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Classiques Garnier

La complémentarité du juste et du bien

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2017 – 2, n° 11
    . Le juste et le bien. Normativité éthique, modèles politiques et démocratie
  • Auteur : Ferrara (Alessandro)
  • Résumé : La distinction – absente de la philosophie classique – entre le point de vue du juste ou de la justice et celui du bien est caractéristique des réflexions modernes sur la justice. Ceux qui ont souligné la radicalité de cette distinction ont principalement défendu la priorité du juste. Dans cet article, l’enchevêtrement entre la distinction du juste et du bien et le problème de leur priorité est remis en question, et une thèse de complémentarité y est défendue.
  • Pages : 75 à 98
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406077657
  • ISBN : 978-2-406-07765-7
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07765-7.p.0075
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/02/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Justice, bien, distinction du juste et du bien, jugement, John Rawls
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La Complémentarité
du Juste et du Bien

La réflexion moderne sur la justice est inaugurée par lémergence dune distinction nette – quon ne trouve pas dans la tradition de la philosophie classique – entre le point de vue du juste ou de la justice, et celui du bien. Bien quune formulation explicite de cette distinction ait été offerte pour la première fois seulement par Ross, dans son essai The Right and the Good, en 1930, on trouve déjà dans The Methods of Ethics de Sidgwick une approche du problème qui a contribué de manière décisive à façonner lidée, si répandue chez la plupart des philosophes contemporains, quil y a en effet un « problème de priorité1 ». Ceux qui ont souligné la radicalité de cette distinction ont aussi été ceux qui ont principalement défendu la priorité du juste. En mappuyant sur une conception jugementielle2 de la justice que jai développée par ailleurs3, je veux dans cet article déconnecter la distinction du juste et du bien de la question de leur priorité. En affrontant la défense de la priorité du bien que propose Larmore, je défendrai une thèse de complémentarité qui (du moins en philosophie politique) ne retient que la distinction du juste et du bien, sans prendre parti pour la priorité daucune de ces notions.

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La défense de la priorité
du juste selon Larmore

Même si beaucoup dauteurs contemporains traitent de la distinction du juste et du bien, lune des formulations les plus claires des enjeux quelle implique est établie par Larmore4. Je suivrai son argumentation, considérée comme représentative de lapproche libérale de la justice, parce quelle fournit un arrière-plan permettant de mettre en contraste la compréhension libérale, généralement acceptée, de la justice et une conception alternative reposant sur le jugement réfléchissant. Largumentation de Larmore procède en trois temps. Dabord, en sappuyant sur Sidgwick il considère que, là où la philosophie antique mettait très largement laccent sur la priorité du bien par rapport à celle du juste, la philosophie moderne a très largement embrassé la thèse opposée, à savoir la priorité du juste sur le bien. Cette généralisation me semble ne pas être entièrement exacte.

Bien quil soit certainement vrai quaucun philosophe classique ait jamais construit sa pensée éthique et politique autour dune notion du juste qui serait distincte dune conception plus inclusive du « bien », il y a bien plus dexceptions à la centralité moderne du juste que celles mentionnés par Larmore – Hume, Schopenhauer, Anscombe et Foot. Malgré la diversité de leurs approches, les penseurs dont la réflexion éthique tourne autour de la notion dauthenticité – Rousseau, Schiller et Kierkegaard – sont essentiellement des « penseurs de la vertu », qui adoptent une priorité du bien sui generis : les vertus classiques se trouvent concentrées et résumée dans une même vertu centrale de cohérence avec soi-même. Ensuite on ne peut aisément comprendre la tradition existentialiste entière – particulièrement Sartre et Jaspers – comme se ralliant sous la bannière de la priorité du juste. De même la tentative pour interpréter les implications éthiques de la pensée de Hegel, Nietzsche, Heidegger et Wittgenstein en termes de priorité du juste semble tout aussi opaque. La tradition pragmatiste entière semble résister à sa classification dans la priorité du juste : léthique de Dewey, tant dans sa formulation de 1908 que dans celle de 19325, 77apparaît comme une tentative explicite pour lier moralité et réalisation de soi de lagent. Finalement, le raisonnement par lequel Larmore remet en question linterprétation traditionnelle de lutilitarisme comme étant une éthique centrée sur le bien nest pas entièrement convaincant : le fait de supposer quil faille porter une attention égale aux conséquences dune action visant le bien de chaque individu, considéré de manière séparée, ne suffit pas à éliminer le point de vue du bien de la place centrale quil occupe de manière évidente dans la perspective utilitariste. En philosophie politique, par exemple, lutilitarisme a travaillé dur tout au long du xxe siècle pour incorporer les droits fondamentaux dans son cadre théorique, en se corrigeant en « utilitarisme de la règle » ; mais malgré tout cet effort philosophique sincère les droits subjectifs, dans la constellation utilitariste, demeurent des planètes qui réfléchissent une lumière venant dailleurs, à savoir de « lutilité sociale » ou, en dautres termes, du bien pour la société6, qui est bien létoile polaire de cette tradition. Pour en revenir à la défense de lutilitarisme que propose Larmore, on pourrait objecter que le précepte, relevant théoriquement du juste, daprès lequel il faut accorder aux individus une considération égale affecte seulement le mode ou la manière du jugement, mais en aucun sens ne contribue à déterminer substantiellement ce qui a une valeur morale.

Dans le second moment de son raisonnement, Larmore propose une reconstruction de la défense kantienne de la priorité du juste. Kant élabore une telle défense dans la Critique de la raison pratique, parce quil a besoin de clarifier le statut de la proposition, avancée auparavant dans les Fondements de la Métaphysique des Mœurs, daprès laquelle la seule chose inconditionnellement bonne est la volonté qui se dirige elle-même vers le principe moral7. Comme Larmore le souligne, lun des premiers cri78tiques des Fondements a objecté que la thèse de la priorité du juste, dans la mesure où elle présuppose que le principe moral vers lequel la volonté bonne est orientée est en lui-même bon, échoue à surmonter la priorité classique du bien. Dans le contexte de la Critique de la raison pratique, Larmore identifie deux arguments distincts permettant de réaffirmer la priorité du juste contre une telle objection. Dune part, Kant souligne que si lon fait du bien le fondement du juste – à savoir, en affirmant que le principe moral dérive sa puissance de sa capacité à promouvoir le bien – alors, dans la mesure où toute idée du bien doit de quelque manière être liée aux désirs de lagent, la morale aussi va se trouver liée au désir et au plaisir de lagent. Kant considère que cette conclusion est intenable. La raison pour laquelle il faut rejeter cette liaison de la morale et de la satisfaction du désir repose non pas tant sur le caractère intrinsèquement égoïste du désir – en fait, il est possible dimaginer des conceptions du bonheur fondées sur des désirs altruistes – que sur le caractère extrêmement variable des objets du désir et des conceptions du bonheur. Littéralement, « chaque personne a une conception différente de son propre bonheur, modelée par sa propre constitution et ses expériences particulières8 ». Une variabilité aussi extrême rend lidée de bonheur, et par conséquent celle de désir, inapte à fonder un principe moral censé sappliquer à tous. Larmore attire notre attention sur lhorizon moderne qui est ici présupposé : ce qui motive Kant à rejeter la conception classique platonicienne et aristotélicienne selon laquelle tous les êtres humains, dans leur recherche du bien, sont guidés par une idée daccomplissement suffisamment unifiée pour servir de critère à la distinction des vertus, cest sa « conscience pluraliste de la grande variété des formes dépanouissement humain et de labsence dun quelconque classement parmi elles que tous pourraient reconnaître9 ».

Dautre part Kant observe que, puisque notre connaissance de ce qui satisfait nos désirs ne peut être quempirique et jamais a priori, vouloir construire la morale sur le désir et le bonheur, en conférant au bien la primauté sur le juste, reviendrait à renoncer à la qualité « catégorique » ou « inconditionnelle » que lon associe intuitivement aux commandements de la loi morale. Seule la priorité du juste sur le bien peut justifier cette intuition. Puisque le caractère catégorique, et non hypothétique, 79du principe moral nest pas à labri du débat mais doit être établi, le deuxième argument de Kant semble revenir en pratique à une pétition de principe. Mais comme Larmore le fait valoir, Kant a su éviter cette pétition de principe en instaurant, pour ainsi dire, le caractère catégorique de la loi morale comme lun des « faits de la raison » évidents – des vérités que nous connaissons immédiatement dans notre conscience, sans être capable de les justifier par quoi que ce soit dautre. Jappelle cela un acte dinstauration parce que Kant abandonne lambition – qui fait dailleurs partie intégrante de lapproche eudémoniste prévalant dans la philosophie antique – de justifier le point de vue moral auprès de ceux qui ne le partagent pas déjà, et aussi parce que de fait cela place le caractère inconditionnel de la loi morale à labri de toute controverse. La théorie morale, dans cette perspective, peut seulement élucider ou rendre explicites des intuitions quil nest pas en son pouvoir de créer. Comme le dit Larmore, à partir de là Kant va considérer que « seule la priorité du juste sur le bien peut donner un sens à ce que nous savons, dans notre for intérieur, être la nature des devoirs moraux10 ».

Pour finir, dans la troisième étape de son raisonnement Larmore donne à la thèse de la priorité du juste un tour intersubjectif très intéressant. Les idées et les doctrines morales fonctionnent, comme tous les autres vocabulaires, à partir dun large arrière-plan de suppositions. Parfois des ensembles entiers de ces présuppositions subissent des transformations et ainsi introduisent des tensions nouvelles dans des doctrines jusque-là solides. Dans le cas de largumentation de Kant, lune de ces idées darrière-plan ayant subi des modifications significatives est celle de la conception de lindividu. Les conceptions atomistes de lindividu – nécessaires pour rendre compte de lidée dintuitions morales partagées par tout être humain en tant que tel – ne sont plus dominantes et sont devenues de plus en plus problématiques pour tous ceux qui, parmi nous, en sont venus par lenseignement de Hegel, de Durkheim, de Mead, du pragmatisme et de beaucoup dautres sources à considérer lindividu comme étant inter-subjectivement constitué par des processus de reconnaissance mutuelle culturellement ancrés. En accord avec cette nouvelle conception de lindividu, Larmore souligne que le rôle de la « socialisation » doit être inclus dans léquation. Ainsi quil le formule :

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Les devoirs catégoriques nont alors plus besoin den appeler à un intérêt métaphysiquement obscur pour la morale, que nous sommes supposés avoir quelles quaient pu être nos expériences ; ils présupposent plutôt simplement quil y a un intérêt pour les devoirs catégoriques dans lequel chacun peut être socialisé11.

Ainsi, en suivant largumentation de Kant, nous pouvons supposer que le point de vue du juste est indépendant et antérieur à celui du bien ; en revanche, à la différence de Kant, nous supposons que lagent prend part au point de vue moral non pas de manière a priori, en vertu de sa constitution pré-sociale de sujet moral, mais a posteriori, cest-à-dire en vertu de son expérience comme membre de la société. Le caractère a posteriori de notre accès au point de vue moral, poursuit Larmore, nentache pas la qualité inconditionnelle de notre engagement envers la moralité. Car même si cest au sein dun processus de socialisation que nous apprenons à reconnaître notre intérêt pour les devoirs catégoriques, cette reconnaissance est totalement indépendante des intérêts empiriques que nous pourrions avoir : ce que nous reconnaissons, cest notre intérêt pour ce que nous devrions faire. Relier conceptuellement la qualité inconditionnelle du devoir moral à la découverte que cet intérêt pour la moralité est socialement induit, ne revient pas à subordonner la notion du juste à une notion surplombante du bien.

Une difficulté nouvelle, néanmoins, affecte la justification par Larmore de la priorité du juste. Les préceptes inconditionnels dune conscience à présent redéfinie comme le produit de la socialisation pourraient être remis en cause si nous refusons allégeance à la forme de vie reflétée par le processus de socialisation dans lequel nous en venons à reconnaître la qualité inconditionnelle de nos intérêts moraux. Il faut porter au crédit de Larmore quici il évite de recourir à deux stratégies argumentatives communes mais aussi problématiques lune que lautre. La première, lalternative du « point de vue de nulle part », comprise en un sens plus lâche que celui que lui attribue Thomas Nagel, essaye de surmonter cette difficulté en postulant la viabilité dun point de vue dimpartialité, détaché de tous les engagements locaux et contextuels que nous pourrions avoir, qui nous permet dévaluer, à partir de notre engagement envers la raison seule, toutes les autres adhésions « partiales » « avec la même distance dont nous évaluons les engagements de nimporte qui 81dautre12 ». Larmore objecte à cette stratégie quun « engagement envers la rationalité » est « une base trop ténue pour justifier la validité dune quelconque obligation morale, si elle ne peut pas sappuyer sur la validité dautres de nos engagements13 ».

Il est en fin de compte déraisonnable de considérer, selon Larmore, que la raison morale exige que nos décisions « reposent sur la raison seule » et excluent toute référence aux autres sortes de croyances que nous pourrions avoir sur lobjet en question14. Cest déraisonnable parce que daprès cette conception très peu de choses pourraient être justifiées, en morale ou dans tout autre domaine.

La seconde stratégie consiste en une réévaluation positive de la conception classique de la morale comme point de vue normatif qui est en définitive au service de lépanouissement de lagent – cest la réhabilitation de la perspective aristotélicienne. Cette stratégie se heurte à la difficulté, déjà examinée par Kant, de la pluralité des idées du bien offertes à lagent moderne.

Larmore essaie alors de développer une troisième stratégie argumentative :

Si lidée dune morale de base pouvant sappliquer à tous fait effectivement partie de nos convictions les plus ancrées, et si elle ne peut être comprise en termes de priorité du bien, alors ces convictions nous engagent aussi à croire en la priorité du juste. Pourquoi ces convictions ne peuvent-elles pas tenir par elles-mêmes ? Si nous plaçons au centre de notre pensée morale le fait que ce sont là des convictions dont nous ne démordrons pas, alors il y a quelque chose que nous pouvons mobiliser comme source de ces obligations catégoriques. Non pas Dieu, ni la raison pratique, mais plutôt le mode de vie exprimé dans ces convictions. Il ny aura plus aucune raison positive de douter de lautorité de la conscience, lorsquelle parle des devoirs qui sont inconditionnellement les nôtres, dès lors quelle sera considérée comme nétant rien de plus que la voix du mode de vie auquel nous tenons15.

Ce troisième argument, néanmoins, ne peut éviter limpasse contextualiste ou relativiste quen évitant que « la voix du mode de vie auquel nous tenons » soit réduite à une description factuelle de notre culture dans son état présent. Comment alors comprendre cette 82voix, pour quelle ait une signification normative ? La section suivante apportera une proposition de réponse, et la section finale soulignera ses conséquences pour la relation du juste et du bien.

Vers une conception alternative du juste

Jai suivi de près largumentation de Larmore parce quelle offre un bon point dentrée pour traiter le juste et le bien du point de vue dune conception alternative fondée sur le jugement réfléchissant. Afin délaborer une telle conception, il nous faut dabord donner les contours dune conception jugementielle – pleinement immanente – du juste ou de la justice. Une fois que nous aurons saisi la force normative mais non pas fondationnaliste du juste ou de la justice, nous pourrons revisiter sa relation au bien.

Je reformule le problème de la justice dans les termes suivants : quelle idée de la justice peut assurer lintégration dune société de citoyens libres et égaux qui adhèrent à différentes conceptions du bien, en les aidant à résoudre leurs conflits dintérêt et de valeur sans en appeler à des points de vue, des critères ou des principes extérieurs aux parties engagées dans le contentieux ?

Lidée centrale de la conception jugementielle est que la signification de la justice ne peut être comprise indépendamment de la compréhension de la réalisation de soi, ou du bien, dune identité collective. La justice, en dautres termes, nest pas aussi différente de la poursuite du bien par une identité collective que le tiennent pour acquis les conceptions politico-philosophiques contemporaines dascendance kantienne. On illustrera mieux la différence entre ces conceptions et celle défendue ici si lon se réfère au contexte dans lequel un problème de justice surgit. Pour les conceptions de la justice reposant sur un universalisme généralisant, lorsquun nombre de parties en désaccord émettent des demandes conflictuelles sur une ressource, matérielle ou idéale, et nont aucune vision partagée du bien à laquelle se référer pour résoudre le conflit, alors – étant donné le postulat du respect égal dû à la conception de chaque partie – le point de vue de la justice est envisagé comme lapplication 83au différend en question dun certain principe impartial, un principe que personne ne pourrait raisonnablement rejeter (Scanlon) ou un principe dont on peut dériver une solution également bonne pour tous (Habermas)16. Du point de vue de la conception jugementielle de la justice, ce nest pas lassociation de la justice et de la neutralité qui est problématique. Le problème gît plutôt dans lexternalité de la source doù le point de vue impartial est censé tirer sa force selon ces approches néo-kantiennes : les présuppositions du discours chez Habermas, les principes du choix rationnel dans la Théorie de la justice, la notion même d« égalité » telle que la construit Dworkin, les trois contraintes conversationnelles dAckerman dans Social Justice and the Liberal State, etc.17 Seul le Rawls tardif, dans Libéralisme politique, et plus tôt dans « Kantian Constructivism in Moral Theory », a notoirement rejeté lidée que la justesse de la justice comme équité pourrait reposer sur « le fait quelle est vraie daprès un ordre qui nous serait antérieur et donné », et interprété sa force normative comme étant liée à une conception de la justice « qui serait en accord avec notre compréhension profonde de nous-mêmes et de nos aspirations », ainsi que reconnue comme étant « la doctrine la plus raisonnable pour nous ». Mais ce que signifie exactement le fait que quelque chose soit « le plus raisonnable pour nous » – et pas seulement « représentative de nous », ce que risquait dimpliquer la troisième étape de largumentation de Larmore –, cela nest pas clarifié par Rawls18.

Mais comment un point de vue impartial de la justice ou du juste peut-il à la fois être enraciné dans « notre contexte » et « transcender le contexte » ? Il nous faut examiner de plus près un présupposé qui est implicite dans les conceptions de la justice fondées sur la priorité du 84juste. Certains des auteurs qui nadhèrent pas à une conception atomiste de lindividu continuent à partager en commun avec la conception atomiste de la subjectivité un élément important. Même dans la conception politique de la personne de Rawls, qui vise à être neutre quant à toute conception substantielle de la subjectivité, et même dans la conception habermassienne de lindividu comme étant intersubjectivement constitué, la relation entre les parties à qui lon doit justice – quil sagisse dindividus ou de groupes dindividus, des atomes constitutifs de linteraction sociale ou du produit des processus intersubjectifs – est perçue comme nétant pas plus pertinente, pour évaluer les demandes pratiques concurrentes, que la relation entre les individus conçus de manière atomiste par la philosophie politique moderne depuis Hobbes jusquà Mill. Peu importe lintensité que cette relation peut avoir sous bon nombre daspects – dun point de vue psychologique, sociologique, politique ou économique –, elle est considérée comme non pertinente lorsquil sagit de déterminer ce que la justice requiert. En fait, pour Rawls et Habermas la distinction entre le juste et le bien repose sur le postulat daprès lequel tout conflit entre les parties, individuelles ou collectives, qui poursuivent des conceptions diverses du bien ne peut être résolu que si lon sabstrait de toute idée du bien pour accéder à un point de vue plus général, appelé le « point de vue moral », ou le point de vue de « limpartialité » ou de « léquité », lequel ne réfléchit aucune identité spécifique, quelle soit individuelle ou collective.

La conception jugementielle de la justice part dune autre compréhension du contexte de la justice et de limpartialité. Lidée sous-jacente est que, dès lors quun nombre de parties individuelles ou collectives entrent en conflit quant à leurs visions incompatibles du bien et aux demandes concurrentes sur les ressources qui en découlent, un tel conflit présuppose non seulement quelles doivent être impliquées dans une interaction commune – présupposition qui ne pose aucun problème aux conceptions posant la priorité du juste –, mais également quune telle interaction fournit un appui normatif au point de vue « impartial mais immanent » qui est recherché.

Dans le processus dinteraction mutuelle, en fait, les parties pour qui un problème de justice apparaît ne peuvent que développer une identité19 85commune surplombante ou la représentation dun « nous », aussi fines ou minimales soient-elles, dont le bien compris comme épanouissement est en quelque sorte équivalent à ce que les déontologistes appellent la justice. En dautres termes, une certaine propriété – que jappelle impartialité située, à défaut dun meilleur vocable – appartient de manière inhérente à cette identité surplombante ou à ce « nous ». Cette propriété permet au bien pour une telle identité surplombante de servir les mêmes fonctions que celles que le concept de justice est généralement supposé remplir : à savoir, a) poser des limites à la poursuite légitime de fins qui ne se recoupent pas, b) définir des manières de régler les conflits dintérêt et de valeur qui soient au service dune coopération pacifique continue, et c) fournir un critère dévaluation de la légitimité des normes qui soit acceptable par tous.

Deux présuppositions distinctes de cette conception jugementielle de la justice doivent à présent être examinées. La première est lidée daprès laquelle il ne peut y avoir de « conflit » sans que lon partage, en même temps, un horizon dorientations qui fonctionne comme une condition de possibilité du conflit. La seconde idée concerne la pertinence normative du recoupement entre les identités, cest-à-dire lidée quun tel recoupement peut être traité comme une identité de plein droit, aussi minimale soit-elle, et quelle exerce une force normative sur les revendications des parties en conflit. Nous les examinons lune après lautre.

La première idée repose sur un argument bien connu contre le relativisme, autour duquel des auteurs de tempéraments philosophiques très différents se rencontrent néanmoins. La même thèse a été défendue par Davidson, dans sa théorie des schèmes conceptuels, par Geertz en anthropologie, par Gadamer en herméneutique, par Putnam dans son pragmatisme analytique, par Williams à travers la notion d« exclusivité incommensurable » : à savoir que lidée dune incommensurabilité totale est en fin de compte incohérente20. Les gens qui articulent leur compréhension du sujet en question à partir de vocabulaires qui nont 86absolument aucun lien ne pourraient pas, au sens strict, rendre compte du fait quils sont dans une quelconque relation les uns avec les autres. Nous pouvons appliquer cette idée au cas de la justice. Il nest pas possible que deux conceptions du bien soient incommensurables au point de ne contenir aucun point dintersection quelconque, et pourtant permettent à ceux qui les embrassent de comprendre leur relation mutuelle comme une relation de conflit sur des questions de justice.

La seconde assertion – au sujet de la pertinence normative du recoupement des identités –, repose également sur la convergence dauteurs très divers : Durkheim, Taylor, Walzer et Rorty. Je passe brièvement en revue leurs manières davancer cette idée.

Dans sa « Conclusion » de La Division sociale du travail, Durkheim offre des considérations intéressantes sur la justesse de notre sens local de la justice. Il semble envisager une hiérarchie des points de vue normatifs, de plus en plus généraux mais toujours situés, à partir desquels le particularisme des intérêts de lindividu et du groupe peuvent être régulés. Dans ses propres termes, « de même que les conflits privés ne peuvent être contenus que par laction régulatrice de la société qui enveloppe les individus, les conflits intersociaux ne peuvent être contenus que par laction régulatrice dune société qui comprenne en son sein toutes les autres21 ». La source de la normativité dans ce cas est donnée par le fait quen vertu de notre participation à la même division du travail, nous sommes déjà placés dans une sorte despace moral commun, aussi fin soit-il, qui peut à la fois « modérer » le particularisme des parties individuelles ou collectives et exercer une fonction dordonnancement par rapport à leurs demandes. Dans la conception de Durkheim dune « société qui comprenne en son sein toutes les autres » nous trouvons une préfiguration puissante de lidée selon laquelle, finalement, lancrage normatif mais situé du point de vue de la justice est à trouver dans le bien, compris comme ce que requiert lépanouissement de lhumanité en entier, de manière historique, contingente mais qui ne peut néanmoins être transcendée22.

Charles Taylor présuppose une idée similaire. Dans son essai « Atomism », il soutient que nous avons une certaine obligation à 87maintenir le type de société qui permet le développement de nos capacités23. Ce « devoir envers la société », cest-à-dire envers le tout plus large qui contient les parties en conflit, implique que nous ne pourrions pas « affirmer sans réserve notre droit malgré, ou aux dépens dune telle société » : plutôt, qu« en cas de conflit nous devrions être conduits à reconnaître que nous étions légitimement tiraillés de part et dautre24 ». Si nous devions échouer à remplir ce devoir, et affirmer à la place notre intérêt particulier, nous contribuerions alors, de manière contradictoire, à affaiblir les conditions de possibilité de lépanouissement de nos capacités fondamentales, et nous nous condamnerions à un « mode dexistence tronqué ». Largumentation de Taylor vise à contrer lobjection selon laquelle nous devons nous soucier non pas de la société en entier mais seulement des institutions qui sont les plus directement significatives pour le développement de nos capacités, par exemple la famille. Nos familles ne peuvent exercer une telle fonction formatrice que dans la mesure où elles ne sont pas des unités patriarcales isolées, mais sont prises dans le tissu de la société plus large, et même dans le tout de la civilisation occidentale, incluant son art, sa culture, sa philosophie, sa science, sa pratique politique, ses institutions et ses croyances et rituels religieux25. Il ny a néanmoins pas de raison pour que cette ligne de raisonnement ne soit pas étendue un cran plus loin : la civilisation occidentale ne pourrait être ce quelle est et exercer sa fonction formatrice sans le contraste formé par le plan des autres civilisations. Lindividu a alors le devoir de soutenir lépanouissement de la communauté humaine en tant que telle et dutiliser cette idée régulatrice pour évaluer les mérites des intérêts régionaux en conflit.

Lidée de remplacer la justice abstraite, qui a pour prémisse la priorité du juste, par une justice située comprise comme servant le bien dune identité dordre supérieur, a aussi été mise en avant par Walzer et Rorty. Dans Thick and Thin : Moral Argument at Home and Abroad, Walzer soutient quentre les compréhensions de la justice plus universelles mais plus fines, et celles plus locales mais plus épaisses, la relation nest pas celle du principe à ses applications : il nest pas possible de déduire de 88principes abstraits les représentations riches des morales concrètes, pas plus quon ne peut montrer que notre espèce est partie dun code moral unique qui par la suite a subi la même expérience que celle de nos capacités linguistiques après Babel. Au contraire, « la morale est dès lorigine épaisse, intégrée à une culture, pleinement résonnante, et elle se révèle de manière fine seulement en des occasions spéciales, quand le langage moral est tourné vers des buts spécifiques26 ». Le caractère moralement fin de la justice se développe à partir du recoupement contingent de plusieurs morales locales plus épaisses. En même temps nous ne devrions pas comprendre « épais » comme léquivalent de réel, et « fin » comme celui dartificiel. Car nous avons généralement des sentiments très forts au sujet de concepts moraux « fins » comme la dignité, la liberté, les droits humains et autres du même type. Ce sont là les notions morales qui nous émeuvent le plus lorsque nous les voyons trahies ou attaquées où que ce soit dans le monde. La relation entre le fin et lépais doit plutôt être comprise en termes de « réitération ». Le discours moral minimal ou fin consiste en des principes et des règles qui sont réitérés en des moments et des lieux différents, et qui sont considérés comme similaires même sils sont exprimés dans des idiomes différents, et même sils reflètent des histoires et des conceptions du monde différentes27.

Dans « Justice as a Larger Loyalty », Rorty part dun exemple de conflits entre la justice et la loyauté – il est naturel et juste, dans des circonstances normales, de partager la nourriture avec les personnes tombées dans la pauvreté et la rue, mais peut-être pas en temps de famine, quand agir ainsi pourrait revenir à manquer de loyauté envers sa propre famille28 –, et en vient ensuite à définir le problème de la justice en termes de loyautés concurrentes.

Serait-ce une bonne idée de considérer la « justice » comme le terme désignant la loyauté envers un certain groupe très large, comme le nom de notre loyauté actuelle la plus large, plutôt que comme désignant quelque chose de distinct de la loyauté ? Pouvons-nous remplacer la notion de « justice » par celle de loyauté envers ce groupe – par exemple, nos concitoyens, ou lespèce 89humaine, ou toutes les choses vivantes ? Quelque chose serait-il perdu dans cette substitution29 ?

En répondant à cette question par la négative, Rorty sappuie sur Walzer (1994) et inscrit également Rawls au nombre des défenseurs dune distinction entre, dune part, les conceptions épaisses ou englobantes du bien, et dautre part les conceptions fines ou politiques de la justice, et il soutient que les conflits entre la justice et la loyauté sont finalement des conflits entre « deux descriptions de soi, deux manières de donner du sens à sa vie30 », deux descriptions du soi comme appartenant à un cercle plus petit ou plus large.

Le problème avec tous ces auteurs est similaire à la question sans réponse de Larmore, à la fin de la section I. Bien quils conçoivent la justice ou le juste comme étant reliés à lexigence de travailler au bien de lidentité dordre supérieur ou du « nous », lequel inclut les identités partielles impliquées dans le contentieux au sujet des intérêts ou des valeurs, ils échouent à préciser a) ce que pourrait être la source de la normativité de la justice ainsi conçue, et b) le type de relation qui devrait alors être supposé pour rattacher le juste et le bien.

Jaborde le premier problème dans le reste de cette section, et ses conséquences pour la relation du juste et du bien dans la suivante.

Si daprès la conception avancée ici et corroborée par ces différents auteurs, ce que la justice requiert est équivalent à ce que lidentité dordre supérieur formée à lintersection des identités en conflit requiert pour son propre bien ou sa propre réalisation, pourquoi ces exigences possèdent-elles une force normative ? Une telle force normative plonge en définitive ses racines – comme dans les éthiques du bien aristotéliciennes, classiques et contemporaines – dans la réflexion eudémoniste sur soi de lagent. Pourtant deux aspects des approches aristotéliciennes et néo-aristotéliciennes demeurent quelque peu problématiques : a) elles dépendent de visions substantielles de la vie bonne, et b) elles peinent à spécifier une conception crédible du « devoir envers autrui », par-delà le devoir eudémoniste de bien mener sa propre vie.

La conception jugementielle de la justice vise à éviter ces deux impasses. Tout dabord, elle ne repose sur aucune conception a priori 90de ce quest le bien pour les êtres humains : elle prend pour point de départ la compréhension que lagent a lui-même du bien, puis essaye de surmonter la partialité dune telle conception en faisant reposer la justice sur ladoption du point de vue dune collectivité dordre supérieur qui idéalement, dans le cas du point de vue moral, peut être coextensive de lhumanité en entier.

En second lieu, en exigeant ladoption dun tel point de vue élargi, lapproche jugementielle de la justice introduit lidée de devoirs envers les autres sans dériver de tels devoirs dune quelconque source qui ne possèderait pas pour lagent, dans la forme de sa participation, aussi minimale soit-elle – par exemple via lauto-constitution de lagent par le fait de se voir lui-même à travers le regard de lautre généralisé –, un ancrage interne dans lespace dintersection.

Cest sur cette relation de lagent et de lidentité collective que lapproche jugementielle fonde la normativité de la justice : parce que des aspects de lidentité dordre supérieur, du « nous », contribuent à la constitution de lidentité du seul agent conflictuel (que ce soit un individu ou une sous-collectivité), il ne peut les ignorer dans ses réflexions sur son propre bien sans quil lui en coûte un appauvrissement de cette compréhension.

Cette explication vise à tracer une troisième voie entre deux alternatives également indésirables, à savoir dune part « cognitiviser », naturaliser ou en quelque sorte réduire la normativité de la justice à autre chose quelle-même (la saisie rationnelle ou intuitive dune certaine vérité normative qui « ferait partie des meubles de lunivers »), et dautre part à sceller cette normativité dans celle, auto-contenue, dun jeu de langage que nous navons aucune obligation de jouer.

Dans le même esprit que celui dans lequel nous interrogeons les dieux weberiens de la modernité – en demandant à chacun deux « Comment sera ma vie si je vous sers ? » –, nous pouvons légitimement demander : « Pourquoi sinquiéter de la justice ? Pourquoi se soucier des demandes dautrui ? », à condition que ces questions ne signifient pas tant « Quels principes de la raison nous enjoignent dentretenir ces préoccupations ? » que quelque chose comme « Une vie humaine menée sans souci pour la justice pourrait-elle être aussi bonne quune vie incluant un tel souci ? ». Notre réponse négative à cette dernière question repose sur la thèse daprès laquelle une vie humaine, individuelle ou agrégée, menée sans 91préoccupation pour la justice sera moins complète quune vie qui sen soucie, et quen fin de compte le caractère juste de la justice, sa puissance pour nous, repose sur le fait quelle contribue au caractère bon de la vie de lidentité plus large à laquelle les groupes humains peuvent appartenir, à savoir lhumanité. Ceci étant dit, une conception jugementielle de la justice ne revient pas à simplement réaffirmer la priorité du bien. Malgré lentrelacement de la justice et de lépanouissement dune identité, il ny a aucun moyen de dériver ce que la justice requiert dune conception générale et substantielle du bien, de la manière dont la philosophie morale classique le suggérait31. Il est néanmoins important de comprendre la raison pour laquelle le bien, quand il est considéré du point de vue de la conception jugementielle de la justice, ne peut être rétabli comme le point de vue privilégié vis-à-vis du juste.

Cette raison est différente de celles mentionnées par Kant et reconstruites par Larmore. La raison pour laquelle le bien ne peut être premier nest pas liée au fait quil est intrinsèquement pluriel, ni quil dépend de lexpérience. En fait, lesthétique est un champ où une compréhension pluraliste de la valeur a toujours prévalu – et même des siècles avant le tournant linguistique – et na jamais constitué un obstacle à la possibilité dévaluer la validité esthétique des œuvres dart concrètes. Rien en principe ninterdit dapprocher le bien dans une veine similaire : ce nest pas la dimension plurielle en tant que telle qui empêche le bien dêtre un concept premier adéquat pour la morale, mais seulement la pluralité combinée à une perspective généralisante et reposant sur un principe, contrairement à une perspective fondée sur le jugement, ou exemplaire.

Largument selon lequel la qualité a posteriori du bien le rendrait contingent de manière gênante apparaît tout aussi peu plausible. La philosophie de Kant, parmi les sources qui nous ont enseigné à remettre radicalement en question léquation classique posée entre lexpérience empirique et la contingence, est lune de celles qui ont le plus fait autorité. Navons-nous pas appris de la Critique de la raison pure que la nécessité peut habiter le monde de la posteriori tout autant que celui de la priori ? Je soupçonne quil nexiste tout simplement pas de raison 92objective ou externe du type cherché par Kant qui puisse nous obliger à penser, sous peine dêtre déraisonnable, que le bien ne peut jamais primer sur le juste.

Nous devons plutôt retourner en nous-mêmes et nous demander si, étant donné qui nous sommes, nous pouvons vraiment vouloir articuler une philosophie morale et politique centrée sur une vision du bien générale et substantielle. La raison la plus forte pour laquelle le bien ne peut être premier par rapport au juste nest pas liée à des relations nécessaires entre des concepts, mais cest une raison en rapport avec notre propre volonté, notre volonté formée dans le contexte de notre expérience moderne des guerres de religion et, plus récemment, des guerres ethniques.

Pour récapituler : la justice ne peut être « catégorique » ou inconditionnelle pour nous au sens visé par Kant – cest-à-dire, indépendamment de qui nous sommes. Même dans les termes de son exemple favori, leffondrement ou la préservation de linstitution de la promesse nest pas sans affecter le caractère bon de notre vie et, ainsi que Hegel la souligné, ces suppositions tacites au sujet de la bonté des promesses (ou de la propriété) sont tapies à larrière-plan du fonctionnement de limpératif catégorique32.

Ainsi, la conception jugementielle de la justice, loin de remettre en question la distinction entre les deux points de vue du juste et du bien, entend en offrir une meilleure lecture – à savoir, une interprétation qui saccorde mieux à nos intuitions que les conceptions rivales néo-kantiennes et néo-aristotéliciennes. Le cœur de la reformulation de la distinction, dans la perspective jugementielle, est constitué par lidée que le juste et le bien ne sont pas aussi radicalement discontinus que les défenseurs de la priorité du juste – de Kant à Habermas – ont voulu nous en convaincre.

En fait, nous ne pouvons associer le juste à labstrait et à lindépendance par rapport au contexte : les exigences visant laccomplissement de lidentité dordre supérieur ne sont pas moins concrètes et liées au contexte que celles visant celui des identités en conflit. Nous ne pouvons pas non plus associer le bien au particularisme et à lancrage contextuel : en fait, 93lépanouissement de toute identité est dautant plus complet dans la mesure où il prend en compte tous les aspects de lidentité, y compris sa relation avec les identités dordre supérieur dont elle participe et les implications pratiques de cette relation. Même la justice morale conçue comme exerçant son jugement à partir du point de vue du « bien pour lhumanité » est liée au contexte. Car le bien pour lhumanité change de manière substantielle à travers le temps.

Finalement la justice apparaît, à la lumière de lapproche jugementielle, tout aussi contingente que le bien. Alors que dans tout conflit des orientations normatives il est toujours possible didentifier une orientation comparativement meilleure, où « meilleure » signifie « conduisant mieux à la réalisation de lidentité dordre supérieur concernée33 », la capacité à permettre une résolution réelle du conflit entre les tenants de conceptions rivales du bien dépend de lexistence dun espace de recoupement suffisamment étendu, et de son caractère assez robuste pour permettre limplémentation institutionnelle de la solution.

Rawls souligne que lidée moderne de la justice est lhéritière de la fin des guerres de religion. La justice comme équité, comme impartialité ou comme neutralité apparaît lorsque les conceptions religieuses compréhensives sont mises entre parenthèses pour le salut de la coopération pacifique. Pourtant aujourdhui, après plus de trois siècles, un certain cycle pourrait atteindre son terme. Sur lavortement, la peine de mort, le mariage homosexuel, et dautres enjeux similaires nous pouvons être confrontés au fait quil semble nexister aucun fondement neutre suffisamment épais pour supporter une solution institutionnellement viable et acceptable par toutes les parties raisonnables en désaccord. Nous naurions alors que le fait du conflit normatif, et le théâtre de la bataille serait la sphère publique dans laquelle nous essayons de mettre au clair, pour nous-mêmes, le type de valeurs daprès lesquelles nous voulons mener notre vie ensemble.

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Ces points de contact entre le juste et le bien ne doivent en revanche pas nous rendre aveugles à ce fait plus fondamental mais évident que ce que le bien requiert pour moi, pour ma famille, ma profession, ma ville, mon pays, ne peut se confondre – en dehors de cas occasionnels et fortuits de coïncidence totale – avec ce que je devrais faire quand mon interprétation du bien entre en conflit avec celle que dautres individus, dautres familles, dautres professions, dautres villes ou dautres pays ont du leur.

Mon argumentation ne vise pas à saper la distinction du juste et du bien, mais plutôt à montrer quune telle distinction na pas nécessairement à être associée, comme cela est communément supposé, à la priorité de lune ou lautre notion. Il est possible de combiner la conception de la justice ou du juste avancée ci-dessus avec une thèse de la complémentarité du juste et du bien. Je vais à présent illustrer comment cette complémentarité est possible.

La complémentarité du juste et du bien

En tant quagent moral individuel, je suis par définition intéressé par leudaemonia, la vie bonne ou lépanouissement – là où ces termes sont à comprendre en termes formels, tels que même mon choix de renoncer à lépanouissement dans son sens courant compte encore, en termes philosophiques, comme un choix fait dans le but datteindre lépanouissement, bien que ce soit un épanouissement conçu dans une optique dauto-abnégation. Cette première considération semble rendre le bien premier. Néanmoins, dans la mesure où – en raison de ma conception intersubjective de la subjectivité – je considère mon identité comme nétant pas entièrement indépendante de processus de reconnaissance qui trouvent leur origine dans dautres individus également autonomes et à la recherche de leur épanouissement, jen viens à lidée que les nombreux aspects de mon identité contiennent également des références et des liens à ces identités, et que je ne peux atteindre un épanouissement complet sans essayer de réaliser aussi ces parties de mon identité où sont réfléchis les sédiments de ces relations 95de reconnaissance. Il y a beaucoup de manières datteindre mon propre bien ou mon propre épanouissement, mais celles qui soutiennent aussi la réalisation des parties de mon identité dans lesquelles les engagements externes sont contenus seront toujours plus complètes. Doù lentrée en scène du moment déontologique, lié aux droits, où il sagit de rendre justice aux demandes des autres identités. Plus lépanouissement auquel jaspire est complet, et non pas partial, plus je dois prendre en compte les demandes des autres34.

Cette considération semblerait renverser la priorité et permettre à nouveau au juste de lemporter sur le bien. Néanmoins on pourrait considérer que les demandes des autres empiètent sur moi de manière normative, et non simplement de manière affective – cest-à-dire quelles génèrent pour moi un devoir – seulement dans la mesure où elles ne sont pas simplement dautres demandes particularistes, entrant en conflit avec les miennes, mais peuvent en quelque sorte être inclues dans les demandes dune identité dordre supérieur dans laquelle moi et autrui, en vertu de notre interaction, sommes impliqués. Ces exigences en vue de la réalisation de lidentité dordre supérieur, comme toutes les demandes dirigées vers la réalisation de nimporte quelle identité, sont orientées non pas vers un juste abstrait mais vers un bien concret, quoique ce soit un bien qui dépasse et sous certains aspects entre en conflit avec mon propre bien plus limité. Et pourtant encore une fois, en fin de compte ce qui est bon pour une identité dordre supérieur ne doit pas être conçu comme la somme des préférences individuelles dirigées vers un certain objet du désir collectif – que ce soit la liberté, légalité ou une autre valeur –, mais plutôt comme le produit dun jugement réfléchissant orienté35 concernant ce qui servirait le mieux, 96et serait le plus congruent avec les aspects constitutifs les plus cruciaux de notre identité. En ce sens même la notion de « bien pour lhumanité entière », qui sous-tend nos intuitions quant à la justice morale, possède ce moment dinconditionnalité habituellement associé au juste.

À moins que nous ne soyons prêts à confondre ce quest le bien dune identité collective avec ce que ceux qui y participent à un moment donné le croient être, il semble plausible de dire que le bien, pour toute identité – y compris celle de lhumanité –, est en quelque sorte relié à un jugement réfléchissant, émis tant depuis une perspective en première personne que depuis une perspective en troisième personne. Dans limpartialité sui generis dun tel jugement réfléchissant et orienté sur le bien, un moment crucial du « devoir » inconditionné, élaboré dans la notion du juste, est maintenu. Ce moment dinconditionnalité se manifeste dans limpression subjective, caractéristique de ceux qui émettent de tels jugements, quau moment même où ils exercent la liberté suprême ils ne font quobéir à une nécessité qui ne découle daucune source extérieure, et pourtant les conduit à dire « Je ne peux pas faire autrement » quand ils reconnaissent que cet ensemble spécifique de valeurs constitue le bien de cette identité. Ce moment dinconditionnalité, dimpartialité ou de quasi-légalité, indépendant de principes extérieurs et servant lépanouissement dune identité, est ce que Simmel a essayé de saisir sous lexpression de « loi morale individuelle36 ».

Aujourdhui nous assistons à une résurgence de lintérêt pour la vérité et pour le point de vue épistémique en politique, la vérité étant comprise comme distincte de la justification. Ce que la vérité a dattractif, par opposition à la justification, cest son Unverfügbarkeit, le fait quelle transcende la dimension de laccord, du compromis, et même des bonnes raisons ou du meilleur argument au sein de la raison publique. Pour ceux qui sont particulièrement sensibles à la force normative de ce qui est non négociable et de ce qui semble nous obliger indépendamment du consensus, ces réflexions peuvent suggérer que le moment dUnverfügbarkeit de la vérité, qui les attire tant et qui motive même certains à parler de « vérité morale », na pas à être attachée à lidée de représentation cognitive de quelque chose qui serait indépendant de nous, quand bien même il sagirait de la qualité 97impartiale du juste, comprise par opposition au caractère subjectif de la pluralité du bien – ainsi que deux millénaires de variations autour du thème de la caverne de Platon nous ont incité à le penser. Un tel moment dirréductibilité à laccord et au consensus peut aussi être articulé dans une veine « pratique », plutôt que cognitive – à savoir comme lindication dune substance normative, dun cadre institutionnel, dun schème constitutionnel que nous ne pouvons nous permettre de rejeter sans perdre ainsi la capacité à répondre à la question « Qui sommes-nous ? » de la manière que nous chérissons.

Pour résumer, bien que la conception jugementielle de la justice présuppose et reformule la distinction entre le point de vue du juste et celui du bien, elle fonctionne en combinant les deux – dans une combinaison qui prend la forme dune alternance et dune complémentarité sous lesquelles il est difficile de discerner lindication dune prédominance définie. Après le Tournant Linguistique le juste ne peut plus, pour nous, être fondé par un principe reposant sur un élément de la réalité objective – quand bien même il sagirait de la réalité nouménale du sujet moral. Cest pour cette raison que non seulement le bien, mais également le juste est lié à notre interprétation de qui nous sommes. Du fait quil inclut ce moment inévitable dinterprétation, il finit par contenir un moment du bien : en effet interpréter, cest toujours essayer de tirer le meilleur parti de la chose interprétée, pour la voir à la lumière de sa réalisation optimale37. Dautre part, dans la mesure où nous souhaitons que le bien demeure distinct de la préférence 98arbitraire, nous devons le penser en des termes réfléchissants, comme étant lié à un moment de jugement et, à travers ces caractéristiques, notre idée du bien finit par impliquer une certaine relation à la dimension du « devoir » ou au juste.

Alessandro Ferrara

University of Rome Tor Vergata

1 Voir William David Ross, The Right and the Good, Oxford, Clarendon Press, 1930 et Henry Sidgwick, The Methods of Ethics, London, MacMillan, 1907. Voir également Richard B. Brandt, A Theory of the Good and the Right, Oxford, Clarendon Press, 1979.

2 Néologisme proposé pour rendre lidée de « judgement conception of justice », exprimée en italien par le néologisme « giudizialista ». Si les expressions « conception de la justice par le jugement », ou « conception judicative de la justice » sapprochaient de lidée ainsi portée par Alessandro Ferrara, ce néologisme français a lavantage de mieux correspondre au néologisme italien originel, déviter les connotations plus négatives de « jugeante » ou « judicative », et de faire écho à la perspective historiographique dhistoire événementielle.

3 Voir Alessandro Ferrara, Justice and Judgment. The Rise and the Prospect of the Judgment Model in Contemporary Political Philosophy, London, Sage, 1999.

4 Voir Charles Larmore, « The Right and the Good », Philosophia, 20 (1-2), p. 15-32.

5 Voir John Dewey, Ethics (1908), édité par J. A. Boydston, avec une introduction de Ch. L. Stevenson, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1983, et Ethics (1932), édité par J. A. Boydston, avec une introduction dA. Edel et E. Flower, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1989.

6 Se détachant de sa première suspicion à légard des droits, résumée de manière notoire par Bentham qui les a qualifiés d« absurdités montées sur des échasses » (dans son Introduction aux principes de la morale et de la législation de 1789), lutilitarisme au 20e siècle a en fait essayé de rendre compte de la normativité des droits : voir B. J. Diggs, “Rules and Utilitarianism”, in Michael B. Bayles (ed.), Contemporary Utilitarianism, Garden City, Doubleday, 1968, p. 203-238 et Richard B. Brandt, “Toward a Credible Form of Utilitarianism”, in ibid., p. 143-186 ; voir également J. J. C. Smart, “Extreme and Restricted Utilitarianism”, in ibid., p. 99-115, et H. J. McCloskey, “An Examination of Restricted Utilitarianism”, in ibid., p. 117-141.

7 Voir Immanuel Kant, Groundwork of the Metaphysic of Morals (1785), traduit et annoté par H. J. Paton, New York, Harper & Row, 1964, p. 61.

8 Charles Larmore, “The Right and the Good”, p. 22-23.

9 Ibid., p. 22-23.

10 Ibid., p. 24.

11 Ibid., p. 24-25.

12 Ibid., p. 27.

13 Ibid., p. 27.

14 Voir ibid., p. 28.

15 Ibid., p. 30, italiques dA. Ferrara.

16 Voir Thomas Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1999, p. 195-197, et Jûrgen Habermas, Between Facts and Norms. Contributions to a Discourse Theory of Law and Democracy, trad. par William Rehg, Cambridge, Polity Press, 1996, p. 161.

17 Voir Jürgen Habermas, Between Facts and Norms, Op. cit., p. 230 ; Jon Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1971, p. 142-145 ; Ronald Dworkin, Freedoms Law. The Moral Reading of the American Constitution, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1996, p. 10 ; Bruce Ackerman, Social Justice and the Liberal State, New Haven, Yale University Press, 1980, p. 4-11.

18 Voir John Rawls, “Kantian Constructivism in Moral Theory”, in The Journal of Philosophy vol. 77, no 9, 1980, p. 519. Une formulation similaire est donnée dans John Rawls, Political Liberalism, New York, Columbia University Press, 2005, p. 28. Pour une discussion du sens de “le plus raisonnable pour nous”, voir Ferrara, Alessandro, The Force of the Example, Op. cit., p. 72-75.

19 Le terme d« identité » ici renvoie simplement à la possibilité de lier un individu humain ou un groupe humain à une réponse à la question « Qui suis-je ? » ou « Qui sommes-nous ? ».

20 Voir Donald Davidson, “On the Very Idea of a Conceptual Schema”, in D. Davidson, Inquiries into Truth and Interpretation, Oxford, Clarendon Press, 1984, p. 184 ; Clifford Geertz, The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, et Local Knowledge, New York, Basic Books, 1983 ; Hans Georg Gadamer, Truth and Method, New York, Continuum, 1975, p. 404-406 ; Bernard Williams, Moral Luck, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, p. 135 et Hilary Putnam, Realism and Reason, Vol. 3 de Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 191-197 et p. 234-238.

21 Émile Durkheim, De la division du travail social, Félix Alcan, Paris, 1893, p. 455.

22 Pour une application de ce raisonnement à la justification des droits de lhomme, voir Alessandro Ferrara, The Force of the Example, Op. cit., p. 121-146.

23 Voir Taylor, Charles, “Atomism”, in Philosophy and the Human Sciences, Vol. 2 de Philosophical Papers, Cambridge, Cambridge University Press, 1985, p. 191 et p. 197.

24 Ibid., p. 198.

25 Ibid., p. 204.

26 Michael Walzer, Thick and Thin. Moral Argument at Home and Abroad, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1994, p. 4.

27 Ibid., p. 17.

28 Voir Richard Rorty, “Justice as a Larger Loyalty”, in R. Bontekoe and M. Stepaniants (eds.), Justice and Democracy. Cross-Cultural Perspectives, Honolulu, University of Haway Press, 1997, p. 9.

29 Ibid., 11.

30 Ibid., 12.

31 Même les dimensions formelles et fines de lépanouissement dune identité, reconstruites dans Reflective Authenticity, sont trop substantielles pour un tel objectif. Voir Alessandro Ferrara, Reflective Authenticity. Rethinking the Project of Modernity After the Linguistic Turn, London and New York, Routledge, 1998, p. 80-106.

32 Voir Georg Wilhelm Friedrich Hegel, “On the Scientific Ways of Treating Natural Law, on its Place in Practical Philosophy, and its Relation to the Positive Sciences of Right“, Political Writings, édité par L. Dickey and H. B. Nisbet, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 127-128 ; The Phenomenology of Spirit, trad. A. V. Miller, Oxford, Oxford University Press, 1977, p. 256-259, p. 262.

33 Le terme de “réalisation” peut être compris comme synonyme de ce que Dworkin appelle la réalisation des “intérêts critiques” dun sujet humain, individuel ou collectif, là où ces intérêts critiques (par opposition aux “intérêts volitionnels”) sont ceux qui contribuent au caractère unique du sujet en question, et dont le changement, laccomplissement ou la frustration modifie, souligne ou fait perdre de la valeur à la vie du sujet. Voir Ronald Dworkin, Foundations of Liberal Equality (1988), The Tanner Lectures on Human Values, Salt Lake City, University of Utah Press, 1990, p. 42-47 et “Liberal Community”, California Law Review, vol. 77, no 3, p. 484-485.

34 Cest cet aspect de la relation du juste au bien que Rawls, dans Political Liberalism, a saisi en combinant, à sa manière, la priorité du juste et lidée que “le juste et le bien sont complémentaires” – une combinaison résumée avec éloquence dans cette phrase célèbre : “la justice trace la limite, le bien montre le but”, John Rawls, Political Liberalism. Expanded Édition, New York, Columbia University Press, 2005, p. 174.

35 Sur lidée de “jugement réfléchissant orienté” – une forme intermédiaire de jugement, distincte de la totale fermeture subsumante du jugement déterminant et de la totale ouverture du jugement purement réfléchissant, où certaines indications, par opposition à des principes, guident notre réflexion, voir Alessandro Ferrara, Reflective Authenticity, Op. cit., p. 47-49. Pour une application de ce modèle aux jugements sur la justice en philosophie politique, où lidéal de “respect égal” opère comme une indication spécifique, voir A. Ferrara, Justice and Judgment, Op. cit., p. 222.

36 Voir Georg Simmel, “Das individuelle Gesetz” (1913), in G. Simmel, Das Individuelle Gesetz. Philosophische Exkurse, Frankfurt, Suhrkamp, 1987.

37 Il est intéressant ici de noter une convergence avec linterprétation que Dworkin fait de la valeur dintégrité qui nous oriente ou nous guide dans le contexte du jugement constitutionnel. Les principes majeurs énoncés dans la Constitution sont comme les intérêts critiques dun projet de vie collective. Ils doivent être constamment réinterprétés à la lumière de difficultés nouvelles, mais lintégrité exige que, dans notre interprétation, nous leur demeurions fidèles. Il y a un lien inextricable entre lexpression « Nous le peuple » et ces principes. Sans eux nous ne serions pas “nous”. Les juges qui évaluent la compatibilité dune loi avec ces principes opèrent comme un analogue institutionnalisé de cette partie de nous qui évalue si, et comment, le fait de se tourner vers un nouvel intérêt correspondra au secteur central de notre projet de vie. Et pour Dworkin interpréter est toujours équivalent à “tirer le meilleur parti” du texte interprété, quil sagisse dun roman ou de la Constitution. Voir Ronald Dworkin, A Matter of Principle, Cambridge, MA, Harvard University Press, 1985, p. 149-150. Dans une perspective différente, une idée similaire apparaît sous le titre dune “pré-conception” de la complétude dun texte, de sa capacité à être parfaitement cohérent dans ses propres termes, chez Gadamer, voir Hans Georg Gadamer, Truth and Method, Op. cit., p. 261.