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Classiques Garnier

Préface Les transformations du concept de guerre (1910-1930). Techniques, stratégies, culture

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Préface

Les transformations du concept de guerre (1910-1930).
Techniques, stratégies, culture

Cette publication constitue le second volet dun double numéro dÉthique, Politique et Religions, consacré aux transformations du concept de guerre dans le contexte des années 1910-1930. Le projet densemble de ce double numéro vise à interroger la manière dont la guerre sest vue investie en tant quobjet de pensée complexe dès avant la Grande Guerre et, bien entendu, à sa suite, en faisant de sa (ses) définition(s), de son statut juridique, de son rôle et de ses significations politique, sociale, esthétique, voire existentielle, des enjeux dont la densité problématique et les implications concrètes néchappent guère aux analystes de lépoque. Cette réflexion est alimentée par lobservation daprès laquelle ce nest pas seulement la définition de la guerre qui est en jeu, mais également et en même temps le « lieu » où elle se définit : les transformations du droit international, marquées par un mouvement que certains qualifient dès lépoque de criminalisation de la guerre, constituent en effet le cadre privilégié defforts de redéfinition de la guerre, en même temps que celui de ses limites juridico-politique en pleine renégociation. Néanmoins, dès lépoque même, avec les discussions portant sur lencadrement de la guerre par le droit, ce sont aussi les limites dune définition juridique de la guerre qui se disputent, notamment dans le champ de discours politiques, militaires ou encore académiques. De même, on ne saurait comprendre les transformations de la pensée de la guerre sans tenir compte de limmense intérêt intellectuel dont elle fait lobjet dans des productions culturelles extrêmement diverses, qui affectent fortement les représentations de la guerre, et qui négocient certainement aussi sa définition avec dautres productions discursives.

Le premier volet de ce double numéro, « Limites et extension », sest intéressé à la manière dont les limites à la fois conceptuelles et réelles de 10la guerre se sont vues discutées et renégociées dans le contexte des années 1910-1930, notamment dans le cadre du droit international émergent, mais également dans un ensemble de discours qui se tiennent en marge du droit, dans des discours politiques, militaires, socio-économiques, scientifiques ou encore littéraires. Dans ce contexte, on assiste alors en particulier à la cristallisation de débats complexes autour du caractère pacificateur du droit (voir les articles de Carlos-Miguel Herrera ou de Juliette Lafosse), qui engagent une réflexion large sur les limites de la guerre : lencadrement possible (ou non) de la guerre par le droit, que le concept polémique de guerre totale discute dans une large mesure, ou encore le refoulement de la guerre hors du champ social par des voies diverses – ce dont la naissance du droit social allemand porte ainsi la marque (voir larticle de Céline Jouin), exposent certains des grands axes de ces débats. Plus radicalement encore, la sacralisation de la guerre dans un champ politico-littéraire, fait déborder violemment la signification du concept de guerre bien au-delà des frontières que cherche à lui fixer le droit, non pas seulement en tant que champ normatif mais également en tant que champ disciplinaire, certains auteurs faisant désormais de la guerre le cœur de tout ordre social et politique, voire, celui de lexistence humaine (voir larticle de Thomas Berns). Ce qui interroge alors, et comme par un effet de retour, la manière dont lexpérience traumatique de la guerre affecte et contribue à bouleverser toutes les limites conceptuelles et épistémologiques, en donnant lieu à de nouveau concepts (celui de mémoire collective) et à un nouveau rapport au temps (voir larticle de Ninon Grangé). Par la question des limites de la guerre et de son concept dans le contexte de la Grande Guerre, ce premier numéro a ainsi voulu explorer la polymorphie dun concept, et la pluralité des dimensions (politique, juridique, socio-économique, épistémologique et jusquà un niveau touchant à la pensée de lexistence humaine) engagées par des jeux et des stratégies de renégocations conceptuelles à lépoque.

Ce second numéro, intitulé « Techniques, stratégies, culture », se penche sur la complexité des facteurs qui entrent en jeu dans ces renégociations du concept de guerre ou dans la manière dont la guerre a été pensée : facteurs techniques, militaro-stratégiques, culturels, ou encore ceux qui relèvent des héritages conceptuels du passé. Cet axe réflexif prolonge une réflexion déjà été engagée dans le premier numéro autour de la manière dont la guerre se définit et négocie ses « limites ». Il introduit 11néanmoins un problème central nouveau : celui qui concerne le rapport entre éléments culturalistes, qui relèvent plutôt de représentations et de conceptions plus ou moins systématisées, et éléments techniques et matériels, ici, depuis les armes jusquaux dispositifs techniques militaires qui sont mis en œuvre dans le contexte de la Grande Guerre. Il sagit en effet dabord ici, de tenter de comprendre comment ces éléments matériels et culturels impactent la manière dont quelque chose comme « la » guerre a pu être en même temps pensée et faite. Il sagit également de réfléchir aux pesanteurs liées aux héritages du passé – héritages théoriques et conceptuels notamment –, ainsi, inversement quaux ruptures à légard de tels héritages, qui peuvent plus ou moins agir sur elle. Et interroger enfin, comment, dans un contexte historique de modernité accélérée qui exige de penser ensemble ces éléments culturels et matériels, la guerre a pu se voir dénigrée, par les voies notamment de la criminalisation juridique et morale, ou au contraire ultravalorisée, par des discours et dans des milieux très divers.

Ce double numéro, issu dun colloque international, co-organisé par Thomas Berns, Marie Goupy et Juliette Lafosse à lUniversité Libre de Bruxelles en novembre 2015, qui sest enrichi par la suite de nouveaux articles, poursuit donc le projet dinterpréter la manière dont la guerre sest vue investie en tant quobjet de pensée dans le contexte de la Grande Guerre. Ce projet, philosophique dans son intention théorique, a choisi un chemin résolument pluridisciplinaire. Il est animé par lidée quune telle réflexion peut contribuer à jeter un nouvel éclairage sur le présent, agité par de très nombreux débats autour du statut et de la signification même de la guerre à lépoque contemporaine : si ces débats tendent effectivement largement à se penser comme nouveaux – que la rupture dailleurs soit attribuée à la Guerre Froide ou au 11 septembre –, ce double numéro témoigne au contraire du profond bouleversement conceptuel qui se joue dès le tournant du xxe siècle, dans les lourdes années 1910-1930.

Marie Goupy

Institut Catholique de Paris

Sophiapol, Université Paris Nanterre