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Classiques Garnier

Guerre et paix dans l’émergence d’une théorie du droit international après 1918 Kelsen et le courant pacifiste

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions Les transformations du concept de guerre (1910-1930)
    2016 – 2, n° 9
    . I. Limites et extension
  • Auteur : Herrera (Carlos Miguel)
  • Résumé : Ce texte analyse les transformations du courant pacifiste du droit international au lendemain de la première guerre mondiale. L’article explore tout particulièrement la position de Hans Kelsen devant ce courant, dont les principaux représentants sont W. Schücking et H. Wehberg. C’est la question de la guerre dans la science du droit qui servira à mieux éclairer les positions.
  • Pages : 29 à 51
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406067634
  • ISBN : 978-2-406-06763-4
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06763-4.p.0029
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 13/01/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Pacifisme, guerre, droit international, pensée juridique, Hans Kelsen
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Guerre et paix
dans lémergence dune théorie
du droit international après 1918

Kelsen et le courant pacifiste

Pour Emmanuelle Tourme-Jouannet.

Cet idéalisme et ce matérialisme se ressemblent en ceci au moins quils ne sont nullement des idées, puisquils sont des systèmes.

Charles Peguy

La première guerre mondiale marque la naissance dun nouveau droit international, et donc, dune nouvelle doctrine juridique. Et cest par rapport à la guerre que les positions vont surtout se déterminer – pas uniquement la guerre comme phénomène historique, mais encore comme question juridique. Question qui recouvrait non seulement le problème de savoir comment traiter la guerre à lintérieur de ce (nouveau) droit international, mais aussi sa signification dans lélaboration dune conception scientifique du droit international.

Hans Kelsen a été vu souvent comme le représentant paradigmatique de cette période, et dès ses premiers travaux, à la fin des années 1910, on la présenté comme lun des chefs de file du courant pacifiste et démocratique. Or, la position du juriste autrichien vis-à-vis du pacifisme est pour le moins complexe. Pour dire les choses de manière schématique, si face à la vieille doctrine allemande du droit international, sa position est clairement pacifiste, il ne se reconnaît pas pour autant dans toutes 30les thèses de ce courant. Et cest le statut épistémologique de la guerre qui le distingue des autres tenants du pacifisme, lesquels sont dailleurs souvent ses devanciers dans plusieurs idées dont on le crédite à tort dêtre le père. Certes, Kelsen et les pacifistes partagent plusieurs positions, en commençant par limportance donnée à une organisation juridique du monde, déjà illustrée par les travaux dun Walter Schücking depuis le début du xxe siècle, ou la place centrale dune Cour de justice internationale, sur laquelle un Hans Wehberg avait écrit une monographie importante dès 1911. Mais entre la valorisation philosophique et la condamnation, la guerre devient chez Kelsen un objet juridique.

En dautres termes, on trouve, chez le juriste autrichien, un rapport spécifique avec le pacifisme, qui se tient entre proximité et distance. Pour le cerner, nous partirons donc dune analyse de ce courant du droit international, en mettant en avant ses propres évolutions après 1919, avant de revenir sur la place de la guerre dans la théorie juridique internationaliste au tournant de la Première guerre mondiale. En raison du caractère limité de cet article, nous nous concentrerons ici sur la discussion telle quelle ressort de lun des laboratoires de ce nouveau droit international post 1918, lAcadémie de droit international de La Haye, qui, grâce à la généreuse dotation de la Fondation Carnegie pour la paix, commençait à déployer à lépoque une activité très importante de cours et publications.

Le pacifisme et lémergence
dun nouveau droit international

La cruauté de la Première Guerre Mondiale, la doctrine Wilson, le développement des régimes démocratiques ou encore larrivée au pouvoir des socialistes dans les anciens empires dEurope centrale et orientale alimentent lespoir datteindre une organisation supranationale régissant les destins de lhumanité, ou du moins interdisant la guerre comme moyen de régler les conflits.

LAllemagne est un lieu favorable à lessor de ces discours après novembre 1918. Ce développement est dabord le fait de certains 31philosophes, comme Siegfried Marck ou Leonard Nelson. Il ne doit donc pas surprendre quil prenne la forme dun nouveau « retour à Kant », celui du Projet de paix perpétuelle bien entendu. Mais il se traduit parfois aussi par des attaques contre le « droit international des professeurs » qui avaient alimentés avec leur science un bellicisme réactionnaire1. Pourtant cette politisation touche également la doctrine juridique, y compris son versant pacifiste, qui subit même une certaine évolution par rapport aux thèses davant 1914. Le pacifisme juridique se radicalise donc aussi à lintérieur de la pensée du droit.

La doctrine pacifiste entre larbitrage
et lorganisation internationale

Au début du xxe siècle, le courant pacifiste en droit international est déjà fortement implanté en Allemagne, bien que lon souligne souvent sa marginalité2. Le mouvement faisait des deux conférences internationales de la paix de La Haye, en 1899 et 1907, que ses défenseurs lisaient comme la volonté « déviter la guerre par le développement de larbitrage », laxe juridique de sa pensée. La guerre mondiale fait fi de ces espoirs mais lémergence de la Société des Nations, en 1920, représente pour le pacifisme juridique un saut qualitatif, non seulement concernant la paix, mais aussi lévolution vers un système de coopération internationale entre États. Le mouvement pacifiste de culture allemande subit donc une évolution, tout en saffermissant. Très rapidement, ces juristes sont conscients que la fin du conflit conduira à un Völkerrecht nach dem Kriege pour utiliser le titre du livre de H. Lammasch3.

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La plupart de ces juristes – ce qui les distingue de Kelsen soit dit en passant – sont de véritables militants engagés, organisant et participant à des associations et congrès pacifistes, intégrant des missions techniques de leurs gouvernements et in fine jouant directement un rôle politique : H. Lammasch sera le dernier premier ministre de la monarchie austro-hongroise, W. Schücking aura une assez longue carrière parlementaire et lengagement très direct de H. Wehberg contre lentrée des troupes allemandes en Belgique lobligera à abandonner une prometteuse carrière universitaire en Allemagne, ne devenant professeur quen 1928 et à lInstitut universitaire des hautes études internationales de Genève, qui venait dêtre créé dans lesprit de la SDN.

Après la guerre – et la mort de Lammasch en 1920 – Walther Schücking (1875-1935) apparaît comme le grand représentant du courant dans les pays de langue allemande. Professeur à luniversité de Marbourg depuis 1903, il est également un militant du libéralisme de gauche – le courant où sactivent les professeurs de droit les plus progressistes de lAllemagne wilhelminienne, structuré à lépoque autour de la Fortschrittliche Volkspartei, puis, sous la République de Weimar, dans la Deutsche Demokratische Partei, force pour laquelle Schücking est élu à lAssemblée nationale en 1919, siégeant au Reichstag jusquen 1928. Ce sont des années très riches sur le plan de laction, car Schücking intègre la délégation allemande qui part négocier à Versailles un traité de paix après lArmistice, pour en dénoncer fermement ses termes peu après. Il est en même temps lun des éditeurs des documents sur le déclenchement de la guerre qui sont publiés, sous la direction de Karl Kautsky, pour le compte du nouveau ministère des affaires étrangères, visant à montrer la responsabilité du Kaiser. Il est alors professeur à lÉcole de Hautes études commerciales de Berlin, où enseigne également lun des pères de la Constitution de Weimar, Hugo Preuss et dautres professeurs qui tiennent à être dans la capitale du Reich sans pouvoir intégrer sa très prestigieuse et conservatrice université. Après un premier mandat parlementaire, il est nommé à Kiel, la faculté de droit la plus à gauche sous la République, poste quil devra abandonner peu après larrivée dAdolf Hitler au pouvoir, en application de la nouvelle loi sur la loyauté des fonctionnaires publiques. En revanche, Schücking restera, en dépit 33des protestations du Gouvernement nazi, juge à la Cour permanente de justice internationale de la Haye, instituée en 1922, et dont il avait été, grâce à son prestige personnel, le premier allemand nommé en 19304.

Bien avant, il avait publié un texte important sur Die Organisation der Welt, où il se fait le défenseur dune Confédération universelle des États (Weltstaatenbund) quil voit comme un État mondial républicain, pouvant assurer lunité dans la pluralité. Cest une organisation dans laquelle la guerre « cesse dêtre peu à peu une institution légale5 », question technique quil juge essentielle. Et même si léventualité dun conflit armé ne disparait pas sur un plan factuel, les États, habitués à collaborer ensemble, devraient sinterdire de présenter des revendications inconciliables avec les intérêts vitaux, lhonneur ou lindépendance des autres États. Comme dautres représentants du courant pacifiste de lépoque, il place une part importante de ses espoirs dans la consolidation et lextension de la Cour darbitrage internationale de La Haye. Mais lérection de la SDN alimentera dautres expectatives, et il va satteler à son analyse juridique. Ce nest pas un hasard sil signe avec H. Wehberg un commentaire du Pacte de la Société des Nations, Die Satzung des Völkerbundes dès 1921 (le livre connaîtra deux éditions postérieures en 1924 et en 1931).

Schücking juge que la SDN concrétise laspiration de faire « reposer les rapports mutuels des États sur la coordination et la collaboration des peuples égaux en droit6 ». Dun point de vue conceptuel, il la voyait comme une confédération des nations (une Völkerbund), sujet de droit international, dont le fondement est « sociologique » : les intérêts solidaires de toute lhumanité dans le maintien de la paix. Cette vocation 34universelle se traduit même sur le plan territorial, faisant tomber comme superflue le but de protection commune vers lextérieur quétait le propre des confédérations. Dune manière générale, il se montre toujours favorable à une plus grande démocratisation de linstitution, notamment par lédification dun parlement mondial, ou affirmant quà terme, les sièges permanents du Conseil devraient disparaître. Ces avancées iraient dans le sens de vaincre la souveraineté des États particuliers, pour faire avancer lorganisation internationale – le concept de souveraineté devant être réduit à la Kompetenz-Kompetenz.

Son analyse de la Charte de la SDN se construit autour du problème de la guerre. Sil juge que lart. 16 nest pas encore linstrument auquel on peut sattendre, il doit néanmoins déjà conduire à relativiser les alliances militaires séparées. Le traité de Locarno, conclu en 1925, allait dans ce sens, ne serait-ce parce quil respecte les normes de la SDN. Justement, lart. 2 de son « pacte rhénan », signé par la Grande-Bretagne, la France, la Belgique, lItalie et lAllemagne, comportait déjà une interdiction de la guerre (les parties « sengagent réciproquement à ne se livrer de part et dautre, à aucune attaque ou invasion et à ne recourir de part et dautre, en aucun cas à la guerre »).

Schücking estime cependant que linstitution dune procédure judiciaire obligatoire est la question essentielle pour le droit international matériel. Même sil se montre un peu déçu que le Pacte de Paris nait pas instauré le principe, il se demande si la Cour permanente de La Haye ne peut dores et déjà jouer le rôle de linstance obligatoire que les traités particuliers donnent à larbitrage en cas de litige. Même pour les questions présentant un intérêt politique prédominant, confiées par la Charte au Conseil de la SDN, on peut imaginer une procédure de médiation soustraite aux influences des gouvernements (le Conseil, en tout cas noffrait pas de garanties dimpartialité et indépendance à légard des contingences politiques). En ce sens, létablissement dune instance de conciliation – il évoque la création dun « Office de conciliation internationale » – « ce serait la contribution la plus importante pour faire disparaître la guerre comme institution de droit7 ». On voit apparaître le cœur de la pensée pacifiste :

Nous ne doutons pas quune nouvelle conviction juridique est “en devenir”, une conviction juridique qui ne se contente pas de faire avec le Pacte de la 35SDN une différence entre la guerre permise et la guerre défendue, mais qui voit dans la guerre uniquement le crime le plus monstrueux qui soit possible dans lhumanité8.

En effet, la guerre serait :

exclue comme forme de procédure de droit international si lon crée une juridiction obligatoire pour les litiges juridiques, même avec une clause concernant les litiges dintérêt politique prédominant, si lon fait rendre à une instance spéciale de conciliation une sentence obligatoire sur tous les litiges qui ne sont pas considérés comme litiges juridiques9.

En fait, la condamnation de la guerre est si centrale quelle conduit Schücking à relativiser, in fine, le rôle dune cour internationale, car il estime que la guerre peut faire beaucoup de ravages avant que la décision dune juridiction puisse être exécutée, lamenant à privilégier la valeur dune police internationale. Sil salue les efforts faits dans le développement dautres instruments, notamment des mesures économiques et financières comme le blocus, il sagit moins des questions concernant la bonne technique que dun processus politique. Les difficultés que rencontre lart. 16 du Pacte, puis le Protocole de Genève de 1925, lamèneront à admettre que « le sentiment de solidarité est aujourdhui encore trop peu développé entre les États10 ».

Pour une mise hors la loi de la guerre

Le mouvement pacifiste de la fin du xixe siècle préférait insister sur lorganisation de larbitrage davantage que sur linterdiction de la guerre. Jusquà la veille de la Grande guerre, les juristes européens surtout, croyaient quil fallait interdire uniquement la guerre dagression, éludant du même coup la question de lexécution internationale, dans un contexte où même le problème de lorganisation internationale était passé derrière larbitrage ou le désarmement. Mais linterdiction de la guerre allait devenir au premier plan.

On constate cette évolution dans la pensée de Hans Wehberg (1885-1962), éditeur de linfluent mensuel Die Friedenswarte11. Plus encore 36que son aîné Schücking, Wehberg devient lun des acteurs centraux de linterdiction de la guerre, notamment dans son livre, au titre très évocateur, Die Ächtung des Krieges de 193012. Ce livre, un recueil des leçons faites à lAcadémie de droit international en 1928, est ensuite traduit en anglais, lauteur étant persuadé que les possibilités concrètes darriver à cette fin passe par une alliance, comme il dit, entre La Haye (plutôt que Genève …) et Washington DC. Le texte de Wehberg permet de voir surtout les marques des transformations internes du courant pacifiste – il souligne lui-même dailleurs que les grandes figures de ce mouvement, comme lautrichien Lammasch ou son ami Schücking ne défendaient pas linterdiction de la guerre en 1918. Désormais, en revanche, la mise de la guerre hors la loi « est certainement la question cardinale qui domine tout le problème de lorganisation de la paix » (p. 160). Plus encore, daprès lui, « la Société des Nations actuelle restera imparfaite tant que la mise de la guerre hors la loi naura pas été établie, pour tous les États membres, sous une forme ayant un caractère juridiquement obligatoire13 ».

Certes, avec lexistence de la Cour permanente :

Le règlement des conflits par les moyens pacifiques atteint dans le droit international un tel développement que, si les parties sont de bonne volonté, on peut toujours régler leur différend par la voie dune procédure juridique internationale14.

Néanmoins, pour Wehberg, lévolution après 1919 montre que la « Conférence de la Paix de Paris a commis une faute en négligeant de proscrire dès le début toute guerre dans le Pacte ». Daprès lui, il ne suffisait pas dinterdire les guerres offensives, mais il aurait convenu détendre la prohibition également aux guerres défensives. Et la première mesure en ce sens aurait dû être de retirer aux États le droit de décider pour eux-mêmes de lexistence dun casus autorisant une guerre défensive, confiant la décision à un organe international. Dailleurs, le déclenchement dune guerre ne devait pas bloquer le principe de lintervention de la 37SDN. À lavenir, seule la communauté internationale devrait donc être compétente pour défendre les intérêts vitaux de ses membres.

En attendant, il sévertue à montrer que la proscription de la guerre était lune des lignes dévolution juridiques et institutionnelles les plus importantes en droit positif après 1919. Pour le prouver, il part dans son livre dune analyse des arts. 11-17 de la Charte de la SDN. Il admet, certes, que le Pacte nétablit aucune interdiction spéciale, que ce soit de manière expresse ou tacite, de telle sorte que la guerre reste dès lors permise. Mais il sattache à développer une série de distinctions très importantes entre guerres permises et guerre interdites. Il détaille ainsi les limitations qui encadrent la déclaration de guerre prévue dans lart. 12, en relation avec une décision arbitrale, ou encore de la Cour permanente ou du Conseil, ce qui renferme, dans ce dernier cas en particulier, les plus grandes innovations. Ainsi, lart. 15 al. 6 établit quil nest pas permis de déclarer la guerre à la partie qui sest conformée aux conclusions du rapport du Conseil, adopté à lunanimité. Il en est de même des cas que le Conseil juge litigieux et dont il se saisit sur le fond (art. 15 al. 8-10). Même si Wehberg doit bien admettre que son opinion nest pas dominante en doctrine, il avance la thèse que dans ces deux cas, au moins, le recours à la guerre nest pas possible. Et bien que la doctrine majoritaire considère que la guerre défensive nest jamais défendue, daprès lui :

Il est bien difficile détablir une distinction entre la guerre défensive et la guerre dagression. Cest pourquoi la théorie qui prévoit pour tous les cas le devoir dentreprendre une guerre défensive est dautant plus sujette à caution que lÉtat qui a recours aux armes pour se défendre de manière légitime ou non, décide lui-même en principe, daprès le droit actuel, la question de savoir sil y a guerre dagression ou non15.

En ce sens, il estime que la position du Pacte à légard du jus belli ac pacis est pour le moins « imprécise ». Seule la tentative de règlement pacifique est vraiment obligatoire, soit par juridiction arbitrale, soit par médiation. Dans tous les cas, quand un État membre de la Société des Nations ne respecte pas les obligations prévues dans les arts. 12, 13 et 15, il est soumis à lexécution prévue par lart. 16 de la Charte – il pointe toutefois les insuffisances de cet article, qui donne lieu à des 38interprétations trop larges. Il conclut dès lors que « le Pacte est donc très imparfait en ce qui concerne le problème de la mise de la guerre hors la loi16 », même sil se montre confiant sur les possibles évolutions.

En effet, il croit pouvoir affirmer, sur la foi des discussions de la première moitié des années 1920, et notamment le rapport Cecil de 1923, que le sentiment en faveur de linterdiction des guerres dagression pour garantir la sécurité collective avait bel et bien grandi. Cest pourquoi il se montre attentif aux avancées du Protocole de Genève et du pacte Kellogg, en les présentant sous un jour optimiste. Le premier texte, adopté sous limpulsion des gouvernements de gauche en place en France et en Angleterre, reprend pour la première fois, comme le souligne Wehberg, lidée de lassociation américaine For the Outlawry of War. Laxe central de ce mouvement, initié en 1918, était quil est erroné de vouloir assurer la paix par une organisation politique internationale, par des alliances ou encore des sanctions : il faut bien plutôt interdire la guerre comme institution juridique (au même titre que lesclavage ou la piraterie), et créer une cour internationale de justice, qui rendrait ses décisions sans autre contrainte que lopinion publique mondiale, en appliquant un code international. En ce sens, ses membres ne voyaient dans la SDN quune alliance politico-militaire.

Si Wehberg fustige son doctrinarisme et son intransigeance, il estime que le mouvement a laissé des traces dans le droit international, en facilitant lélaboration de normes comme le Protocole de Genève, traité qui, pour la première fois au sein de la SDN, mettait la guerre dagression hors la loi. Il lui consacre dailleurs tout de suite un cours à La Haye, même si le texte ne rentrera jamais en vigueur. Le Protocole développe un système généralisé darbitrage et assouplit la règle de lunanimité pour la détermination de lagresseur par une série de principes qui permettraient une application automatique. Dans la même veine, Wehberg estime que le Traité de Locarno interdit également les guerres dagression entre la Belgique la France, et lAllemagne dans son art. 2, la guerre défensive ne pouvant intervenir quaprès une décision du Conseil de la SDN déterminant le cas de lagression. Et si Locarno établit un instrument de garanties spéciales, il juge que lavenir conduit vers un pacte de garanties universelles.

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Durant la seconde moitié des années 1920, Wehberg portera son attention sur lart. 11 du Pacte, qui donne au Conseil « tous pouvoirs pour prendre les mesures appropriées à la protection efficace de la paix », en concentrant son regard sur les moments précédents la guerre en tant que telle. Dans cette optique, le pacte Kellogg constitue pour lui une nouvelle avancée dans ce cheminement du pacifisme. Certes, Wehberg rejette-t-il que linterdiction de la guerre se limite à son utilisation comme instrument de politique nationale, ainsi que le prévoyait le texte – en laissant entendre, par exemple, quune guerre pour écraser la Russie soviétique, ou en défense dun dogme religieux serait dès lors possible. Il salue, en revanche, sa portée plus universelle, en englobant des États qui ne sont pas dans le système de la SDN. Mais limportance résidait ailleurs : le Pacte Kellogg était la première convention internationale établissant le principe de la mise hors la loi de la guerre dagression. Wehberg lui reproche encore de ne pas prévoir de mécanisme pour les cas de violation du texte par le déclenchement dune guerre dagression, pas plus quil ne donne pas de critères explicites pour déterminer de quel type de guerre il sagit. En déclarant toute guerre dagression criminelle, la valeur morale du texte est énorme.

Wehberg nen reste pas là : il considère primordial de promouvoir la codification du droit international pour rendre la solution de larbitrage universelle plus aisée, en donnant à ses principes force de loi. De même, il considère quune politique de désarmement doit être entreprise, en allant jusquà envisager la fin des armées permanentes. Tout emploi des moyens militaires en dehors de la guerre, par exemple loccupation pacifique de territoires étrangers, doit, selon lui être interdit. Si la « guerre défensive » ne pouvait être admise que dans une communauté internationale encore non organisée, la portée heuristique de la catégorie reste pour lui très fragile – aucun État agresseur nadmettrait quil fait la guerre pour atteindre des buts nationaux. Ce pacifiste radical estime même que la « guerre de sanction », autorisée à titre dexception, entraîne des dangers de généralisation.

Pour clore son ouvrage, Wehberg propose lesquisse du texte dun traité international qui interdirait la guerre. Il est conçu à partir de trois contraintes : « 1o nécessité de devoirs juridiques clairement déterminés ; 2o création dun contrôle international ; 3o nécessité de prescriptions de sécurité pour le cas où le traité serait violé ». Un souci de réalisme lui fait 40admettre parmi ses clauses la possibilité de la « guerre défensive » et de la « guerre de sanction », à condition quil y ait une instance supérieure pour déterminer leur légitimité juridique. Et surtout que cette instance ait le droit dordonner un armistice aussitôt les hostilités déclenchées. Il sagirait dune « Cour de Justice pour la mise hors la loi de la guerre17 ».

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On le voit : le courant pacifiste ira en se radicalisant, de Lammasch à Wehberg, après la fin de la Première guerre mondiale. Ce faisant cette vision qui débouche sur linterdiction de la guerre semble léloigner parfois du droit positif, en conduisant par exemple un Wehberg à soutenir que le problème de la paix est avant tout un problème moral et pédagogique. Cest pourquoi aussi sa propre pensée devient moins optimiste dans la seconde moitié des années trente … Dailleurs, dans un cours quil va livrer à nouveau à lAcadémie de droit de la Haye, il considère quon ne peut pas interdire la « guerre civile », car ce serait nier le droit des peuples à sautodéterminer par eux-mêmes18.

La guerre et la construction
dune nouvelle théorie du droit international

Tout en revendiquant la valeur de la paix, dautres lignes dévolution sont à lœuvre dans la doctrine, mais elles passent, à linverse, par laffirmation de son caractère juridique. Un Kelsen soutient ainsi que la paix nest pas « à proprement parler, un but moral et politique », car tout le monde est daccord sur le besoin détablir la paix dans le monde. La question est daprès lui de caractère technique : quels sont les moyens appropriés pour atteindre ce but19. Et rien nest plus dangereux – il dit même aberrant – pour la paix que dignorer que lorganisation interétatique actuelle est une organisation juridique, plutôt que morale.

Proche des perspectives politiques du courant pacifiste, mais assez éloigné de certaines de ses vues théoriques, lentreprise kelsénienne cherche à sapproprier la notion de guerre dans un sens positif et juridique, comportant une actualisation de la doctrine du jus bellum.

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La guerre, entre preuve légale
et concept juridique

Kelsen nétait pas le premier à se lancer sur cette piste au lendemain de la Première guerre mondiale : un court livre dune centaine de pages, paru en 1919, Der Krieg und die Völkerrechtsordnung lui ouvre la voie. Il est lœuvre de Leo Strisower, un professeur de droit international et de philosophie du droit à luniversité de Vienne. Très respecté, Strisower sera élu président de lInstitut de droit international en 1924. Mais auparavant, il avait été le directeur de la thèse doctorale de Kelsen (sur Die Staatslehre des Dante Alighieri), puis le parrain du Habilitationsschrift dAlfred Verdross, qui deviendra linternationaliste autrichien le plus connu du xxe siècle.

Loin des perspectives les plus généreuses du pacifisme, Strisower entend sen tenir à une stricte orthodoxie juridique en considérant « quen vertu du droit international, la guerre est seulement autorisée pour protéger un droit de la part de lÉtat appelé à cette protection20 ». En effet, en rappelant limportance de la théorie de la guerre juste, il soutient que la guerre ne peut être quune réponse à une violation du droit international. Bien que pour lui les conflits touchant à des « dintérêts vitaux » peuvent être résolus par larbitrage – la distinction entre conflits politiques et litiges juridiques étant purement instrumentale –, la guerre doit être conçue comme un moyen, un instrument juridique pour lÉtat. Il y na pas despace vide du point de vue juridique21. Son propos reste donc modeste : il se contente de montrer que la guerre a sa place dans lordre juridique. Kelsen citera – et critiquera – la conception de Strisower dès son premier ouvrage de droit international, en 192022. Mais lessentiel réside, comme Kelsen lui-même ladmet, dans son affirmation daprès laquelle la guerre est un instrument forgé par lordre juridique pour faire valoir le droit23.

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Mais quel genre dinstrument ? Par sa lecture, Strisower soppose à un genre de théories qui valorisaient autrement la guerre pour la compréhension du droit international. Celui qui allait devenir en ces années la figure montante du droit international allemand, Erich Kaufmann, lavait placée au centre de sa conception internationale dans un livre de 1911 sur la clausula rebus sic stantibus. Cette dernière, quil oppose au principe pacta sunt servanda24, définissait pour lui lessence du droit international. Sous un jour plus technique, la clausula rebus sic stantibus habilitait la possibilité dune dénonciation unilatérale des conventions – la diplomatie allemande allait linvoquer en 1914 pour justifier le viol de la neutralité belge. Or, pour Kaufmann, il était impossible de penser un droit international en dehors des intérêts singuliers des États. Ce qui révélait toute la complexité du droit international en tant que système de coordination des volontés (différent du système de droit interne, entendu comme un système de subordination). En effet, linexistence dune autorité supra-étatique place lélément objectif du système international dans la reconnaissance de la possibilité dun changement de circonstances dans lintérêt de lÉtat, en vue de son autoconservation (Selbsterhaltung). Daprès lui, puisque le droit public na pas pour raison dêtre que lintérêt de lordre public, « ses règles ne peuvent plus être conservées si elles ne correspondent plus à lévolution générale des peuples ». Et cette évolution ne saurait être entravée par des conventions conclues dans le passé, raisonnables pour un temps autre que le présent – puisque les conserver reviendrait alors à empêcher lÉtat de remplir sa mission. Dune manière générale, le droit international trouvait sa limite devant un « droit fondamental de lÉtat » qui se superpose à toute norme conventionnelle25. Tout État a donc le droit de briser un traité au nom de son droit à lauto-affirmation (Selbstbehauptung), qui caractérise son essence.

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Du coup, la guerre devient un instrument normal et légitime pour la transformation du droit international. En absence dun système de coordination supérieure, la guerre opère comme le moyen spécifique du droit international pour régler les conflits intra-étatiques. Elle permet ainsi de constater lexistence du droit, comme la norme dernière qui décide auquel des États appartient le droit26. En ce sens, la guerre représente une Rechtsnachtweiss, une preuve légale27. Plus encore, elle apparait « comme le dernier moyen pour toute fin supérieure28 ». En même temps philosophe du droit – son livre est une « rechtsphilosophische Studie » selon son sous-titre –, Kaufmann revendique ainsi la guerre victorieuse (siegreiche Krieg) comme idéal social, notamment dans un paragraphe de son livre demeuré célèbre par son étatisme et par le lien quil établit entre État et guerre : « dans la guerre lÉtat se révèle dans son essence véritable, la guerre est lachèvement le plus haut de lÉtat, dans lequel il atteint son plus complet développement29 ». Comme il lécrit, en sopposant à Kant, « der Staat darf was er kannt ». Ce nest donc pas un hasard si Kaufmann sera après la parution de son livre la tête de turc des pacifistes. On évoque contre lui la doctrine de Kant ou celle de la scholastique espagnole, mais on laccuse surtout davoir porté une réflexion sur le domaine de la politique, non sur le droit, comme lécrivait Lammasch30.

Même sil modère par la suite sa position dans les années dentre-guerre, Kaufmann juge que le Pacte de la SDN a remplacé la vieille doctrine de la guerre juste par celle de la guerre légale ou illégale. Il se montre circonspect sur sa réglementation : elle ne fait daprès lui quimposer des délais au déclenchement des hostilités. Surtout, il estime toujours que la question de la licéité de la guerre nenlève pas le problème de la justice éventuelle de sa cause31. Devant lévolution du droit positif, il soutient que le Pacte Kellogg ne contient pas une interdiction absolue de la guerre. Plus encore, il met en doute que le système de la Charte prévu à lart. 16 – qui prévoit, comme on la vu, la participation des États-partie à des mesures dexécution militaire – puisse fonctionner 45comme un vrai système de sécurité collective qui amènerait ses membres à déclarer la guerre à lÉtat qui déclenche une guerre illicite : « Dans la réalité des choses, aucun État ne se livrera à aucune guerre qui ne serait dictée par les nécessités impérieuses de ses propres intérêts vitaux ». Pour lui, il ny a « aucun remède contre une guerre lorsque les intérêts primordiaux des grandes puissances sont en conflit », ce qui revient à penser que la paix ne dépend donc pas « des règles de droit sanctionnées rigidement ou de sanctions réglées davance32 ».

Guerre et système juridique

On devine déjà le positionnement complexe de Kelsen : tout en se montrant adepte de la paix, il place la guerre au centre de sa conception du droit international, sans lui donner pour autant la portée philosophique, encore moins politique, que lui prête Kaufmann.

Kelsen avait mis en avant son pacifisme dès son livre de 1920, Das Problem der Souveränität, notamment dans les pages finales, qui font écho à celles qui concluent au même moment son premier essai sur la démocratie33. Dans ces textes, il avance la thèse dune connexion entre un point de vue gnoséologique déterminé et une certaine vision éthico-politique (fondée sur lidentité du même sujet qui veut et connait, sur la particularité dun même caractère)34. Et en ce sens le primat de lordre étatique conduirait au développement de limpérialisme, tel quil le voit exprimé dans lœuvre dAdolf Lasson. En revanche, lunité juridique du monde comme organisation politique – que nest autre chose que le noyau politique de lhypothèse du primat du droit international sur le droit étatique –, constitue en même temps lidée centrale du pacifisme, en tant que concept éthique. En refusant que le pacifisme soit une idéologie subjectiviste et individualiste, Kelsen soutient que « si le pacifisme est éthique – et cest bien le cas –, il est collectif parce quobjectif35 ». En 46effet lhumanité comme unité conceptuelle et politico-juridique – au moment où il défend la notion de civitas maxima comme norme objective – est le niveau le plus élevé duniversalité. Et Kelsen de sexclamer que létablissement de lexistence dun ordre supra-étatique supérieur, dun État universel est « cette révolution de la conscience culturelle dont nous avons avant tant besoin36 ! ».

Dans ce livre de 1920 déjà, il parle, dans la lignée de Strisower, de la guerre comme « un fait du droit international », de telle sorte quelle peut donc être comprise comme un « phénomène juridique37 ». Mais la conception de la guerre comme sanction apparaît plus nettement dans la seconde moitié des années 1920, sans perdre complètement sa place plutôt marginale. Il sagit dune interprétation juridique qui, toujours dans la foulée de son maître viennois, fait rentrer la guerre dans le droit positif, comme acte juridique. À lépoque, il note déjà que le seul trait qui distingue la guerre de la sanction en droit interne est que le droit international ninstitue pas de procédure pour déterminer objectivement si les conditions dapplication sont bien réunies, et encore moins une juridiction devant laquelle la procédure serait entamée. LÉtat lésé opère donc comme un organe du droit international. Il y a là certes une « imperfection technique », propre aux ordres primitifs, mais il sagit dune différence de degré par rapport au droit étatique, et non dune différence de nature.

Et en fait, « en établissant quand et comment un État peut recourir à des représailles ou entreprendre une guerre contre un autre, le droit international limite lemploi de la contrainte dans les relations interétatiques38 ». Cest pourquoi il le qualifie dun ordre qui « fait régner la paix ». La conception kelsénienne se raffermit davantage à partir de ces années 1930, puisquil sagit désormais de construire une théorie générale du droit international, dont son deuxième cours à lAcadémie de La Haye, en 1932, est la première expression. Déjà les représailles rejoignent la guerre à titre dactes de contrainte déterminés par le droit international général, bien quon ne puisse les qualifier de peines ou dexécution forcée. Et Kelsen dinsister, malgré ses progrès, sur les défauts du droit international :

47

Car il y a quelque chose de plus grave que labsence dun législateur unique, de plus grave que la complète décentralisation de la procédure de contrainte, de plus grave que labsence dun organe central pour lapplication de la contrainte, cest labsence dune autorité centrale pour la constatation du fait qui est la condition dont le droit international fait dépendre lemploi de la contrainte à titre de sanction. Une cour de justice internationale est encore plus importante quune force armée internationale, constitue un progrès de technique juridique supérieur à celui que réaliserait cette dernière institution39.

À la même époque, surtout dans la seconde moitié de cette décennie, Kelsen entame une analyse plus technique du droit international40. Dans ce cadre, il offre une éude détaillée du Pacte de la SDN. Mais il faut préciser que son argumentation se détache du contexte de lévolution du droit international positif, pour obéir, du moins dans ce premier moment de sa réflexion, à un but théorique : penser le droit international comme un ordre dont les normes auraient la même structure et donc la même validité que celles du droit interne. Pour lui :

Le droit international nest véritablement un droit que dans la mesure où il règle non seulement le régime de la guerre, mais encore ses conditions, le pourquoi et le quand, de façon à ce que toute guerre faite en dehors des cas prévus, apparaisse non comme un acte conforme au droit, mais comme un acte illicite41.

Il est certain que son raisonnement se fait quelque peu circulaire car la guerre est nécessaire pour établir le caractère contraignant du droit international et en même temps il avance que :

Cette interprétation de la guerre comme la sanction des actes illicites est une conséquence inéluctable de lidée du droit international, envisagé comme un ordre juridique, par là même une organisation de la paix, réglant les rapports réciproques des États42.

Mais dans tous les cas, il estime que « ceux qui repoussent la théorie de la guerre juste nient en vérité la nature juridique du droit international et enlèvent au droit international son caractère dordre normatif43 ».

48

Cette place donnée à la guerre dans la théorie du droit ne lempêche pas de saffirmer comme un partisan de la paix dun point de vue politique. Largumentation garde cependant une architecture juridique : seul un ordre qui règle lusage de la force peut constituer un ordre de paix. La guerre est bien interdite en droit international mais seulement dans les cas où ses normes la qualifient dacte illicite. En effet « lidée du droit international, en tant quidée dun droit, exclut donc la guerre, au même titre que lidée du droit interne exclut celle de lemploi de la contrainte par un individu contre un autre individu44 ». Daprès Kelsen :

Si lon veut que le droit international garde le caractère dun ordre, juridique, on ne peut exclure le recours à la force dun État vis-à-vis dun autre quà la condition que la guerre et les représailles (en tant que réaction envers une violation du droit) soient remplacées par lexécution internationale45.

Lexécution internationale nest donc pas lunique expression de la guerre juste dans le droit positif, et, à linverse dun Wehberg, il juge la valeur du Pacte Kellogg comme « très problématique » par sa condamnation générale de la guerre dans lart. 1, et dans son préambule46. Même le désarmement lui semble une mesure moins importante que les avancées institutionnelles, car même un arsenal militaire plus petit névite pas forcément la déclaration de la guerre – on sait quil changera drastiquement de point de vue après la Seconde Guerre mondiale.

Ainsi, tout en se revendiquant du pacifisme, le rapport que ces juristes établissent entre guerre et paix est incontestablement différent. À ce titre, il est intéressant de se pencher sur leurs opinions concernant lart. 16 du Pacte de la SDN. À la fin des années 1920, tout en modérant la vision optimiste quils affichaient au début de cette décennie, Schücking et Wehberg considèrent que la guerre de sanction devra disparaître au bénéfice des actions entreprises sous légide de lart. 11 ; et il faut surtout éviter de détailler de manière rigide et absolue les principes et les types dagresseurs et de sanctions. La position de Kelsen semble lexacte opposée : dans létat actuel de lorganisation du droit international, entreprendre la suppression de la guerre lui semble impossible47.

49

Certes, Kelsen et les juristes pacifistes se retrouveront toujours dans limportance donnée à une cour internationale pour déterminer les cas où la guerre, comme mesure de police, peut être utilisée. Et le courant pacifiste entame une réflexion de plus en plus technique sur les mécanismes visant à empêcher la guerre, dans un souci réaliste, qui se traduit justement par cette prééminence donnée à lart. 11 sur lart. 16. Mais Kelsen ne se contente pas de pointer les difficultés de la SDN : il juge même que tout progrès postérieur restera relatif tant on navance dans lérection dune organisation internationale, axée sur une cour de justice. Peut-être parce quil pensait que « dans la longue lutte que le génie de lhumanité conduit contre son ennemi le plus acharné, la guerre, une victoire est régulièrement suivie dune défaite48 ». Mais celle qui sannonce à partir de ces années 1930 aura des proportions quil ne pouvait guère imaginer.

Carlos M. Herrera

Université de Cergy-Pontoise

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1 Cf. Herrera, Carlos Miguel, « Droit international et culture de gauche dans le Jus Publicum Europaeum », Les doctrines internationalistes durant les années du communisme réel en Europe / Internationalist Doctrines during the Years of Real Communism in Europe, éd. E. Jouannet, I. Motoc Paris, Société de législation comparée, 2012, p. 121-142.

2 V. Jost, Patrick, Die Marginalität der deutschen Friedensbewegung vor dem Ersten Weltkrieg. Gegen den Strom – den Abgrund vor Augen, Grin, 2009.

3 Lammasch, Heinrich, Das Völkerrecht nach dem Kriege, Kristiania, Aschehoug, 1917. Heinrich Lammasch (1853-1920) est le professeur autrichien de droit international le plus connu à lépoque. Il avait intégré les délégations austro-hongroises aux deux conférences de La Haye, en 1899 et 1907, et à la suite de la première, il avait été nommé juge de la nouvelle cour darbitrage créée en 1900, en se montrant très influant dans les principales décisions dans la première décennie du xxe siècle. Enfin, il deviendra le représentant de lAutriche républicaine à la SDN. Voir la courte mais représentative notice biographique publiée au moment de sa mort par James Brown Scott dans The American Journal of International Law, vol. 14 no 4, 1920, p. 609-613. Kelsen était en rapport avec lui à la fin de la Monarchie, mais pour des raisons purement politiques.

4 Sur sa vie, voir Kohl, Wolfgang, « Walther Schücking (1875-1935), Staats- und Völkerrechtler − Demokrat und Pazifist », Streitbare Juristen. Eine andere Tradition, éd. Kritische Justiz, Baden-Baden, Nomos, 1988, p. 230−241 ; Schlichtmann, Klaus, « Walther Schücking (1875-1935) – Volksrechtslehre, Pazifist, Parlamentarier », Historische Mitteilungen der Ranke-Gesellschaft, t. 15/2002, et, avec un point de vue plus ancré sur le droit international, le numéro consacré à sa figure dans The European Journal of International Law, 2011 (notamment les contributions de Bodendiek Frank, « Walther Schücking and the Idea of International Organisation » et García-Salmones, Mónica, « Walther Schücking and the Pacifist Traditions in International Law », que nous avons pas la place pour discuter ici).

5 Schücking, Walther, Die Organisation der Welt, Leipzig, Kröner, 1909, p. 83. Lopuscule, qui possède une forte empreinte historique, avait été publié en 1908, comme contribution aux mélanges Laband.

6 Schücking, Walther, Le Développement du Pacte de la Société des Nations, Académie de droit international de La Haye, Recueil de cours, 1927, p. 354.

7 Ibid., p. 416.

8 Ibid.

9 Ibid., p. 428.

10 Ibid., p. 433.

11 Denfeld, Claudia, Hans Wehberg (1885–1962). Die Organisation der Staatengemeinschaft, Baden-Baden, Nomos, 2008. Pour une mise en parallèle avec son ami, voir Bodendiek, Frank, « Walther Schücking und Hans Wehberg – Pazifistische Völkerrechtslehre in der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts », Die Friedens-Warte, vol. 74, 1/2, 1999, p. 79-97.

12 Wekberg, Hans, Die Ächtung des Krieges, Berlin, Vahlen, 1930.

13 Wekberg, Hans, Le Problème de la mise de la guerre hors la loi, Académie de droit international de La Haye, Recueil des cours, 1928, p. 264.

14 Ibid.,

15 Ibid., p. 165.

16 Ibid., p. 167.

17 Le traité est rédigé dans les termes suivants : « Article premier. – Les Hautes Puissances contractantes renoncent désormais à la guerre. // Linterdiction de la guerre sétend également à tous les actes ayant un caractère belliqueux, en particulier à loccupation militaire de territoires étrangers, à linvasion ou à lattaque militaire de territoires étrangers. // La question de savoir sil y a violation des dispositions contenues dans lalinéa 1 et 2 de cet article ne doit jamais être tranchée unilatéralement par une partie contractante, mais, sous réserve des dispositions de larticle 5, doit être résolue uniquement par la “Cour de Justice pour la mise de la guerre hoirs la loi”. // Des actes belliqueux qui ont été ordonnés en contradiction avec ses prescriptions sont par là même déclarés criminels. // Art. II. – Les conflits internationaux doivent être exclusivement réglés par voie pacifique, soit par négociations diplomatiques ou par médiation, soit par tribunal darbitrage, où par appel à la Cour permanente de Justice internationale. // Art. III. – Les Parties contractantes sengagent à introduire dans lespace dune année après la ratification de ce traité les dispositions des articles 1 et 2 dans leurs constitutions. Elles sengagent également à menacer de peines les personnes responsables dune attaque et à régler la procédure à ordonner contre elles, cela par une loi particulière. // Art. IV. – Dans lespace dune année après la ratification de ce traité, on créera à la Haye une “Cour de Justice pour la mise de la guerre hors la loi”. Cette Cour se composera de 11 membres qui devront appartenir à des États divers. Les jugés qui sont citoyens des États engagés dans les hostilités nont, dans les votes, que voix consultative. // Art. V. – Si des hostilités éclatent en contradiction avec larticle 1 de ce traité, chacun des contractants sengage à porter laffaire, immédiatement devant la “Cour de Justice pour la mise de la guerre hors la loi”. Le Président de cette Cour doit donner aussitôt aux États en conflit lordre de suspendre immédiatement les hostilités. // Si cet ordre nest pas immédiatement exécuté, la Cour dira, quarante-huit heures après avoir donné son ordre et à la majorité des trois quarts des voix, quel État doit être considéré comme agresseur, quel État comme attaqué. Aussitôt cette, décision connue, lÉtat déclaré attaqué a le droit, de recourir à des mesures militaires. // Si, vingt-quatre heures après, la détermination de lagresseur, les hostilités durent encore, alors les contractants sont libres de prendre une décision à légard de lÉtat que la Cour a déclaré agresseur. // Pour les États membres de la Société des Nations, les obligations que larticle 16 du Pacte prévoit concernant laide réciproque entrent alors en vigueur. Les États-Unis dAmérique se réservent, selon les cas, de soutenir les mesures de sanction prises contre lagresseur qui a violé le droit. // Si la Cour nest pas arrivée à se prononcer pour la détermination de lagresseur, les Puissances contractantes sengagent à prendre en commun les mesures quelles estiment nécessaires pour le rétablissement de la paix. // Art. VI. – Les droits et obligations transmis dans larticle V à la “Cour de Justice pour la mise de la guerre hors la loi” seront exercés par le Conseil de la Société des Nations, en vertu de larticle 4 du Pacte de Locarno et aux conditions de larticle 2 du même Pacte. // Art. VII. –Les conflits auxquels linterprétation de ce traité peut donner lieu seront soumis à la Cour permanente darbitrage de la Haye, conformément à la “Convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux” du 18 octobre 1907 ».

18 Cf. Wehberg, Hans, La Guerre civile et le droit international, Académie de droit international de La Haye, Recueil des cours, 1938, t. 24, p. 9.

19 Kelsen, Hans, « La technique du droit international et lorganisation de la paix » (1934), maintenant dans Kelsen, Hans, Écrits français de droit international, Paris, PUF, 2000, p. 251.

20 « Nach geltendem Völkerrechte der Krieg nur zum Schutz eines Rechtes von Seite des zu diesem Schutze berufenen Staates zulässig ist ». Cf. Strisower, Leo, Der Krieg und die Völkerrechtsordnung, Vienne, Manz, 1919, p. 128.

21 Ibid., p. 62.

22 Kelsen jugera que la position de son maître est un peu restrictive, car la guerre nest pas un instrument juridique seulement dun point de vue subjectif, mais encore objectivement, ce que Strisower semblait nier dans son livre (p. 50).

23 Ibid., p. 51.

24 Kaufmann prenait ainsi position sur une discussion théorique qui restera très importante tout au long des années 1920, quand un bon nombre des grands internationalistes européens, comme Dionisio Anzillotti, A. Verdoss et Hans Kelsen considéreront le principe Pacta sunt servanda comme le fondement du système international – la norme fondamentale dans le lexique kelsénien, aussi bien au sens de Grundnorm que dUrsprungnorm – du système. V. Herrera, Carlos Miguel, La Philosophie du droit de Hans Kelsen. Une introduction, Québec, Presses universitaires de Laval, 2004.

25 Kaufmann, Erich, Das Wesen des Völkerrechts und die clausula rebus sic stantibus. Rechtsphilosophische Studie zum Rechtsstaats- und Vertragsbegriffe, Tübingen, Mohr, 1911, p. 193.

26 Ibid., p. 153.

27 Ibid., p. 179.

28 « Der siegreiche Krieg als das letze Mittel zu jenen obersten Ziel », Ibid., p. 146.

29 Ibid.

30 Lammasch, Heinrich, Das Völkerrecht nach dem Kriege, Op. cit., p. 134.

31 Kaufmann, Erich, Règles générales du droit de la paix, Académie de droit international de La Haye, Recueil de cours, 1935, p. 598.

32 Ibid., p. 610-611, p. 613.

33 Sur sa théorie de la démocratie : Herrera, Carlos Miguel, Théorie juridique et politique chez Hans Kelsen, Paris, Kimé, 1997, Herrera, Carlos Miguel, « Kelsen als Demokrat und Freiheitsdenker », in N. Aliprantis, Th. Olechowski (dir.), Hans Kelsen : Die Aktualität eines großen Rechtswissenschaftlers und Soziologen des 20. Jahrhunderts, Vienne, Manz, 2014, p. 95-107.

34 Sur la question, voir Herrera, Carlos Miguel, Théorie juridique et politique chez Hans Kelsen, Op. cit.

35 Kelsen, Hans, Das Problem der Souveränität und die Theorie des Völkerrechts, Tübingen, Mohr, 1920, p. 319.

36 Ibid., p. 320.

37 Ibid., p. 264.

38 Kelsen, Hans, Théorie générale du droit international public. Problèmes choisis, Académie de droit international de La Haye, Recueil de cours, 1932, p. 129.

39 Ibid., p. 130.

40 Pour une périodisation de la construction de sa théorie internationaliste, Cf. Herrera, Carlos Miguel, « La théorie du droit international de Hans Kelsen et ses évolutions », N. Grangé (dir.), Kelsen et les relations internationales, Paris, Garnier [à paraître].

41 Kelsen, Hans, Théorie générale du droit international public…, Op. cit., p. 134.

42 Ibid.

43 « La technique du droit international et lorganisation de la paix », Op. cit., p. 254.

44 Kelsen, Hans, Théorie générale du droit international public, Op. cit., p. 135.

45 Ibid.

46 Ibid., p. 136-137.

47 Kelsen, Hans, « La technique du droit international … », Op. cit., p. 251.

48 Ibid.