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Classiques Garnier

Le juste et le bien, entre théorie éthique et théorie politique Une possible combinaison normative ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2017 – 2, n° 11
    . Le juste et le bien. Normativité éthique, modèles politiques et démocratie
  • Auteur : Desbiolles (Blondine)
  • Résumé : Cet article défend la possibilité de distinguer non pas une mais deux strates d’opposition entre les concepts de juste et de bien, et dès lors d’en penser une recombinaison sur le plan normatif. Il propose en particulier d’examiner la manière dont Thomas Nagel élabore une telle recombinaison, dans une perspective libérale et égalitaire proche de Rawls, mais appuyée sur une méthode distincte et originale, qui invite néanmoins à repenser les rapports entre morale et politique.
  • Pages : 99 à 118
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406077657
  • ISBN : 978-2-406-07765-7
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07765-7.p.0099
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/02/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Priorités normatives, Thomas Nagel, points de vue, théorie hybride, impartialité, libéralisme
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Le juste et le bien, entre théorie éthique et théorie politique

Une possible combinaison normative1 ?

Envisager la distinction entre le juste et le bien, cest, depuis la parution en 1971 de la Théorie de la justice de John Rawls, examiner un problème de priorité entre eux. Ce problème est éminemment normatif : compris comme principe moral et politique, le juste renverrait à des principes et des normes formels, qui définissent notre devoir et nos obligations de manière rationnelle et axiologiquement neutre, tandis que le bien recouvrirait à linverse lensemble substantiel des valeurs, des croyances morales, religieuses ou philosophiques, des intérêts et des engagements personnels qui sont constitutifs de la vie bonne et conditionnent les normes du comportement juste. La question de leur priorité est alors la suivante : lequel des deux doit être placé au fondement de la définition des normes morales et/ou politiques du jugement et de la conduite individuelle et sociale ?

Pour Rawls, le juste doit être prioritaire sur le bien, parce que seul il peut faire lobjet dun accord rationnel, raisonnable, et strictement politique entre des partenaires délibérant sur les principes de base dune société pluraliste et bien ordonnée. Cette priorité du juste sur le bien, étroitement associée au libéralisme, a suscité une vague de débats et de discussions alimentés par des thèses et des arguments aussi bien métaéthiques quéthiques, épistémologiques, politiques, anthropologiques, psychologiques, etc. Nous nous intéresserons ici à deux de ces lignes principales dopposition au sujet de la priorité entre le juste et 100le bien, lune éthique, lautre politique. Sur le plan éthique, la tension entre priorité du juste et priorité du bien affronte traditionnellement les défenseurs de la déontologie contre ceux de la téléologie, tandis que dans le champ politique elle correspond au débat entre libéraux et communautariens. Or ces deux lignes dopposition tendent à se superposer : la déontologie et le libéralisme accordant tous deux au juste la priorité sur le bien, les libéraux appuient généralement leur théorie politique sur des fondements moraux déontologiques ; et inversement la téléologie et le communautarianisme privilégiant le bien, les communautariens mobilisent généralement des arguments moraux de type téléologique.

Il sagira ici dinterroger les fondements de ce débat, autour de deux points : tout dabord, le juste et le bien sont-ils aussi radicalement opposés, du moins en termes de priorité, que ces premières distinctions conceptuelles semblent le présenter ? Ensuite est-il correct de penser que leur compréhension politique repose sur des fondements éthiques, qui seraient ainsi premiers et constitueraient la condition de possibilité même du libéralisme dune part et du communautarianisme dautre part ?

Nous proposons dapporter une réponse négative à chacune de ces questions, en présentant et en discutant la recombinaison normative du juste et du bien que nous paraît déployer Thomas Nagel, à lintersection de la philosophie morale et de la philosophie politique. Héritier de Rawls et défendant dans sa continuité un libéralisme déontologique et égalitarien, il maintient néanmoins un souci pour la question du bien qui le conduit à développer une conception éthico-politique divergeant de lapproche libérale rawlsienne, et proposant une manière originale, mais peu connue en France, de concevoir la justice. En examinant en détail la combinaison normative du juste et du bien quil avance, nous en envisagerons les apports et limites. Nous suggérerons que ces dernières peuvent être dépassées par un modèle politique distinct du libéralisme, dans lequel les propositions de Nagel quant au juste et au bien pourraient trouver un ancrage à la fois plus stable et plus réaliste dun point de vue politique.

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Le juste et le bien, quelle priorité ?

Le débat normatif entre priorité du juste et priorité du bien recouvre en fait deux régimes de priorité2, selon que lon adopte une perspective morale ou épistémologique.

Dans la perspective morale, qui oppose déontologie et téléologie3, le juste et le bien sont envisagés comme des principes moraux devant fonder les normes de jugement et daction. La déontologie fait du juste le principe moral premier : la morale doit reposer sur un principe universel et nécessaire, donc indépendant des préférences personnelles, des intérêts conflictuels et de la visée contingente du bien ou du bonheur. Le juste lemporte moralement sur le bien pour normer et guider la délibération et laction. La téléologie accorde au contraire la priorité morale au bien, parce que la morale repose dabord sur le souci de la vie bonne, et que le bien est au cœur de la définition de ce qui est juste : on ne peut définir de normes justes quà partir dune certaine visée du bien. Mais dans la perspective épistémologique, le juste et le bien sont envisagés non plus directement comme les principes moraux devant régir ensuite les pratiques et les institutions politiques, mais comme les principes dirigeant la justification du choix des principes moraux et/ou politiques ainsi que des règles émises. Sopposent alors « anti-perfectionnistes » et « perfectionnistes », selon que la justification repose sur des procédures rationnelles et neutres quant au bien, ou sur la finalité bonne des principes et des règles moraux et politiques4. Pour la perspective dite antiperfectionniste, 102la justification doit être procédurale, purement rationnelle, acceptable de tous dans ses fondements, ses règles et sa méthode. Donc elle doit être axiologiquement neutre, car on ne peut pas atteindre – du moins, sans coercition – daccord rationnel sur les principes du bien, qui sont lobjet de conflits irréductibles liés à la subjectivité et aux contingences idiosyncrasiques, historiques et culturelles. Ce sont donc les principes du juste qui, déduits de manière absolument indépendante de toute idée du bien, permettent ensuite dencadrer et de justifier la possibilité dagir daprès telle ou telle conception spécifique du bien. La perspective perfectionniste considère au contraire quil ne peut y avoir de justification du juste sans la visée dune certaine finalité bonne, laquelle sappuie sur une ou plusieurs conceptions substantielles du bien qui fournissent le fond commun, les valeurs, lidentité et les repères épistémologiques et moraux permettant ensuite de justifier le choix de tels ou tels principes du juste. Il faut dabord une certaine conception de la vie bonne pour diriger et opérer le choix de ce qui est juste, qui est ainsi déduit dengagements et dintérêts moraux préexistants.

La distinction de ces deux niveaux dopposition du juste et du bien, en termes de priorité, permet alors denvisager leur relative indépendance. Il est certain que la défense de la priorité morale du juste sur le bien, se marie très bien à la défense de sa priorité épistémologique5, et quil en va de même pour la défense de celle du bien sur le juste6. Mais il nest pas logiquement impossible denvisager dautres combinaisons, par exemple 103entre une morale déontologique et un perfectionnisme épistémologique, ou inversement entre morale téléologique et antiperfectionnisme7. En outre, pourquoi considérer que telle ou telle approche, morale ou épistémologique, doit être nécessairement exclusive dune autre ? Thomas Nagel insiste au contraire sur la « fragmentation de la valeur8 » : les valeurs et raisons morales nont pas une source unifiée, et elles nont de ce fait pas nécessairement toutes la même forme morale et/ou épistémologique. Cest à partir de ce constat au sujet des raisons et valeurs quil propose une double hybridation originale du juste et du bien : défendant une approche fortement déontologique, anti-perfectionniste et libérale, il accepte et assume néanmoins certains éléments perfectionnistes, à la fois épistémologiques et éthiques.

Le point de départ de toute sa pensée philosophique repose sur la reconnaissance de la dualité, en chaque individu, des points de vue personnel et impersonnel9. Le point de vue personnel, cest tout simplement le point de vue qui est le mien en première personne ; le point de vue impersonnel est un « point de vue de nulle part », détaché de ma personne propre, aussi objectif que possible et englobant moi-même, autrui et le monde. Pour Nagel nous ne cessons darticuler et de combiner, de manière plus ou moins conflictuelle, ces points de vue en nous, puisque nous ne pouvons ni abandonner le point de vue personnel – qui reste irréductiblement « le nôtre » –, ni nous en contenter – puisque nous 104interagissons avec autrui et le monde. La solution est alors dadopter la méthode dobjectivité, qui consiste à décentrer chaque point de vue vers une perspective plus impersonnelle et objective, pour en soumettre les contenus aux exigences de rationalité et de justification universelle. Ce décentrement permet dexclure les préférences ou croyances purement subjectives pour ne retenir que les raisons ou valeurs objectives, cest-à-dire les raisons pouvant rationnellement être reconnues par quiconque10. Mais cela ne signifie pas que de telles raisons sont nécessairement impersonnelles : elles peuvent présenter plusieurs formes et degrés dobjectivité.

En effet lun des apports centraux de Nagel est la distinction quil identifie les valeurs ou raisons neutres par rapport à lagent, et les valeurs ou raisons relatives à lagent11. Elles sont dans les deux cas générales et objectives, mais à des degrés différents. Les premières, fournies par le point de vue impersonnel, sont des raisons qui considèrent les états de fait et qui valent pour quiconque, y compris moi-même dès lors que je me considère de manière objective et détachée de ma propre subjectivité. Par exemple, « Il faut maximiser lutilité moyenne », ou « La pauvreté est un mal à combattre » sont des raisons neutres : elles valent pour nimporte quel agent, et posent des normes de conduite et daction qui ne tiennent pas compte des spécificités individuelles de chacun. Que je sois ou non un utilitariste, que je sois riche ou pauvre, quels que soient les efforts ou sacrifices que je veux ou peux faire, elles mobligent à promouvoir ou participer à la réalisation des états de fait « utilité moyenne maximisée » ou « pauvreté éradiquée ». Les raisons relatives, elles, proviennent du point de vue personnel mais objectivé, et concernent les actions menées par un agent spécifique : ce sont des raisons pour x – plusieurs agents pouvant se reconnaître dans ce x – de faire z, raisons que dautres agents y peuvent rationnellement reconnaître comme objectivement légitimes 105et tolérables, même sils ne partagent pas eux-mêmes cette visée de z. Parmi les raisons relatives, Nagel place12 ce quil appelle les « raisons dobligation », qui découlent des relations que jai avec certaines personnes (le médecin vis-à-vis de son patient, le parent vis-à-vis de son enfant, celle ou celui à qui jai promis quelque chose, etc.), les « raisons dautonomie », qui découlent de ma capacité à me donner des projets de vie, des intérêts, des désirs, des conceptions du bien (comme vouloir devenir violoniste, ou vivre selon des préceptes religieux, ou mengager dans une association, etc.), et les « raisons déontologiques », qui posent mon devoir catégorique de ne pas nuire à autrui et qui sont au cœur des droits fondamentaux (cest-à-dire les droits à ne pas être maltraité, tué, emprisonné de manière arbitraire, soumis à la coercition, etc.).

Cette distinction amenée par Nagel permet déjà denvisager que le juste et le bien, respectivement, peuvent aussi bien mobiliser des raisons ou des valeurs neutres que relatives à lagent. Le juste ne serait pas nécessairement porté par des raisons seulement neutres et impersonnelles, ni le bien par des raisons seulement relatives et personnelles – ou par des croyances purement subjectives. Ainsi apprendre à jouer du violon ou jeûner pour des raisons religieuses reposent sur des raisons relatives à lagent, que tous ne partagent pas nécessairement, mais pour Nagel la liberté, la dignité, la sécurité sont autant de biens qui sont considérés comme ayant une valeur impersonnelle, parce quils sont justifiés et acceptables, rationnellement et objectivement, de tout individu se plaçant au point de vue impersonnel. Dautre part et conséquemment, le juste combine ces biens neutres de liberté, dégalité, de sécurité, à des raisons déontologiques, qui posent des limites à ce que lon peut faire à autrui et sont au cœur des droits fondamentaux. La question de la priorité du juste et du bien est donc encore ouverte, et lon pourrait sattendre à ce que Nagel renonce à une quelconque priorité morale ou épistémologique entre eux pour privilégier leur mise en équilibre.

Pourtant il opte pour la priorité du juste sur le bien, à partir de son examen de la tension entre ce quil appelle « la vie morale » – que lon peut ici considérer comme étant la vie principalement dirigée par le souci du juste – et « la vie bonne » – orientée par et vers le bien. Au vu de la dualité des points de vue en nous, et de légale légitimité objective, neutre ou relative des préoccupations pour le juste comme pour le bien, 106il faut que la théorie éthique retenue reconnaisse le conflit entre la vie morale et la vie bonne, plutôt quelle ne tente de le nier en définissant lune par lautre ou en éliminant lune des deux13. Elle peut alors le faire de deux manières : soit elle établit une quelconque relation de priorité entre le juste et le bien, entre vie morale et vie bonne, soit elle considère quaucune delles ne lemporte de manière nécessaire et systématique sur lautre. Nagel rejette la possibilité que le bien lemporte sur le juste ; en effet même sil peut prendre sous certains aspects une forme impersonnelle et neutre, le souci de la vie bonne est généralement, et au moins pour partie, articulé soit par des préférences subjectives, soit par des raisons relatives à lagent – donc personnelles. Or Nagel vise une théorie éthique à prétention universelle, et seul le caractère impersonnel peut garantir luniversalité, puisquil présente des raisons neutres valant pour quiconque dun point de vue objectif. Cette même exigence exclut la possibilité, pourtant tentante ainsi quil le reconnaît, dopter pour la thèse des forces concurrentes du juste et du bien : elle a le mérite de reconnaître leur conflit et leur égale légitimité, mais elle permet que le bien lemporte parfois sur le juste, sapant à nouveau lautorité du point de vue impersonnel.

Cette double exigence duniversalité et de reconnaissance de la dualité des points de vue ne laisse donc quune option : la priorité du juste sur le bien, qui permet détablir dabord un cadre de raisons universelles, impersonnelles et neutres, puis dy aménager une place pour les points de vue personnels objectivement légitimes et tolérables. Le point de vue impersonnel dégage des principes moraux fondamentaux, universels, catégoriques, parmi lesquels le respect impersonnel de chacun – découlant de la reconnaissance du fait que chacun nest quune personne parmi dautres également réelles14 –, les droits fondamentaux, et certains biens liés à cette reconnaissance morale des droits et de la dignité égale de chacun : la liberté, le respect de soi, laccès aux ressources pour mener sa vie de manière épanouissante15, etc. Le juste se voit ainsi accorder une priorité en des termes fortement déontologiques, mais qui incluent néanmoins des principes et des raisons liés au bien. Et cest pourquoi ce 107choix, dans les travaux de Nagel, saccompagne dun assouplissement de la perspective déontologique en direction du bien, et se complexifie ensuite avec des hybridations et des combinaisons qui font éclater le caractère strict dune telle priorité.

Une double recombinaison
du juste et du bien

Nagel souligne dabord, immédiatement après avoir opté pour la priorité déontologique du juste sur le bien, que ce choix repose sur une très forte exigence de rationalité16. Le rationnel doit guider la délibération morale, et il constitue la condition première à partir de laquelle on peut établir les raisons neutres du juste puis décider de la légitimité des raisons relatives pouvant lui être intégrées. Il faut, en dautres termes, que le juste soit rationnel, cest-à-dire quil puisse être objectivement reconnu comme valable par quiconque, dun point de vue impersonnel, et quil puisse également intégrer les raisons relatives aux points de vue plus personnels daprès des critères en eux-mêmes objectivement acceptables pour tous. Or lidée de rationnel, comme le signale Nagel, recouvre une ambiguïté : soit elle désigne ce qui est rationnellement exigé, soit elle désigne ce qui est rationnellement acceptable. Lorsque lon dit que le juste doit être rationnel, cela peut signifier soit a) quêtre injuste sera toujours irrationnel, soit b) quêtre juste nest jamais irrationnel. Seul a) validerait la thèse de la priorité stricte du juste, en affirmant que la rationalité est nécessairement du côté du juste seul, là où la thèse b), en posant quil nest simplement pas contraire à la rationalité, suggère quil puisse être un choix rationnel parmi dautres possibles.

On sattendrait alors à ce que Nagel appuie sa défense de la priorité du juste sur la thèse a) ; pourtant il préfère la refuser, et cest ici, daprès nous, quil commence à opérer une véritable recombinaison du juste et du bien. Il affirme en effet que cette thèse est trop exigeante, en posant une morale purement impersonnelle et rationnelle qui ignore la division des points de vue en nous et légale légitimité des raisons neutres et 108relatives à lagent. Il opte alors pour une théorie éthique dans laquelle le juste doit être rationnel au moins au sens faible : cest-à-dire quil nest jamais irrationnel dagir de manière juste, ce qui nexclut pas la possibilité quil puisse parfois être rationnel dagir de manière injuste, daprès des raisons plus fortes liées au bien. Puisque mes motifs personnels peuvent résister aux exigences impersonnelles, cette résistance doit en elle-même être objectivement reconnue par la théorie éthique, de manière impersonnelle, et il doit être possible que le bien lemporte parfois sur le juste voire le redéfinisse. Il sagit donc dassouplir la dimension impersonnelle dune morale universelle, de manière à ce quelle puisse ménager une place réelle et légitime au souci personnel du bien sans le rendre irrationnel, et sans non plus exiger de lindividu de sacrifier son bien au nom de raisons impersonnelles rigides.

Sur le plan éthique, Nagel développe dans Le Point de vue de nulle part ce quon appelle une théorie hybride entre déontologie et conséquentialisme, que lon peut définir comme une théorie considérant quil est toujours permis, mais jamais requis, de produire le meilleur résultat dun point de vue impartial, et accordant également à lagent une prérogative pour évaluer les résultats depuis son point de vue personnel. Autrement dit la perspective conséquentialiste peut parfois être envisagée, mais elle ne doit pas orienter normativement laction. Le conséquentialisme promeut en effet des raisons morales strictement impersonnelles et neutres par rapport à lagent, mais qui ne peuvent pas intégrer les raisons relatives à lagent dont Nagel a montré le caractère irréductible et légitime17. Il privilégie donc lapproche déontologique, qui présente elle aussi une prétention universelle et impersonnelle mais qui pose demblée, avec les droits et les devoirs, la légitimité des raisons relatives à lagent et la légitimité de la perspective personnelle. Mais il reconnaît la possibilité dadopter parfois une perspective conséquentialiste où les droits et les raisons relatives à lagent peuvent se trouver subordonnés à la visée des meilleurs états de fait possibles18. Cette théorie morale hybride demeure, pour Nagel, anti-perfectionniste sur le plan épistémologique : ses principes 109combinés sont justifiés de manière objective, rationnelle et universelle, sans présupposer de bien ou de valeur morale spécifique. Mais elle est encore très exigeante, puisquelle requiert la capacité dadopter un point de vue aussi impersonnel que possible sur soi-même, autrui et le monde, à partir duquel équilibrer la reconnaissance des points de vue personnels et la défense impersonnelle de certains biens. Or on ne peut pas attendre des individus une transformation de soi19 telle quils opteraient toujours pour des raisons objectives, impersonnelles, universelles – même hybrides – : le jeu des points de vue demeure, ainsi que les conflits engendrés par le pluralisme moral et la confrontation de raisons incompatibles, mais pouvant chacune être légitime. Il faut donc que la tension des raisons morales et des points de vue soit reconnue, acceptée, intégrée mais aussi encadrée et limitée. Une telle solution, pour Nagel, peut être envisagée sur le plan politique20, où il opère selon nous une seconde combinaison normative du juste et du bien : celle qui tâche darticuler sa théorie éthique hybride à une théorie politique normative capable de la réaliser, et qui le conduit à injecter des éléments perfectionnistes à son approche éthico-politique.

Ce passage de léthique à la politique est soutenu pour Nagel par deux idées, celle dimpartialité et celle de tolérance objective. Une théorie éthique doit, pour être universelle, mobiliser un point de vue qui serait impartial en un sens supérieur, cest-à-dire qui appliquerait une impartialité incluant comme un fait objectif la diversité et la pluralité des perspectives partiales des individus21. Ce point de vue impartial requiert ladoption de la tolérance objective22 envers les conceptions et raisons personnelles des individus, notamment celles liées au bien. Cette tolérance nest pas une stricte neutralité envers toutes les conceptions et raisons partiales : elle sapplique uniquement aux raisons ou principes objectifs, quils soient neutres ou relatifs à lagent, qui peuvent être rationnellement reconnus comme tels par tous, ou que lon ne peut 110raisonnablement rejeter23. Une telle idée de tolérance ne fait donc pas disparaître le conflit entre le juste et le bien, mais Nagel considère que lon peut espérer que le poids des raisons sera plutôt du côté du juste. Cest là que lon trouve le plus de raisons impersonnelles, et

Pourvu que les raisons soient universelles, lapplication répétée de critères impersonnels semble engendrer lensemble dexigences le plus intégré que lon puisse espérer, en prenant en compte des raisons qui dérivent de toutes les perspectives24.

Or pour Nagel, la meilleure théorie normative politique à même de réaliser ce double réquisit dimpartialité et de tolérance objective, en accord avec sa théorie morale hybride25, cest le libéralisme égalitaire dinspiration rawlsienne. Cette forme de libéralisme accorde au juste la primauté sur le bien, tout en reconnaissant la pertinence et la légitimité de ce dernier – à la condition que cette pertinence et légitimité ninterviennent pas au niveau des principes constitutifs de la société. Mais Nagel assouplit dans Égalité et partialité cette dernière condition rawlsienne, dans une perspective reprenant cette fois sur le plan politique lhybridation opérée sur le plan moral entre déontologie et certaines formes limitées de conséquentialisme.

Nagel promeut une égalité beaucoup plus forte que celle avancée par le principe de différence rawlsien, avec un principe de répartition plus impartial mais plus étendu26. Mais paradoxalement sa conception inclut demblée certains biens inégalitaires qui peuvent, et même doivent 111sous certains aspects, diriger lorientation et la définition du juste27. Si le juste reste moralement premier, dans une perspective déontologique, la théorie normative politique de Nagel semble articuler à son libéralisme égalitaire une perspective perfectionniste, de type maximaliste, que lon trouve dordinaire plutôt dans les conceptions dites communautariennes. Ce point est lié au réalisme moral de Nagel : il y a des faits moraux et des valeurs indépendantes de notre jugement, et, par extension, des choses qui sont précieuses en elles-mêmes et quil faut respecter, quelle que soit leur appréciation effective par les individus, leur utilité ou encore leur caractère plaisant. De même, sur le plan politique il y a des valeurs qui apportent à la société des buts légitimes, en dehors de la valeur quont les objets pour les hommes. La promotion de lexcellence est en elle-même un objectif collectivement défendable, répondant aux exigences de limpartialité puisquelle est en droit valable universellement pour tous, tout en permettant à chacun dy rattacher ses propres valeurs dautonomie. Dès lors pour Nagel, et contre Rawls, les inégalités quant aux dépenses publiques nécessaires à ce type de biens – comme les musées, les opéras, éventuellement la haute couture, etc. – sont acceptables, car elles sont des instruments efficaces pour favoriser la création des plus belles choses au monde. Et il défend très fermement lidée selon laquelle, sur ces points, une société juste doit être anti-égalitaire et sefforcer de développer lexcellence au plus haut degré, tout en maximisant laccès à cette excellence.

La théorie éthique hybride de Nagel se trouve ainsi traduite sur le plan politique par une nouvelle combinaison, cette fois entre les concepts moraux et les concepts épistémologiques sous-tendant lopposition traditionnelle du juste et du bien. Sur le plan moral, le juste est prioritaire sur le bien et lapproche déontologique lemporte, mais elle inclut la reconnaissance de la pertinence du bien et de la partialité des points de vue personnels, et shybride à certains éléments téléologiques dans une conception plus souple de la rationalité. Sur le plan politique, la théorie normative correspondante est légalitarisme libéral, qui affirme la priorité du juste sur le bien, les principes universels et impartiaux de liberté et dégalité, et la tolérance à légard des valeurs personnelles raisonnables ; mais la reconnaissance de la légitimité de certains biens et de certaines valeurs intrinsèques donne lieu à une percée perfectionniste 112et maximaliste au sein de cette théorie politique. En dautres termes, le bien comme principe moral peut être reconnu et inclus dans une théorie accordant la priorité au juste, mais au niveau politique, il peut participer pour partie à la définition même du traitement juste des individus, dans une perspective épistémologique perfectionniste qui se combine à la perspective déontologique et égalitariste.

Est-ce que cette double combinaison fonctionne ? Permet-elle de penser un même système capable dunifier théorie éthique et théorie politique, sur le plan normatif, sans finalement « diluer » les concepts les uns dans les autres ?

Les limites de la conception
éthico-politique de Nagel

Nagel considère que cest bien sur la scène politique que lon peut espérer voir ses deux théories unifiées, au sein du libéralisme28 et par le biais de ce quil appelle « la division morale du travail » entre les institutions et les individus29. Les premières doivent promouvoir les valeurs et intérêts impersonnels, qui découlent de raisons neutres par rapport à lagent, tout en ménageant une place aux valeurs et intérêts personnels relatifs à lagent. Par ailleurs la percée perfectionniste envisagée permet dintégrer, au niveau institutionnel lui-même, la reconnaissance de certains biens comme devant orienter la justification des valeurs impersonnelles. De leur côté, les individus doivent travailler à soutenir ou transformer ces institutions de manière à la fois à garantir les valeurs impersonnelles centrales (la liberté, la dignité, laccès aux ressources, etc.) et à sassurer quelles reconnaissent des espaces légitimes de partialité. Cette division du travail doit ainsi être à la fois institutionnelle, et plus profondément encore morale, comme division des rôles et des points de vue au sein de chaque individu, chacun intégrant progressivement lidéal égalitaire et opérant ainsi pour soi une sorte de « conversion » à limpartialité 113libérale. Autrement dit, les institutions doivent soccuper de limpartialité dordre supérieur, notamment par la défense de lidéal égalitaire, et les individus doivent intégrer en eux-mêmes cet idéal impartial, tout en le travaillant de lintérieur de manière à ce quil soit psychologiquement et moralement acceptable, quil ne se confonde jamais avec une impartialité purement impersonnelle.

Mais cette division du travail demeure pour Nagel seulement la forme que pourrait prendre un système unifiant sa théorie éthique et sa théorie politique, et répondant à lexigence de la reconnaissance de la dualité des points de vue en chacun de nous. Cette piste ne lui permet pas de résoudre un problème quil estime indépassable, à savoir un saut entre sa meilleure conception normative éthique (la théorie hybride) et sa meilleure conception normative politique (le libéralisme politique égalitaire). Les effets de la division des points de vue dans chacun de nous, cumulés aux conflits engendrés par la confrontation des points de vue individuels entre eux, maintiennent un décalage important avec ce que limpartialité égalitaire libérale vise. Dautant que cette impartialité égalitaire, même redéfinie comme incluant les points de vue personnels et les raisons relatives, tend à être plus impartiale et à promouvoir des valeurs neutres bien plus fortement quon ne peut légitimement limposer aux individus : « la politique est potentiellement plus égalitaire que la moralité individuelle30 ».

Le point de vue personnel résiste, souvent légitimement, à cette perspective impersonnelle, et qui plus est, il peut également résister au point de vue personnel dautrui : autrement dit, le double conflit entre les points de vue personnels, et entre le personnel et limpersonnel, nest pas aboli, mais au mieux reconnu par lapproche avancée par Nagel. Et cette reconnaissance ne suffit pas à dégager un quelconque principe, ou un ensemble de principes, susceptibles dunifier normativement les perspectives dans un même système31. La division morale du travail quil propose nest en elle-même que la forme dune solution possible, sans que lon puisse vraiment définir dans quelle mesure elle permettrait délaborer un égalitarisme substantiel répondant aux différentes exigences normatives mentionnées. Ainsi, sur certaines questions très sensibles comme lavortement, leuthanasie, etc., nous ne pouvons pas 114faire fond sur ce qui serait un même système éthico-politique cohérent et unifié, délivrant des principes qui permettraient de trancher le débat : nous ne pouvons nous tourner que vers lintuition, lajustement moral, la délibération démocratique et léventuelle jurisprudence qui linscrirait au niveau juridique32.

Ainsi pour Nagel il nous manque encore aujourdhui un idéal politique cohérent, en adéquation avec notre meilleure théorie morale. Plus exactement, soit la théorie hybride est vraie, et alors elle ne peut être concrètement mise en œuvre par un idéal égalitaire fort, soit cest légalitarisme qui est vrai, et alors il faut renoncer à la théorie hybride. Comment sortir dune telle impasse ?

Il nous semble ici que la difficulté gît dans lidée selon laquelle la théorie morale sous-tend la théorie politique, qui en serait en quelque sorte lapplication concrète. Or cette idée pose deux problèmes concaténés : il nest tout dabord pas évident que la morale soit antérieure à la politique, ni que la morale collective, partagée ou appliquée au niveau politique soit le prolongement de la morale individuelle. Envisager la politique comme le prolongement de la morale, cest poser un postulat anthropologique, méthodologique voire psychologique extrêmement spécifique, qui supposerait que lêtre humain dispose de capacités morales « naturelles » que lorganisation politique permettrait dépanouir et dorienter, et qui suggérerait même que lhomme peut être examiné en dehors de toute appartenance politique et sociale. Bien plus, considérer que les capacités morales individuelles peuvent sagréger et sorganiser au niveau collectif pose des difficultés aiguës, notamment celle du passage de la moralité personnelle à une moralité interpersonnelle qui suppose une continuité naturelle et non-problématique entre elles. Nagel ne cesse de travailler ce conflit entre les points de vue personnels des individus, et entre ces points de vue et le point de vue impersonnel, mais garantir leur articulation par lidée de rationalité objective peut être soupçonné dêtre en soi un postulat trop spécifique, partial voire utopique, déployant une conception de la personne centrée essentiellement sur la rationalité au détriment dautres caractéristiques33.

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Mais, et cest là le second problème, le communautarianisme comme le libéralisme considèrent précisément que la théorie politique a une responsabilité morale : celle de réaliser, par le biais des institutions, des règles de vie commune, des délibérations collectives et démocratiques, ces vertus historiquement et localement définies ou cette moralité impartiale. Or cela peut susciter un risque : celui de considérer le politique comme un moyen en vue de la fin supérieure que serait la morale, et ainsi paradoxalement permettre des recours, des institutions ou des actions politiques éventuellement immoraux, du moins contraires au souci déontologique – cest finalement le risque idéologique.

Ces deux problèmes disparaissent si lon considère les trois options suivantes : soit le politique et la morale nont aucun rapport lun avec lautre, soit ils sont constitutifs lun de lautre, soit cest au contraire le politique qui fonde et guide la morale. La première option peut être rapprochée de la thèse de Bernard Williams34, pour qui la philosophie politique nest pas simplement de la philosophie morale appliquée, mais possède ses propres concepts. Néanmoins ces concepts pouvant être de type moral – ils ne le sont tout simplement pas de manière nécessaire et systématique –, nous inclinons ici plutôt en faveur de la seconde ou de la troisième option. Or considérer que le politique structure la morale présente à notre sens dautres difficultés. Le postulat anthropologique est inverse à celui qui articule implicitement la pensée de Nagel, et sil est ici plus proche de la tradition contractualiste réhabilitée par Rawls, il présuppose une conception de la personne qui doit choisir entre deux options. Soit elle fait de la rationalité son trait essentiel, ce qui serait ici en cohérence avec la conception posée par Nagel et garantirait la prétention à luniversalité du système, mais cela pourrait à nouveau être soupçonné dêtre très partial, biaisé, orienté ; soit elle prend en compte les caractéristiques historiques, culturelles, linguistiques, etc. définissant les personnes, mais alors elle court le risque de prêter le flanc à une forme de relativisme ne répondant plus à lexigence de viser un système au moins à prétention universelle.

Si lon veut donc conserver la perspective esquissée par Nagel en direction dun système universel mais néanmoins capable dintégrer la 116relativité – sans être en lui-même relativiste –, il ne semble ici rester que la seconde option : penser la morale et le politique comme constitutifs lun de lautre. Si lune et lautre sont intrinsèquement liés, sans que lon présuppose une antériorité ou une priorité entre eux, il devient en effet possible denvisager une théorie politique pouvant mieux coïncider avec la théorie éthique de Nagel : celle du républicanisme35. Cette conception politique est proche, dans ses principes et son aspect démocratique, du libéralisme mais insiste davantage sur lengagement politique des citoyens, le caractère central des vertus civiques et donc lintrication entre éthique et politique qui constitue la liberté « positive36 ».

Mais cette option requiert de modifier un peu la conception de la personne de Nagel. Il considère quune partie de nous-mêmes est fondamentalement sociale, tandis que lautre est centrée sur les intérêts, valeurs et projets de vie strictement individuels : et cest cette distinction qui sous-tend les conflits éthiques et politiques, et creuse le saut entre léthique et la politique. Mais on pourrait considérer que ce nest pas seulement une partie de nous qui est sociale, mais notre personne entière. Si nous sommes entièrement sociaux, demblée pris dans le politique au sens large et demblée dotés dun « sens » ou dun souci moral pour nous-mêmes et autrui, alors on peut envisager deux choses. Tout dabord, que notre nature sociale et notre moralité se développent simultanément et senrichissent lune lautre, sans que lon puisse les dissocier ou envisager, même hypothétiquement, une morale a-sociale ou une société a-morale. Dautre part, cela suggère que si cette nature pleinement sociale est le fond sur lequel peuvent se développer nos conceptions morales, simultanément ces conceptions morales intègrent et déploient des vertus de citoyenneté, qui seraient les vertus permettant 117précisément dajuster les demandes impersonnelles du social et les demandes personnelles de lindividu, en lui-même. Le pessimisme de Nagel sur la conciliation de la morale et de la politique est peut-être alors excessif : politiquement, le modèle républicain est déjà disponible. La question est bien plutôt de savoir jusquoù et comment il pourrait être porté en direction de lidéal fortement égalitaire quavance Nagel : cest sur le plan politico-économique que les choses se compliquent, car il semble bien que laltruisme et limpartialité peinent à y être même des possibilités.

Conclusion

Nous avons ici voulu montrer que le juste et le bien peuvent certes être opposés, mais que cela nest ni nécessaire, ni suffisant : ce nest pas nécessaire, car ils peuvent tout à fait être articulés et combinés à travers les plans moral et épistémologique ; et ce nest pas suffisant, car ainsi que lapport de Nagel le suggère, leur combinaison, même lorsquelle est pensée en termes de priorité, semble requérir des exceptions ou du moins des assouplissements. La tâche entreprise par Nagel, à partir de la reconnaissance de la dualité des points de vue et du pluralisme des raisons, propose une entrée originale dans le débat traditionnel entre le juste et le bien en en faisant éclater certaines lignes de démarcation et en les recristallisant sous une configuration nouvelle. La combinaison normative du juste et du bien quil établit dans sa théorie morale hybride, prolongée sur le plan politique par son libéralisme égalitaire teinté de perfectionnisme, maintient un fort engagement déontologique mais y injecte un souci pour le bien qui entend reconnaître à la fois les raisons neutres et les raisons relatives à lagent qui peuvent larticuler. Ce dernier outil théorique nous semble constituer un levier stimulant pour envisager à nouveaux frais les concepts de juste et de bien ainsi que les types de systèmes philosophiques les ayant approchés, et pour clarifier la nature de bon nombre de conflits moraux ou politiques.

Mais si ce levier permet de lever certaines difficultés, il ne permet pas encore de reconstruire entièrement un système complet. On a pu 118noter les obstacles, notamment pratiques, quune telle proposition laisse et même soulève ; Nagel les reconnaît. Ils nous semblent pouvoir être dépassés par une perspective politique : celle du républicanisme – dailleurs préféré par les communautariens37. Dans cette perspective la double hybridation entre déontologie et téléologie, et entre morale et politique, serait permise par laffirmation simultanée de droits et devoirs fondamentaux, de certains biens et de certaines vertus. Ces dernières étant de nature tant morale que politique, et supposant la définition de certains biens, lensemble permettrait de justifier quatre points centraux : dabord, les seuils conséquentialistes que Nagel envisage dans une théorie globalement déontologique, ensuite lapproche perfectionniste quil suggère quant à certains biens collectifs. Dautre part, lidée que la théorie politique devrait articuler des normes impersonnelles à la reconnaissance de lautonomie des individus, en leur accordant des espaces de liberté partiale où ils peuvent mobiliser leurs valeurs personnelles, et enfin lidée que, par cette division même des rôles entre le public et le privé, les individus pourraient intégrer les idéaux politiques et moraux de liberté, dégalité, de dignité, et ainsi cultiver un progrès moral tant individuel que partagé.

Blondine Desbiolles

Université Jean Moulin Lyon 3 – IRPhiL

1 Je tiens ici à remercier Thierry Gontier pour lorganisation du colloque international « Le juste et le bien » et pour son soutien, et Samuel Lepine, qui a discuté mon texte. Lors de ce colloque, les questions et critiques de Charles Girard, Marc-Antoine Dilhac, Alessandro Ferrara et Andrée-Anne Cormier ont également contribué à préciser depuis ma réflexion. Je remercie également les deux relecteurs anonymes, dont les retours mont poussée à clarifier et rééquilibrer mon argumentation en plusieurs passages.

2 Nous nous appuyons ici sur les distinctions resserrées par André Berten, Pablo Da Silveira, Hervé Pourtois dans Libéraux et communautariens, 2002, p. 29-32.

3 Déontologie et téléologie peuvent chacune recouvrir de nombreuses approches spécifiques ; précisons brièvement quau sein de la téléologie, on pourra trouver lutilitarisme, les conséquentialismes, et les éthiques des vertus (lesquelles sont des formes de perfectionnisme éthique, voir note suivante).

4 Il faut ici préciser que cette définition, assez technique, vise à clarifier la multitude des oppositions au sein du débat entre le juste et le bien. Le perfectionnisme épistémologique ne doit donc pas être confondu avec le perfectionnisme éthique, qui est au cœur des éthiques des vertus et constitue donc une forme de morale téléologique. Le perfectionnisme éthique conçoit le raisonnement, la délibération et laction en morale comme étant liés à la visée de lexcellence de soi, de la conduite de sa vie, de ses rapports à autrui et au monde ; il constitue en ce sens éthique une troisième voie face à lalternative morale principale, déontologie vs. conséquentialisme. Et parce quil sagit là de deux niveaux distincts, lun moral et lautre épistémologique, un perfectionnisme nentraîne pas nécessairement lautre : ainsi que nous lavancerons, Nagel nous paraît justement articuler un anti-perfectionnisme épistémologique à un fort engagement déontologique, qui nest pourtant pas sans laisser place à une forme de perfectionnisme éthique. Il est dailleurs intéressant de noter que Nagel a pu être lu comme un inspirateur de certaines formes de perfectionnisme éthique : voir sur ce point Susan Wolf, “Moral Saints”, The Journal of Philosophy, vol. 79, no 8, 1982, notamment la note p. 437.

5 Telle est lapproche de Rawls, dans sa Théorie de la justice, où il pose comme principes fondamentaux la liberté égale des personnes – sur le plan moral –, mais démontre que les principes de liberté égale et dégalité démocratique peuvent seuls être justifiés et acceptés rationnellement et raisonnablement. Voir John Rawls, A Theory of justice, The Belnap Press of Harvard University Press, 1971, trad. française Théorie de la justice, Seuil, « Points Essais » no 354, 2009.

6 Nous pensons ici à lapproche de MacIntyre, qui défend une conception morale téléologique, où la finalité bonne conditionne la moralité, et perfectionniste, où ce qui est juste ne peut être défini que sur le fonds dune communauté de principes moraux – donc liés au bien. Voir Alasdair MacIntyre, Après la vertu, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.

7 Dans le premier cas, la justice lemporte moralement sur tout autre intérêt au niveau des principes, et doit trancher les conflits, mais cette justice peut simultanément être définie et orientée, au moins sur certains points, par une certaine conception de la vie bonne. Dans la seconde combinaison possible, le bien, plutôt que le juste, doit être larbitre moral des conflits et des divergences, mais ce bien qui va arbitrer les conflits nest bien que parce quil est défini au préalable par des principes de justice, déduits de manière indépendante de toute préconception de la vie bonne, par un principe catégorique de laction juste. Voir sur ce point Charles Larmore, Modernité et morale, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, ch. 2, qui accepte lantiperfectionnisme mais considère quil est compatible avec les théories dites téléologiques qui acceptent en réalité la priorité morale du juste sur le bien.

8 Thomas Nagel, “The Fragmentation of Value”, Mortal Questions, 1979, Cambridge, Cambridge University Press, ch. 9, p. 128-141.

9 Précisons ici que Nagel avait dabord associé « objectif » et « impersonnel » pour les opposer à « subjectif » et « personnel », mais quil est ensuite revenu sur cette opposition pour plutôt envisager des relations de polarité et dinclusion. Voir Thomas Nagel, The Possibility of Altruism, Princeton, Princeton University Press, 1978, notamment le Postcript puis passim ; Mortal Questions, Op. cit., ch. 14 « Subjective and Objective », p. 196-213 ; Le Point de vue de nulle part, Combas, LÉclat, 1993, Introduction et ch. 8 et 9.

10 Cette approche repose, dans la pensée de Nagel, sur sa défense du réalisme normatif et du rationalisme, qui sous-tendent sa conception de lobjectivité. Voir Thomas Nagel, Le Point de vue de nulle part, Op. cit., ch. 5, p. 100-108 ; ch. 8, p. 166-169 ; et ch. 9, p. 223-224 ; voir également « The Limits of Objectivity », The Tanner Lectures on Human Values, 1979.

11 Nagel reprend ici le vocabulaire avancé par Derek Parfit dans Reasons and Persons, qui lappliquait aux buts que les différentes théories morales donnent aux individus, mais pour létendre à la structure formelle et logique de toutes les raisons dagir. Voir Derek Parfit, Reasons and Persons, 1987, p. 143 ; T. Nagel, Le Point de vue de nulle part, Op. cit., ch. 8, p. 179-187 (surtout la note 4 p. 183) et 195-196.

12 T. Nagel, Op. cit., ch. 9, p. 197-198.

13 Ibid., ch. 10, p. 234.

14 T. Nagel, Égalité et partialité, Paris, Presses Universitaires de France, 1994, ch. 2, p. 10-11 ; voir également The Possibility of Altruism, Op. cit., p. 14, où linspiration déontologique kantienne de Nagel est clairement posée.

15 T. Nagel, Le Point de vue de nulle part, Op. cit., ch. 9, p. 205.

16 Ibid., ch. 10, p. 239-245.

17 Et ce dautant plus quil considère que les droits fondamentaux de la personne relèvent de raisons relatives à lagent ; voir notre discussion de cette thèse dans Blondine Desbiolles, « De la valeur des droits à la valeur dinviolabilité : un examen critique de la conception de Thomas Nagel », Ethica, UQAR, vol. 18, no 2, Printemps 2014, p. 93-126.

18 Sur ce rejet dune seule et unique conception de la valeur morale, voir aussi T. Nagel, Mortal Questions, Op. cit., ch. 9, particulièrement p. 131-132.

19 Thomas Nagel, Le Point de vue de nulle part, Op. cit., ch. 10, p. 246-248.

20 Ibid.

21 Ibid., ch. 8, p. 186-187 ; ch. 10, p. 240-242 ; Égalité et partialité, Op. cit., ch. 2, p. 14-18.

22 Cette notion de tolérance objective est dabord développée par Nagel dans son chapitre sur la liberté, et le problème des raisons dagir objectives ; elle est ensuite appliquée plus largement au domaine de la raison pratique, et prend la forme dune tolérance morale puis, au niveau politique, dune tolérance libérale rejoignant celle défendue par Rawls. Voir T. Nagel, Le Point de vue de nulle part, Op. cit., ch. 7, p. 157-161 ; ch. 8, p. 168 ; ch. 9, p. 225 ; Égalité et partialité, Op. cit., ch. 14, p. 165-166 notamment.

23 T. Nagel, Égalité et partialité, Op. cit., ch. 4, p. 37-39.

24 T. Nagel, Le Point de vue de nulle part, Op. cit., ch. 10, p. 245.

25 Là où Rawls défend le libéralisme égalitaire, porté par sa conception de la justice comme équité, dans une perspective strictement politique, Nagel adopte la même posture politique mais à partir de considérations éthiques et épistémologiques préalables ; et celles-ci le conduisent, comme nous le défendons ici, à modifier cet égalitarisme libéral dans une hybridation qui diverge de lapproche rawlsienne.

26 Nagel défend la priorité accordée aux plus défavorisés (notamment en termes dopportunités, de chances, daccès à léducation, etc.), mais considère quen termes daides financières, cette priorité sera aussi bien assurée par une répartition plus égale et plus étendue : mieux vaut donner, par exemple, une même somme x à tous, car elle permettra aux plus pauvres dacheter des biens essentiels et nécessaires, tandis quau-delà dun certain seuil de richesse, lutilité de ce même montant décroît. Ce montant x naugmentera donc pas considérablement la richesse des plus favorisés. Pour Nagel, cela permettra dà la fois aider les plus pauvres, et de cultiver un modèle dégalité impartiale susceptible dêtre progressivement mieux et plus intériorisé par chaque membre de la société. Voir T. Nagel, Égalité et partialité, Op. cit., ch. 7, p. 71-72, 75-76, 79-80.

27 Ibid., ch. 12, p. 139-147.

28 T. Nagel, « Moral Conflict and Political Legitimacy », Philosophy and Public Affairs, vol. 16, no 3, été 1987, et Égalité et partialité, Op. cit., ch. 6, p. 63-64.

29 T. Nagel, Égalité et partialité, Op. cit., ch. 6, notamment p. 59-60 et 66-68.

30 Ibid., ch. 6, p. 65.

31 Ibid., ch. 5, p. 53.

32 Ibid., et “Moral Conflict and Political Legitimacy”, Philosophy and Public Affairs, vol. 16, no 3, été 1987, § 6.

33 Cest là le cœur de la critique communautarianiste adressée au libéralisme rawlsien, par exemple par Michael Sandel, « The Procedural Republic and the Unencumbered Self », Political Theory, 1984, qui dénonce le « moi désencombré » ou « désengagé » libéral.

34 Williams, Bernard, “From Freedom to Liberty : The Construction of a Political Value”, in Philosophy & Public Affairs, Vol. 30, no 1, hiver 2001.

35 Cette piste, ainsi que la critique de la conception de la personne de Nagel, est proposée par Alan Thomas, Thomas Nagel, Acumen Publishing, 2008. Notons dailleurs que Rawls soulignait la compatibilité de sa théorie de la justice avec le républicanisme. Nagel, sans explicitement lenvisager, se réfère néanmoins régulièrement (voir Égalité et partialité, Op. cit., ch. 6, p. 62-63) à Rousseau, que lon peut rattacher à la tradition républicaine, notamment lorsquil souligne lexigence « (…) que les structures institutionnelles conventionnelles qui servent le bien commun dune manière moralement acceptable pénètrent davantage au cœur même de la vie individuelle. » (p. 66).

36 Pour une approche plus détaillée du républicanisme que nous ne pouvons lamener ici, voir notamment Catherine Audard, Quest-ce que le libéralisme ? Éthique, politique, société, Paris, Gallimard Folio Essai, 2009, et Philip Pettit, « Libéralisme », Dictionnaire déthique et de philosophie morale, dir. M. Canto-Sperber, p. 826-833 ; Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, NRF Essais Gallimard, 2004.

37 Voir par exemple Michael Sandel, « The Procedural Republic and the Unencumbered Self », Political Theory, 1984, trad. française dans André Berten, Pablo Da Silveira et Hervé Pourtois, Libéraux et communautariens, Paris, PUF, 1997.