entrepris 124détablir que les principes du républicanisme pouvaient être intégrés au libéralisme politique11. Une réponse rigoureuse lui a été faite par John W. Maynor en argumentant sur le caractère plutôt « compréhensif » que « politique » du républicanisme, ce qui implique une visée spécifique de la vie bonne, réfutant la possibilité de son inscription dans le cadre du libéralisme12.

Pourtant cette tentation se voit contrariée par la forme particulière de républicanisme que nous voudrions défendre, à savoir celle qui, dun côté, milite en faveur dun républicanisme machiavélien ou néo-machiavélien et, de lautre, se fonde sur un principe normatif renouvelé.

Dabord, le républicanisme que nous voudrions promouvoir se veut sensible aux rapports de force dont la tension permanente, voire lopposition explicite, permettent lexpression de la vitalité sociale. Par suite, aucune conception univoque de la vie bonne ne saurait totalement ou définitivement apaiser les différends ou « tumulti13 » qui perturbent la vie sociale. Ainsi conçue, la société démocratique doit abandonner tout espoir de consensus apaisant. À linstar de la République romaine telle que le Florentin lavait comprise, la démocratie constitue une forme de vie agitée, où la qualité dénergie déployée est proportionnelle à sa non-assignation à des cadres rigides : « Dans les républiques, il y a plus de vie, une haine plus grande, plus de désir de vengeance14 ».

Sociétés où le désir se trouve perpétuellement frustré et par-là même émotionnellement dynamisé, elles manifestent une instabilité qui garantit la liberté du plus grand nombre. Le fait que les institutions soient prises dans les tourments dune histoire agitée représente le signe de leur bonne santé quant au respect des principes fondamentaux que sont la pluralité des points de vue et la variété des conceptions de la vie bonne.

Ensuite, dans un tel contexte, il semble nécessaire dopter pour une théorie de lintérêt général non substantielle, sinon procédurale. Il sagit en effet de sopposer à la visée dun principe normatif totalement inclusif et supposé impeccable. Il apparaît en particulier impossible, dans cette 125approche, de viser un type de bien commun tel que celui de la volonté générale rousseauiste, car ce serait comme une contradiction dans les termes puisque cela reviendrait précisément à ériger ce genre de principe comme un summum bonum intrinsèquement définissable, sans relation aux circonstances ni à la variété irréductibles des points de vue qui, pour chaque décision collective, déterminent le contenu de lorientation politique. Aussi avons-nous été conduit à émettre lhypothèse de la nécessaire « recomposition » de lintérêt général daprès la confrontation, toujours circonstancielle et relative à des enjeux pratiques définis, de lintérêt public et des intérêts sociaux15.

Appartenances éphémères-contradictoires
et scepticisme politique

Par suite, à laune dun républicanisme valable pour aujourdhui, si, sur le plan anthropologique, lindividu napparaît nullement séparable de sa condition politique (sauf à évoquer une abstraction et non un individu réel), sur le plan ontologique, il ne semble pas possible dévoquer un bien substantiel qui pourrait être totalement partagé et commun. Souligner le caractère cardinal pour lexistence humaine de la condition politique ne signifie pas pour autant que les individus soient profondément ancrés dans leurs appartenances, et au fond pas davantage dans les engagements civiques que dans les préférences culturelles et religieuses qui sont les leurs. Quelle soit religieuse ou culturelle, et à plus forte raison quand elle est civique, lappartenance humaine se caractérise comme un lien dynamique qui ne garantit quun ancrage, une assise ou une stabilité très limités, et cela pour deux ordres de raisons. Dune part, chacun dentre nous ressent la possibilité intime davoir plusieurs appartenances, et a peut-être déjà ressenti la tentation den revendiquer simultanément plusieurs ; de plus, ces appartenances peuvent être ordinairement contradictoires entre elles. Lunivocité ou non-contradiction des préférences personnelles constituent même des 126opportunités qui ne nous sont pas fréquemment données. De lautre, il nous est également donné de pouvoir nous dérober à nos appartenances, de sentir changer en nous-mêmes nos propres critères didentification, parfois à notre corps défendant. On peut interpréter de la sorte le sens philosophique des crises existentielles qui constituent lordinaire de la condition contemporaine : elles reposent sur un défaut structurel et chronique de nos critères dauto-identification pour des individus qui se constituent par « déshéritage intégral16 », révélant une vacance de soi à soi, certes susceptible de donner le vertige mais également propice à limprovisation et à la réinvention doptions de vie. Ainsi comprise, la crise existentielle traduit un processus de changement qui met à lépreuve les capacités qua lindividu de se comprendre aisément, de se reconnaître au fil de ses propres mutations, enfin de saccepter tel quil devient. Plus fondamentalement, chez un être aussi socialisé que lhumain, elle trahit une sorte de méchanceté envers soi-même : si elle représente souvent une pénible épreuve, cest en ce quelle atteste dune liberté sauvage, à travers lexpérience difficile dun être aux besoins sociaux capable à la fois de muter sans annonce préalable faite aux siens et de se désaffilier puis de se réaffilier en toute surprise.

De telles considérations se traduisent, sur le plan de la théorie politique, par la tentative de dessiner puis de mettre en œuvre un « républicanisme daprès la vertu civique ». Il ne faut dailleurs pas sous-estimer le caractère presque sacrilège, pour la tradition républicaine, de la tentative dimaginer son entrée dans une phase post-arétaïque. Fondamentale pour la tradition du républicanisme, la notion de vertu civique constitue de fait un point fort pour caractériser le régime éthique du républicanisme, en tant quelle qualifie ce dernier comme une morale substantielle ; et du même coup, séclaire la raison pour laquelle le libéralisme désirait arrimer cette tradition à la conception communautarienne affirmant la priorité du bien sur le juste. En apparence, reconnaître la non-univocité ou contradiction des appartenances dune part, et affirmer la mutabilité fondamentale de lhumain, de lautre, semblent se trouver à ce point en contradiction avec le républicanisme que cela devrait contraindre à abandonner le cadre quil constitue, au profit de prémisses libérales, plus accueillantes envers une telle conception de lindividu. Toutefois, 127il vaut la peine de faire un effort afin de modifier le cadre républicain pour ladapter à de telles hypothèses : proposer le cadre dun tel « républicanisme daprès la vertu » fournit en effet des opportunités en faveur dune attitude qui considère que la condition politique manifeste, pour lindividu contemporain ainsi compris, un attachement à la valeur de la communauté dans la capacité de celle-ci à fournir des points de repère pour la vie éthique, tout en offrant également, en droit, la possibilité de remettre sans arrêt en question ces critères, ce qui renvoie à la condition fondatrice de la démocratie, si ce nest au critère fondateur dune existence menée, sur le plan éthique, daprès des valeurs démocratiques. Ainsi conçue, la condition politique à la fois arrime la vie de chaque individu qui y participe, et la dynamise.

En découle, sur les plans normatif et méthodologique, une conséquence non prévue par la tradition du républicanisme, à savoir ladoption dune forme de scepticisme, qui implique certaines conséquences sur la définition de laction politique. Le républicanisme sans bien commun que nous défendons trouve en effet dans la culture sceptique un point dappui remarquable ; le scepticisme sapplique si bien aux situations contemporaines quil peut fournir aux citoyens une méthodologie efficace pour examiner les interrogations quelles suscitent, notamment celles concernant lémergence des transitions sous leffet de lapparition ininterrompue dinventions scientifiques-technologiques qui sont paradoxalement à réfléchir en fonction de la crise du progressisme17. Cest dans une telle situation nouvelle et perturbante que, compte tenu de labsence de critères ou de valeurs ultimes pouvant guider les choix, le scepticisme savère précieux comme boite à outils pour le jugement individuel et la décision politique des citoyens contemporains.

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Le dilemme du juste et du bien à lœuvre
dans les « sociétés innovantes »

Il nous appartient maintenant de questionner et de tester la pertinence du dilemme pour notre temps, en fonction de thématiques émergentes engageant de possibles transitions fondamentales. Cela implique la prise en considération des ensembles sociaux dans lesquelles elles apparaissent, à savoir, les sociétés de haute technologie, ensembles où les instruments et les dispositifs les plus perfectionnés sont mis dans les mains du plus grand nombre (même dans celles des usagers les moins à même den comprendre le fonctionnement) et ce dans la dynamique dun renouvellement permanent. Ce sont aussi des ensembles où se développent des relations humaines intégralement médiées par les artefacts techniques, quil sagisse des relations sociales génériques (comme lactivité productive et politique), symboliques (activité cognitive et esthétique) ou intimes (activité amoureuse et familiale), et cela du fait que les artefacts sont de mieux en mieux ergonomiquement intégrés aux pratiques et de mieux en mieux diffusés sur les marchés. On pourrait dire plus exactement quen fonction de telles caractéristiques, les sociétés de haute technologie sont des sociétés de technicité intégrale et explicite, voire des sociétés de technicité hyperbolique.

Il est possible de comprendre la dynamique de tels ensembles sociaux par référence à un modèle récemment apparu dans la littérature de sciences sociales, celui des « sociétés innovantes ». Ce terme, promu par un programme gouvernemental de recherche visant à mobiliser les sciences sociales autour des questions émergentes et des transitions18, apparaît non seulement idéologiquement orienté, mais encore plutôt flou et mal stabilisé19. Pour autant, il est fécond de lemployer de manière réflexive et critique, en le considérant comme une parabole pour le monde qui peut surgir des transitions en cours : on désigne par ce terme 129des sociétés pour lesquelles la dynamique du changement proposé par linnovation joue un rôle moteur. Cette notion dinnovation, très largement employée en économie, renvoie elle-même à la mise en marché et en société toutes les inventions technologiques possibles, et concernent les systèmes dans lesquels le consommateur ou lusager, tout autant et même davantage que le citoyen, expriment des préférences par leurs déclarations et par leurs actes, et opèrent de ce fait des choix de valeur. La dynamique des améliorations technologiques et des services mis en marché stimulent sans arrêt les usagers-consommateurs, si bien que ces derniers sont confrontés, en un temps qui paraît celui de « révolutions devenues chroniques20 » à des questions cruciales autrefois affrontées sur le seul terrain de la vie publique et par la seule conscience politique. Les sociétés innovantes sont des sociétés dominées par une idée du changement supposé mélioratif qui ne ressemble que de très loin à ce que la modernité avait nommé « progrès », et il faut même considérer linnovation comme un concept post-progressiste21. Par suite, ces sociétés connaissent des tensions considérables qui se cristallisent dans ce qui pourrait sidentifier comme des « thématiques en tension ».

Ces thématiques, ce sont par exemple : celle du rapport entre les formes héritées de la production industrielle (conçues sans préoccupation déchelle et dans lhypothèse de ressources naturelles illimitées) et le souci du respect de lenvironnement et de la soutenabilité ; celle du rapport entre les formes classiques de management qui renvoient au travail comme aliénation et exploitation et lorganisation du travail dans ses formes néo-technologiques (numériques) impliquant la participation accrue et lengagement des acteurs de léconomie ; celle du rapport entre le processus de globalisation planétaire avec ses logiques instables de gouvernance et le désir dun monde politique commun orienté daprès des valeurs définies ; celle du rapport entre la mise en marché dune offre technologique industrialisée qui est, pour le consommateur, séduisante car efficacement profilée par lalliance du design et du marketing, et la recevabilité de ces technologies envisagée du point de vue du citoyen et de lusager « écoresponsable » ; celle du rapport entre lémergence des « big data » et la redéfinition de la liberté individuelle ; enfin, celle 130du rapport entre les nouveaux risques technologiques et les formes de la responsabilité publique renouvelées par la participation civique et la délibération.

Bien entendu, une telle « matière première » peut sembler terriblement factuelle, hétérogène à toute mise en forme sous des principes démontrés ayant une valeur normative, des principes qui soient par conséquent simples, clairs, efficaces et peu nombreux – autant de caractères appelés par une théorie politique manifestant une ambition philosophique. Pour être traitées de manière satisfaisante par la théorie politique, ces thématiques impliquent en effet la prise en compte de données techniques, historiques, psychosociales et économiques, toujours particularisées. Ces questions que nous tentons daborder en philosophe dépendent donc toutes de contextes spécifiques et sont prises dans des configurations culturelles et politiques particulières, deux choses qui rendent délicate ladoption dune théorie politique unique offrant des critères univoques à portée catégorique. Avoir opté dans une telle démarche aussi bien en faveur du républicanisme « hétérodoxe » de Machiavel que pour loutillage offert par une méthodologie sceptique, constitue dailleurs un signe de la reconnaissance de la très grande difficulté à installer une normativité univoque ou radicalement déterminante.

Cependant, en dépit de leurs grandes différences, ces thématiques présentent le point commun de requérir lapproche philosophique, car toutes évoquent des termes qui font sens pour cette dernière : la perte du sens commun, ou le caractère désormais potentiellement partisan de lesprit scientifique (parce quil se trouve lui-même pris dans la dynamique dinnovation, le scientifique paraît de moins en moins disposer de la marge de manœuvre lui permettant de refuser une expérimentation, de dire non à une orientation de recherche prometteuse du point de vue de son industrialisation possible), ou loblitération de points de repère culturels nationaux engendrée par louverture à un monde qui a défaut dêtre commun, est de plus en plus « global », ou enfin le caractère conflictuel des situations dans lesquelles toutes ces questions sont prises, à savoir, plus précisément, le fait quelles renvoient toutes à des configurations qui relèvent dune triple conflictualité : celle, interne, qui exprime la très grande instabilité des sociétés particulières, celle de la « guerre industrielle » que se livrent les nations par le biais 131de léconomie capitaliste globalisée, enfin celle, transnationale, qui concerne la « conquête des marchés », en dautres termes la guerre que se livrent les firmes au plan mondial. Nantis de ces points de repère, nous entendons œuvrer à raviver les conditions de la capacité politique, car cest ce que promet la relation entre la dimension de linnovation technologique et les intentions de la philosophie politique. Dans la perspective de repenser une telle montée en puissance collective, et en regard du dilemme du juste et du bien, nous voulons soumettre à la réflexion les trois observations suivantes.

Première observation : la reprise du cadre théorique offert par le dilemme entre le juste et le bien présente effectivement un certain intérêt dans la perspective dune théorie politique pour les « sociétés innovantes ». En effet, dabord, sil évoque directement la nature du bien que peut viser la vie éthique (le juste ou le bien), le dilemme renvoie indirectement à la question cruciale de savoir qui et comment juger ou décider des questions normatives ; il interroge donc à la fois, dune part, la question de la nature ou de lidentité du sujet politique et, de lautre, les critères du jugement ou aux indicateurs (procédures ou valeurs) qui permettent à la décision collective de valoir de façon légitime. Or, la figure du citoyen est appelée aujourdhui à se redéfinir et peut-être à se transformer considérablement. Une telle évolution concerne notamment pour les sociétés innovantes la capacité dinstitution des cadres hérités, cest-à-dire lÉtat régalien et la démocratie parlementaire. Cest à ce titre quil est pertinent de se tourner vers le dilemme classique du juste et du bien : peut-il valoir comme point de repère dans cette tâche importante pour la théorie politique ? Le dilemme tel quil a été résumé peut se voir adressé aux problématiques en tension relevées plus haut, variées et hétérogènes mais qui présentent le point commun dêtre non stabilisées en regard dune finalité univoque et clairement déterminable. Telle est la conséquence de la dimension post-progressiste des questions dinnovation : aucune planification des transitions napparaît possible, pas davantage quune orientation axiologique nen est possible a priori, pour la raison que linvention technologique, comme dopée par la dynamique imprévisible des marchés, ne semble pas planifiable, de même que les valeurs qui devraient orienter laction ne paraissent pas univoques22. 132Cest-à-dire que le dilemme du juste et du bien est susceptible de faire office dazimut dans la tâche aujourdhui dimportance qui consiste à réassigner un sens à la vie humaine dans ses conditions technologiques et sociales – tâche dautant plus importante que ces conditions tendent actuellement à sémanciper des valeurs et des cadres qui les avaient jusquici guidés. Le projet de définir sinon la « vie bonne », du moins une théorie de la justice, devient, dans un tel contexte, essentiel et prioritaire. Les controverses représentent aujourdhui un terrain privilégié pour lactivité axiologique, et en tout cas elles constituent une activité fondatrice de la normativité pour les questions émergentes23 ; le dilemme du juste et du bien pourrait y trouver une place si on le considère comme un moyen de polariser la réflexion ou comme un outil dorientation pour les collectifs qui en nourrissent les débats.

Deuxième observation : à première vue, le monde des « sociétés innovantes », en tant que ces dernières sont soumises à la dynamique du marché de la haute technologie, apparaît nécessairement dominé par le libéralisme. Plusieurs éléments imposent en effet une telle remarque, tels que la dimension individualisée des choix effectués dans les comportements de consommation, le fait que les marchés ajustant loffre et la demande configurent des consensus par préférences agrégées, non substantiels, ou encore le pluralisme revendiqué par les marques, et la neutralité exigée sur ces marchés pour la puissance publique. Ainsi les « sociétés innovantes » seraient-elles dominées par la recherche du juste, non par celle du bien, et ce qui trancherait a priori le dilemme. Et pourtant, on assiste dans ce contexte à la « renaissance » possible du dilemme, avec ce quon peut identifier comme lapparition dune contre-culture au sein de la logique de linnovation. Par exemple, celle des hackers du web et celle des promoteurs de lopen access qui réinvestissent lidée de communauté24. Ces collectifs sexpriment à travers des discours caractérisés par une exigence éthique impliquant des valeurs telles que léquité ou la solidarité, par exemple lorsquils argumentent en faveur de laccès universel et gratuit aux moyens de communication et aux données numériques, présenté comme un droit de lêtre humain à 133être informé, qui ne saurait être monnayé. Une telle position se décèle également dans la réaction formulée à lencontre du développement de lesprit mercantile, par la revendication quil existe des biens valant pour lhumanité tout entière, par conséquent appropriables. Dans ce contexte se produit un réinvestissement du rôle de lactivité politique, avec des injonctions envers la puissance publique, en tant que celle-ci doit assumer sa responsabilité en développant des programmes daccès au numérique ou en soustrayant les biens de base à la convoitise des marchés. Le problème politique y est aussi posé de manière alternative, à savoir de manière non-étatique ou post-étatique, en développant une critique de linstitution au profit de laction des collectifs plus restreints. Ce qui se joue dans de telles revendications peut être décrypté comme une tentative de construction politique du commun, par la visée dune communauté publique appelée à changer déchelle, à la fois moins vaste que laire définie à lépoque moderne selon la forme des États-nations et plus ample car élargie à la taille de lhumanité. On pourrait dire que grâce à leurs aspirations de tels collectifs réinvestissent la priorité du bien sur le juste.

Troisième observation : Réfléchir sur de telles questions en examinant la valeur des éléments distinctifs proposés par le dilemme du juste et du bien permet en quelque sorte de tester la pertinence du dilemme, non seulement dans sa capacité à éclairer les enjeux des débats actuels, mais également dans sa capacité à les encadrer en proposant si ce nest des règles, du moins des décisions ou un type de décisions valant pour laction. Ainsi langle de vue adopté jusquici tend à se retourner : dans un travail plus abouti, il serait possible non seulement dexaminer les questions dinnovation au prisme du dilemme du juste et du bien, mais encore de tester le dilemme en fonction des questions dinnovation. Et si à son tour il franchit avec succès un tel test, cela voudra dire que les cadres qui le constituent sont pertinents pour une théorie contemporaine de la justice appliquée à la réinvention de la vie collective dans ses nouvelles conditions technologiques et sociales. Nous écrivons « les cadres qui constituent le dilemme » en faisant lhypothèse quil est intéressant daccepter non pas les arguments dun seul des deux camps mais bel et bien simultanément les arguments des deux camps. En ce sens, nous y prendrions volontiers le contre-pied de la tentative de Thomas Nagel, qui pour sa part, dans le cadre dune théorie hybride, avait entrepris 134de concilier libéralisme et pensée communautarienne25. À défaut de procéder ici à un tel examen détaillé, il est possible de schématiser cette suggestion : en veillant à ne pas simplifier lapport de chaque camp, les termes du dilemme se déclinent en fonction de lopposition de couples conceptuels quil serait intéressant dappliquer à chaque thématique particulière. Ainsi entendu, le dilemme offre les six couples conceptuels suivants, dont la présentation permet de synthétiser notre analyse.

Réinterroger le dilemme
à travers ses couples élémentaires

Le premier couple est celui de lindividu « désengagé » ou « encastré » : le libéralisme, camp des tenants de la priorité du juste sur le bien, « désengage » lindividu en ce quil le reconnait doté de la capacité de se détacher de ses valeurs et appartenances, tandis que les tenants de la priorité du bien sur le juste « lenchâssent » ou « lencastrent » pour autant quil serait dans lincapacité de se défaire de valeurs de base dont il ne maîtrise pas lenracinement en lui-même. Nous avons examiné dans la première partie de cet article lopportunité dopter pour la voie républicaine qui ménage une troisième voie.

Le deuxième, celui de luniversalisme ou du contextualisme : l« universalisme » des libéraux désigne le terme par lequel ceux-ci estiment que lhomme est susceptible de se doter dune règle valant pour toutes les communautés dans lesquelles il est pris et capable de sappliquer à toutes situations ; il soppose au « contextualisme » des communautariens selon lequel lhomme est toujours pris, au moment dexaminer, de juger et de décider, dans des situations particulières dappartenance qui déterminent ses manières de penser et de faire – ce qui dément la possibilité dun examen, dun jugement et dune décision de portée universelle.

Le caractère très contextuel des thématiques abordées semble militer en faveur du « contextualisme » des communautariens, et en défaveur de « luniversalisme » des libéraux ; lémergence dune conscience commune 135(par exemple sur le plan environnemental) accrédite en revanche la position de ces derniers.

Le troisième, celui du consensualisme opposé à la radicalisation de laxiologie. La problématique du « juste » met en exergue la capacité quont les participants à léchange social à trouver par la discussion des procédures acceptables par consensus. Celle du « bien » sappuie sur le fait que toute discussion est régie par des valeurs qui orientent les positions prises par les participants à léchange.

Le quatrième, celui de lanti-perfectionnisme ou du perfectionnisme : les communautariens optent pour ce dernier, quon peut entendre comme la croyance en la supériorité de certains modes de vies, ce qui se traduit par une valorisation de certaines formes dexcellence humaine et la définition de la vie réussie. Les libéraux prennent le parti adverse de l« antiperfectionnisme », cest-à-dire quils assument lincapacité explicite de déterminer la vie bonne en dehors des préférences strictement singularisées exprimées par les individus, doù leur reconnaissance impérative du pluralisme.

Conséquence du point précédent, le cinquième couple est celui du neutralisme contre lanti-neutralisme : pour les tenants de la priorité du juste sur le bien, lautorité politique doit rester neutre par rapport aux différentes conceptions de la vie bonne. Sil est pleinement libéral, il doit même sengager sur la responsabilité de défendre les choix de vie des minorités. Pour les tenants de la priorité du bien sur le juste, lautorité politique a la responsabilité de défendre voire de promouvoir les conceptions de la vie bonne, éventuellement en désavouant publiquement et en combattant les conceptions dont on estime quelle promeuvent la vie non bonne et, bien entendu, au risque dadopter une conception « paternaliste » de lautorité politique. Ce couple apparaît particulièrement intéressant dans le contexte actuel de la crise de suspicion qui touche les autorités institutionnelles et académiques normalement garantes du jugement, et tandis que les cadres dévolus à la discussion publique sont ceux de la médiation. Comme les citoyens accèdent à la discussion par le biais de la médiation de la puissance publique, ainsi que par celle des experts et des médias, plus que jamais la double tension entre le perfectionnisme et lanti-perfectionnisme dune part, et celle entre lanti-neutralisme et le neutralisme de lautre, semble importante pour aujourdhui.

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Enfin, le sixième et dernier couple est celui qui réunit la liberté comme abstraction et la liberté comme intégration. À la reconnaissance libérale des droits humains individuels relevant de la capacité humaine individualisée à se dérober à toute structure autoritaire répond la définition de ces mêmes droits comme des compétences données et reconnues par une autorité dans le cadre de la pensée communautarienne. Il est permis de considérer que ce couple porte un des enjeux majeurs de la réflexion politique actuelle, compte tenu du fait que ni labstraction ni lintégration, modes hérités du dilemme dans sa version classique, ne suffisent à caractériser les modes de la liberté des contemporains. Il faudrait notamment approfondir la réflexion sur la manière dont la montée en puissance collective fournit aux individus laccès à leurs propres ressources en termes dinvention de sens pour une existence à la fois digne et désirable dans le contexte des sociétés de haute technologie.

Conclusion

Face aux thématiques émergentes et aux transitions en cours, futures ou possibles, et compte tenu de sa valeur heuristique, le dilemme semble donc pertinent. Certes, dans les « sociétés innovantes », en tant quelles sont incluses dans le monde de léconomie capitaliste avancée, une théorie libérale de la justice affirmant la priorité du juste sur le bien parait suffire aux situations que doivent affronter les individus dans lexpression de leur choix de vie et dans leurs relations raisonnables ; elle paraît même parfaitement adaptée aux conditions anthropologiques du capitalisme contemporain, en « glorifiant » lindividualisme de ce dernier. Toutefois, et du fait même des excès de ce mode de production et de valorisation, très souvent surgissent des revendications visant à « humaniser » ce système, cest-à-dire à le rendre compatible avec le souci de respecter la dignité humaine et la solidarité. Ces revendications sont notamment susceptibles de déboucher sur lattribution de nouvelles formes de droits (actuellement revendication de droits pour les animaux et pour la Terre, demain peut-être pour ces machines intelligentes et bientôt sensibles que seront les robots humanoïdes et les intelligences artificielles dédiés 137aux tâches domestiques et productives). Pour de telles revendications, il semblerait quaffirmer la priorité du bien sur le juste représente un enjeu capital.

Au terme de notre examen du dilemme, nous héritons de surcroît dune question pour une théorie contemporaine de la justice : quel degré dambition une telle théorie peut-elle revendiquer dans un espace globalisé qui respecterait les différences entre individus et collectifs dindividus (sans vouloir réduire les uns aux autres en imposant un seul et unique mode de vie), et cela dans une époque du capitalisme tellement ouverte aux possibles que langoisse humaine sen trouve stimulée au-delà de toute mesure, sachant enfin que le vertige vient aussi que lillusion ne nous est plus possible de connaître lhistoire avant de la vivre, et encore moins de la maîtriser ? La possibilité des transitions nous fait prendre conscience que nous vivons une expérience, cest-à-dire, comme la définissait le musicien John Cage, « une action dont lissue nest pas prévue ». Quelle théorie de la justice, donc, pour vivre ce quil y a dintéressant dans cet imprévu ou même dans cet imprévisible, et sans que lexpérience tourne au drame26 ?

Thierry Ménissier

Université Grenoble Alpes – Philosophie, Pratiques & Langages,
EA 3699

1 Rawls, John, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Éditions du Seuil, 1997, § 6, p. 57.

2 Charles Taylor, « Quiproquos et malentendus : le débat communautariens-libéraux » (1997), in A. Berten, et al., Libéraux et communautariens, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, p. 86-119.

3 Soulignée par Cécile Laborde, et John Maynor, “The Republican Contribution to Contemporary Political Theory”, in C. Laborde, et J. Maynor, (éd.), Republicanism and Political Theory, Oxford, Blackwell Publishing, 2008, p. 1-28.

4 John Greville Agard Pocock, Le Moment machiavélien. La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique, trad. L. Borot, Paris, P.U.F., 1997.

5 Hannah Arendt, Condition de lhomme moderne, trad. P. Fradier, in LHumaine condition, Paris, Gallimard, 2012, chap. v.

6 Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, trad. P. Savidan et J.-F. Spitz, Paris, Gallimard, 2004, p. 21-25.

7 Charles Taylor, Les Sources du moi. La formation de lidentité moderne, trad. Ch. Melançon, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p. 43-77.

8 Pour un approfondissement sur les relations complexes entre les trois courants, voir Maurizio Viroli, 2011 : « Républicanisme, libéralisme et communautarisme », trad. A. Pinset, Klesis, 2011/18 : http://www.revue-klesis.org/pdf/Varia01ViroliRepublicanisme.pdf, (consulté le 27 octobre 2015).

9 Skinner, Quentin, « Sur la justice, le bien commun et la priorité de la liberté », (1997) in A. Berten et al. (textes réunis et présentés par), Libéraux et communautariens …, op. cit., p. 224.

10 Jean-Fabien Spitz, Le Moment républicain en France, Paris, Éditions Gallimard, 2005, p. 42-59.

11 John Rawls, Libéralisme politique, trad. C. Audard, Paris, P.U.F., 1995, p. 250-252.

12 John WMaynor., Republicanism in the Modern World, Cambridge, Polity Press, 2003, chap. iv.

13 Nicolas Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, trad. A. Fontana et X. Tabet, Paris, Gallimard, 2004, livre I, chap. 6.

14 N. Machiavel, De Principatibus/Le Prince, trad. J.-.L. Fournel et J.-C. Zancarini, Paris, P.U.F., 2000, p. 71.

15 Thierry Ménissier, La Liberté des contemporains. Pourquoi il faut rénover la République, Grenoble, P.U.G., 2011, chap. vii.

16 Peter Sloterdijk, Essai dintoxication volontaire. Conversation avec Carlos Oliveira, trad. O. Mannoni, Paris, Hachette Littérature, 2001, p. 38-39.

17 Thierry Ménissier, « Crise du progressisme et scepticisme en théorie politique », Éthique, Politique, Religions, no 5, 2014, p. 97-116.

18 ANR 2012, Agence Nationale de la Recherche, appel à projets « Sociétés innovantes : innovation, économie, modes de vie » : http://www.agence-nationale-recherche.fr/fileadmin/user_upload/documents/aap/2011/aap-socinnov-2011.pdf (consulté le 27 octobre 2015).

19 Thierry Ménissier, « Innovation, progrès et utopie. Les “sociétés innovantes” comme utopies réalisées ? », dans Mustière, Philippe, et Fabre, Michel, Jules Verne. Science, crises et utopies, Nantes, Éditions Coiffard, 2013, p. 285-292.

20 Peter Sloterdijk, Op. cit., p. 65.

21 Thierry Ménissier, « Innovation et histoire. Une critique philosophique », Quaderni. Communication, Technologies, Pouvoir, no 91, 2016, p. 43-55.

22 Thierry Ménissier, « Philosophie et innovation, ou philosophie de linnovation ? », Klêsis, no 18, 2011, p. 10-27.

23 Bernard Reber, La Démocratie génétiquement modifiée. Sociologies éthiques de lévaluation des technologies controversées, Québec, Presses de lUniversité de Laval, 2011.

24 Voir Michel Lallement, LÂge du faire. Hacking, Travail, Anarchie, Paris, Éditions du Seuil, 2015 ; David Bollier, La Renaissance des communs, trad. O. Petitjean, Paris, Ed. Charles Léopold Mayer, 2014.

25 Thomas Nagel, Égalité et partialité, trad. C. Beauvillard, Paris, PUF, 1991.

26 Lauteur remercie Fabienne Martin-Juchat pour sa lecture attentive de ce texte.