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Classiques Garnier

L’oubli de la situation du soldat dans le milieu militaire

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2017 – 2, n° 11
    . Le juste et le bien. Normativité éthique, modèles politiques et démocratie
  • Auteur : Buton-Maquet (Kévin)
  • Résumé : Alors que l’éthique des vertus n’est pas dominante dans l’éthique normative actuelle, elle est l’approche privilégiée dans les armées occidentales. Le soldat résout un dilemme selon une démarche typique de l’éthique des vertus, centrée sur la personnalité plutôt que sur l’acte. La philosophie, en analysant la façon dont les soldats abordent les défis éthiques de leur profession, peut dépasser certaines difficultés des débats actuels en éthique des vertus : l’objection de l’application, du relativisme culturel, et l’articulation entre le juste et le bien.
  • Pages : 139 à 158
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406077657
  • ISBN : 978-2-406-07765-7
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07765-7.p.0139
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/02/2018
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Éthique des vertus, éthique militaire, éthique professionnelle, communauté, bien, relativisme culturel
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Loubli de la situation du soldat
dans le milieu militaire

Dans le domaine académique, léthique normative est dominée par deux théories et demie. Les deux théories principales sont premièrement le déontologisme, qui tient pour morale laction accomplie par devoir, par respect pour une règle ou un commandement, et deuxièmement le conséquentialisme, qui juge la moralité de laction en fonction des conséquences quelle promeut. Au-delà de ces deux théories toutefois, léthique des vertus esquisse une troisième voie, qui place le critère de la moralité dans le fait que laction est accomplie par adhésion de lagent à certains traits de caractères, les vertus. Léthique des vertus a une ascendance vénérable dans lhistoire de la philosophie, marquée particulièrement par lÉthique à Nicomaque dAristote. Toutefois, et malgré un renouveau dintérêt dont elle bénéficie depuis la fin des années cinquante1, elle fait actuellement davantage office de challengeur face à ses deux compétitrices.

Lorsquon sort des murs de luniversité, toutefois, pour entrer dans ceux dune caserne, le rapport de force semble se modifier considérablement. Certes, les militaires se préoccupent dautre chose que de théorie morale, pourtant la façon dont ils expriment leurs dilemmes moraux partage une analogie de structure avec ces théories. Premièrement, le souci de respecter le droit des conflits armés, particulièrement les conventions de Genève, est analogue au respect déontologique de certaines règles de comportement. Deuxièmement, placer le succès de la mission avant toute autre considération traduit une veine conséquentialiste dans la culture militaire. Mais cest bien le vocabulaire des vertus qui y domine, comme le note Paul Robinson en étudiant la mise en place récente de cursus denseignements de léthique dans les principales académies militaires 140occidentales : « Ces programmes déducation à léthique militaire ont adopté léthique des vertus au titre de principe prépondérant2 ».

Pourquoi léthique des vertus est-elle la théorie implicitement privilégiée par bon nombre de militaires dans leurs évaluations morales, tandis quelle est encore pour beaucoup de philosophes le vilain petit canard de nos théories normatives ? Il y a là un paradoxe, dautant plus frappant que lune des objections souvent adressées à léthique des vertus est quelle serait « incapable de fournir des principes codifiables 3 », et donc quelle échouerait à procurer une véritable orientation morale à lagent (problème de lapplication). Au lieu dêtre une morale centrée sur lacte juste ou injuste, elle se contenterait dêtre une morale de la personne et de son caractère. En répondant à la question « Quelle sorte de personne est-ce que je voudrais être ? », elle délaisserait la question du « Que dois-je faire ? » qui serait seule censée guider efficacement laction. De même, on reproche aussi à léthique des vertus sa tendance au relativisme culturel, puisque lon observe des variations importantes dans le temps et dans lespace quant aux comportements considérés comme vertueux (problème du relativisme culturel). Pourtant, sil est exact que les armées optent pragmatiquement pour une éthique des vertus lorsquil sagit de former moralement un soldat, cest sans doute quelles y voient un outil capable dorienter laction, dune part, et sans les inconvénients dun relativisme moral auquel elles sont notoirement allergiques.

Cette prime à la vertu, dans les armées, est suffisamment originale pour que la philosophie sy attarde. Il ne sagit pas den tirer argument pour une quelconque supériorité de léthique des vertus sur ses deux rivales. Néanmoins, et en premier lieu, il y a peut-être là lindice que cette éthique comble un besoin de sens spécifique aux problématiques militaires quil sagit de mettre au jour. En second lieu, on peut y voir une opportunité, proprement philosophique cette fois-ci, de penser différemment à propos de deux objections classiques héritées de la théorie normative. Ce sont ces deux points que nous explorerons tour à tour 141dans les sections qui suivent, avant den tirer quelques enseignements quant au rôle des vertus dans larticulation entre le bien et le juste.

LOUBLI DE LA SITUATION
DU SOLDAT DANS LE MILIEU MILITAIRE

Lhypothèse qui est la nôtre dans cette section est la suivante. Si léthique des vertus jouit des faveurs de léducation et de la culture militaires, cest sans doute quelle est la mieux à même de rendre compte de la situation spécifique du soldat et des choix moraux qui sont les siens. De ce point de vue (et de ce point de vue seulement), elle se rend moins coupable que les autres théories normatives de ce que nous appellerons une tendance à loubli de la situation du soldat dans son milieu.

Lenjeu dune éthique de la guerre nest pas purement théorique (par exemple, définir les conditions de possibilité dune guerre juste), il est tout autant pratique. Certes, léthique de la guerre na pas vocation à décrire uniquement la façon dont les combattants agissent effectivement sur le champ de bataille, mais bien à penser la façon dont ils devraient agir. Toutefois, léthique de la guerre, en tant quelle est une éthique appliquée, a lambition de dépasser cette perspective normative pour se faire pédagogie. Autrement dit, léthique de la guerre sinterroge à la fois sur laction juste en fonction des circonstances, mais aussi sur la manière dont le soldat peut sélever à la hauteur de ce que celles-ci réclament de lui. Une théorie normative ne peut pas se contenter de délivrer une morale sub specie aeternitatis, mais elle doit également être en mesure de sadresser de manière pertinente à ce soldat auquel elle prétend fournir une orientation morale. À ce titre, léthique de la guerre ne saurait être entièrement indépendante des faits : une théorie normative doit être rejetée si elle savérait incompatible avec ce que nous connaissons empiriquement des guerres contemporaines et des soldats qui les font. Un projet déthique de la guerre devrait donc chercher à produire ce que David Miller nomme une « philosophie politique pour les Terriens4 » 142(political philosophy for Earthlings), cest-à-dire une théorie attentive à la façon dont, en loccurrence, les soldats eux-mêmes perçoivent la guerre et évaluent ce qui constitue selon eux un comportement éthique.

Or, il nous semble justement que nombre des approches classiques en éthique de la guerre (et notamment, mais pas seulement, les théories de la guerre juste) se sont rendus coupables de ce quon pourrait appeler un « oubli de la situation » (Situationsvergessenheit). Nous empruntons ce terme au théologien protestant Gerhard Ebeling5, qui accuse en ces termes les grandes sommes de théologie dogmatique classique (dont la Somme théologique de Thomas dAquin constitue lexemple paradigmatique). Celles-ci définissent lessence de Dieu et ses attributs en faisant préalablement abstraction du rapport de Dieu à sa création. Cette dernière nest introduite quune fois lautonomie et laséité de son auteur affirmée. Le dogmatisme tient ici à lambition de tenir un discours absolu sur le divin, cest-à-dire séparé, délié (ab-solutus) de toute corrélation à une réalité humaine. Il en résulte une construction métaphysique abstraite, éloignée de la relation qui existe entre Dieu et sa créature. Ce qui est oublié dans lenquête métaphysique, ce nest donc pas son objet – qui au contraire na jamais été autant glorifié6 – mais la position concrète de lêtre fini qui lui fait face.

Cet oubli de la situation en théologie nous fournit une analogie éclairante pour penser léthique de la guerre. Cette dernière envisage la guerre à la manière dont la théologie dogmatique envisage Dieu : elle en fixe dabord lessence et les propriétés objectives, pour ne sattacher quensuite à en observer la relation quelle entretient avec les êtres humains. Nos théories éthiques ont tendance à construire dabord une série de critères normatifs objectifs auxquels toute action de guerre devrait se soumettre – par exemple, les différents principes du jus ad bellum et du jus in bello –, puis seulement à considérer lacte individuel du soldat en tant quil respecte ou non ces critères. Lattention du moraliste se porte alors sur lacte plutôt que sur la personnalité de celui qui agit. La personnalité du soldat agissant peut éventuellement fournir des éléments de contexte, mais ces éléments sont secondaires et ne déterminent pas la moralité de lacte.

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Prenons un exemple. Comme les soldats anglais discutant sans le savoir avec le roi Henry V dans la pièce éponyme de Shakespeare, bon nombre de soldats de nos jours sinterrogent sur leur devoir de participer ou non à une guerre qui pourrait être injuste7. Que nous disent les théories de la guerre juste à ce propos ? Dans la plupart des cas, celles-ci séparent nettement la question de la justification objective dune guerre de celle qui concerne les motifs subjectifs dy participer. Les qualités personnelles de lindividu et ses devoirs professionnels sont autant de facteurs subjectifs expliquant que celui-ci agit comme il le fait, mais ils ne pèsent pas dans lévaluation morale objective. Le moraliste observe dabord la conformité du conflit aux critères préalablement fixés ; ainsi, on sassurera notamment que lentrée en guerre est décidée au nom dune cause juste, par une autorité légitime, et quelle nest employée quen ultime recours. Étant établi que telle guerre est juste ou injuste, ce nest que dans un deuxième temps quil en vient aux conséquences touchant le comportement individuel des soldats vis-à-vis dune guerre injuste.

Cette séparation entre le contexte et la subjectivité du combattant est commune à des penseurs qui peuvent par ailleurs occuper des positions diamétralement opposées quant à lattitude à adopter face à une guerre injuste. Tel philosophe pourra ainsi considérer, comme le fait Michael Walzer8, quil est moralement permis à un soldat de participer à une guerre injuste (pourvu quil respecte le jus in bello) ; ou bien estimer, comme Jeff McMahan9, que les différents motifs qui peuvent pousser un soldat à participer à une guerre injuste ne peuvent constituer au mieux quune excuse mais sans rendre cette participation permissible pour autant. J. McMahan a certes raison dinsister sur la différence entre la permission au sens moral (un acte est permis lorsquil nest pas mauvais) et lexcuse (celui qui commet un acte mauvais est néanmoins excusé lorsquil nest pas coupable – par exemple si on la forcé à agir ainsi sous la menace dune arme). Toutefois, quil sagisse de M. Walzer ou de J. McMahan, tous deux centrent leurs analyses sur la question de la justification de la guerre, indépendamment de la relation du soldat à celle-ci. Par conséquent, la personnalité du soldat, linstitution militaire 144qui lencadre, le milieu dans lequel il vit nentrent presque pas en ligne de compte ou sont considérés comme secondaires. J. McMahan, par exemple, envisage surtout comme excuses possibles des contraintes extérieures au caractère moral de lagent et purement négatives, comme la coercition (être forcé à combattre, comme dans une armée de conscription), la limitation épistémique (lignorance des éléments permettant de savoir si lon combat dans une guerre juste) et la responsabilité diminuée (du fait dune démence ou encore dune grande jeunesse). Il sensuit que les vertus et la plupart des valeurs activement promues par linstitution militaire ne sont considérées que comme des formes de contrainte, éventuellement des excuses, mais en aucun cas des raisons positives dagir.

Il y a là un oubli de la situation dans la mesure où le soldat individuel est décrit abstraction faite de son inscription dans une culture militaire. Lethos que celle-ci distille continuellement, et qui est entièrement orienté vers la préparation et la conduite de la guerre, ne peut donc être décrit par les théories de la guerre juste que comme une contrainte extérieure à lagent et conspirant bien souvent à lui faire perdre de vue ses devoirs (en le poussant, dans le cas présent, à participer à une guerre injuste). Par exemple, combattre en étant mû par un sentiment patriotique est ainsi considéré par J. McMahan comme par M. Walzer, quil cite10, comme une forme de coercition exercée par lÉtat sur les consciences. Il se distingue de M. Walzer uniquement lorsquil précise que cette contrainte, quil sagisse dune obligation légale (dans le cas dune conscription) ou dun devoir patriotique (comme cest partiellement le cas dans une armée professionnelle), ne fonde pas une permission morale de participer à une guerre injuste mais une simple excuse. Plus loin, toujours à propos de la coercition étatique, il reconnaît que certains individus sengagent « pour des raisons idéalistes et admirables, comme le fait dêtre prêt à défendre son pays dût-il faire lobjet dune attaque injuste11 ». Mais il ny voit pas là un motif suffisant pour que cet individu maintienne son soutien même lorsque son pays sengage dans une guerre quil considère comme injuste. Il aura alors le devoir de refuser de participer à une guerre injuste même sil est membre des forces armées.

Malgré la force morale et la générosité dégagées par largument de J. McMahan, il est aussi un exemple dargument qui manque de 145plausibilité lorsquon le rapporte à la situation concrète du soldat. Car ce nest pas uniquement sous leffet dune coercition plus ou moins insidieuse de la part de lÉtat que lindividu accepte de combattre. Au-delà de cette part quon pourrait dire foucaldienne de linstitution (qui cependant existe bel et bien), lindividu fera valoir bien des raisons positives de participer à un conflit : patriotisme certes, mais aussi de manière moins grandiloquente le souci de la mission, la cohésion ou la fraternité darmes qui empêchent de laisser des soldats amis se battre seuls.

Léthique militaire (cest-à-dire léthique telle quelle est diffusée dans les armées) est ainsi en décalage par rapport à la perspective académique12. Tout dabord, elle nest que rarement enseignée explicitement : « Jusquà récemment, les politiques déducation éthique dans les forces armées étaient développées de manière ad hoc, au lieu dêtre tirées dune théorie éthique considérée systématiquement, ou insérée dans un programme éducatif pragmatique13 ». Cette éducation se fait ainsi par imprégnation, par incrémentation de certaines valeurs et normes de comportement tout au long de la carrière du soldat. Comme le dit un document de formation des sous-officiers de larmée de Terre, « Léducation est du domaine du savoir-être : elle ne sapprend pas pour lessentiel, elle sacquiert au contact des autres, en particulier des chefs qui doivent être exemplaires, cultivés, enthousiastes, de haute valeur morale14 ». Lexemplarité est lidée selon laquelle le chef a le devoir dêtre attentif à la façon dont son comportement sera perçu par ses subordonnés au quotidien, et ce à un double titre. Négativement, celui-ci doit sinterdire de commettre une action qui pourrait avoir un impact défavorable sur la troupe. Le chef se voit ainsi interdire toute infraction caractérisée ou faute morale, 146bien entendu, mais aussi dans la mesure du possible toute faiblesse physique ou psychologique en ce quelle pourrait pousser ses subordonnés à relâcher leurs efforts. Ce qui est attendu du chef peut aussi être plus subtil. Même en dehors du service, sa tenue doit être correcte et il doit être rasé afin de ne pas laisser penser à ses hommes que les standards militaires ne vaudraient quà lintérieur de la caserne15. En somme, cette éducation à la vie militaire dépasse de beaucoup le cadre restreint de laction de guerre, et même celui de linterrogation éthique au sens strict. Pour reprendre une distinction académique, il sagit moins pour cet ethos militaire de déterminer ponctuellement ce quest lacte juste dans telle ou telle situation, que de transmettre une conception épaisse du bien censée guider le soldat dans tous les aspects de son existence, et pas uniquement sur le champ de bataille.

Léthique des vertus militaires
et les objections de lapplication
et du relativisme culturel

Nous venons de voir que les discours philosophiques sont menacés par un oubli de la situation concrète du soldat au sein dinstitutions et dune culture militaires. Dès lors, on pressent la raison pour laquelle lethos militaire emprunte plus volontiers le vocabulaire des vertus. Une éthique des vertus ne sinterroge pas directement sur les critères qui font quune action est juste, pas du moins si lon comprend ces critères comme simposant extérieurement à lagent pour contraindre la forme même de lacte. Léthique des vertus ne part pas dune évaluation de lacte, mais de la personne. Elle pose la question du type dexistence que lon veut mener, du type de personnalité que lon veut incarner. Elle sefforce de se donner une conception suffisamment riche de la vie pratique, qui ne se réduise pas à la question plus restreinte de la moralité de lacte, cest-à-dire à la satisfaction de critères dobligation ou de calcul des conséquences.

Par conséquent, léthique des vertus est davantage susceptible de prendre au sérieux la culture militaire en la recevant comme pertinente 147dun point de vue moral. On a pu reprocher à léthique des vertus, sous prétexte dêtre une morale de la personne plutôt quune morale de lacte, de ne pas guider concrètement le soldat16. Mais se concentrer sur laction de guerre au sens restreint revient à fausser le problème et peut-être à le rendre insoluble, puisquon perd alors le sens de linscription de lacte dans un environnement éthique précis. Le développement du caractère moral du soldat, qui expliquera son geste, a lieu en amont de la guerre et selon une perspective plus large, qui englobe lensemble de la personne. Il est certes tentant de concentrer lanalyse sur laction de guerre elle-même, puisque cest dans la guerre que se joue lacte décisif justifiant ou condamnant a posteriori la préparation militaire morale et tactique qui le précède. Mais précisément cette préparation est la cause directe de lattitude morale avec laquelle le soldat aborde cette phase de combat. Elle est donc elle-même moralement pertinente.

Après être passés de lanalyse philosophique de la guerre à celle de la situation du soldat, peut-être pouvons-nous désormais effectuer le chemin inverse, en nous demandant si létude des vertus militaires ne serait pas féconde pour léthique des vertus dans son ensemble. Il nous semble quune telle étude jetterait une lumière nouvelle sur deux objections qui sont couramment opposées à léthique des vertus. Il sagit du double problème de lapplication et du relativisme culturel. Il ne sagit en aucun cas des seules objections qui peuvent être exprimées contre léthique des vertus, et qui plus est la seconde en particulier est également couramment adressée au déontologisme ; mais elles comptent sans doute parmi les plus récurrentes et les plus endurantes.

Le problème de lapplication est le reproche selon lequel les éthiques des vertus seraient incapables dorienter concrètement laction. Le recours au phronimos, ou simplement à des descriptions de vertus, est considéré comme trop vague pour véritablement éclairer la conduite à tenir. Ce reproche constitue en partie un retour de bâton pour la posture initialement critique et négative de léthique des vertus à partir de la fin des années cinquante. Celle-ci a dabord été une réaction face à lexigence exorbitante du débat de lépoque, qui prétendait que toutes les prescriptions morales pouvaient être ramenées à une poignée de principes normatifs – voire un seul principe architectonique – permettant didentifier de manière 148non ambigüe laction juste quelles que soient les circonstances. Une telle exigence ne manque pas seulement de plausibilité17, elle a également linconvénient de réduire la vie éthique (lexistence humaine considérée en tant quelle manifeste lintention de mener une vie bonne) à la morale (les prescriptions obligatoires, les lois, les impératifs que lindividu croise sur sa route et qui ne constituent quune petite partie de la vie éthique)18. Et en effet, certaines éthiques des vertus nhésitent pas à renoncer entièrement à la prétention de se constituer en théorie à part entière, pour préférer une approche intuitive et particulariste de la moralité, qui emprunte son modèle à la littérature davantage quaux sciences19.

Le problème de lapplication perd une grande partie de sa force dès lors que certains soldats font de facto appel à un mode de raisonnement analogue à celui de léthique des vertus. En effet, le déontologisme et lutilitarisme reprochent à léthique des vertus de ne pas parvenir à constituer un guide pratique pour lindividu. Or, cest justement pour faire face aux insuffisances ressenties de lun et de lautre que ce dernier a recours à une telle formulation éthique. La façon dont les militaires justifient eux-mêmes leurs actes peut bien entendu varier considérablement en fonction de leur sensibilité respective. Mais il nest pas rare que, face à un dilemme, ils décrivent leur décision dune manière typique des éthiques des vertus. Voici comment un officier décrit sa réaction face à un cas de conscience particulièrement sévère :

Dans les moments de solitude où je me suis trouvé dans une situation où même les principes éthiques qui guidaient habituellement mes choix nétaient plus seuls en mesure de maider à répondre à mes questions, je me suis fixé la ligne de conduite suivante : si tu es plus tard capable de raconter ce souvenir à tes petits enfants sans en avoir honte tu peux considérer que ta décision aura été aussi juste que possible20.

Il y a dans cette réponse une manière de replacer lacte dans le contexte plus général de lintention éthique dune vie que lon retrouve dans 149léthique des vertus. Lofficier répond ainsi à la question : « Quel type de personne est-ce que je voudrais être ? » plutôt quà la question : « Que dois-je faire ? » caractéristique du déontologisme et du conséquentialisme.

Comment se fait-il que léthique des vertus puisse apparaître comme séduisante justement eu égard à sa capacité à fournir une orientation pratique ? Sans doute parce que, justement à linverse des deux autres théories normatives, celle-ci pense laction individuelle à partir de la situation dans son unité complexe, plutôt quà partir de principes posés objectivement et qui sont ensuite appliqués aux différentes situations. En effet, lorsque ces situations dépassent un certain niveau de complexité, et/ou que lagent ne dispose que dun temps de réflexion limité et se trouve donc en situation dincertitude épistémique (autant de cas assez courants dans un conflit), retracer la démarche qui descendrait de lunité du principe au divers des circonstances savère en réalité impraticable. Il est au contraire beaucoup plus plausible que lagent interprète les circonstances présentes à partir de certains comportements quil tient pour vertueux et quil a intégrés par le biais de lentraînement et de lexpérience. Pouvoir identifier la décision juste est moins utile et moins pertinent que de reconnaître un réseau dattitudes appropriées pour les circonstances. Nous sommes ainsi très proches de la conception de la vertu comme « prototype21 » telle que la développe Christine Swanton : les vertus suggèrent différentes actions pour une même situation, que lagent moralement expérimenté reconnaît de la même manière quun expert au jeu déchec reconnaît certaines structures de pièces comme avantageuses ou désavantageuses, comme propices à loffensive ou à la défensive, sans avoir besoin de rattacher explicitement son inférence à certains principes du jeu. En somme, léthique des vertus pourrait apporter une réponse satisfaisante au problème de lapplication, voire même une réponse plus satisfaisante que celle proposée par le déontologisme et le conséquentialisme, car elle serait plus proche du fonctionnement cognitif et émotionnel de lêtre humain.

Le second problème est laccusation de relativisme culturel. Dans Après la vertu, MacIntyre consacre le gros de ses analyses à retracer le développement de différentes vertus dans des contextes culturels spécifiques, 150du monde gréco-romain à nos jours, en passant par lAngleterre victorienne. Mais il manque une solution de continuité entre ces descriptions, de sorte que ce qui sera estimé vertueux ou non variera selon lépoque et le lieu. Cela soulève une difficulté pour toute théorie qui prétendrait parvenir à des normes qui soient valables universellement. Outre cette ambition toutefois, la difficulté est aussi dordre politique : léthique des vertus développée par Aristote présuppose une conception du bien qui soit partagée par la majeure partie de la communauté. Or nous vivons dans des sociétés libérales où sexpriment de nombreuses conceptions différentes du bien, et par conséquent où se réalisent des formes différentes de vertus. La réponse appropriée serait une attitude de neutralité vis-à-vis des valeurs, tandis que le théoricien qui prétendrait changer cet état de fait à la seule force de sa plume cèderait à un désir utopique22.

Une éthique des vertus, et à plus forte raison une éthique des vertus militaires, est à nen point douter un particularisme (entendu au sens où ses jugements moraux ne peuvent sexprimer que dans une forme culturelle particulière). Mais cela nimplique pas quelle soit un relativisme (il y a autant de vérités que de cultures différentes). Il convient de distinguer le lieu de lénonciation morale de son objet : le soldat qui agit ou sexprime le fait depuis sa culture militaire, mais cela ne signifie pas que son action ou sa parole ne porte que sur sa culture militaire (et rien dautre). Cette culture militaire permet à lagent de reconnaître telle situation comme le terrain approprié pour lexercice de ses vertus militaires. Mais lacte en lui-même est posé par un individu, il manifeste son intention éthique propre, et par conséquent sa signification nest pas épuisée par sa référence au groupe.

Un acte peut émerger au sein dune communauté, tout en ayant une finalité qui dépasse les limites restreintes de la communauté. Un exemple historique connu est le comportement des habitants de Le Chambon, village de la France libre qui pendant la Seconde Guerre mondiale héberge et secourt environ 3000 juifs23. Le passé huguenot de la communauté villageoise a favorisé chez celle-ci le maintien dune certaine méfiance 151vis-à-vis de lÉtat, et dune tendance à accueillir les juifs comme des persécutés quil sagit daider. Lhistoire de la communauté fournit la trame dans et par laquelle ce geste douverture vis-à-vis de létranger devient possible. La communauté est, dans ce cas, le lieu à partir duquel lacte devient possible, mais cet acte na pas pour objet la communauté, mais le juif hors de la communauté.

On peut en donner un autre exemple, dans un contexte militaire cette fois-ci, à savoir le rôle du colonel Picquart dans laffaire Dreyfus24. Par ses fonctions à la tête du service de renseignements, celui-ci acquiert par hasard la preuve de linnocence du capitaine Dreyfus condamné quelques années auparavant. Tandis que sa hiérarchie préfère laisser un juif croupir au bagne plutôt que de nuire à « lhonneur de larmée » en révélant linjustice, Picquart refuse de dissimuler la vérité. Il sera lui-même condamné, mais sera un artisan indispensable de la réouverture du procès Dreyfus et de lobtention de sa grâce. On notera que Picquart nétait pas isolé au sein de larmée : ce saint-cyrien en partageait lidéologie et certains préjugés (comme peut-être une forme dantisémitisme mondain). Même après sa découverte, il ne se désolidarise pas de linstitution, mais continue à en appeler à la hiérarchie militaire malgré sa mise à lécart (en passant au-dessus de ses supérieurs directs, jusquà ce que ses convictions parviennent aux oreilles dun sénateur alsacien). Il ne confiera jamais laffaire à la presse : il nest pas un « lanceur dalerte » au sens où nous lentendons de nos jours. On peut donc supposer que son geste est motivé par un patriotisme et un sens de lhonneur qui non seulement ne lempêchent pas de parler, mais laident à faire déférence à la vérité. Ces vertus, particulièrement importantes pour lidentité militaire, sont la condition démergence dun acte dont la portée éthique dépasse le corporatisme de linstitution et peut prétendre exprimer une forme duniversalité. Il ny a donc pas lieu de penser quune éthique des vertus devrait nécessairement déboucher sur un relativisme des valeurs.

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Larticulation du juste et du bien
dans la vertu militaire

Nous ne saurions prétendre épuiser en ces quelques lignes le sujet du relativisme ou de lapplication. Ce nest dailleurs pas le but de ce travail. Il nous suffit de montrer que certaines des difficultés qui subsistent en éthique des vertus (et qui contribuent à cet apparent manque de sérieux face aux théories concurrentes) se voient, sinon dissoutes, du moins singulièrement mises en perspective lorsquelles sont envisagées en situation. En situation, cest-à-dire en prenant avant tout en compte le contexte dans lequel sinsère lacte individuel, et sans lequel ce dernier perdrait toute intelligibilité. Cet acte nest pas seulement une délégation de lÉtat, comme le souligne déjà Rousseau dans le Contrat social, mais encore lémanation dune institution militaire qui a pour but de rendre cet acte possible.

On fait pourtant peu de cas, habituellement, de la spécificité de linstitution militaire lorsquon la compare aux autres institutions de nos sociétés démocratiques. Cest pourtant bien cette spécificité qui explique les observations faites en seconde partie. Dune part, en effet, léthique des vertus militaires nest effectivement applicable et appliquée par les soldats que dans la mesure où leur institution développe chez eux une conception épaisse du bien qui les accompagne dans toutes les dimensions de leur existence. Dautre part, alors même quelle tire son origine de valeurs fortement minoritaires dans nos sociétés démocratiques, cette éthique revendique malgré tout une portée universelle. Linstitution militaire soppose vigoureusement à tout relativisme moral, et privilégie une conception épaisse du bien au détriment de tout autre, conception quelle estime de surcroît capable déclairer moralement ses soldats quelle que soit leur situation.

Cette prédominance dune conception du bien particulière imposée à tous les membres dun groupe est incontestablement un trait unique dans nos sociétés démocratiques. Ces dernières sont en effet plutôt caractérisées par une pluralité de conceptions du bien qui incite lÉtat à la neutralité à leur égard. Cest bien sûr tout le sens du primat du juste sur le bien sur lequel John Rawls bâtit sa Théorie de la justice. Au 153contraire, la communauté militaire impose à tous ses membres une conception éthique et des normes de comportement quelle nhésite pas à considérer comme prioritaires par rapport à toute autre conception du bien (croyances religieuses, attachements familiaux, etc.) dont pourrait se prévaloir lindividu. Il sagit là dune exigence exorbitante que linstitution fait peser sur lindividu, dautant plus lorsquon la compare au fonctionnement normal du reste de la société démocratique. Assurément, un tel contexte institutionnel et communautaire doit impérativement être pris en compte lorsquon évalue la portée morale de la pratique militaire dun soldat français au xxe siècle.

Le terme de pratique est emprunté à Alasdair MacIntyre, qui entend par là « toute forme cohérente et complexe dactivité humaine coopérative socialement établie par laquelle les biens internes à cette activité sont réalisés en tentant dobéir aux normes dexcellence appropriées25 ». Faire la guerre, du moins du point de vue du soldat, est loin dêtre une activité sans règles, un simple déchaînement de violence comme on limagine parfois. De plus, ces règles ne sont pas uniquement des instructions techniques, bien que celles-ci soient nombreuses : de savoir repasser son uniforme, marcher au pas, utiliser ses armes, surveiller une zone etc., jusquà des notions tactiques plus abstraites, comme le fait de ne jamais progresser sans appui, ou de conserver linitiative. Ces dernières notions relèvent moins de linstruction individuelle, de « lécole du soldat », que de la capacité à appliquer des procédés tactiques généraux à des cas particuliers, « sur le terrain ». Elles en appellent donc à une forme de sagesse pratique qui peut en rendre lapplication infiniment complexe, mais il sagit bien de préceptes techniques à mettre en œuvre de la manière la plus compétente possible.

Ces règles techniques ne sont toutefois ni les seules, ni peut-être même les plus importantes règles de la pratique militaire. Laction du soldat prend sens à partir dun ensemble de principes qui ne se limitent pas à la recherche defficacité technique. Il peut sagir du respect de symboles, comme tout ce qui a trait aux « traditions militaires » : le culte du drapeau et dautres lieux de mémoire comme lhymne national ou les fanions régimentaires, et lesprit de corps qui pousse chaque soldat à tenir son régiment pour le meilleur espoir des armes de la France. Ces 154différentes règles, nous le disions, nont pas pour but premier lefficacité des armées. Elles y contribuent sans doute dans la mesure où elles renforcent la cohésion des unités, lémulation et lattachement à la patrie. Mais elles ont aussi un prix, puisque ce goût de la distinction entre les différentes armées ou les différents régiments se traduit souvent par des antagonismes qui peuvent nuire à lefficacité de manœuvres interarmes. De même, le zèle envers sa propre patrie conduit malheureusement souvent à mépriser celle des autres. Dans un contexte actuel dalliances internationales, où très peu de pays démocratiques sont seuls engagés sur un théâtre dopérations, les préventions entre armées de différentes nationalités ne sont pas sans conséquence. Et bien sûr, la difficulté à susciter une confiance commune entre armées de cultures différentes est au cœur des enjeux de la création dune armée européenne.

Si les traditions militaires, patiemment et strictement maintenues par linstitution, ne visent pas prioritairement lefficacité, elles ne sont pas non plus suffisantes pour assurer delles-mêmes la moralité de laction. Il est indéniable que lesprit de corps puisse donner lieu à des actions morales aussi bien quimmorales. Il peut pousser lindividu à dépasser ses limites au service de leffort collectif, mais également à couvrir des exactions ou à exclure les membres du groupes considérés comme déviants. Ces traditions se contentent de fournir un cadre à partir duquel le soldat peut comprendre son propre rôle dans la guerre et donner sens à son action. Cest à partir de ces traditions que le soldat peut comprendre son acte comme moral ou immoral. Les traditions sont le lieu à partir duquel lindividu peut poser un acte qui puisse, dans le meilleur des cas, avoir une valeur morale. Pour le dire autrement, les traditions et plus généralement la culture militaire de lindividu permettent à celui-ci de reconnaître léventail des possibles pour chaque situation donnée. Lacte quil accomplit, à partir de ces possibles, lui appartient. La valeur morale de lacte peut savérer limitée par cette culture même, incapable de sen affranchir, ou bien être porteuse duniversalité.

Nous avons déjà mentionné lexemple de laffaire Dreyfus. Les officiers qui ont choisi de laisser condamner un innocent ou bien ceux qui ont choisi de parler lont tous fait au nom de lhonneur. Autrement dit, lacte à accomplir (se taire ou parler) est perçu sur le fond dune conception de lhonneur qui est un héritage direct de linstitution militaire et de sa culture. Mais dans le premier cas, la justification par lhonneur échoue 155à dépasser le contexte culturel qui lui donne naissance. Elle demeure aveugle, et lhonneur nest alors guère une vertu mais plutôt une forme de corporatisme. Dans le second cas, la justification par lhonneur est tout autant un produit de la culture militaire, mais lacte parvient à dépasser le réflexe corporatiste. La valeur morale de cet acte est alors évidente, y compris pour toute personne qui ne soit pas focalisée sur le seul bien de linstitution militaire. En somme, la vertu nest pas morale simplement parce quelle sinscrit dans le contexte dune pratique militaire qui la rend intelligible, mais parce sa fin nest pas limitée par ce contexte. Pour employer la distinction bergsonienne entre le clos et louvert, laction est vertueuse lorsquelle nest pas enclose dans le contexte social qui lui donne naissance, mais quelle souvre à une altérité26.

La mise en situation du soldat, que nous venons desquisser ici, appelle plusieurs séries de remarques. Dune part, rappelons-le, cette mise en situation néquivaut pas à une justification morale de lacte. Le geste individuel du soldat nest pas moral parce quil sinscrit dans une pratique et des traditions. Encore faut-il que ce geste soit vertueux, cest-à-dire quil sappuie sur ces traditions pour viser un bien universel (ou du moins, plus modestement, commun). Mais dautre part, la situation nest pas pour autant dénuée de toute pertinence morale, bien au contraire. La culture militaire de lindividu fournit les éléments qui lui permettent de reconnaître un comportement digne dun soldat. Plus lindividu sera pénétré de cette culture distillée par linstitution militaire, plus il sera capable de linterroger de manière critique27, et plus son action sera intelligente et vertueuse.

Il ny a donc pas lieu dopposer le juste et le bien, cest-à-dire dune part les critères normatifs qui permettent de parler dun emploi légitime de la force, et dautre part laction considérée comme bonne dans le contexte de la pratique militaire. Au contraire, la conception du bien distillée par linstitution militaire nourrit les critères normatifs de la guerre juste 156qui, sans elle, resteraient formels. La vertu militaire de lhonneur, par exemple, fournit un contexte qui permet de rendre intelligibles tant les prescriptions du droit international que les impératifs opérationnels. En ce qui concerne les impératifs opérationnels, cest-à-dire le devoir de réussir la mission appointée par le corps politique, nous les avons comparés en début de travail au conséquentialisme en éthique. Le soldat cherche à tout mettre en œuvre pour gagner la guerre, au prix même de sa vie. Toute action est ainsi évaluée à laune de sa capacité à œuvrer pour la victoire. Mais gagner la guerre ne peut pas être uniquement envisagé sous la forme dobjectifs matériels à remporter (détruire des infrastructures, prendre un point du terrain, réduire les forces adverses, etc.). Ce point de vue est sans doute valable pour la communauté nationale qui commande lusage de la force. Mais les soldats eux-mêmes cherchent à vaincre dune certaine manière, et en particulier dune manière qui soit honorable. Invité à réfléchir sur la manière dont les armées occidentales peuvent « gagner la guerre sans perdre leur âme », un amiral de la marine américaine demande : « Est-il possible que “gagner” puisse signifier rendre le monde plus juste, et pas uniquement vaincre militairement ladversaire28 ? ». Dans ce témoignage, le juste est réinvesti à partir de la conviction que la bonne pratique militaire ne se limite pas à une approche technique et quantitative de son rôle.

En ce qui concerne le droit international, enfin, son développement exponentiel dans les engagements contemporains est souvent vécu comme une contrainte arbitraire et inutilement complexe suspendue au-dessus du soldat comme une épée de Damoclès. Cet investissement croissant des conflits par le droit est également accusé de fausser la spécificité des situations de guerre en les interprétant à partir des catégories du droit commun29. Le respect du droit international peut donc être vécu comme une sorte de déontologisme formel et vide, se traduisant en quelques contraintes de plus quil faut prendre soin de ne pas enfreindre. Mais il sagit alors dune contrainte extérieure à la personnalité de lagent, et pas dune obligation moralement ressentie. Ce serait là une contrainte analogue à celle dune troupe qui adapterait son comportement en présence des 157caméras des journalistes, afin de prévenir les répercussions médiatiques involontaires de telle ou telle action. Labstention nest motivée que de manière extrinsèque, par la peur des conséquences fâcheuses, et non parce quagir ainsi serait intrinsèquement mauvais. Le corollaire psychologique de cet état de fait étant que, bien entendu, la tentation daccomplir le geste interdit sera dautant plus forte lorsque les caméras auront disparu.

Au contraire, lhonneur militaire permet de comprendre que ces efforts ne sont pas uniquement des contraintes formelles pesant sur laction du militaire, mais correspondent à une visée éthique qui est de « vaincre la violence30 » sans y « perdre son âme », cest-à-dire sans employer des moyens qui seraient indignes de la façon dont doit combattre un soldat français. Ce dernier se conduit honorablement lorsquil résiste à la pente de la violence et ne fait pas inutilement sentir la supériorité de sa force sur les non-combattants ou sur les combattants vaincus. Le bien substantiel quest lhonneur et la maîtrise de soi permet donc de fournir une orientation à des critères qui, sans lui, pourraient demeurer purement formels, voire aliénants du point de vue du soldat.

Conclusion

Par rapport à ses deux concurrentes, léthique des vertus présente lavantage denvisager la vie morale à partir de toute la richesse de la personnalité, plutôt quà partir du contexte restreint de lacte juste. Bien que le déontologisme comme le conséquentialisme puissent aussi éviter lécueil du formalisme pour sattacher à la sagesse pratique par laquelle le principe sincarne dans une situation particulière, il faut admettre que léthique des vertus leur est supérieure sur ce point. De même, il ne semble pas que les objections adressées à cette théorie soient mieux résolues par un plus grand travail dabstraction. Au contraire, plus les vertus sont envisagées dans leur contexte et plus elles en paraissent pragmatiquement adaptées aux sinuosités de notre existence.

158

Cest du moins le cas, semble-t-il, en ce qui concerne les vertus militaires. Le soldat sait mieux que quiconque que son geste, par sa gravité même, engage toute sa personne. Ce geste, malgré sa ponctualité, a une histoire qui le rend intelligible, et il a également un avenir, tant certains traumatismes hantent la conscience individuelle, tant certains crimes hantent la conscience collective. Cest par une éthique des vertus militaires que linstitution prépare ses soldats à laction de guerre. Cette institution présente une physionomie unique dans nos sociétés démocratiques, puisquelle valorise une conception du bien particulièrement traditionnelle, ascétique et sacrificielle, souvent à mille lieux des valeurs dominantes de la société quelle protège.

Faut-il voir dans ces vertus militaires un reste darchaïsme qui, au fond, ne ferait que desservir lefficacité dun instrument de défense qui devrait rester aussi neutre que les autres institutions étatiques ? Il nest peut-être pas nécessaire de poser la question ainsi. Lanalyse des vertus militaires, quil sagisse dune analyse synchronique des discours actuellement produits par linstitution, ou dune analyse diachronique de la structuration progressive du discours éthique dans les armées, conduit au même constat. Comme toute tradition vivante, les vertus possèdent une histoire contrastée et disputée. Chaque vertu est ainsi susceptible dêtre comprise dans le sens de la clôture, qui privilégie la cohésion du groupe au nom de son efficacité, ou bien dans le sens de louverture, où lacte se veut porteur des mêmes valeurs que la société démocratique, et soumis aux mêmes exigences normatives. Ainsi, la conception substantielle du bien qui trouve son origine dans les mythes, symboles et traditions conservées jalousement par linstitution militaire peut permettre de nourrir la réflexion du soldat sur sa propre action juste. Si les vertus militaires ne sont intelligibles que dans leur lieu propre, elles peuvent toujours être évaluées depuis un point extérieur. Le lieu dexpression des vertus militaires na pas à être leur prison, et celles-ci ne sont moralement estimables que lorsquelles savent en sortir.

Kévin Buton-Maquet

Université Jean Moulin Lyon 3 – IRPhiL

1 Gertrude Elizabeth Margaret Anscombe, « Modern Moral Philosophy », Philosophy, 1958, no 33, p. 1-19.

2 Paul Robinson, « Introduction. Ethics Education in the Military », in Paul Robinson, Nigel de Lee et Don Carrick (dir.), Ethics Education in the Military, Aldershot-Burlington, VT, Ashgate, p. 1-12, p. 5, nous traduisons et soulignons.

3 Rosalind Hursthouse et Glen Pettigrove, « Virtue Ethics », in Edward Zalta (dir.), Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2016, URL = <https://plato.stanford.edu/archives/win2016/entries/ethics-virtue/>, notre traduction.

4 David Miller, Justice for Earthlings : Essays in Political Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 2013.

5 Gerhard Ebeling, Dogmatik des christlichen Glaubens. Prolegomena. Teil 1 : Der Glaube an Gott, der Schöpfer der Welt, Tübingen, Mohr, 1987.

6 On notera que Luther parle justement de « théologie de la gloire » (theologia gloriae) pour désigner cette théologie qui retient surtout les attributs conférant une image dimpassibilité et dimmuabilité à la divinité.

7 Nancy Sherman, The Untold War : Inside the Hearts, Minds, and Souls of Our Soldiers, New York-London, Norton, 2010, p. 40.

8 Michael Walzer, Guerres justes et injustes. Argumentation morale avec exemples historiques, Simone Chambon et Anne Wicke (trad.), Paris, Gallimard, 2006, p. 103.

9 Jeff McMahan, Killing in War, Oxford, Oxford University Press, 2009, p. 110-115.

10 Ibid., p. 113.

11 Ibid., p. 118, notre traduction.

12 Par souci de précision, on peut faire une distinction entre léthique de la guerre et léthique militaire. Léthique de la guerre est une branche de la philosophie morale qui réfléchit aux choix moraux dans un contexte de guerre. Cest ce dont soccupent, notamment, les théories de la guerre juste. Mais léthique militaire, en revanche, est lethos tel quil est répandu dans les armées. Paradoxalement, cet ethos ne se limite pas à lévénement de la guerre, ni même à la question de la valeur morale du choix fait par le soldat en telle ou telle circonstance. Léthique militaire intègre en son giron bien des actes qui nentretiennent quun lien fort indirect à laction de guerre au sens étroit. Le comportement au combat nest que lémanation dune acculturation du soldat à un ensemble de valeurs qui régissent tout le champ de sa vie pratique.

13 Paul Robinson, « Introduction. Ethics Education in the Military », Op. cit., p. 1, notre traduction.

14 État-major de lArmée de terre, « Le guide du formateur. Manuel à lusage des cadres ».

15 Ministère de la Défense, Le Savoir-vivre : un savoir-être pour la Défense, n.d., p. 41.

16 Timothy Challans, Awakening Warrior : Revolution in the Ethics of Warfare, New York, State University of New York Press, Suny Series, Ethics and the Military Profession, 2007, p. 60-61.

17 McDowell, John, « Virtue and Reason », The Monist, 1979, vol. 62, p. 331-350.

18 Paul Ricœur, « Éthique », in Encyclopaedia Universalis [en ligne].

19 Martha Nussbaum, La Fragilité du bien. Fortune et éthique dans la tragédie et la philosophie grecques, Gérard Colonna dIstria et Roland Frapet (trad.), Paris, Éditions de lEclat, 2016 ; Martha, Nussbaum, La Connaissance de lamour. Essais sur la philosophie et la littérature, Solange Chavel (trad.), Paris, Cerf, 2010.

20 Benoît Royal, LÉthique du soldat français. La conviction dhumanité, 3e éd., Paris, Economica, 2014, p. 90.

21 Christine Swanton, Virtue Ethics : A Pluralistic View, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 275.

22 Robert Louden, « On Some Vices of Virtue Ethics », American Philosophical Quarterly, 1984, vol. 21, p. 227-236.

23 Lanalyse qui suit est empruntée à Lawrence Blum, « Virtue and Community », in Moral Perception and Particularity, Cambridge, Cambridge University Press, p. 144-169.

24 Christian Vigouroux, Georges Picquart dreyfusard, proscrit, ministre. La justice par lexactitude, Paris, Dalloz, 2008.

25 Alasdair MacIntyreAprès la vertu. Étude de théorie morale, Laurent Bury (trad.), Paris, PUF, 2013, p. 183.

26 Henri, Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, Frédéric Keck, Ghislain Waterlot (éd.)., Paris, PUF, 2008, p. 29-31.

27 La connaissance de la tradition dans laquelle on évolue nimplique pas le conformisme et lautoritarisme. Cest là encore un point justement souligné par A. MacIntyre : nulle tradition nest univoque, et le signe de sa bonne santé est précisément le fait quelle ne soit pas figée en une seule forme ni quelle ne parle dune seule voix. Le simple fait de connaître, de première main, les éléments qui composent sa propre tradition conduit à en apercevoir les aspérités et les aspects discordants. Toute recherche sur sa propre tradition charrie ainsi avec elle une dimension critique.

28 Lee Gunn, « Pas de meilleur ami ni de pire ennemi », in Actes des journées internationales de Saint-Cyr Coëtquidan, Guer, Écoles de Saint-Cyr Coëtquidan, p. 341-350, p. 343.

29 Luc Grasset, « Dilemmes en opérations », Inflexions. Civils et militaires : pouvoir dire, 2010, no 15.

30 Il sagit du sous-titre de louvrage de Jean-René Bachelet, Le général Bachelet a largement contribué à la codification et à lenseignement de léthique militaire dans larmée française.