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Classiques Garnier

Neutralité religieuse et partialité économique Sur une contradiction apparente du libéralisme politique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2017 – 2, n° 11
    . Le juste et le bien. Normativité éthique, modèles politiques et démocratie
  • Auteur : Dilhac (Marc-Antoine)
  • Résumé : On a souvent vu dans le libéralisme politique une conception de la justice qui prétend être neutre mais qui dépend en réalité d’une conception du bien particulière. Il ferait la promotion de l’individualisme et du mercantilisme. Certains voudraient ainsi imposer des contraintes morales aux marchés pour préserver l’altruisme. Cet article défend l’idée que le libéralisme peut légitimement contraindre le marché, pour des raisons strictement politiques et non pas morales. Il reste neutre de ce point de vue.
  • Pages : 15 à 34
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406077657
  • ISBN : 978-2-406-07765-7
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07765-7.p.0015
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/02/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Altruisme, justice, libéralisme, marché, neutralité, John Rawls
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Neutralité religieuse
et partialité économique

Sur une contradiction apparente
du libéralisme politique1

Dans un court article « De quoi le libéralisme est-il le nom2 ? », Jean-Claude Michéa déclare que « léconomie est devenue la religion des sociétés modernes3 ». Par société moderne, il faut entendre la société libérale et capitaliste. En dépit de cette affirmation peu nuancée, larticle de Michéa est plutôt mesuré et établit un diagnostic du libéralisme qui, sil nest pas nouveau, ne peut nous laisser indifférents. Savoir sil est correct est un des enjeux de cet article et je mefforcerai de montrer quil ne lest pas. Le diagnostic est le suivant : le libéralisme est né du traumatisme des guerres de religion et les théories libérales de la justice ont ceci de commun quelles tentent toutes de conjurer les conflits politiques issus de la diversité des doctrines religieuses en faisant subir à lÉtat une sorte de diète morale. De fait, le libéralisme politique repose sur la séparation du juste et du bien et donne au juste la priorité sur le bien. Ce faisant, explique Michéa, les théories libérales laissent toute régulation des conflits sociaux et économiques et, jajoute, culturelles à un mécanisme supposé neutre : le marché4.

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Or ce dispositif engendre deux problèmes : tout dabord, le marché promeut certaines conceptions particulières du bien et de la personne humaine avec lesquelles on peut raisonnablement être en désaccord et qui entrent à tout le moins en contradiction avec la neutralité de lÉtat libéral. Par ailleurs, le marché peut porter atteinte à la justice égalitariste que les théories libérales contemporaines se proposent pourtant de réaliser et la question est donc de savoir si le libéralisme est en mesure de maîtriser les effets dinjustice du marché ou si au contraire, en raison de sa neutralité, il se prive des ressources théoriques légitimant une intervention pour corriger le marché.

Comme je le rappellerai dans un premier temps, le libéralisme politique de Rawls tente de parvenir à la neutralité politique par la mise entre parenthèses de toute métaphysique et de toute anthropologie5, afin de repousser le spectre de la « guerre des dieux », de conflits axiologiques graves et insurmontables. Mais on peut sinterroger sur lauthenticité de la neutralité libérale quand on constate quelle favorise nettement certaines conceptions économiques au détriment dalternatives crédibles. Faut-il en conclure que la neutralité et la tolérance défendues par le libéralisme constituent en réalité une forme de partialité qui favorise une conception particulière de lêtre humain6 ? Et, posée dans les termes les plus généraux de la théorie rawlsienne, la question est de savoir si le juste ne repose pas au fond sur le bien, un bien conforme à une conception libérale du monde. Ma thèse est bien modeste : je soutiens quil ny a aucune incohérence dans le libéralisme politique du point de vue de la neutralité. Mais jajoute que les objections qui lui sont opposées manifestent une sorte de nostalgie dun monde moral qui na jamais existé et que ces objections ne se fondent sur aucune base empirique testable.

Je reviendrai dans un premier temps sur le sens de la neutralité dans le libéralisme politique pour discuter dans un deuxième temps les objections selon lesquelles la neutralité axiologique du libéralisme se traduit concrètement par la promotion dune conception économique particulière 17qui fait du marché la pierre angulaire de la circulation des biens. Selon ces objections, cette conséquence pratique révèle en fait des partis pris philosophiques de la théorie libérale elle-même en faveur de lindividualisme. Ces objections sont bien connues pour celles et ceux qui fréquentent cette littérature des théories de la justice, mais il est essentiel de les rappeler précisément afin de repérer où se cache le vice argumentatif. Je conclurai en montrant que ces objections ne sont soutenables quà partir dun point de vue moral externe au libéralisme politique et jexpliquerai pourquoi cela me semble une erreur : en effet, ces objections ne remettent pas en cause la cohérence de la conception libérale de la justice qui autorise un encadrement du marché, mais pas son abolition, pour des raisons politiques et non pour des raisons morales substantielles.

Les sens de la neutralité

Commençons par rappeler, comme le fait à juste titre Michéa dans larticle cité plus haut, que lidée de neutralité de lÉtat à légard des conceptions religieuses est indissociable de lhistoire du libéralisme comme tradition politique et comme théorie philosophique, et quelle trouve son origine dans les guerres de religions. Le problème du libéralisme politique, cest la question de la pluralité, ou de ce que Rawls appellera « le fait du pluralisme » : pluralité des croyances religieuses dabord, pluralité des opinions politiques ensuite, pluralité des modes de vie enfin. Pour résoudre la question de la pluralité, le libéralisme va suive le chemin de la séparation7. On trouve déjà dans lœuvre de Locke de 1686, « Première lettre sur la tolérance », et avant dans son court essai « Sur la différence entre pouvoir ecclésiastique et pouvoir civil » de 16748, une ébauche de la séparation du pouvoir civil et du pouvoir religieux qui manifeste les traits distinctifs du libéralisme. Par ailleurs, 18on trouve déjà chez Locke cette idée que les buts de la société civile ne reposent pas sur des croyances religieuses (disons morales) particulières mais peuvent être acceptés par des individus de toute confession : la paix civile et la prospérité. Ces buts, nous dirions quils sont neutres.

Interprété de manière contemporaine, on peut dire que lon trouve chez Locke une ébauche de la séparation du juste et du bien. Mais à bien des égards, la philosophie politique de Locke reste dépendante dune conception du bien, une conception théologique qui a des conséquences importantes sur les politiques quil préconise : par exemple, il refuse détendre la tolérance aux athées car il leur manque le fond moral qui leur permet dêtre de bons citoyens. Loriginalité de Rawls dans cette histoire du libéralisme nest pas la séparation du juste et du bien mais le refus méthodologique dindexer le premier sur le second. Si lon peut montrer que Rawls ne parvient pas à garantir lindépendance du juste, on peut aussi rejeter toute sa conception politique. Et au-delà de Rawls, cest tout le discours libéral réel (lidéologie libérale si lon veut) qui se trouve fragilisé.

La pierre de touche du libéralisme de Rawls est lidée de neutralité, même sil évite le plus souvent de recourir à ce terme. On peut distinguer trois niveaux de la neutralité chez Rawls, avec des fonctions différentes qui sont souvent confondues : (a) la neutralité de la théorie politique ; (b) la neutralité de la conception politique ; (c) la neutralité de la délibération politique.

(a) La neutralité de la théorie politique concerne lentreprise philosophique de fondation dune conception politique ; la neutralité prend alors le sens dindépendance théorique9 et on peut parler de neutralité de la justification, même si Rawls refuse lemploi du terme neutralité dans ce sens. Dans Théorie de la justice10, Rawls développe une méthode de résolution des conflits sur la justice, qui consiste à décider des principes de justice sous incertitude, dans les circonstances dimpartialité et dégalité11. Rawls met alors en scène, dans 19une situation hypothétique appelée « position originelle » [notée PO dans la suite], les partenaires dun contrat, quil représente comme des individus libres et égaux, disposant de la faculté rationnelle et dune capacité à avoir un sens de la justice12. Placés fictivement dans la position originelle, les individus doivent ignorer leurs caractéristiques personnelles pour construire, selon une méthode contractualiste, les principes de justice. Cest le rôle du voile dignorance sous lequel les contractants sont dépouillés de tout ce qui les distingue : conceptions du bien, capacités physiques et intellectuelles propres, projets de vie, etc.

La neutralité de la théorie politique consiste ainsi en ce que Rawls cherche à éviter des hypothèses métaphysiques et anthropologiques coûteuses. Les hommes sont-ils bons par nature ? Sont-ils mus par lorgueil ou lamour propre et désirent-ils les richesses ? La société est-elle une communauté de valeur ? LÉtat doit-il garantir le salut de citoyens ? Voilà autant de questions qui ne sont pas pertinentes dans le cadre de la théorie de la justice comme équité.

(b) La neutralité de la conception politique découle de ce dispositif théorique. Elle consiste alors dans lidée que les principes de justice ne doivent pas avoir pour but de favoriser ni de défavoriser des conceptions particulières du bien13, mais de rendre possible le fait que chacun mène sa vie selon sa conception du bien. Dans le cadre de la PO, les contractants choisiront ainsi les principes qui favorisent leurs intérêts (réels et non apparents) quelle que soit leur place dans la société. Les principes de la justice permettent de répartir équitablement les biens premiers sociaux, cest-à-dire ces « choses » que désire rationnellement toute personne pour réaliser son projet de vie. Nous allons revenir dans la prochaine section sur ces biens premiers sociaux. Cest pourquoi au terme de la procédure contractualiste, Rawls soutient que les partenaires choisiront les principes de liberté, dégalité des opportunités et de réduction des inégalités de ressources et de revenus en vue daméliorer la position des plus défavorisés (le principe de différence)14.

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La traduction institutionnelle du premier principe est que lÉtat ne fera aucune loi pour favoriser ou défavoriser certaines croyances. Toutes les constitutions démocratiques, depuis la Déclaration des droits de lhomme et du citoyen et ladoption du Premier amendement de la Constitution américaine, affirmeront cet impératif de neutralité et garantiront la liberté de conscience et dexpression. On parle alors de neutralité des buts, quil faut distinguer de la neutralité procédurale et de la neutralité des conséquences.

(c) Enfin, la neutralité de la conception politique définit la manière dont les citoyens doivent participer à la délibération politique réelle qui doit elle-même être neutre. En effet, comme les individus ont des désaccords sur les conceptions du bien, le libéralisme politique exige des citoyens quils délibèrent sur les affaires publiques sans les faire intervenir dans leur argumentation. La thèse que Rawls soutiendra dans LP est que les individus nont pas besoin dentrer dans des controverses sur leur conception du bien pour résoudre des questions de justice de niveau constitutionnel. En revanche, pour que la société démocratique soit possible, il faut quil y ait un consensus sur le juste. On dira alors que les individus ont un désaccord raisonnable sur le bien sils ne cherchent pas à imposer par la force leur conception du bien et acceptent que les autres jouissent de la liberté de mener leur vie selon leur conception du bien.

Dans la PO, ce consensus qui prend la forme de lunanimité est aisément atteint puisque les individus ignorent leur conception du bien. Dans la société réelle, cest moins évident. Rawls estime néanmoins que les citoyens dune démocratie constitutionnelle ont de bonnes raisons de soutenir, de manière strictement politique dans un premier temps, la conception publique de la justice et que progressivement ils trouveront dans leur conception du bien des raisons non politiques de le faire. Ainsi un croyant catholique, un croyant musulman et un athée saccorderont sur limportance de la liberté dexpression en sappuyant sur des raisons issues de leur propre conception de la vie bonne. Il y a alors un consensus par recoupement sur le juste, alors quun désaccord raisonnable sur le bien subsiste15.

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Les promesses non tenues
de la neutralité libérale

Individualisme et marché

Si Rawls pensait éviter les conflits éthiques et métaphysiques en procédant à la « neutralisation » du juste, on peut dire que cest un échec. Sa conception politique a été attaquée de toute part, de manière contradictoire dailleurs, autant par des penseurs de droite que des penseurs de gauche. Tous dénoncent le fait que lélaboration indépendante du juste ne serait quune manière de faire la promotion dun certain type de bien et de conception de la vie réussie, dune vision particulière de lêtre humain comme individu séparé poursuivant ses intérêts et de la société comme marché des biens et des idées. Je voudrais donc évoquer trois objections qui ont en commun de dénoncer une vision économiste et partiale de la justice selon le paradigme libéral de la redistribution. Ces trois objections, qui se recoupent, portent respectivement sur la théorie des biens premiers chez Rawls, sur son anthropologie cachée et enfin sur le biais libéral en faveur du marché.

Selon la première objection, la liste des biens premiers favoriserait certaines conceptions du bien. Les biens premiers sont ceux que les individus libres et égaux recherchent en priorité afin de satisfaire leurs intérêts définis par leurs facultés morales. Rawls soutient que cette conception des biens premiers ne repose pas sur une conception du bien (une doctrine compréhensive, selon le vocabulaire de LP16), mais permet au contraire daccommoder la plus grande diversité des conceptions du bien et rend possible la participation politique de tous les citoyens. Cette liste comprend les biens premiers sociaux suivants17 : les droits et les libertés de base (liberté de conscience, dexpression, dassociation, etc.) ; la liberté de circulation et la liberté dans le choix dune occupation ; les pouvoirs et les prérogatives afférents aux positions sociales occupées ; les revenus et la richesse ; les bases sociales du respect de soi.

Lobjection classique de Thomas Nagel et Adina Schwartz consiste à soutenir que tous les biens premiers nont pas la même valeur en 22fonction des projets de vie des individus18. En outre, il est possible que la possession de certains biens nuise à la poursuite de certains projets de vie ; cest lhypothèse retenue par A. Schwartz19 qui soutient par exemple que lindividu socialiste verra la société rawlsienne comme un obstacle à la réalisation de la vie bonne fondée sur la solidarité ou la propriété commune des moyens de production. (On va retrouver ce type dobjection dans la critique du marché par Sandel). Lascète quant à lui pourra considérer que consacrer du temps à des activités de production des richesses est un sacrifice inacceptable. Stéphane Chauvier, dans la lignée de Schwartz, soutient pour sa part que « la liberté est peut-être le seul bien à pouvoir être directement dérivé de la seule idée que lhomme se donne des fins et agit en fonction de ses fins20 ». Mais, selon lui, on peine à voir comment les revenus et les richesses pourraient être justifiés par lidéal politique de développement des facultés morales de personnes libres et égales. Il ny a aucune raison que celui qui fait le projet de compter les brins dherbe désire des biens comme la richesse21.

La critique des biens premiers est étroitement liée à celle de la conception libérale de la personne qui constitue la deuxième objection. Rawls refuse soigneusement de recourir à une conception anthropologique controversée, et sa perspective constructiviste consiste précisément à élaborer une conception de la personne qui est politique et indépendante moralement et qui ne vaut que dans le cadre de la réflexion sur les institutions sociales de la justice. Cependant, comme lont souligné Nagel et Schwartz, la théorie de la justice semble bien promouvoir une conception anthropologique substantielle et contestable : lindividualisme possessif. La théorie de la justice serait alors construite de telle sorte que seuls des projets de vie individualistes pourraient être raisonnablement choisis par les individus possédant leur juste part de biens premiers.

Cest une critique que lon trouve particulièrement développée chez des auteurs comme Michael Sandel. Il nest pas possible de revenir sur lensemble de la critique du sujet désincarné et séparé de ses finalités, mais je voudrais rappeler une objection de Sandel en particulier. Selon lui, Rawls pose la question de la justice en terme de répartition de 23biens parce quil a une conception superficielle de lêtre humain qui serait uniquement soucieux de préserver ses intérêts propres et serait dépourvu de qualités morales désirables comme la bienveillance. Le moi des individus contractants est sans épaisseur, il est réduit à un complexe de facultés cognitives et judicatives qui lui permettent de délibérer dans labstraction.

Or si nous modifions la description du contexte de la justice et des intérêts des êtres humains, nous modifions notre conception de la justice et nous révisons en outre notre besoin de la justice :

Daprès linterprétation empiriste de la position originelle, la justice ne peut être première que pour les sociétés affectées de désaccords suffisamment importants pour que lharmonisation des intérêts et des finalités en conflit soit la considération morale et politique dominante22.

Par là, Sandel souligne le fait que le caractère compensatoire de la justice est un pis-aller politique quand lharmonie ne peut être garantie par la bienveillance, la fraternité ou lamitié. Mais si nous mettions plutôt laccent sur la bienveillance, non pas seulement comme disposition naturelle mais comme disposition à développer socialement, alors nous obtiendrions une théorie politique pour laquelle la justice distributive nest pas aussi importante et ne prend pas la forme des principes libéraux rawlsiens.

La dernière objection concerne alors la forme des échanges que les individus sont condamnés à entretenir dans la société libérale. Les personnes sont conçues de telle manière que leur coopération sociale ne peut prendre la forme que dun marché régulé par des institutions publiques libérales. Les échanges qui lient socialement les individus sont donc de type contractuel et sont rendus possible par la garantie constitutionnelle des libertés fondamentales – le principe de liberté dans la théorie de la justice comme équité. Pour le libéralisme, même strictement politique, le marché est précisément le mécanisme neutre de répartition (et de création) des richesses, neutre parce quil nest pas déterminé par des finalités morales qui contraindraient les individus ; les individus sont libres de poursuivre leurs finalités dans un contexte social marqué par la pluralité23. Et lefficacité, qui est un des critères du 24bon fonctionnement des marchés, sinon le critère le plus important, est tenue pour une valeur neutre indissociable de la justice24.

Un des problèmes avec cette conception du marché est quelle semble bien favoriser une certaine sociabilité au détriment dautres formes de sociabilité et ce faisant, elle favorise certaines conceptions du bien aux dépens dautres conceptions tout aussi valables. En ce sens, elle ne serait pas neutre. En outre, en érigeant la neutralité du but en condition de légitimité des principes de justice, le libéralisme se prive du moyen de combattre les effets néfastes du marché sur lestime de soi des individus et leur intégrité morale. Dans deux ouvrages récents, Debra Satz et Michael Sandel semploient à décrire les effets moraux que le marché a sur les individus et sur les formes de vie commune, pour justifier les restrictions qui devraient légitimement lui être imposées25.

Si le libéralisme consacre la liberté de contracter sans contrainte morale, rappelle Satz, cest parce que ces contraintes passeraient pour du paternalisme de la part de lagent régulateur, le plus souvent lÉtat. Ce faisant, le libéralisme soumet aux forces du marché toutes les activités sociales sans se soucier de ses effets de domination, de renforcement des vulnérabilités et de relégation morale. Satz ne dit pas que le marché nuit directement aux intérêts moraux fondamentaux des individus, mais quil érode inexorablement les conditions du maintien de ces intérêts. Parmi les exemples quelle prend, celui de la prostitution. La prostitution est un commerce monnayé qui peut être appréhendé comme un travail (on parle de travail sexuel), une prestation de service comme une autre. Il est inutile de faire lhistoire millénaire des interdictions de cette pratique vénale et des anathèmes lancés aux travailleuses du sexe pour illustrer le type de raisons qui est généralement avancé contre la prostitution. Ces raisons, religieuses ou non, sont toujours morales, quelles dénoncent limpureté de la relation sexuelle tarifée ou la souillure pour la société de cette pratique intime extérieure à linstitution du mariage. Ces raisons 25ne concernent jamais le bien-être des personnes, ni leur santé, ni leur sécurité, mais sappuient sur des conceptions du monde où la préservation des valeurs de la communauté comme communauté lemporte sur les valeurs individuelles. Mais on peut avancer des arguments moraux contre la prostitution qui promeuvent le bien-être ou lépanouissement individuels, comme le fait Margaret J. Radin26 : si la prostitution est un mal cest parce quelle nuit au développement des femmes qui sont contraintes daccepter une relation dégradante pour des raisons économiques, quand ce nest pas en raison de la violence physique quelles subissent27. En dautres termes, ce nest pas en raison de sa valeur morale intrinsèque que la prostitution devrait être interdite, mais en raison de ses externalités.

Debra Satz admet que lévaluation dune pratique sociale doit tenir compte de ses externalités, mais elle se sépare nettement de Radin sur le type dexternalité quil sagit de combattre. Or Satz ne partage pas lidée que la prostitution soit différente dautres activités rémunérées qui empêchent tout autant le développement de soi et lépanouissement personnel28. Elle naffirme pas que le marché de la prostitution nuit directement aux intérêts des prostituées, à la condition évidemment que lactivité ait été librement choisie, mais quil contribue à maintenir ou à renforcer les structures de discrimination envers les femmes qui se voient confirmées dans leur infériorité de statut. En effet, la prostitution consiste principalement dans le travail des femmes qui assouvissent les besoins sexuels des hommes, et cette relation génère une représentation selon laquelle les besoins des hommes lemportent sur ceux des femmes, que les femmes sont les instruments de la satisfaction des besoins des hommes et donc que les femmes sont inférieures aux hommes. Sil y a de bonnes raisons dinterdire la prostitution, cest parce quelle contribue 26à maintenir la représentation des femmes considérées comme une classe dindividus inférieurs et à renforcer linégalité entre les sexes, pas seulement dans la relation sexuelle tarifée mais dans toutes les relations sociales.

Sandel insiste quant à lui sur les formes de vie fondées sur la solidarité qui sont remises en cause par le fonctionnement du marché. Dans le chapitre 3 de What Money Cant Buy, il sappuie sur les travaux du sociologue britannique Richard Titmuss sur le don du sang. Dans son ouvrage de 1970, The Gift Relationship, Titmuss défend un système de don du sang non rémunéré, comme en Grande-Bretagne, contre le modèle mixte de don et de commercialisation du sang qui prévaut dans certains États des États-Unis29. Au-delà des effets négatifs du marché du sang sur la qualité des transfusions (je reviendrai sur ce point), il montre que le mécanisme marchand qui ne fait appel quaux intérêts particuliers finit par affaiblir la disposition à donner, mine la capacité à se montrer généreux envers ceux qui nous sont étrangers et qui restent anonymes. Cette thèse est très ambitieuse car Titmuss ne se contente pas daffirmer que la marchandisation du sang affecte la bonne volonté des donneurs de sang en modifiant la signification du sang qui est alors perçu comme une commodity, un bien marchand ; il affirme en outre que la commercialisation du sang sape le sens du devoir dassistance, ronge les vertus altruistes et a donc des effets sur les comportements sociaux dans les autres sphères de lactivité humaine et pas seulement sur le don du sang30. Certains économistes comme Kenneth Arrow se sont opposés à cette conclusion : Arrow soutient par exemple quoffrir la possibilité de vendre son sang na pas deffet sur les dispositions altruistes des individus à donner leur sang. Il estime que cela donne simplement plus de possibilités pour faire face à la situation de pénurie du sang31.

La position de Michael Sandel dans ce débat est que si lon offre la possibilité de gagner de largent en vendant son sang, il nexiste plus de bonne raison morale de continuer à le donner pour rien. Bien sûr, on peut toujours imaginer que certaines personnes continueront de le faire, 27mais la pression du marché sera telle, notamment pour les plus pauvres, que le don deviendra ultra-marginal. Les effets moraux sont alors plus larges : en commercialisant le sang, on incite les plus pauvres à entrer dans ce marché, on détruit un peu plus la solidarité entre les différentes classes sociales, et on finit par ne plus donner doccasion à nos dispositions morales, nos vertus de bienveillance et daltruisme de sexercer32. Le marché noffre donc pas des libertés supplémentaires comme le revendique Arrow, mais contraint fortement les comportements en ramenant tous les biens (produits ou non produits) à des objets marchands et toutes les actions à des prestations de service contractuelles. Il y aurait ainsi de bonnes raisons morales de soustraire à lempire du marché certains biens qui ont une dimension symbolique essentielle pour préserver les liens de solidarité et la valeur de la vie communautaire33.

Si la solution de Satz consiste à restreindre le domaine du marché34, car certaines choses ne devraient pas être à vendre, Sandel met en doute la capacité de lÉtat libéral à le faire. Il y a deux raisons à cela : dabord, le libéralisme refuse toute interférence au nom de valeurs morales qui excèdent le cadre de la seule justice sociale appliquée aux institutions de la structure de base de la société ; ensuite, le paradigme de la justice libérale est distributif et le marché est un des puissants outils de redistribution dont dispose lÉtat libéral. La seule justification dune intervention pour restreindre la liberté de commercer serait que le marché ne remplisse pas efficacement ou équitablement sa fonction de redistribution. Or le marché en lui-même est indifférent aux effets de domination. Il sagit maintenant dexaminer limpuissance du libéralisme politique à combattre la domination économique, politique et morale.

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Les limites du marché
du point de vue libéral

La charge contre le libéralisme politique est lourde et on ne voit pas comment il pourrait échapper à la sentence de Michéa qui résume ces différentes objections. Je voudrais modestement montrer que la conception neutraliste de Rawls nest pas incohérente et que, si on peut regretter les conséquences de cette conception qui promeut la tolérance des opinions et les échanges marchands pour les commodités, ce nest quen vertu dune nostalgie dun monde moral sans perte. Cette nostalgie est à mon avis plutôt une myopie dans la mesure où ce monde moral sans perte na jamais existé, du moins à aucun moment dans lhistoire des sociétés occidentales, et que lon infère à partir dexpériences très limitées (la vie communale de village ou léconomie domestique) des leçons pour des sociétés plus grandes et plus complexes où le pluralisme des modes de vie et des opinions est un fait fondamental de la vie sociale.

Je commencerai par réfuter lidée que les biens premiers favoriseraient uniquement des conceptions du bien individualistes et/ou matérialistes. On peut utiliser les biens premiers à différentes fins, pas nécessairement matérialistes, et on peut même renoncer à sa part si lon estime quils ne sont pas utiles35. En outre, de nombreuses conceptions qui ne font pas de la possession individuelle un critère de la vie bonne requièrent tout de même un contrôle des ressources et de lenvironnement pour être mises en œuvre. La théorie des biens premiers laisse ouverte la possibilité de mener une vie communautaire et spirituelle. Les individus jouissent par exemple de libertés qui leur permettent de sassocier pour mener une vie communautaire compatible avec des intérêts spirituels36. Les individus peuvent aussi renoncer à lutilisation de leurs biens ou les utiliser dans une perspective non individualiste37.

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Selon largument précédent de Sandel, on pourrait répondre que cest insuffisant car il existe alors une telle pression sur les modes de vie des individus quils finiraient par renoncer généralement à des formes de vie fondées sur lascétisme ou le communisme. Mais Rawls pourrait alors faire valoir largument suivant qui me paraît décisif : même si des individus navaient pas du tout besoin des biens premiers pour accomplir leur conception du bien, ils devraient néanmoins sassurer quils ne souffriraient pas de manques graves dans le cas où ils changeraient de conception du bien. En effet, les individus sont rationnels en tant quils peuvent former mais aussi réviser leur conception du bien, et la théorie de la justice comme équité doit garantir quils en aient leffective liberté38.

Les libéraux égalitaristes comme Rawls répondraient donc à lobjection de la domination en avançant le fait quils sont précisément motivés par la protection sociale des plus défavorisés et que les mécanismes de redistribution sont pensés dans le but de leur assurer la liberté de mener leur vie selon leur conception du bien. Le principe de différence rawlsien vise à réduire les inégalités non pas parce que les inégalités sont en soi immorales (elles nont de sens moral que dans un système institutionnel de répartition), mais parce quelles affectent les libertés réelles des individus. Rawls distingue ainsi la liberté et la valeur la liberté39 : dun côté le droit formel, de lautre son effectivité sociale. Si lon veut que les libertés ne soient pas seulement formelles, il faut que les individus aient les moyens socio-économiques de les exercer, et le schème distributif de la justice permet de donner un contenu social aux droits-liberté.

Mais réduction des inégalités ne veut pas dire égalité : si dans labstrait, Rawls estime que la justice commande légalité stricte dans la répartition des biens premiers, des considérations sur les motivations des individus doivent infléchir cette conception abstraite. En effet, les individus ne sont pas indifférents à la manière dont ils sont récompensés pour leur activité sociale, et ont des attentes sur la répartition. Ils estiment en général que plus ils ont fourni deffort, plus ils devraient recevoir de biens en retour. Rawls soutient quils ne méritent pas davoir plus en raison de leurs efforts ou de leurs talents40, mais il admet que les individus fourniraient 30probablement moins deffort sils navaient pas la perspective de gagner davantage à proportion de leur contribution à la coopération sociale. La conception rawlsienne de lindividu est neutre en ce sens quil choisit la conception la moins onéreuse concernant les motivations humaines. Il ne postule pas une bienveillance incertaine, mais se contente dune hypothèse faible sur les motivations. Il navance pas une anthropologie philosophique substantielle, mais semploie à lépurer. Cest pourquoi le principe de différence pose que les inégalités sont légitimes, mais elles ne le sont que si elles bénéficient aux plus désavantagés. Le principe de différence permet alors de penser des mécanismes de redistribution comme la fiscalité afin de relever le sort des plus défavorisés et de lutter contre les effets de domination du marché.

Cela répond-il aux objections de Satz et de Sandel ? Sans doute pas. Satz estime à juste titre que les libéraux égalitaristes manquent la dimension morale du marché en ne prévoyant que des compensations qui prennent toujours une forme monétaire. Le problème vient de ce que toute la justice se réduit à un problème de partage41. Pour Sandel, même si le libéralisme offrait des moyens de résister aux effets de domination du marché, la redistribution ne permettrait absolument pas de faire obstacle à lérosion des dispositions morales dindividus qui sont conçus (et construits pratiquement) comme des êtres autocentrés poursuivant leurs intérêts propres. Il distingue en effet deux effets dévastateurs du marché : leffet sur léquité des relations sociales et leffet sur lintégrité morale des individus42. Le marché peut être corrigé pour fonctionner de manière équitable, mais sa logique corrompt les dispositions morales des agents.

Ces objections me paraissent très robustes. De fait, même si le libéralisme politique nest pas indifférent aux conditions morales de la vie politique commune et même sil est en fait soucieux de renforcer les dispositions morales des citoyens, leurs vertus, afin quils soutiennent les institutions publiques, il nautorise pas lÉtat à intervenir pour restreindre les libertés de contracter et déchanger au nom de finalités morales qui excèdent le cadre de la théorie de la justice comme équité. 31En revanche, lorsque les conditions sociales sont telles que le marché sape voire détruit le système de libertés, lÉtat peut interférer de manière légitime avec le fonctionnement du marché pour restreindre la liberté de contracter. Cest le cas lorsque les salaires sont tellement bas, que les individus se trouvent en situation de domination et doivent par exemple accepter déchanger des libertés contre des revenus43. Cest aussi ce que lÉtat libéral fait habituellement pour mettre en œuvre le principe de différence : le marché na pas lui-même pour fonction de réaliser le principe de différence, et cela explique que les échanges soient par exemple taxés par lÉtat afin que les revenus soient redistribués et que les inégalités qui se développent sur le marché soient utilisées au profit des plus défavorisés. Ce processus de redistribution dans le cadre du principe de différence assure une réduction des inégalités (Rawls parle dune « tendance à légalité »). Autrement dit, la puissance publique ne peut réguler ou empêcher des échanges que lorsque ces échanges portent atteinte aux principes de justice.

Cest un résultat peu surprenant, et même assez trivial en apparence, puisque les principes de justice sont précisément les normes qui encadrent la légitimité des actions publiques. Pourtant ce résultat nest pas si trivial dans la mesure où les auteurs qui dénoncent la neutralité libérale voudraient que lÉtat usât de son pouvoir de contrainte sur la base de conceptions non politiques, de doctrines morales substantielles, « communautaires » par exemple. On voudrait ainsi interdire le commerce du sexe pour des raisons morales, ou prohiber certaines prestations de service quand on estime quelles tendent à réduire la solidarité ou « la valeur de lassistance communautaire » (communal provision) comme le soutient Michael Walzer dans Sphères de justice44. Ceci est incompatible avec la théorie libérale qui invite à la plus grande prudence dès quil sagit dinterdire une pratique sociale, même monnayée, qui ne porte pas directement préjudice aux personnes et ne menace pas la justice.

Bien sûr on peut le regretter. Les plaidoyers de Sandel et de Satz en faveur dune limitation du marché, comme les plaidoyers issus de 32la théorie critique que je nai pas mentionnés, pointent des déficiences importantes du libéralisme politique. Mais pour être plus rigoureux, il faut dire quils dénoncent des effets qui sont indésirables selon la doctrine morale compréhensive que lon adopte ou selon la théorie de la justice concurrente que lon défend. En dautres termes, le point de vue pour critiquer le libéralisme est extérieur au libéralisme lui-même45 : la démarche est évidemment légitime, mais elle ne remet pas en cause la cohérence du libéralisme politique lui-même qui ne savère pas moins neutre à légard des conceptions économiques quà légard des conceptions religieuses. Le désaccord se situe désormais entre conceptions rivales de la justice. La conception rawlsienne nignore pas les autres conceptions de la justice ; elle prétend toutefois être la plus conforme aux attentes normatives de citoyens se comprenant comme des personnes libres et égales. Quelle ne fasse pas lunanimité de facto, cela naffecte pas sa valeur politique de jure.

Mais nest-ce pas sen tirer à bon compte ? Certes, on pourrait admettre que la conception rawlsienne de la justice ne soit pas incohérente et quelle reste neutre dans le sens spécifié. Et après ? Peut-être les effets négatifs, les externalités morales du marché constituent-ils une bonne raison de rejeter complètement la théorie de la justice de Rawls. Or, la validité normative des théories de la justice dépend de leur cohérence interne, mettant en équilibre les faits moraux (les attentes normatives aussi bien que les jugements communs) et les principes. Si la théorie de la justice nest pas prise en défaut du point de vue de sa cohérence interne, nous avons de bonnes raisons de rejeter les objections qui lui sont externes.

Mais je voudrais avancer deux autres arguments pour justifier ce parti pris du libéralisme politique rawlsien. Tout dabord, les meilleures raisons de limiter le marché en général et en particulier dans les exemples de la prostitution et du commerce du sang, ne sont pas morales mais « politiques46 ». De fait, les raisons avancées par Satz sont de nature politique : 33légalité, le refus des discriminations et de lexclusion. Ce sont des « matters of justice », des questions de justice, comme elle le reconnaît elle-même47. Cela saccorde avec les principes du libéralisme politique et cela jette un sérieux doute sur le sous-titre du livre de Satz, The Moral Limits of Market, à moins que « moral » ne renvoie ici au souci de la justice. Cest le cas aussi pour le don du sang. Le meilleur argument pour soustraire le sang à la sphère marchande est un argument de santé publique : le commerce du sang nuit à la qualité du sang car il attire des personnes qui ont – cest un fait statistique étudié par Titmuss – des problèmes de santé à proportion de leur marginalité sociale et économique. Mais sil était prouvé que cela ne nuisît pas à la qualité du sang et que cela permît en outre de faire face à la pénurie, il ny aurait pas, prima facie, de bonne raison de limiter le commerce du sang. En effet, le lien entre la marchandisation du sang (ou des billets coupe-file pour reprendre un autre exemple étudié par Sandel) et la perte des dispositions morales à laltruisme et la solidarité nest jamais établi empiriquement. On voudrait bien y croire mais ce serait plus facile si lon avait des raisons dy croire.

Or, et cest la deuxième raison qui justifie le parti pris de la neutralité libérale, les faits invoqués ou redoutés par Titmuss ou Sandel sont muets. On peut trouver autant de faits qui seraient des contre-exemples de leur thèse. Je me contenterai dun seul : si le commerce du sang aux États-Unis avait sapé la disposition à donner, ou simplement lavait grandement diminué par rapport aux pays où le commerce du sang est interdit comme en France, comment expliquer que les dons aux associations caritatives y soient aussi beaucoup plus élevés quen France48 ? Il y a bien des hypothèses qui expliqueraient ce fait, mais cela suffit à disqualifier la thèse de Sandel. La source de la faiblesse de la thèse de Titmuss et Sandel, cest lhypothèse non vérifiée, voire la croyance selon laquelle nos dispositions morales sexerce de manière uniforme dans toutes les sphères sociales, que si lon est intéressé dans une sphère, on finira par lêtre dans une autre (étrangement, Walzer qui distingue soigneusement les « sphères » de justice, se laisse bercer par la même illusion). Rien ne le prouve, tout le dément.

34

Conclusion

Le fait que le libéralisme politique puisse rendre possible lhégémonie de conceptions particulières des relations sociales et de lêtre humain, est-il en contradiction avec la neutralité morale et métaphysique quil promeut par ailleurs ? Y a-t-il finalement asymétrie entre la neutralité à légard du bien (la neutralité religieuse par exemple) et la neutralité économique ? Le juste est-il indexé sur une conception du bien ? Jespère avoir montré que la réponse à chacune de ces questions est négative. En conclusion, on peut déplorer que le fonctionnement du marché favorise telle ou telle conception du bien, mais cela ninvalide pas la neutralité de la conception de la justice qui, elle, na pas pour objectif de favoriser ou de défavoriser des conceptions du bien en particulier. Il ny a pas incohérence dans la théorie libérale de ce point de vue. De la même manière que les doctrines religieuses ne se maintiennent pas intactes dans la société libérale, les conceptions morales ne restent pas intactes ; il est également possible que la société libérale, marchande et capitaliste, érode certaines dispositions morales, bien que cela ne soit ni avéré, ni inéluctable. Cette conclusion nest pas problématique si lon prend au sérieux ce trait permanent des sociétés modernes quest le fait du pluralisme. Donner la priorité au juste sur le bien permet délaborer une théorie de la justice normativement robuste et concrètement applicable à ce monde social. Le libéralisme politique nabandonne pas la moralité au marché mais à la société, quand ses adversaires voudraient que lÉtat gouvernât la morale commune.

Marc-Antoine Dilhac

Université de Montréal

1 Je remercie Thierry Gontier davoir discuté mon texte lors du colloque international « Le juste et le bien » (19-20 mars 2015, Université Jean Moulin Lyon III) et de mavoir encouragé à préciser mon argument en vue dune publication. Au cours de ce colloque, Charles Girard et Andrée-Anne Cormier mont aussi permis de clarifier des formules ambiguës. Je souhaite encore témoigner ma gratitude à Laurent de Briey et Pierre-Yves Néron pour les nombreuses discussions que nous avons eues sur ce thème de la neutralité libérale en matière économique. Mes remerciements enfin aux deux relecteurs anonymes et avisés qui ont pointé certaines faiblesses de largument et auxquels jespère pouvoir donner satisfaction dans la suite.

2 Jean-Claude Michéa, « De quoi le libéralisme est-il le nom ? », Revue du Mauss 31(1), 2008, p. 510-524.

3 Ibid., p. 519.

4 Pour un diagnostic semblable, voir aussi récemment Mark Hunyadi, La tyrannie des modes de vie, Lormont, éd. Le Bord de leau, 2015.

5 Voir en particulier John Rawls, « Justice as Fairness : Political not Metaphysical » (1985), Collected Papers, S. Freeman éd., Cambridge, Harvard University Press, 1999, p. 388-420 ; et la réponse de Jean Hampton, « Should Political Philosophy be Done Without Metaphysics ? », Ethics Vol. 99, No. 4, 1989, p. 791-814.

6 Cf. Herbert Marcuse, « Repressive Tolerance », in Barrington Moore et Robert Paul Wolff (dir.), Critique of Pure Tolerance, London, Jonathan Cape Ltd, 1969, p. 95-137 ; LHomme unidimensionnel (1964), trad. Monique Wittig et H. Marcuse, Paris, Éditions de minuit, 1968.

7 Cest un thème que lon retrouve dans des conceptions non libérales de la démocratie, chez Claude Lefort par exemple, où la première séparation est celle de lÉtat et de la société civile (Claude Lefort, LInvention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981).

8 John Locke, Lettre sur la tolérance et autres textes, édition critique de J.F. Spitz, Paris, GF-Flammarion, 1992.

9 Rawls parle de « freestanding political conception » (Political Liberalism, New York, Columbia University Press, 2e éd., 1996, p. 10 ; trad. fr. Libéralisme politique (1993), trad. C. Audard, Paris, PUF, 1995. [noté LP dans la suite]).

10 John Rawls (1971), Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Seuil, 1987. [noté TJ dans la suite].

11 Déjà dans son premier article « Outline of a Decision Procedure for Ethics », Rawls cherchait une méthode qui permît de trancher les dilemmes éthiques tout en maintenant lidée quil existât une pluralité de conceptions morales irréductibles (« Outline of a Decision Procedure for Ethics » (1951), Collected Papers, Op. cit., p. 1-19).

12 TJ, § 20-26.

13 LP, V, 5, p. 234 sq.

14 TJ, § 11.

15 LP, IV, p. 171 sq.

16 Ibid., Introduction, p. 3.

17 TJ, § 11, p. 93 ; LP, V, p. 224.

18 Thomas Nagel, « Rawls on Justice », The Philosophical Review 82 (2), 1973, p. 228.

19 Adina Schwartz, « Moral Neutrality and Primary Goods », Ethics 83 (4), 1973, p. 302.

20 Stéphane Chauvier, « Biens premiers et besoins fondamentaux », dans C. Audard (dir.), Rawls, politique et métaphysique, Op. cit., p. 80-81.

21 Cest lexemple de Rawls lui-même ; voir TJ, § 65, p. 472.

22 Michael Sandel, Le Libéralisme et les limites de la justice (1982), trad. J.F. Spitz, Paris, Le Seuil, 1999, p. 68.

23 TJ, § 42, notamment p. 312-313.

24 Rawls mentionne lefficacité comme une des conditions de la coopération sociale, à côté de la justice ou de la stabilité, dans la première section de TJ. Voir TJ, § 1, p. 32.

25 Debra Satz, Why Some Things Should not Be for Sale, Oxford, Oxford University Press, 2010 ; Michael Sandel, What Money Cant Buy, New York, Farrar, Straus & Giroux, 2012. Notons que ces deux ouvrages tirent leur argument dun livre plus ancien, celui de Michael Walzer, Spheres of Justice (New York, Basic Books, 1983). On se reportera au chapitre 4 et en particulier à la section intitulée, comme le livre de Sandel, « What money cant buy ». Voir en français, Michael Walzer, Sphères de justice, trad. P. Engel, Paris, Seuil, 1997, p. 143-186.

26 Margaret Jane Radin, Contested Commodities, Cambridge, Harvard University Press, 1996.

27 La discussion de la prostitution rejoint celle plus générale du travail gratifiant. Voir sur ce point Adina Schwartz, « Meaningful work », Ethics, Vol. 92, No 4, 1982, p. 634-646.

28 Debra Satz, Op. cit., p. 142. Elle refuse le paternalisme qui sous-tend largument de Radin et que lon trouve si fréquemment dans la littérature contre la prostitution. Sur les arguments paternalistes contre la prostitution, voir les ouvrages de Ruwen Ogien ; pour ne citer que lun de ses derniers, se reporter à Ogien, Ruwen, Mon dîner chez les cannibales, Paris, Grasset, 2016, p. 215-219. Cest pour le même motif que Bertrand Guillarme rejette la proposition dAdina Schwartz dimposer une norme publique du travail gratifiant ; voir Guillarme, Bertrand, Rawls et légalité démocratique, Paris, PUF, 1999, p. 169-170.

29 Richard Titmuss, The Gift Relationship : From Human Blood to Social Policy, London, George Allen and Unwin, 1970.

30 Cf. Michael Walzer, Sphères de justice, Op. cit., p. 140 ; Debra Satz, Op. cit., p. 80-81.

31 Kenneth J. Arrow, « Gifts and Exchanges », Philosophy & Public Affairs, Vol. 1, No 4, 1972, p. 343-362. Voir aussi la recension du livre de Titmuss par Robert M. Solow, « Blood and thunder », The Yale Law Journal, Vol. 80, No. 8, 1971, p. 1696-1711.

32 Voir aussi la discussion de la thèse de lévacuation des valeurs non-instrumentales par le marché (Value Evacuation Thesis) par Adrian Walsh, « Are market norms and intrinsic valuation mutually exclusive ? », Australasian Journal of Philosophy, Vol. 79, No 4, 2001, p. 525-543. Walsh admet quil peut y avoir un effet de corrosion du marché sur les dispositions à participer à la vie sociale de manière désintéressée, mais il rejette la thèse forte selon laquelle le marché finit par les éradiquer.

33 Sur lidée que le sang est, pour Titmuss, « un exemple de fait social total » avec une dimension symbolique forte, voir Philippe Steiner, « Don de sang et don dorganes : Le marché et les marchandises », Revue française de sociologie, Vol. 42, No. 2, 2001, p. 357-374.

34 Sa position est très nuancée même en ce qui concerne les restrictions au marché puisquelle ne soutient pas dans le cas de la prostitution par exemple, une interdiction ni une pénalisation du commerce sexuel. Debra Satz, Op. cit., p. 150.

35 Pour la défense de cet argument, voir en particulier Will Kymlicka, « Liberal Individualism and Liberal Neutrality », Ethics, Vol. 99, No. 4, 1989, p. 883-905.

36 Ibid., p. 888.

37 Jai déjà évoqué ailleurs le portrait de lévêque Bienvenu dans la première partie des Misérables de Victor Hugo, un évêque qui consacre ses richesses aux plus démunis. Voir La Tolérance, un risque pour la démocratie, Paris, Vrin, 2014, p. 130, n. 3.

38 Sur ce point, se reporter à Allen Buchanan, « Revisability and Rational Choice », Op. cit.

39 TJ, § 33, p. 240.

40 Sur la question du mérite, voir Jean-Fabien Spitz, Abolir le hasard, Paris, Vrin, 2008.

41 Pour une critique de gauche de la réduction libérale de la justice à la question de la redistribution, voir Iris M. Young, Justice and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 1990.

42 Sandel, Op. cit., p. 100 sq.

43 Bien que ce ne soit pas le langage de Rawls, lidée de domination est bien présente dans les différentes versions de son œuvre politique. Les deux principes de justice, mais aussi la PO elle-même, sont conçus de telle sorte quils réduisent ou éliminent les occasions de domination.

44 Michael Walzer, Op. cit., p. 150-152.

45 Je ne partage pas lopinion généreuse de Jean-Pierre Dupuy dans sa présentation de la traduction française de What Money Cant Buy, quand il affirme : « la critique qu[e Sandel] offre de Rawls nest pas faite du point de vue dun système philosophique extérieur, elle se veut purement immanente au texte ». Si lanalyse de Rawls que fait Sandel est rigoureuse (Dupuy évoque son travail dans Le Libéralisme et les limites de la justice), sa critique se fonde sur des principes étrangers à la philosophie libérale. Voir Michael Sandel, Ce que largent ne saurait acheter, trad. Ch. Cler, Paris, Seuil, 2014, p. 22.

46 Ou si elles sont morales, cela ne peut être quau sens où la théorie de la justice est une partie de la théorie morale en général (cest-à-dire du domaine pratique). Voir John Rawls, TJ, I, 9.

47 Debra Satz, Op. cit., p. 142.

48 Voir par exemple le World Giving Index, rapport publié par la Charities Aid Foundation : https://www.cafonline.org/docs/default-source/about-us-publications/worldgivingindex2013_1374aweb.pdf?sfvrsn=e215f440_4. Tous les rapports à ce sujet sont convergents.