Skip to content

Classiques Garnier

Introduction Le juste et le bien. Normativité éthique, modèles politiques et démocratie

9

Introduction

Le juste et le bien.
Normativité éthique, modèles politiques et démocratie

La question du juste et du bien alimente, depuis Platon, les débats en philosophie morale et politique, en se déployant sur des lignes de tension distinctes mais qui semblent sans cesse se recouper, se ramifier, se superposer, sentrelacer. Car réfléchir sur le juste et le bien, est-ce penser leur opposition ? Leur distinction ? Leur complémentarité ? Faut-il les poser comme des concepts, des valeurs, des normes ou des vertus ? Qualifient-ils les individus, les institutions ou les systèmes politiques ? Et comment rendre compte des recoupements ou conflits quil peut y avoir entre les différentes conceptions, individuelles et collectives, morales et politiques, du juste et du bien ? Toutes ces questions sont loin dêtre les objets de spéculations purement théoriques et contemplatives ; elles portent des enjeux pratiques qui saiguisent au sein des sociétés démocratiques, du fait de leur pluralisme et de leurs évolutions contemporaines, et requièrent de la réflexion philosophique non seulement des clarifications, mais plus encore des perspectives pour penser un vivre ensemble aussi juste et bon que possible.

On peut situer la résurgence du problème du juste et du bien en 1971, avec la publication par John Rawls de sa Théorie de la justice et des débats quelle a renouvelés en philosophie morale et politique : cest avec elle que sest constitué le débat entre libéraux et communautariens, et entre déontologues et téléologues, autour notamment – mais pas uniquement – de la question de la priorité à établir entre « le juste » et « le bien ». Ces deux notions sont ainsi devenues des perspectives morales et dynamiques opposées dans leurs prémisses et leurs dynamiques, recouvrant les différents objets et strates de discussion que nous avons mentionnés. Le débat semble depuis sêtre un peu essoufflé ; non que les difficultés aient été résolues ; non que les questions aient été renvoyées au rang de pseudo-questions ; non quil y ait eu un assoupissement philosophique. Il 10y a bien plutôt eu un déploiement dapproches alternatives, qui soit envisagent des « troisièmes voies » entre le juste et le bien, soit resserrent leur attention autour de déclinaisons plus spécifiques de lune ou lautre notion, soit proposent de partir de phénomènes problématiques ou conflictuels précis ; les discussions ne se placent plus sous les étiquettes, peut-être trop larges aujourdhui, « du juste » et « du bien », mais se sont affinées et spécialisées pour interroger à travers elles les conditions et limites épistémiques, éthiques et politiques de nos démocraties contemporaines.

Lon dit de plus en plus de celles-ci quelles sont « en crise », ou confrontées à des « défis » épineux ; et les événements qui les ont marquées récemment semblent confirmer lurgence de penser ce que peuvent ou doivent viser les sociétés démocratiques. La montée des suspicions à légard des différents mécanismes démocratiques et de leurs résultats parfois déroutants ou inquiétants ; les divisions sociales, culturelles, économiques qui saiguisent, et la dénonciation tant de lindividualisme, du « repli communautaire » que de la perte de lien social et politique entre les citoyens et leurs représentants ; les conflits et les guerres, et les interrogations quelles soulèvent quant à leurs moteurs, leurs finalités, leur légitimité, leurs soldats ; les enjeux climatiques, écologiques et humains qui salourdissent mais peuvent entrer en tension avec ceux, économiques, financiers et industriels des « sociétés développées » ou « en voie de développement » et de leurs innovations technologiques ; tous ces objets et phénomènes, si factuels, pourraient ne pas relever des seules contingences historiques. Car derrière ces difficultés, on peut retrouver à leur fondement des tensions profondes entre les idées de juste et de bien, qui ne sont pas stabilisées et sentrechoquent au sein des démocraties en termes de normes, de valeurs, de légitimité ; la question est alors de savoir dans quelle mesure ces tensions sont inhérentes au fonctionnement démocratique même, ou symptomatiques dinstabilités plus graves. À la philosophie donc de se saisir de ces problématiques nouvelles ou de plus en plus aiguës pour repenser et peut-être renouveler les idées du juste et du bien à laune des défis démocratiques contemporains.

Ce sont ces différentes approches renouvelées du juste et du bien que le colloque international Le juste et le bien, qui sest tenu à lUniversité Jean Moulin Lyon 3 les 19 et 20 mars 2015 sous la direction de Blondine Desbiolles et de Thierry Gontier, et dont ce numéro 11 dÉthique, politique, religions présente ici les actes, a interrogées et confrontées. Ce colloque sest 11voulu représentatif du pluralisme inhérent à ces idées, en réunissant des philosophes dont les travaux, de part et dautre de lAtlantique, proposent de les interroger, de les éclairer et de les prolonger à partir dapproches et doutils distincts mais qui tous gravitent autour de lidée démocratique. Il sagissait, sur ces deux jours déchanges, de réinterroger la primauté du juste sur le bien telle quelle est défendue, mais également discutée depuis Rawls, en croisant les perspectives politiques, éthiques, métaéthiques et métaphysiques. Lobjectif était de dépasser le mode de confrontation traditionnel et binaire de ces notions, et dinterroger les implications de leurs différentes mises en rapport pour la justification publique des politiques et lévaluation des revendications émanant des citoyens, dans des sociétés démocratiques. Nous remercions ici les auteurs pour leurs contributions qui ont insufflé à ce débat entre le juste et le bien – si ancien mais pourtant toujours si actuel sous ses nouveaux visages – des perspectives revigorantes, parfois complémentaires, parfois opposées, toutes attachées à penser ces concepts à la croisée de léthique et de la politique à partir dentrées originales et soucieuses des enjeux pratiques actuels.

Nous les proposons ici au lecteur dans une progression qui sest imposée delle-même, et qui présente trois moments concaténés : la question de la priorité entre le juste et le bien au sein des démocraties libérales, confrontées à la tension entre neutralité, tolérance et intérêts particuliers ou communs ; la possibilité denvisager alors non plus une priorité mais une complémentarité voire une combinaison normative, éthique et politique, entre le juste et le bien ; enfin, les formes politiques et éthiques que pourraient prendre cette troisième voie, par-delà le juste et le bien mais dans des situations pratiques actuelles.

Ainsi Marc-Antoine Dilhac repart-il de la conception rawlsienne de la justice, qui défend en termes libéraux la priorité du juste sur le bien, pour interroger sa neutralité et examiner les soupçons de partialité qui ont pu lui être adressés : cette neutralité politique et la tolérance libérale non seulement promouvraient la défense partiale de léconomie de marché, loin donc de toute neutralité, mais plus encore saperaient ce faisant la visée dune justice égalitariste. Dilhac reprend alors le sens libéral de la neutralité politique, et réfute les différentes critiques du libéralisme rawlsien en soulignant que, en sappuyant bien plutôt sur la nostalgie dun « monde moral sans perte », elles manquent le sens politique de la justice et échouent à affaiblir la cohérence théorique et pratique de la 12priorité du juste sur le bien. Si la neutralité et la tolérance libérales résistent ici aux critiques communautariennes, leur défense en termes cette fois multiculturalistes soulève dautres difficultés, notamment sur les plans culturels et religieux. Sophie Guérard de Latour interroge cette approche, qui propose dappliquer à la diversité culturelle le modèle libéral de la tolérance religieuse : elle montre ainsi que le multiculturalisme présente des problèmes de cohérence interne, vacillant dune part entre le maintien libéral dune neutralité axiologique vis-à-vis de la culture et la défense dune politique de la différence, et pouvant dautre part donner lieu à une conception maximale, même indifférentiste, de la tolérance par-delà le juste et le bien. Dans les deux cas, cest légalité et la citoyenneté démocratiques qui se trouvent menacées sans parvenir à atteindre une justice ethnoculturelle. Mais cette visée démocratique ne peut-elle alors reposer que sur ce modèle libéral qui, en posant la priorité du juste sur le bien, écarte la piste du bien commun ? La réflexion de Charles Girard se concentre précisément sur cette idée de bien commun, qui loin de constituer une illusion dangereuse, permettrait de dépasser la conflictualité des intérêts particuliers et de fonder une légitimité démocratique. Il sattache alors à définir ce que serait que le « bien commun », dans ses rapports aux concepts de délibération publique et dintérêt, pour montrer que le comprendre en termes dintérêt commun est insuffisant, et quil doit être élargi par lidée égalitaire. Cela le conduit alors à envisager de faire du bien commun la visée de la délibération démocratique, qui engloberait alors la justice, dans un renversement de la polarité libérale rawlsienne entre le juste et le bien.

Ces trois premières approches réinterrogent ainsi le dilemme entre le juste et le bien en termes de priorités, mais en soulignant que la priorité ne peut signifier une concurrence ou une opposition binaire. Alessandro Ferrara prolonge cette piste sur le plan de la philosophie politique normative en considérant que, sil y a bien distinction entre le juste et le bien, cette distinction peut ne pas être abordée sous la forme de priorité stricte mais bien plutôt de complémentarité. En sappuyant sur ce quil appelle une « conception jugementielle » de la justice, il défend une approche épistémologique, normative et immanente du juste et du bien, montrant leurs relations complémentaires mais sans prédominance nette. Ferrara souligne que cette complémentarité, essentielle pour que lon puisse concilier le souci qua chacun de son identité et de son épanouissement avec la visée de limpartialité, se joue dans des mécanismes dinterprétation qui prennent 13place au sein du pluralisme démocratique. Ce dépassement de la priorité du juste sur le bien ou du bien sur le juste en termes de complémentarité se trouve défendue par Blondine Desbiolles sous la forme dune double combinaison normative, quelle identifie dans les réflexions éthiques et politiques de Thomas Nagel. Cette combinaison, qui se joue à la croisée des plans épistémologiques, éthiques et politiques, permet denvisager plusieurs croisements et hybridations du juste et du bien et contribue à abolir lidée dune priorité exclusive de lun sur lautre. Mais dès lors, une telle perspective requerrait sur le plan politique le dépassement de lopposition entre libéralisme et communautarianisme, dépassement qui pourrait consister dans la déclinaison républicaine de la démocratie.

Cette piste du républicanisme est précisément celle que défend Thierry Ménissier : en réexaminant le dilemme entre libéralisme et communautarianisme, il montre que le républicanisme constitue une troisième voie tout à fait spécifique et attrayante, précisément parce que, déployé sans bien commun et à partir dun ancrage sceptique, il peut permettre de répondre aux enjeux et aux transitions des « sociétés innovantes ». Dans de telles sociétés, la question du statut et de la place du citoyen, et les conflits entre les valeurs de neutralité, de liberté, dégalité, requièrent de dépasser les différents couples dopposition qui sous-tendent celle, plus large et abordée en termes de priorité, du juste et du bien, pour tâcher de penser dautres modalités de la prise de décision normative et politique, capables daffronter limprévisible. Kévin Buton-Maquet propose alors un autre prolongement possible du débat : celui de léthique des vertus qui, quoique souvent ignorée dans les débats normatifs entre déontologues et conséquentialistes, se trouve être la conception la plus immédiatement pratique et effective du point de vue des militaires. Opérant un mouvement dialectique entre réflexion philosophique sur la guerre et prise en compte de la situation individuelle du soldat, il invite à envisager léthique des vertus militaires comme un point de départ stimulant pour penser la normativité du juste et du bien, point de départ qui ouvrirait la voie longue dune herméneutique tournée vers lélaboration dun sens à la fois situé et élargi de la guerre.

Blondine Desbiolles