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Classiques Garnier

Préface Raison et foi, la religion philosophique des Lumières. Éléments de contexte historiques et conceptuels

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Préface

Raison et foi, la religion philosophique des Lumières.
Éléments de contexte historiques et conceptuels

La question du rapport entre raison et foi1 se pose avec une acuité particulière au xviiie siècle. Après le Grand Siècle, les Lumières inventent en effet de nouvelles modalités de rencontre notamment entre philosophie et religion. À la fois la distinction se creuse entre ces deux types de discours et leur dialogue sapprofondit, senrichit sur la base non seulement dune reconnaissance de leurs spécificités propres, mais encore bien souvent dans la perspective de les harmoniser, de les concilier. La rationalité philosophique, en laquelle Descartes voyait une figure de la « lumière naturelle », distincte de la « lumière surnaturelle » de la foi religieuse, se livre à un libre examen critique des religions, principalement monothéistes révélées, et notamment chrétienne, et, dans une moindre mesure, des polythéismes antiques ou encore des religions orientales déployant une autre conception de la divinité. Les Lumières européennes marquent un des points culminants du débat entre philosophes et théologiens, tout en admettant des recoupements partiels entre leurs approches respectives. Le xviiie siècle distingue par exemple deux types de théologiens : le théologien doctrinal ou savant, qui cherche à établir la vérité des dogmes et articles de foi propres à une Église historique donnée, à partir de et en conformité avec sa tradition et ses textes sacrés, et le théologien philosophe, qui soumet la religion au libre examen critique de la raison naturelle, cherchant tantôt à justifier

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rationnellement les religions (au premier rang desquelles le christianisme), tantôt à distinguer, en les articulant ou en les dissociant, foi et raison, religion et philosophie, en dotant par exemple la philosophie dun prolongement ou appendice religieux (doctrine de Dieu), qui sen distingue par nature ou par degré.

Philosophie et religion sont ainsi amenées à réaffirmer, en les précisant, leurs caractères propres, lenjeu de leur débat étant bien souvent la définition même de la rationalité, laquelle fournit le critère essentiel, voire unique, de leur démarcation. Les Lumières héritent, tout en le requalifiant, en le réinterprétant, en linfléchissant dans tel ou tel sens, du partage cartésien entre lumière naturelle de la raison, donnée par Dieu à tout homme (bien que chacun en use diversement), et lumière surnaturelle de la foi, que Dieu ne donne quà certains hommes et qui est censée se justifier en et par elle-même, sans recours à aucune justification rationnelle.

Descartes pense la distinction, voire la séparation de foi et raison, de religion et de philosophie, non leur opposition. Il délimite leurs champs respectifs, sans dévaluer lune au profit de lautre2. Sil fait de la rationalité

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le critère de recevabilité du discours philosophique (et scientifique), ceci sopère en marge et de la foi religieuse privée du croyant et de la théologie en tant quexégèse érudite des Saintes Écritures :

Je révérais notre théologie, et prétendais, autant quun autre, à gagner le ciel ; mais ayant appris, comme chose très assurée, que le chemin nen est pas moins ouvert aux plus ignorants quaux plus doctes, et que les vérités révélées qui y conduisent sont au-dessus de notre intelligence, je neusse osé les soumettre à la faiblesse de mes raisonnements, et je pensais que, pour entreprendre de les examiner, et y réussir, il était besoin davoir quelque extraordinaire assistance du ciel, et dêtre plus quhomme3.

Cette distinction des deux discours permet à Descartes de traiter de Dieu et des preuves de son existence, objets traditionnels de la théologie, en les considérant désormais comme vérités, non révélées, mais rationnelles, dont la philosophie, et notamment sa racine métaphysique, peut, voire doit, à bon droit semparer, indépendamment de toute religion révélée et de toute herméneutique théologique. Avec Descartes, le xviie siècle affirme de façon irréversible la différence entre le Dieu de la religion, intérieur et privé, et le Dieu de la philosophie, concept métaphysique rationnel dun être suprême infiniment parfait (bon et sage).

Cest dans son sillage, et dans celui (inversé en chiasme) de Pascal, soulignant quant à lui les limites de la raison confrontée à la foi religieuse issue du cœur4, que les Lumières au xviiie siècle vont affiner, en de multiples variantes, leur pensée du rapport entre raison et foi, ainsi quentre philosophie et religion, voire théologie. Si parmi les grands post-cartésiens Leibniz invente une « théodicée » philosophique, doctrine métaphysique rationnelle de la justification de la justice divine face au scandale du mal mondain, où le Dieu du christianisme et le Dieu de la métaphysique ne font quun, Spinoza quant à lui creuse lécart entre le Dieu de la religion révélée et le Dieu du philosophe rationaliste :

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Quand certaines Églises ajoutent que Dieu a pris une forme humaine, [] je ne sais pas ce quelles veulent dire ; et même, à dire vrai, affirmer cela ne me paraît pas moins absurde que de dire que le cercle a pris la forme dun carré5.

Son Traité théologico-politique prône une liberté de philosopher destinée à affranchir lhomme des dogmatismes et préjugés théologiques. Sans nécessairement réfuter les textes sacrés, il sagit pour Spinoza de relativiser, cest-à-dire déjà de critiquer (non au sens de dénoncer, mais au sens grec de krinein, délimiter, différencier, départager, discriminer) les pratiques religieuses que les hommes en tirent.

Si les vérités révélées déconcertent souvent la raison du philosophe des Lumières, celui-ci, loin de les rejeter inconditionnellement, fait choix de les examiner (littéralement peser, mesurer) à laune de la rationalité, de les interroger de façon critique, entrant parfois en controverse avec elles. À linstar du Grand Siècle, les Lumières se caractérisent par lintensification des controverses, disputationes et polémiques entre les deux types de discours que le cartésianisme a contribué à scinder, assurant par là à chacun un camp où il pourra se retrancher en cas de différend trop violent. Cest en grande partie à travers ces diverses controverses, lesquelles sérigent en genre philosophique à part, que seffectue la progressive fondation dun rationalisme proprement philosophique appliqué au concept de Dieu, à la foi, à la religion, à ses dogmes (dont la Révélation), ainsi quà la théologie. Si après Descartes le philosophe de la raison naccepte de vérité quévidente en elle-même, le philosophe des Lumières, en vertu même de la distinction cartésienne entre raison et foi religieuse, étudie les procédures de justification auxquelles recourent les religions (autorité dune tradition scripturaire, preuves a posteriori telles que les miracles), procédures que le philosophe considère tantôt comme purement et simplement irrationnelles (étrangères à la méthode exigée par la raison philosophique), tantôt comme des prolongements, conscients ou non, de la rationalité philosophique sur un terrain autre que le sien, ou du moins comme des vérités susceptibles dêtre justifiées par la raison sous certaines conditions, quil sagit à chaque fois pour la raison philosophique de redéfinir. Si le fondement de la vérité en philosophie se doit dêtre intérieur à la rationalité, sans la déborder, le dialogue de la philosophie avec la religion, loin den être supprimé, sen trouve éclairé dun jour nouveau et de facto

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enrichi dune complexité inédite. Cest au xviiie siècle que le philosophe discute sans doute avec le plus dâpreté les dogmes des religions révélées dans la perspective tantôt dun irénisme entre foi et raison (quillustre le Discours préliminaire des Essais de théodicée de Leibniz), tantôt dune guerre ouverte (polémiques et controverses) entre elles (quillustre le mot dordre voltairien « Écrasons linfâme ! »), tantôt dune paix armée entre elles, quillustre Kant, en faisant, dans sa Religion dans les limites de la simple raison, de la foi religieuse une enveloppe sensible, un outil contingent, un prolongement possible du noyau essentiel quest la seule foi véritable ou religion en esprit et en vérité, à savoir la foi morale de la raison elle-même. Il sagit pour les philosophes des Lumières, avec les nuances et modalités propres que chacun deux apporte, darticuler, sur la base de leur distinction, de façon tantôt pacifique, tantôt polémique, tantôt par un mixte de guerre et paix, les discours de la religion et de la philosophie. La philosophie en tire une partie de son sens et de sa valeur et trouve là une occasion supplémentaire de définir plus précisément le criterium de son identité propre, en tant que discours rationnel libre au service du vrai. Ce qui fait le propre de la philosophie nest pas tant en effet le contenu des thèses quelle soutient que le type dévidence, de démonstration, de preuve dont elle les assortit. Autrement dit, les Lumières distinguent la religion de la philosophie non pas tant par leurs objets que par leurs méthodes, de sorte que philosophie et religion peuvent tout à fait soutenir une même affirmation (relative par exemple aux attributs de lêtre divin), mais elles le font toujours et nécessairement sur des plans différents, en usant de procédés différents et en sollicitant des facultés différentes (par exemple le cœur intuitif pour la foi et la raison discursive pour la métaphysique, selon le partage pascalien). Ainsi certains dogmes religieux peuvent-ils être considérés comme des réponses non philosophiques à des questions que se pose aussi le philosophe. La philosophie des Lumières en ses trois approches (irénique, polémique, mixte) redécouvre parfois par la raison seule ce que la foi, via la Révélation et la grâce, enseigne par ailleurs. En avalisant lindépendance réciproque de la raison et de la foi, de la philosophie et de la religion, les Lumières rompent résolument avec la conception médiévale, tantôt radicale, de la philosophie comme « servante de la théologie », tantôt modérée de la théologie comme branche de la philosophie rationnelle, en loccurrence de la métaphysique spéciale.

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Toutefois, ce strict partage des disciplines, que sont philosophie et religion (ainsi que son prolongement théologique), nexclut nullement que le philosophe, en métaphysicien rationaliste, convoque ponctuellement le témoignage des Écritures à lappui de ses propres démonstrations, comme le fait par exemple Leibniz :

Ainsi, je suis fort éloigné du sentiment de ceux qui soutiennent quil ny a point de règles de bonté et de perfection dans la nature des choses, ou dans les idées que Dieu en a, et que les ouvrages de Dieu ne sont bons que pour cette raison formelle que Dieu les a faits. Car si cela était, Dieu sachant quil en est lauteur, navait que faire de les regarder par après et de les trouver bons, comme le témoigne la sainte écriture6.

Leibniz convoque ici lautorité biblique, se situant délibérément sur la frontière (limite poreuse et mouvante, à distinguer dune borne infranchissable et fixe) tracée par Descartes entre foi et raison, en faisant comme si le philosophe pouvait aussi, soit en tant quhomme et en tant que croyant, soit en tant que penseur rationaliste, croire a priori en la divinité de lorigine des Écritures. La divinité des Écritures, que convoque ici la démonstration leibnizienne, illustre en tout cas la liberté avec laquelle la philosophie des Lumières sautorise à emprunter des éléments à son autre et à faire sien le matériau que lui fournit la foi religieuse (moyennant, ou non, une transposition altérant qualitativement le contenu de la thèse ainsi empruntée). La conception souple et ouverte de la rationalité philosophique propre aux Lumières saccommode en effet demprunts ponctuels du philosophe à des arguments religieux extra-philosophiques7.

Kant également dans La Religion …, réduisant le contenu de toute véritable religion à son noyau moral rationnel (pur et pratique), montre que le christianisme nest pas seulement une « religion révélée », mais aussi une « religion naturelle », fondée sur la raison morale, et il le fait en convoquant par exemple le Sermon sur la montagne, texte qui contient, selon lui, lessentiel du christianisme moral. Il réinterprète ainsi à laune de la rationalité philosophique morale le Sermon, lequel nous enjoint de suivre lesprit de la loi (morale) plus que la lettre de telle religion. Kant y voit une dénonciation (issue de la religion, mais

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que le philosophe peut faire sienne) de lhypocrisie de certains interdits religieux (comme par exemple linterdit de ladultère) qui nont rien de moral, mais commandent seulement une conformité extérieure de lacte à la loi statutaire dune Église historique donnée. Plus généralement, Kant admet une possible compatibilité, voire un accord, une « union » (comme lindiquent et sa Religion et sa correspondance contemporaine de la rédaction de La religion) entre les vérités de la religion et celles de la philosophie, entre la foi historique dogmatique positive en une Église et en une Révélation et la foi pratique pure, unique aune de vérité de toute religion. Tout en distinguant nettement la religion de la philosophie, la foi positive de la foi rationnelle, il reconnaît volontiers le primat du christianisme moral en tant que religion naturelle : « parmi toutes les religions publiques quil y eut jamais, seule la religion chrétienne a ce caractère8 » dêtre une religion morale, i. e. rationnelle ou naturelle. Le projet kantien consiste en effet, dans la continuité du geste leibnizien, mais en inversant celui-ci (Leibniz plaçait la raison au service de la foi, Kant place la foi religieuse au service de la foi rationnelle de la pure religion naturelle), à tenter dharmoniser, aussi loin que possible, raison et foi religieuse en une Révélation (notamment chrétienne).

Pour concilier avec une foi empirique [historique] [] le fondement dune foi morale [], il faut une analyse de la Révélation qui nous est parvenue, cest-à-dire une explication générale de celle-ci, de façon que le sens en soit en harmonie avec les règles pratiques générales dune pure religion de la raison9.

Kant repense ainsi à nouveau frais le rapport entre religion naturelle et religion révélée, sans exclure quelles se recoupent partiellement, comme dans le cas paradigmatique du christianisme moral.

La religion [] est la conscience de tous nos devoirs comme commandements divins. Celle où je dois savoir au préalable que quelque chose est un commandement divin, pour le reconnaître comme mon devoir, est la religion révélée [] ; au contraire, celle où je dois savoir par avance que quelque chose est un devoir avant que je puisse le reconnaître comme commandement de

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Dieu, est la religion naturelle [], de laquelle chacun peut être convaincu par sa [seule] raison []. [Toutefois] une religion peut être une religion naturelle, tout en étant aussi révélée, si elle est ainsi constituée que les hommes eussent pu ou dû y parvenir grâce au seul usage de leur raison []. Dans ce cas, la religion est objectivement naturelle, bien que subjectivement révélée ; cest pourquoi la première dénomination lui convient proprement []. Mais il en va autrement de la religion qui, du fait de sa constitution intérieure, ne peut être considérée que comme révélée. Si celle-ci nétait pas conservée par une tradition [] ou dans des livres sacrés comme documents, elle disparaîtrait du monde []. Toutefois, par un côté au moins, toute religion, même la religion révélée, doit renfermer aussi certains principes de la religion naturelle. Car la Révélation ne peut être ajoutée par la pensée au concept dune religion que par la raison []. Pour [Jésus-Christ], ce nest pas lobservation des devoirs [] statutaires dÉglise, mais seulement la pure intention morale du cœur qui peut rendre agréable à Dieu (Matthieu V, 20-48)10.

Pour Kant donc, le credo historique est en soi superflu, quoique celui-ci puisse être philosophiquement, rationnellement, moralement sensé, à condition quon le dépouille de ce quil contient précisément dhistorique. Quand bien même elle sappuie sur des textes bibliques (comme le Sermon), la philosophie rationaliste ne reconnaît ni dogmes, ni autorités spirituelles.

Si à titre personnel Descartes, Spinoza, Leibniz ou Malebranche peuvent avoir une foi religieuse, en revanche, en tant que philosophes, ils renoncent à légitimer leur foi par des arguments autres que strictement philosophiques, bien que cela ne les empêche pas ponctuellement de recourir, à titre dauxiliaires de la démonstration, à des arguments religieux, en les plaçant au service de la philosophie, cest-à-dire de la raison. La philosophie des Lumières incarnant lexigence inconditionnelle dune rationalité autonome, définie depuis Descartes comme lumière naturelle, ne saurait laisser place à la religion quen-dehors delle-même, sans toutefois sinterdire des emprunts à la foi, ni de penser la convergence possible, voire lunion nécessaire de la foi et de la raison. Si le philosophe peut donc être religieux à titre privé, dans lintimité de sa conscience, il ne saurait lêtre en tant que philosophe. Les Lumières prôneront souvent non pas tant un athéisme quune religion philosophique, ou religion de la raison, dite aussi parfois religion naturelle, prenant la forme tantôt dun déisme minimal (admettant lexistence dun être suprême), tantôt dun théisme maximal

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(admettant un Dieu créateur), fondée sur le libre examen critique par la raison de la religion révélée, de ses dogmes et de ses rites cultuels. Les Lumières iront parfois même jusquà dénoncer violemment la religion révélée, comme chez Diderot ou Voltaire, lequel incarne aujourdhui encore lune des figures les plus radicales de lanticléricalisme.

Le déisme, qui constitue lune des figures majeures de la religion des Lumières, naît en Angleterre autour des philosophes Charles Blount, John Toland ou Anthony Collins, qui, réfutant les religions révélées (faisant appel au surnaturel), prônent une religion naturelle permettant de concilier foi et raison. Pour le déisme, la divinité (quil convient de distinguer du Dieu personnel du christianisme), une fois sa création achevée, nintervient plus ni dans la nature, ni dans lhistoire. Proche parent de largument physico-théologique, le déisme fait du monde une machine fonctionnant sans lintervention de son créateur. La divinité du déisme se distingue ainsi et du Dieu de la métaphysique de Leibniz (qui crée un monde parfait, mais dans lequel il intervient parfois par des miracles, phénomènes se produisant à même la nature, mais dérogeant aux lois naturelles considérées comme simples « maximes subalternes » de la volonté divine11) et du Dieu de la cosmologie de Newton (appelé de temps à autre à opérer un réglage au sein de sa création lorsque celle-ci dysfonctionne). Le déisme puise son origine principalement dans les Lumières anglaises et écossaises. Il nest nullement incompatible avec les vérités de la science rationnelle, et notamment avec la physique moderne fondée par Newton. Bien au contraire, la science non seulement sadosse volontiers à la religion déiste des Lumières, mais encore revendique son statut doutil au service de la défense de la religion. Pour lAngleterre et lÉcosse du xviiie siècle, la science, loin de contredire ou de menacer la religion, se présente comme le meilleur rempart notamment du protestantisme. La diffusion de la Réforme favorise même lavènement de la science moderne. Les textes savants, souvent dinspiration empiriste, produits par la Royal Society de Londres illustrent ce lien étroit entre science et foi (déiste ou protestante) au tournant des xviie et xviiie siècles. Si la philosophie des Lumières en tant quâge de la raison est associée en France au rejet du religieux, elle ne lest nullement Outre-Manche, où elle défend le plus souvent la science. À linstar de Locke, les auteurs

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anglais des Lumières prônent une religion raisonnable, tolérante, ouverte, conciliant la voix transcendante de Dieu et les voies immanentes de la raison humaine, même si ce primat de la raison (philosophique et scientifique) a pu historiquement se révéler à double tranchant pour les Églises protestantes, quand, poussé à son terme, il mène au déisme dun Toland, voire au scepticisme dun Hume. En outre, le primat de la rationalité philosophique des Lumières dans lAngleterre du xviiie siècle a aussi sa contre-partie dans les manifestations ostentatoires exacerbées du sentiment religieux. La religion de la raison ravive, par réaction, toutes sortes de superstitions et denthousiasmes. Locke dans The Reasonableness of Christianity (1695), Toland dans son Christianity not Mysterious (1696), Hume dans An Enquiry Concerning Human Understanding (1748), mais aussi des hommes dÉglise (comme les méthodistes) mettent au jour la complexité de la relation – tantôt possible, tantôt impossible – entre foi et raison12.

Parmi les Lumières anglo-saxonnes, Thomas Paine, penseur anglo-américain, occupe une place à part, avec son ouvrage, dont le titre même vaut manifeste et programme de lEnlightenment, Le siècle de la raison ou recherches sur la vraie théologie et sur la théologie fabuleuse (1794-1795 pour les deux premières éditions). Paine y adopte une position déiste fondée sur la critique de la religion institutionnalisée. Si louvrage connaît un vif quoique bref succès en Amérique, il est reçu de façon plus tiède par le lectorat britannique, qui craint le radicalisme politique de son auteur, influencé par les idéaux de la Révolution française. Redoutant la propagation didées potentiellement révolutionnaires, le gouvernement britannique poursuit les imprimeurs et libraires qui publient ou distribuent louvrage. Paine y dénonce la corruption de lÉglise chrétienne et ses visées inavouées de conquête du pouvoir politique. Selon lui, la Bible, loin dêtre un texte inspiré par Dieu, est un livre parmi dautres. Le Siècle de la raison, qui inspirera les libres penseurs britanniques du xixe siècle, promeut le déisme comme religion naturelle et admet une divinité créatrice. Si cette critique de la religion nest pas nouvelle, le

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style irrévérencieux de Paine contribue du moins à populariser le déisme, qui devient ainsi accessible au grand public. Paine prolonge la tradition des premiers déistes britanniques du xviiie siècle, qui en appellent à une enquête rationnelle libre en matière de religion. Considérant que le christianisme primitif repose sur la liberté de conscience, les déistes au nom de la raison revendiquent tolérance en matière de foi et réclament la fin des persécutions religieuses. Les déistes anglais des Lumières sont fondamentalement rationalistes et partisans dune vision newtonienne du monde fondée sur le primat des lois physiques, sans lesquelles la nature serait inexplicable à la raison humaine. Ils réfutent les miracles, dont les preuves fournies par les Saintes Écritures ne sont ni suffisantes, ni nécessaires pour établir lexistence de Dieu. La divinité des déistes, loin dintervenir personnellement dans la vie quotidienne des hommes, nest que la cause première universelle abstraite et le principe moteur du monde. Aux antipodes des religions révélées, le déisme des Lumières anglaises se veut une religion naturelle, rationnelle, simple, manifeste, ordinaire et universelle. Il concilie lexistence dune divinité et les requisits rationalistes de la science physique moderne.

Il existe toutefois au sein du déisme anglais du xviiie siècle des nuances. Certains déistes, minoritaires, admettent par exemple la Révélation, tandis que la majorité dentre eux dénie à la Révélation tout pouvoir explicatif, celle-ci ne se communiquant quà quelques personnes, voire à une seule. En outre, le déisme dénonce les contradictions existant entre les Révélations des divers monothéismes, voire au sein même du christianisme. Enfin, la Révélation mène souvent les masses de fidèles à la superstition. Pour la plupart des déistes, les prêtres corrompent le christianisme délibérément par des intrigues à leur propre avantage, en promouvant des rituels inutiles et des dogmes illogiques, voire dangereux et pervers (comme celui du péché originel par exemple, qui ne servirait quà permettre aux chefs religieux de mieux asservir la population). Le déisme de lEnlightenment se définit ainsi dabord et avant tout comme une œuvre de libération, démancipation et de résistance intellectuelle face aux superstitions, à loppression politique et aux injustices sociales véhiculées par lobscurantisme religieux. Le siècle de la raison de Paine, mais aussi La justice politique de William Godwin (1793) incarnent en effet un radicalisme politique, quon trouve également chez Richard Price, ministre dissident, ou chez Joseph Priestley, philosophe et théologien

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contraint démigrer en Amérique à cause de son zèle républicain. Toutefois le déisme anglais, plus pur produit de cet « âge de raison » censé définir les Lumières, indissociable et dune conception légaliste de la nature et dune vision révolutionnaire radicale de lordre politique (héritée des idéaux républicains de la Révolution française), reste une position minoritaire, réservée à une élite savante et souvent vue avec suspicion par la population et les politiques.

Plus généralement, lun des mots dordre phare des Lumières européennes, directement lié à lexigence dun libre examen critique des religions (notamment révélées) à laune de la lumière naturelle de la raison, consiste à prôner la tolérance en matière de foi : tolérance entre catholiques et protestants, entre chrétiens et non-chrétiens, entre croyants et non-croyants (athées ou agnostiques). Le xviiie siècle redéfinit la tolérance et en fait le maître-mot de la religion philosophique rationaliste des Lumières. Cessant dêtre une qualité passive, assimilée à la patience, voire à lindifférence, la tolérance en matière de foi religieuse devient une valeur positive, voire une vertu morale et intellectuelle. Dans une Europe qui sort à peine de longues guerres de religions, la France sillustre en matière de tolérance par la révocation par Louis XVI de lédit de Nantes, révocation qui ouvre lère nouvelle non pas seulement dune tolérance en matière religieuse, mais dune véritable religion de la tolérance propre aux Lumières. Selon cette dernière, Dieu donne à lhomme la raison pour lui permettre daccéder au salut sans la médiation, sinon de toute foi, du moins de toute Église historique. Les Lumières françaises revendiquent avec force la liberté de conscience religieuse dans la sphère privée, réduisant dautant les prérogatives du souverain.

Mais si la religion sautonomise, tend à se retirer de la sphère publique et politique pour se replier dans lintériorité des consciences individuelles privées, elle nen continue pas moins dalimenter, tout au long du xviiie siècle, de vifs débats publics, ainsi que maintes controverses et polémiques dépassant de loin le monde académique universitaire ou le public instruit des savants. Par exemple, la réception de la bulle Unigenitus rendue par le Pape (à la demande de Louis XIV) en 1713, qui condamne le jansénisme et deviendra loi dÉtat en 1730, provoque en France de nombreuses querelles. Les jansénistes, soutenus par une partie du clergé et des fidèles, mobilisent avocats et magistrats du Parlement. Ce débat dordre initialement religieux opposant Jésuites et Jansénistes sinvite

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dans la sphère publique et politique (suscitant notamment un mouvement dopposition à la monarchie absolue) et traverse tout le siècle. Il culmine dans quelques grandes crises (comme laffaire des convulsionnaires de Saint-Médard ou celle des billets de confession dans les années 1750). Ces querelles dorigine théologique sont largement diffusées dans le grand public via par exemple les Nouvelles ecclésiastiques, journal jésuite imprimé et distribué clandestinement, qui contribue à politiser le débat.

Le siècle des Lumières marque aussi lintérêt porté par le philosophe à des religions et des communautés religieuses autres que chrétiennes, à la fois en Europe et hors dEurope. Kant par exemple, tout en louant le christianisme moral comme religion naturelle, nourri des récits des voyageurs, qui lui offrent des descriptions détaillées des religions du monde, loue la nécessaire diversité des religions13. Musulmans et juifs, Indiens et Chinois, païens dAfrique et dAmérique font objet dune même curiosité. Le philosophe se trouve aussi contraint de penser les mutations socio-culturelles de son temps et en vient à jeter les bases dune cartographie, dune histoire, voire dune sociologie des religions. Par exemple en Europe de lOuest, les communautés juives sémancipent du pouvoir rabbinique et sortent peu à peu de leur isolement. Leur intégration socio-politique samorce en Prusse dans les années 1780 autour de la figure de Moses Mendelssohn, puis en France, où la Révolution de 1789 leur accorde légalité politique. Aux frontières extérieures de lEurope, lislam aussi, en tant que religion et en tant que structure du pouvoir politique, fait lobjet dun regard nouveau de la part du philosophe, tantôt élogieux, tantôt critique, lié au recul progressif de lEmpire ottoman, lequel incarne larchétype du despotisme que la philosophie des Lumières dénonce, comme Montesquieu dans LEsprit des lois ou, sous forme de fiction littéraire, dans ses Lettres persanes. Les philosophes commencent à sintéresser à lislam pour en discuter les thèses. Leibniz par exemple, dans la Préface aux Essais de théodicée, dénonce le « fatalisme mahométan14 » (fatum mahumetanum), niant toute liberté humaine, quil distingue et du fatum stoïcum et du fatum christianum. Lislam fournit

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matière à réflexion critique et indirectement parfois, via le despotisme politique oriental auquel on lassocie, matière à dénoncer le christianisme, voire les monarchies absolues dEurope. Lislam offre au philosophe des Lumières un cas décole et un point de vue décentré, propice au libre examen critique de la raison. Plus généralement, lEurope des Lumières est fascinée par les mœurs, coutumes, langues et religions des peuples quelle découvre. Cest le début de lhistoire comparée des civilisations et des religions, qui permet de dénoncer les superstitions issues du christianisme, en les confrontant aux religions sans Église dautres peuples, proches parentes de simples morales naturelles.

Mais au-delà de ce fourmillement didées, si lon veut tenter de clarifier les époques (au sens de moments logiques plus quau sens de périodes chronologiques) qui ponctuent et scandent le xviiie siècle eu égard au débat que la raison y engage avec la foi, la religion, la Révélation et la théologie, on peut considérer15 que lœuvre intellectuelle et philosophique propre des Lumières européennes consiste à instruire un procès en cinq actes.

Premier acte : le siècle souvre avec la mise en scène philosophique du procès de Dieu dans les Essais de théodicée de Leibniz (1710). Si Voltaire tentera plus tard sur le mode ironique de neutraliser, par le récit des aventures imaginaires de Candide, les thèses de Leibniz (incarnées et ridiculisées par le philosophe Pangloss), non seulement dans le conte littéraire de Candide, mais encore dans son Poème sur le désastre de Lisbonne (1756), il partage en réalité avec Leibniz et prolonge ce geste philosophique inaugural consistant à convoquer Dieu devant le tribunal de la raison humaine pour quIl se justifie de lexistence scandaleuse du mal dans le monde. Que laccusé soit disculpé ou condamné, laudace inaugurale de Leibniz réside dans cette mise en accusation inouïe de Dieu. Relativement au débat de la foi et de la raison, on peut considérer que le xviiie siècle souvre avec ce spectaculaire procès de Dieu, accusé davoir, sinon causé délibérément le mal physique et moral dans le monde, du moins de ly avoir autorisé, permis, toléré.

Cette accusation sinscrit toutefois dans le cadre général du projet leibnizien dharmoniser les vérités de la foi avec celles de la raison, et corrélativement la théologie avec la philosophie, programme exposé

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en plusieurs passages du Discours préliminaire des Essais de théodicée, intitulé « Discours de la conformité de la foi avec la raison » :

La question de la conformité de la foi avec la raison a toujours été un grand problème []. La question de lusage de la philosophie dans la théologie a été agitée parmi les chrétiens, et lon a eu de la peine à convenir des bornes de cet usage []. Mais une vérité ne saurait jamais être contre la raison []. Par la raison on nentend pas ici les opinions et les discours des hommes, ni même lhabitude quils ont prise de juger des choses selon le cours ordinaire de la nature, mais lenchaînement inviolable des vérités []. Comme M. Descartes la fort bien remarqué, le bon sens est donné en partage à tous []. La droite raison est un enchaînement de vérités []. On na pas besoin dautre criterium ni dautre juge des controverses en matière de raison16.

Les Essais de théodicée souvrent sur ce rappel, qui peut définir en partie le programme des Lumières eu égard à laccord pacifique nécessaire entre foi et religion :

Après avoir réglé les droits de la foi et de la raison dune manière qui fait servir la raison à la foi, bien loin de lui être contraire, nous verrons comment elles exercent ces droits pour maintenir et pour accorder ensemble ce que la lumière naturelle [raison] et la lumière révélée [surnaturelle de la foi] nous apprennent de Dieu et de lhomme par rapport au mal17.

Le lieu du procès inaugural leibnizien est plus précisément la philosophie rationaliste morale, et non la science. Le xviiie siècle adosse en effet encore souvent sa vision de la science de la nature (physique, cosmologie) à lexistence de Dieu comme sage créateur ou régulateur de la machine du monde physique. Certes, quelques philosophes matérialistes athées (comme La Mettrie, dans son Homme-machine, Helvetius, dans De lesprit ou dans le Discours préliminaire à ses Œuvres philosophiques publiées à Berlin en 1751, ou encore DHolbach, dans son Système de la nature ou des lois du monde physique et du monde moral et dans Le bon sens ou idées naturelles opposées aux idées surnaturelles)18 prolongent au siècle des Lumières la tradition des

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libres-penseurs épicuriens érudits du xviie siècle (Gassendi, La Mothe Le Vayer, Cyrano de Bergerac). Mais majoritairement la philosophie des Lumières, en dépit du procès emblématique de Galilée par lÉglise catholique, continue de fonder doublement la science physique moderne sur lidée dun Dieu inspiré du Dieu chrétien, dans la mesure où 1) la séparation biblique de la Création et du créateur permet paradoxalement de laïciser la nature et où 2) la garantie divine de la régularité et de lunité des lois physiques rend la nature humainement connaissable. En revanche dans le domaine moral le xviiie siècle remet fondamentalement en cause la gouvernance de Dieu. Si la diffusion de la Réforme en Europe favorise lessor de la physique moderne, en matière morale elle entrave lessor de la liberté humaine. Luther dans son Traité du serf-arbitre, puis Calvin par sa doctrine de la double prédestination fragilisent le libre-arbitre humain. Le scepticisme moral du protestantisme à lendroit de la liberté humaine constitue sans doute lune des causes profondes indirectes du procès que Leibniz intente à Dieu, dans la mesure où sa théodicée vise, certes, à disculper Dieu de toute responsabilité directe dans lexistence du mal, mais en sauvant la liberté humaine. Si tout dépend de la volonté divine, comme le veut la Réforme, le philosophe est en droit de demander à Dieu raison du mal. En distinguant dune part le mal métaphysique (imperfection, finitude inhérentes aux créatures), seul voulu par Dieu, et dautre part les maux physiques et moraux (que Dieu se contente de tolérer dans lexacte mesure où ils contribuent à réaliser le meilleur des mondes possibles), Leibniz parvient provisoirement à innocenter Dieu, assurant par là une paix relative mais fragile entre foi et raison, entre religion (chrétienne) et philosophie.

Deuxième acte : Hume instruit un procès en appel, en attaquant, dans ses Dialogues sur la religion naturelle (1779) non seulement la gouvernance de Dieu, mais encore son existence même. Hume radicalise, dramatise et généralise laccusation leibnizienne contre Dieu en déplaçant la question de lexistence du mal vers celle de la possible inexistence de Dieu. En outre, la gouvernance de Dieu nest plus jugée à laune du seul mal moral, mais aussi à laune de la cohérence du monde physique. En sapant les notions de causalité et de finalité, Hume distend le lien de Dieu à la

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nature, de sorte que la marque de Dieu sur son ouvrage perd de sa visibilité. La religion ou théologie naturelle minimaliste prônée par Hume, indissociable de son scepticisme, se réduit à la seule croyance en un Dieu créateur du monde :

Le tout de la théologie naturelle [] se résout en une seule proposition, simple, quoique assez ambiguë [], que la cause ou les causes de lordre de lunivers présentent probablement quelque lointaine analogie avec lintelligence humaine19.

La dissolution sceptique des preuves de lexistence de Dieu et la reconnaissance de limpuissance de la raison conduisent Hume à en appeler, de manière paradoxale et ironique, au saut ultime, rationnellement inexplicable, à lénigme insondable que constitue la Révélation divine :

Le sentiment le plus naturel quun esprit bien disposé puisse éprouver en cette occasion est une attente ardente et un vif désir quil plaise au ciel de dissiper, ou du moins dalléger, cette profonde ignorance, en accordant à lhumanité quelque Révélation plus particulière et en lui découvrant quelque chose de la nature, des attributs et des opérations du divin objet de notre foi. Toute personne pénétrée dun juste sentiment des imperfections de la raison humaine se précipitera avec la plus grande avidité vers la vérité révélée20.

Le deuxième acte du procès de Dieu et de la religion révélée aboutit donc, dans un premier temps, à la dénonciation sceptique humienne des limites de la raison humaine. La religion ou théologie naturelle de Hume, entée sur un scepticisme à lendroit de la raison, se situe aux antipodes du prétendu optimisme des Lumières. Face à une nature incohérente, à une histoire désordonnée, à un Dieu caché et incompréhensible, qui se refuse à se donner autrement que par le mystère dune Révélation improbable, la raison se trouve condamnée à reconnaître sa propre faiblesse.

Dès son Histoire naturelle de la religion (1757), Hume distingue eu égard à la religion deux questions : « celle qui concerne son origine dans la nature humaine21 », qui fera lobjet des Dialogues sur la religion naturelle, et « celle qui concerne le fondement de la religion dans la raison »,

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qui commande la présente enquête généalogique sur la religion, que Hume définit en général comme croyance en une puissance intelligente invisible œuvrant dans la nature et lhistoire. La contemplation de la nature en son unité et uniformité invite le savant à y projeter un dessein final dû à un auteur intelligent. Cette croyance nécessaire de la raison en un Dieu cause suprême de la nature forme lessentiel de la religion naturelle des savants et philosophes22. Cette religion en effet, supposant un haut degré de science et de culture, ne saurait être populaire, et son influence sur la société humaine reste négligeable. Enfin son contenu minimal se borne à supposer une analogie entre cause de la nature et intelligence humaine. Cette religion naturelle, que Hume tient pour une foi inévitable de la raison, confirme le lien étroit qui unit science et religion dans la culture savante du xviiie siècle. A contrario les religions populaires historiques sont sans lien ou presque avec la science. Loin de senraciner dans lobservation des œuvres de la nature, elles proviennent, selon Hume, bien plutôt du primat anthropologico-psychologique des affects ordinaires de la vie humaine. Les religions populaires puisent leur source en particulier dans les passions de peur et despoir, dans « le souci anxieux du bonheur, la crainte des maux futurs, la terreur de la mort, la soif de vengeance, la faim et laspiration aux autres nécessités de lexistence23 ». En outre, ces passions se renforcent et sentretiennent grâce à lignorance dans laquelle est lhomme des causes qui régissent le cours de sa vie. Puissance des passions et impuissance de la raison sont donc le double terreau de prédilection des croyances religieuses populaires. Cette conjonction explique aussi leur universalité, leur force et leur permanence. Selon la généalogie anthropologique et psychologique humienne des religions populaires, la disparition de ces croyances est hautement improbable car 1) les passions sont plus primitives et plus puissantes en lhomme que sa raison et 2) la raison seule ne suffit jamais à diriger et expliquer la vie de lhomme ; jamais la science napaise complètement les craintes et espoirs suscités par les aléas de lexistence.

Hume distingue toutefois plus précisément, en marge de la religion naturelle savante de la raison, apanage du philosophe, deux types de religions populaires historiques : le polythéisme, croyance naturelle primitive de lhumanité en une multiplicité de dieux, esprits, démons, puissances

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invisibles ; et le monothéisme, dont lapparition est plus tardive dans lhistoire et dont la structure intellectuelle plus construite est aussi plus complexe. Ces deux formes (polythéiste et monothéiste) de religion populaire se distinguent historiquement, conceptuellement et psychologiquement, de la religion naturelle de la raison, en tant que théisme intellectuel minimal. Toutefois, le théisme savère plus proche du polythéisme que du monothéisme. Il prolonge le polythéisme sous une autre forme, en le concentrant sur une seule divinité. À la différence de la religion populaire monothéiste, toujours accompagnée de superstitions et de persécutions, le théisme savant se veut purement rationnel et tolérant. Selon Hume, le théisme et, dans une moindre mesure, le polythéisme sont préférables au monothéisme (christianisme, judaïsme, islam) sur quatre points au moins : ils sont 1) plus tolérants (perpétuent moins de persécutions), 2) plus courageux (moins soumis à lautorité dune tutelle ecclésiastique), 3) plus humbles, moins enclins aux croyances absurdes (plus conformes à la raison) et 4) plus propices au doute et au libre esprit critique. En dénonçant le monothéisme, Hume cible plus précisément lapologétique chrétienne et réhabilite de façon volontairement provocatrice le polythéisme des anciens Grecs et Romains, jugé à maints égards plus conformes à la raison. À lissue de ce procès en appel, tel est le verdict de Hume : les religions populaires en général, et le monothéisme chrétien en particulier, ne sont pas des croyances rationnelles, et il y a peu despoir quelles soient supplantées un jour par la seule croyance rationnelle recevable quest le pur théisme savant, ingrat et abstrait, du philosophe. Ce relatif constat déchec justifie le troisième acte du procès intenté par les Lumières à la religion.

Troisième acte : avec Kant, tenant dune position singulière parmi les Aufklärer de son temps, le procès de Dieu (ouvert par la métaphysique de Leibniz et radicalisé par le scepticisme de Hume en procès des religions populaires monothéistes et révélées) devient le procès de la raison elle-même, considérée comme instance double, à fois jugeante et jugée. En effet, la raison non seulement fait comparaître la théologie dogmatique ainsi que la foi religieuse historique devant son propre tribunal, mais encore ce faisant elle y comparaît elle-même. Réactivant et amplifiant dans la Préface à la première édition de 1781 à la Critique de la raison pure la métaphore judiciaire héritée de Leibniz, Kant fait du criticisme même un « tribunal ». Dans ce texte, Kant évoque en effet « la maturité

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du jugement dun siècle qui nentend plus se laisser amuser par une apparence de savoir » et qui par conséquent adresse à la raison

une mise en demeure de reprendre à nouveau la plus difficile de toutes les tâches, celle de la connaissance de soi-même et dinstituer un tribunal qui, en assurant ses légitimes prétentions, repousse aussi toutes celles de ses exigences qui sont sans fondement []. Ce tribunal, cest la Critique de la raison pure elle-même24.

Abandonnant loptimisme de la théodicée leibnizienne, encore très prégnant dans ses Considérations sur loptimisme (1759), le Kant de la maturité critique rompt triplement avec Leibniz : 1) avec sa double preuve spéculative dogmatique (cosmologique et physico-théologique) de lexistence de Dieu ; 2) avec sa justification métaphysique de la justice de Dieu et avec son projet même de théodicée25 et 3) avec la manière dont Leibniz réconcilie foi chrétienne et raison philosophique (Leibniz les conciliait en faisant de la raison une alliée au service de la foi, tandis que Kant dans La religion place au contraire la foi religieuse au service de la foi rationnelle, entreprenant de déduire la première à partir de la seconde). Mais le criticisme kantien entend tout autant dépasser le scepticisme humien, lequel naboutit quau constat ruineux (tant pour la science physique que pour la morale et la religion) de limperfection de la raison. Refusant la quadruple conclusion sceptique de Hume (nature incohérente, histoire chaotique, Dieu muet et absent, raison exsangue), Kant ouvre le troisième acte du procès, en linscrivant dans le cadre plus général du « tribunal » critique, devant lequel la raison comparaît dabord elle-même, avant dy faire comparaître les autres facultés de connaître de lesprit humain. Pour ce faire, il procède à un double remaniement26.

Premier remaniement : Dieu nest plus considéré (comme chez Leibniz) comme un être suprême réel, dont lexistence puisse être avérée par des

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preuves rationnelles spéculatives, mais comme une simple Idée transcendantale de la raison pure théorique, quon peut certes penser (denken), mais non connaître (erkennen), ni prouver (beweisen), et dont on peut, tout au plus, supposer avec profit lexistence, au nom dune « foi doctrinale spéculative », à laquelle Kant reconnaît le mérite de favoriser le progrès et laccomplissement systématique de la science de la nature. Dans la Critique de la raison pure, le procès nest plus celui dune religion populaire monothéiste révélée (Hume), ni celui du Dieu du christianisme (Leibniz), mais celui de la théologie transcendantale (en tant que science rationnelle spéculative pure, branche de la métaphysique spéciale) et de ses trois preuves de lexistence de Dieu. Le procès devient avec Kant dabord celui de la théologie métaphysique et, en tant que tel, une partie dun procès plus vaste quinstruit le tribunal critique, où la raison, telle un juge en fonction définit ses propres limites. La Critique réfute ainsi comme dialectiques (illusoires, sophistiques) les trois preuves classiques de lexistence de Dieu jusqualors en vigueur en philosophie et issues de la raison pure théorique : les preuves ontologique, cosmologique et physico-théologique. Le seul Dieu quadmette le tribunal de la raison critique nest plus désormais quune simple Idée de la raison spéculative, dont celle-ci ne peut prouver ni quil existe, ni quil nexiste pas. Aussi Kant renvoie-t-il dos-à-dos le dogmatisme métaphysique (Descartes, Leibniz, Spinoza, Malebranche) et lathéisme, quil condamne pour des raisons morales. Il en découle un second remaniement.

Second remaniement : la charge de la preuve de lexistence de Dieu incombe, selon Kant, non plus à la raison spéculative (comme chez Descartes et les post-cartésiens), laquelle ségare dans les illusions transcendantes de la Schulmetaphysik, mais à la raison en son usage pratique et pur (moral). Laveu dincompétence de la raison théorique face à la question de lexistence de Dieu, qui lui vaut du coup de devenir lunique source et garantie de lordre, de lunité, de la légalité et donc de la cognoscibilité de la nature, saccompagne de la mise au jour 1) dun nouvel usage de la raison pure (qui nest pas une nouvelle raison : la raison reste bien une27) : son usage pratique (moral), 2) corrélativement dun

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nouveau type de métaphysique, une métaphysique qui nest plus spéculative, mais pratique (« métaphysique des mœurs » ou « métaphysique de la liberté ») et 3) dun nouveau genre de preuve de lexistence de Dieu, preuve rationnelle, a priori et proprement morale. Si Kant dénonce toute morale théologique (qui, par exemple chez Crusius, consiste à déduire nos devoirs de la volonté dun Dieu transcendant), il crée en revanche une théologie morale, qui sesquisse dès le « Canon de la raison pure » de la Critique de la raison pure, saccomplit dans la doctrine des trois postulats de la raison pratique dans la Critique de la raison pratique et culmine dans les derniers paragraphes de la Critique de la faculté de juger. Le transfert de la question de Dieu sur le terrain du criticisme moral constitue le second retournement quopère Kant eu égard au procès de Dieu inauguré par Leibniz et Hume. Lexistence de Dieu (désormais considéré ici non plus comme architecte de la machine du monde physique, mais comme créateur du monde intelligible moral, souverain chef du règne des fins) devient lobjet dun « postulat » (hypothèse nécessaire subjectivement, bien quobjectivement fondée dans le Factum rationis de la loi morale) de la raison pure pratique. Selon Kant, lhomme moral est en droit despérer que Dieu existe, dans la mesure où le Souverain Bien dérivé (contentement que lhomme peut légitimement espérer tirer de ses actes vertueux), en tant quobjet unique et total de sa volonté bonne, rend nécessaire lexistence de Dieu, pris comme créateur du monde moral et comme Souverain Bien originaire. La liberté pratique (autonomie) et la loi morale qui la sous-tend fondent désormais le besoin (Bedürfnis) de Dieu et la preuve (Beweis) de Dieu dans la raison elle-même, entendue comme raison pratique, et non plus comme raison spéculative. Le besoin de Dieu savère être un besoin de la raison elle-même et lindice dun intérêt (Interesse) moral et pur indubitable en elle et universel (commun à tous les hommes). Dieu doit exister parce que lhomme est capable de moralité et que sa volonté bonne vise le souverain bien dérivé (synthèse a priori de vertu et de contentement).

Par ce double renversement, le criticisme produit une preuve inédite, pratique et entièrement a priori, de lexistence de Dieu et, à la différence du scepticisme humien, loin dinvalider totalement et définitivement la raison théorique, il la limite seulement à la connaissance de la nature

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phénoménale, où elle a en revanche pleine légitimité. Ce faisant Kant donne raison 1) à Leibniz sur linnocence divine, mais sans recourir à largument métaphysique dogmatique du meilleur des mondes possibles et en évitant à la raison humaine de se hisser au point de vue de Dieu lui-même et 2) à Hume sur limpossibilité de toute preuve théorique de lexistence de Dieu. Le tribunal critique kantien de la raison à la fois dénonce, contre Leibniz, toute métaphysique spéculative comme dogmatique (dialectique, illusoire) et préserve, contre le scepticisme de Hume, la pleine capacité de la raison théorique à connaître la nature. Kant clôt ainsi le procès de Dieu et de la théologie rationnelle par un accord de paix, ici encore provisoire, qui scelle la séparation théorique, mais la proximité pratique du divin et de lhumain. Selon lui, le criticisme est censé ouvrir une ère de paix perpétuelle en philosophie, où la raison (pure théorique), enfin réconciliée avec elle-même, sera délivrée des conflits (« antinomies ») apparents opposant en métaphysique dogmatiques et sceptiques. Lirénisme critique, qui samorce dès la Critique de la raison pure et culmine dans lAnnonce de la prochaine conclusion dun traité de paix perpétuelle en philosophie (1796), constitue la réponse proprement kantienne au procès de Dieu ouvert par Leibniz et au procès de la religion ouvert par Hume. Avec la pacification critique, le xviiie siècle découvre un nouveau type dalliance entre foi et raison, Kant inventant une nouvelle forme de foi (fides) ou croyance (Glauben), foi proprement rationnelle et pratique, par laquelle la raison saffirme à la fois indépendante et solidaire de Dieu.

Il en résulte chez Kant, dans un second temps, un effort pour attribuer à la foi religieuse et à la religion une place spécifique au sein du système critique. Si la philosophie critique théorique (Critique de la raison pure) répond à la première des trois questions de la raison pure (« Que puis-je savoir ? »), si la philosophie critique pratique (Critique de la raison pratique) répond à la deuxième question (« Que dois-je faire ? »), cest en revanche à la philosophie critique de la religion (esquissée à lextrême fin de la Critique de la faculté de juger et développée surtout dans La religion) quil revient de répondre à la troisième question (« Que mest-il permis despérer ? »). En assignant à la religion une place spécifique au sein de larchitectonique critique, Kant est amené à explorer une nouvelle voie (parallèlement au double renversement opéré respectivement par la première Critique et par les deuxième et troisième Critiques).

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Cette voie, qui va devenir emblématique dun certain courant de la religion philosophique des Lumières, consiste à réduire le christianisme à son noyau moral (y compris sa Révélation) et à en faire non seulement une religion historique, mais aussi et surtout une religion naturelle, cest-à-dire rationnelle. Il ne sagit pas dun geste absolument nouveau, dans la mesure où laccord de la raison humaine (immanente) avec la Révélation biblique (transcendante) était déjà affirmé par certains Pères de lÉglise, comme par exemple Saint Thomas ou Maïmonide28. Mais Kant porte à son point culminant lambition du xviiie siècle, non seulement dharmoniser raison et foi en une Révélation (dont on trouverait trace dès le xviie siècle, par exemple chez Malebranche), mais bien dinclure la Révélation chrétienne dans la rationalité ou de déduire la Révélation à partir de la simple raison (pratique pure). Kant incarne ici une position originale et tout en nuance, ménageant, plus que ne le fera son jeune et radical disciple Fichte, une place, en marge de la philosophie morale rationaliste, pour la foi religieuse (historique positive), quil considère tantôt minimalement comme simple outil subjectif provisoire au service de la foi rationnelle morale, tantôt au maximum comme une enveloppe sensible symbolisant la foi rationnelle morale, cest-à-dire la vraie religion ou religion en esprit. Kant fonde la vérité de la religion sur un noyau moral intégralement rationnel et pur. Il déduit la religion de la morale et réduit celle-là à celle-ci, comme un grand cercle se déduit de et se réduit à son petit cercle concentrique29. Il sagit, non dinvalider toute religion historique positive, mais de ne lui accorder quune place ancillaire, seconde (à la limite superflue), puisquen droit (absolument parlant) sont inutiles objectivement la lettre extérieure du culte prôné par telle Église historique, ainsi que la Révélation, les dogmes, mystères et miracles que véhiculent sa tradition. Kant ne reconnaît à lenveloppe sensible symbolique des religions révélées, au mieux, que lutilité facultative dun moyen subjectif provisoire de cultiver la seule vraie foi à ses

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yeux, la foi rationnelle morale, qui forme le vrai cœur de toute religion. Dorénavant ce nest plus la Révélation relatée par les Saintes Écritures (témoignage hétéronomique eu égard à lhomme et déduit de la volonté dun Dieu transcendant), mais la raison (pure pratique) qui dicte (en régime dautonomie morale) son contenu à la religion, y compris la Révélation, laquelle devient intégralement compréhensible moralement dans les limites de la simple raison, la blosse Vernunft désignant, dans le titre de louvrage, à la fois la raison pure, cest-à-dire entièrement a priori, et la pure et simple raison ou raison prise toute seule.

Il en résulte enfin dans un troisième temps – et cest là la dernière étape du procès kantien – une reconfiguration des liens académiques et institutionnels au sein de lUniversité entre la Faculté de philosophie (dite inférieure) et la Faculté de théologie (dite supérieure), la première étant par définition entièrement libre de penser et dinterroger de façon critique les dogmes des religions révélées (au premier rang desquelles le christianisme), la seconde étant en revanche tenue de défendre une position orthodoxe en matière de foi, conforme à lÉglise et au clergé dont elle dépend. Dans le Conflit des Facultés (1798), Kant appelle en effet de ses vœux linstitution dun nouveau type de dialogue entre philosophie et théologie, en tant que disciplines académiques, où cest la Faculté de philosophie (incarnant la raison) qui trancherait les différends et controverses opposant philosophes et théologiens :

On peut aussi sans doute concéder à la Faculté de théologie lorgueilleuse prétention de prendre la Faculté de philosophie pour sa servante, mais alors la question subsiste toujours de savoir si celle-ci précède avec la torche sa gracieuse Dame ou si elle la suit portant la traîne30.

Dans le cadre de la réaction conservatrice opposée aux Lumières qui suit en Prusse la mort de Frédéric II le Grand et en France la Révolution de 1789, Kant redéfinit du point de vue universitaire les rapports entre théologie et philosophie, conformément au droit de libre examen critique récemment conquis par la raison et qui fait delle un juge ou arbitre selon la métaphore judiciaire du tribunal critique. Le conflit des Facultés de philosophie et de théologie au sein de lUniversité renvoie à la distinction kantienne entre foi religieuse (foi dÉglise) et foi rationnelle pure pratique. La première repose sur des statuts, cest-à-dire « des lois

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dérivant de la volonté dun autre », la seconde sur « des lois intérieures qui peuvent se déduire de la raison propre de tout homme31 ». Cette distinction ne signifie ni séparation, ni opposition (incompatibilité) entre le docteur de la loi statutaire fixée par une Église historique, lequel obéit à un principe dhétéronomie, et le savant de la raison, le philosophe, qui obéit au principe de lautonomie morale (soumettant sa volonté à la loi morale intérieure à la raison de tout homme). Le docteur de la loi ou théologien doctrinal place la volonté morale de lhomme sous lautorité dun Dieu extérieur et transcendant (comme dans la morale théologique, hétéronomique par excellence, de Crusius), tandis que le philosophe rationaliste des Lumières, quincarne le criticisme, se contente de prouver Dieu au moyen de sa seule raison pure pratique via le fait rationnel intérieur de la loi morale. Ainsi Kant distingue-t-il, sans les opposer, la religion en vérité ou en esprit, entièrement déductible à partir de la simple raison morale, et la religion dune Église historique positive dont le contenu littéral dogmatique constitue lobjet détude de la théologie doctrinale ou biblique. Kant distingue ainsi, mais dans le but de mieux les articuler lune à lautre, deux types de religion (selon lesprit et selon la lettre), deux types de foi (foi doctrinale dogmatique et foi rationnelle morale), deux types dÉglise (lÉglise historique visible et lÉglise invisible, éternelle, universelle, « règne des fins », monde moral intelligible, cité éthique, corpus mysticum de tous les êtres soumis à la loi morale et dont le souverain chef est Dieu) et corrélativement deux types de théologie (la théologie philosophique et la théologie biblique). La religion vraie (religion vraie, rationnelle, naturelle), sans sidentifier à la morale, en est le prolongement légitime nécessaire. Elle en diffère par la seule forme, en ce quelle présente les lois de la raison pratique comme lexpression de la volonté divine, de façon à en faciliter laccomplissement par la volonté humaine. En revanche, la religion historique positive (foi en une Révélation par exemple) nest elle-même quun prolongement possible de la religion vraie :

La morale na aucunement besoin de la religion, mais se suffit à elle-même grâce à la raison pure pratique []. [Toutefois] la morale conduit immanquablement à la religion []. Cependant, dans le champ des sciences, il soppose à la théologie biblique une théologie philosophique, qui est le bien

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confié à une autre Faculté. Cette théologie [philosophique], si toutefois elle demeure dans les limites de la simple raison, [] doit avoir pleine liberté de se développer, aussi loin que sétend sa science32.

Kant montre dans cette optique que le christianisme est la foi dÉglise qui convient le mieux à la pure religion morale de la raison. Il distingue en effet au sein du christianisme deux niveaux : celui de la religion historique positive (credo littéral) et celui de la religion rationnelle morale (religion vraie ou en esprit, liée à lÉglise universelle). Le christianisme

se trouve, dans la Bible, composé de deux parties dissemblables : lune, qui contient le canon, et lautre lorganon ou véhicule [enveloppe sensible symbolique] de la religion ; le premier peut être appelé la pure foi religieuse (fondée, sans statuts, sur la simple raison), et lautre, la foi de lÉglise qui repose tout entière sur des statuts, exigeant une Révélation, pour être regardés comme un enseignement et des préceptes sacrés33.

Kant en tire les trois principaux principes méthodologiques auxquels doit se plier la théologie philosophique, en tant quexégèse scripturaire menée par la raison seule : le philosophe théologien rationaliste doit 1) ramener les dogmes de lÉcriture (Révélation, Trinité, Incarnation etc.) à leur strict contenu rationnel moral, faire de ces dogmes, non plus un au-delà imaginaire pour la raison, mais un organon (outil, instrument) symbolique sensible, produit par et pour la simple raison ; 2) désolidariser la foi religieuse en ces dogmes scripturaires de tout mérite moral : Kant affirme lunique valeur des œuvres, cest-à-dire des actes moraux accomplis par pur respect pour la loi morale, indépendamment de tout espoir de récompense promis par la religion : le seul moyen de plaire à Dieu est dagir vertueusement, non dobéir aux préceptes littéraux dune Église historique ; 3) interpréter lœuvre (et donc la valeur) dun homme à laune de lusage quil fait de sa force morale (de sa volonté), sans recourir à lintervention divine. Contre la théorie de la grâce divine (chère à Malebranche, qui, lui aussi, tentait datténuer la tension entre raison et foi en proposant une forme originale de rationalisation de la foi), Kant soutient lautosuffisance de la raison humaine. Il rompt par là délibérément avec la Réforme, qui plaçait lessence du christianisme dans lÉcriture, la foi et la grâce. Dorénavant, la raison se soumet lÉcriture, quelle réinterprète à laune

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de ses propres exigences morales, et secondarise, voire congédie autant que possible et la foi et la grâce. Telle est la solution du rationalisme kantien : la philosophie reconnaît le noyau rationnel de la Révélation chrétienne, moyennant quoi la théologie reconnaît en retour la validité de linterprétation philosophique des Écritures. Toutefois ce compromis reste fragile. Il est bientôt contesté, du côté de la philosophie, par ceux qui, comme par exemple Hegel dans Lesprit du christianisme et son destin (1798), situent lessence du christianisme dans un amour de Dieu dépassant toute forme de légalité morale (comme on la trouve dans le judaïsme). Et du côté des théologiens, dabord tentés par cette offre kantienne de paix, on déplore que la foi dÉglise se dissolve et se perde dans cette religion de la pure raison et de la raison pure.

Quatrième acte : après le procès métaphysico-moral de Dieu (Leibniz), après le procès critique de la théologie rationnelle (Kant), et en marge du procès de la religion monothéiste (Hume), le xviiie siècle instruit le procès plus spécifique de la Révélation (principalement chrétienne), comme relation privilégiée des hommes à Dieu outrepassant la raison humaine. Les Lumières iront jusquà voir dans la Révélation une ruse et un subterfuge politiques. Plus généralement et au-delà de la seule Révélation, le juge quest la raison naturelle, institué et revendiqué par la philosophie des Lumières, met en accusation les dogmes, articles de foi, miracles et mystères du christianisme. Le xviiie siècle lit avec avidité le Traité des trois imposteurs34, qui, ôtant toute transcendance à la Révélation, réduit celle-ci à un simple projet politique (inavoué) de domination, à un simple instrument immanent du pouvoir séculier. Comparaissant devant le tribunal de la raison, la Révélation à la fois se sécularise, se laïcise et sinstrumentalise :

Les ambitieux, qui ont toujours été de grands maîtres en lart de fourber, ont tous suivi la même route dans létablissement de leurs lois. Pour obliger le peuple à sy soumettre de lui-même, ils lont persuadé, à la faveur de lignorance qui lui est naturelle, quils les avaient reçues ou dun dieu ou dune déesse35.

Le Traité dénonce ainsi « limposture » des fondateurs de religions, qui ne seraient en fait mus que par leur ambition politique. Moïse,

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Numa-Pompilius, Jésus-Christ, Mahomet y apparaissent comme des précurseurs du Prince de Machiavel, dont la soif de pouvoir est hostile à la vérité.

Ce sont en particulier les Lumières françaises qui instruisent avec le plus de passion le procès de la religion en tant que religion révélée, allant parfois, dans leurs formes les plus radicales, jusquà professer athéisme et anticléricalisme36. Pour nen retenir que deux exemples fameux, Diderot dans ses Pensées philosophiques (1746) et Voltaire dans son Dictionnaire philosophique (1764) dénoncent avec virulence labsurdité des religions dites révélées, et du christianisme en particulier, usant tour à tour dironie et dindignation (« Écrasons linfâme ! » de Voltaire). Dans la veine du Traité des trois imposteurs, tous deux dénoncent le cynisme politique des fondateurs de religions révélées. Selon Diderot,

Tous les peuples ont de ces faits, à qui, pour être merveilleux, il ne manque que dêtre vrais ; avec lesquels on démontre tout, mais quon ne prouve point ; quon nose nier sans être impie, et quon ne peut croire sans être imbécile37.

Selon Voltaire :

Après notre sainte religion, qui sans doute est la seule bonne, quelle serait la moins mauvaise ? Ne serait-ce pas la plus simple ? Ne serait-ce pas celle qui enseignerait beaucoup de morale et très peu de dogmes ? Celle qui tendrait à rendre les hommes justes sans les rendre absurdes ? Celle qui nordonnerait point de croire des choses impossibles, contradictoires, injurieuses à la Divinité et pernicieuses au genre humain, et qui noserait point menacer des peines éternelles quiconque aurait le sens commun ? Ne serait-ce point celle qui ne

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soutiendrait pas sa créance par des bourreaux, et qui ninonderait pas la terre de sang pour des sophismes inintelligibles ? Celle dans laquelle une équivoque, un jeu de mots, et deux ou trois chartes supposées ne feraient pas un souverain et un dieu dun prêtre souvent incestueux, homicide et empoisonneur ? Celle qui ne soumettrait pas les rois à ce prêtre ? Celle qui nenseignerait que ladoration dun Dieu, la justice, la tolérance et lhumanité38 ?

Si la critique philosophique de la religion nest pas nouvelle et si les Lumières françaises sont loin dêtre les premières à redéfinir en ces termes le rapport de la raison à la foi, Diderot et Voltaire mettent du moins léloquence et la passion au service de ce geste philosophique quest la critique rationnelle des religions révélées. Ils réactivent, plus quils ninventent, une polémique anti-religieuse dont on trouve trace dès la réaction païenne qui sétait développée au début de lère chrétienne autour de Celse ou des tentatives de restauration de Julien lApostat. La rationalité philosophique des Lumières françaises, quil convient de ne pas lire a posteriori (par un effet rétrospectif anachronique) comme une anticipation du positivisme scientiste ultérieur, saffirme en exploitant un fond de refus et dindignation ancien contre la religion révélée et notamment contre le christianisme. Si le matérialisme, lathéisme et lanticléricalisme (tantôt liés, tantôt dissociés) ont pu fleurir dans la France du xviiie siècle, les positions de Diderot et Voltaire sen distinguent. Pour Diderot par exemple, la science physique moderne peut se satisfaire dun matérialisme39, mais, loin dinciter à lathéisme, elle conforte bien plutôt le théisme, croyance en un Dieu créateur de la nature. Diderot reprend dailleurs les métaphores classiques du Dieu architecte ou artisan (Dieu machiniste qui chez Leibniz crée un univers physiquement parfait, mais où sinvitent de temps en temps les miracles de « lordre de la grâce », ou Dieu horloger qui chez Newton remonte de temps à autre la machine imparfaite de lunivers). Chez Diderot, la critique de la Révélation chrétienne némancipe donc nullement la science vis-à-vis de Dieu, mais fonde bien plutôt la science sur un théisme, lequel est lune des formes originales qua pu prendre au xviiie siècle la religion philosophique des Lumières, qui sapparente

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plus à une philosophie de la religion. La science physique nous conduit au théisme comme à son fondement. Non seulement la science prouve lexistence de Dieu, mais elle est la seule à pouvoir légitimement le faire, et ce, selon la seule voie de la rationalité (ici théorique, et non pratique comme chez Kant) et sans quil lui soit besoin de convoquer quelque Révélation divine que ce soit.

Ce nest que dans les ouvrages de Newton, de Musschenbrœk, dHartsœker et de Nieuwentyt [i. e. de science physique], quon a trouvé des preuves satisfaisantes de lexistence dun être souverainement intelligent. Grâce aux travaux de ces grands hommes, le monde nest plus un dieu : cest une machine qui a ses roues, ses cordes, ses poulies, ses ressorts et ses poids40.

Diderot prolonge ici la thèse rationaliste cartésienne de la solidarité moderne entre Création divine et mécanisme naturel.

Loriginalité de ce quatrième acte du procès, instruit par la philosophie française des Lumières, ne réside pas tant dans la dénonciation de labsurdité, voire du machiavélisme politique de la Révélation chrétienne par la raison (cétait déjà un thème de lapologétique des Pères de lÉglise) que dans une synthèse de trois motifs (eux aussi déjà développés en amont des Lumières) : 1) la critique du pouvoir papal et en général des autorités ecclésiastiques dans la lignée (du côté de la religion) de Luther et Calvin et (du côté de la philosophie juridico-politique) de Jean Bodin dans ses Six Livres de la République (1576) ; 2) lappel à la tolérance en matière de foi religieuse (quon trouve déjà par exemple chez Montaigne ou Locke) et 3) la critique des vaines superstitions, là aussi déjà prônée au xviie siècle par exemple par Pierre Bayle dans ses Pensées diverses sur la comète (1683)41. Ici émerge en tout cas le thème de la défense de la liberté de conscience intérieure (et secondairement de la libre pratique cultuelle), au nom de la rationalité des Lumières, liberté religieuse que la Déclaration des droits de lhomme et du citoyen du 26 août 1789 inscrira bientôt dans la sphère juridico-politique en en faisant un droit fondamental de lhomme. Les Lumières françaises ajoutent ainsi à la dénonciation (ancienne) de labsurdité de toute Révélation lappel double de la raison à lutter contre le pouvoir (temporel et spirituel, politique et religieux) du Vatican et à cultiver la tolérance de lÉtat en matière de religion.

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Enfin cinquième acte : la raison philosophique des Lumières entreprend dexpliquer les religions comme phénomènes culturels humains historiques parmi dautres selon une méthode à la fois généalogique, génétique et archéologique. Après le procès de Dieu (Leibniz), de la religion monothéiste (Hume), des théologies spéculative dogmatique et doctrinale biblique (Kant) et de la Révélation (Diderot, Voltaire), il reste aux Lumières à faire comparaître les religions, prises cette fois comme institutions culturelles et pratiques cultuelles, devant le tribunal dune raison historique, historienne, voire historiciste. Cest principalement avec Condorcet que lhistoire, sans encore être instituée en tribunal mondial42, se trouve convoquée comme recours contre loppression religieuse. Dans son Esquisse dun tableau historique des progrès de lesprit humain (1795), Condorcet, mêlant étroitement religion et histoire, historicise la religion chrétienne, dont la justification est désormais à chercher dans le temps humain. La vérité du christianisme est dabord et avant tout issue de lhistoire et de ses concrétions successives. Le christianisme, fruit dun processus historique, loin davoir une essence transcendante résidant dans une Révélation divine, prend lui-même la forme dun récit historique (la Bible), construction culturelle et intellectuelle humaine. Condorcet examine le processus historique et le mécanisme intellectuel par lesquels lapologétique chrétienne en vient à interpréter lhistoire humaine de façon prophétique, voire messianique, en plaçant son sens (à la fois signification et direction téléologique) dans lévénement annoncé et promis du retour en gloire du Christ. Pour le christianisme lui-même, une partie de sa vérité réside dans le sens historique même de cette attente, de cet inaccomplissement, qui surplombe le déroulement de lhistoire, le devenir universel du genre humain visant à manifester la puissance du Christ et de son Église. Pour Condorcet, à la fois philosophe rationaliste de lhistoire et penseur critique examinant à laune de la raison historique le messianisme chrétien, il sagit de comprendre à la fois comment de facto lhistoire fait la vérité du christianisme et comment le christianisme en est venu à sarroger le droit déclairer et dorienter lhistoire en lui fournissant son telos. Condorcet accomplit ainsi un double geste philosophique : il historicise le christianisme et se donne par là les moyens de penser les conditions intellectuelles mêmes dune

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herméneutique chrétienne de lhistoire humaine comme histoire sainte, providentielle, voire messianique.

Ce faisant à la fois il sinspire et se démarque de Bossuet et Turgot. À la fin du Grand Siècle, Bossuet dans la première partie de son Discours sur lhistoire universelle (1681), intitulée « Les époques ou la suite des temps », rappelant le sens originaire grec du mot « époque », proposait un modèle de périodisation de lhistoire humaine calqué sur les sept âges du monde chrétien43. Condorcet de même scande son Esquisse en époques. Il sinspire aussi de son maître Turgot, qui, dans son discours Tableau philosophique des progrès successifs de lesprit humain (1750), proclamait les avantages que le christianisme procure au genre humain en termes de salut éternel, de lumières, de paix et de bonheur. Toutefois Condorcet se sépare de ses deux grands prédécesseurs dans la mesure où, contre Turgot, il récuse tout concours de la religion au progrès intellectuel et spirituel de lhumanité et où, contre Bossuet, il rejette lidée dune Providence divine extérieure à lhumanité et fait de lesprit humain le seul acteur et auteur (garant) de son histoire. Si chez Bossuet et Turgot, lhistoire permet de lier christianisme et salut de lhumanité, chez Condorcet elle illustre à la fois lautonomie de lesprit humain, seul responsable de son progrès, et le rôle néfaste des religions dans ce processus émancipateur. Retournant la tradition apologétique chrétienne de lhistoire providentielle, qui faisait de lhistoire un plaidoyer en faveur de la religion, Condorcet en fait un réquisitoire contre la religion.

Sa lecture historicisée de la religion chrétienne sarticule en quatre thèses principales. 1) Les religions proviennent historiquement de la

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confiscation du savoir par une minorité savante au détriment de la masse ignorante. 2) La caste sacerdotale sallie à la caste des guerriers et des rois pour mieux asseoir son pouvoir sur le peuple. 3) Le christianisme confirme et aggrave ce système de domination : prêtres et moines tentent détouffer ou de retarder les progrès de lesprit humain et la diffusion des Lumières dans le peuple, dans lesquels ils voient une menace pour la pérennité de leur propre pouvoir politique. Condorcet souligne à ce sujet la tension entre le message de lÉvangile et le système de domination politique mis en place par lÉglise romaine. Il évoque avec ironie la conception évangélique de légalité des hommes, qui paradoxalement éveille en eux lesprit critique et le goût de penser librement par eux-mêmes44 :

Les principes de fraternité générale, qui faisaient partie de la morale chrétienne, condamnaient lesclavage ; et les prêtres, nayant aucun intérêt politique à contredire sur ce point des maximes qui honoraient leur cause, aidèrent par leurs discours à une destruction que les événements et les mœurs devaient nécessairement amener. Ce changement a été le germe dune révolution dans les destinées de lespèce humaine ; elle lui doit davoir pu connaître la véritable liberté45.

En philosophe rationaliste des Lumières, Condorcet invite à pratiquer un libre examen critique de lÉcriture Sainte au service de lémancipation (intellectuelle, morale, religieuse) de lhumanité. 4) Dans ce combat pour la domination intellectuelle et politique des sociétés que se livrent les Églises et leurs clergés (castes sacerdotales issues dune minorité savante), alliés aux politiques et aux militaires, lévénement décisif susceptible dinverser le rapport de force en faveur du peuple est linvention de limprimerie et la diffusion universelle des savoirs quelle permet. Grâce à Gutenberg, savoir et pouvoir politique ne sont plus réservés à une élite. Les Lumières sont appelées à se diffuser toujours plus largement du public instruit des savants et des philosophes46 vers le peuple, via la formation dune opinion publique, qui, sémancipant peu à peu de la tutelle morale

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et religieuse des Églises, est appelée à juger par elle-même des progrès de lesprit humain dans lhistoire. Lévénement crucial de limprimerie de masse est censé accélérer le déclin du pouvoir sacerdotal et remplacer celui-ci par une nouvelle classe de savants, issus de la publicité du débat intellectuel et de luniversalité de sa diffusion. Condorcet prédit en effet la victoire des savants et philosophes et la fin du pouvoir politique de la caste sacerdotale, proposant ainsi une lecture politique du rôle de la religion dans lhistoire. Le savant est appelé à supplanter le prêtre, la science à supplanter la religion, et lopinion publique (favorisée par la diffusion douvrages imprimés) à supplanter le principe dautorité (que Kant dénonce comme « état de tutelle », comme pensée hétéronomique). Condorcet dénonce ainsi lobscurantisme religieux, réfractaire par nature au progrès de la science et de la raison.

Au-delà de son anti-christianisme militant Condorcet exprime une nouvelle forme de foi rationnelle (distincte de la foi morale promue par Kant) dans le progrès et la victoire de la raison sur lobscurantisme politico-religieux. En un sens il invente une nouvelle religion, religion des Lumières, religion de la raison (bien quen un sens différent de celui que pouvaient prêter à cette expression Leibniz, Hume, Kant, Voltaire ou Diderot). À la foi religieuse dans une révélation entée dans une tradition scripturaire dissimulant plus ou moins les visées politiques de la caste sacerdotale, Condorcet substitue une foi dans lémancipation de lesprit humain hors de tout état de tutelle obscurantiste. Condorcet clôt donc le cinquième et dernier acte du procès de Dieu, de la religion, de la théologie et de la Révélation en instruisant, à partir du tribunal de lhistoire, le procès de loppression politique, de lignorance et de lobscurantisme intellectuel que véhiculent les religions en général. Mais ce faisant ne reste-t-il pas prisonnier lui-même de la lecture chrétienne de lhistoire providentielle (téléologie du salut) quil dénonce pourtant ? Cest encore à lintérieur dun cadre de référence issu de la religion chrétienne quil semploie à dénoncer les méfaits des religions. Telle est, sinon lambiguïté, du moins la faiblesse de la synthèse philosophique rationnelle quil tente entre histoire et religion.

En conclusion, ce procès en cinq actes révèle un xviiie siècle riche et complexe. Cette époque – littéralement ce moment qui arrête, suspend le devenir historique – loin dillustrer une pensée homogène ou uniforme, se sera autorisée à penser, avec une totale liberté desprit et dexamen

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critique, dont la raison fait sa devise (« pense par toi-même »), divers types de rapports possibles entre foi et raison, entre religion et philosophie. On ne saurait sans simplification abusive parler dune ou de la philosophie des Lumières, mais bien plutôt des philosophies des Lumières, tant lépoque regorge de positions philosophiques divergentes sur la question du rapport de la foi à la raison (pour sen tenir aux figures majeures évoquées ici : Leibniz, Hume, Kant, Voltaire, Diderot, Condorcet). Les philosophies des Lumières en Europe (Angleterre, Allemagne, France) entretiennent avec les religions des rapports mouvants et subtils, allant de la paix à la guerre, en passant par maintes formes intermédiaires. Sil faut toutefois in fine dégager ce qui fait lunité cohérente relative dun style de pensée propre à lEurope du xviiie, unité qui en fait précisément une « époque » au sens grec du terme, celle-ci résiderait dans lunique mot dordre du penser libre appliqué au rapport entre foi et raison, dans lexigence de soumettre au libre et public examen critique de la rationalité philosophique toutes les religions, et en particulier les religions révélées (au premier rang desquelles le christianisme). Le siècle des Lumières est le siècle qui repense à nouveaux frais, et de façon encore aujourdhui fructueuse, les rapports de la raison avec le christianisme. Cet effort audacieux pour parler rationnellement des religions représente enfin une nouvelle phase dans le processus de constitution de la Modernité, souvent accompagné daffrontements violents, mais riche de pensées originales, voire audacieuses. Mais lactualité du xviiie siècle et de la religion des Lumières ne réside pas seulement dans le riche foisonnement, parfois contradictoire, des questions et réponses quil nous lègue. Elle vaut plus radicalement par son exemple intellectuel, inscrit dans la devise kantienne de lAufklärung, « sapere aude », devise du courage de la raison pour penser en régime dautonomie, indépendamment de toute tutelle (notamment religieuse). Le xviiie siècle aura été le creuset dune multiplicité de religions philosophiques, pouvant prendre les formes les plus diverses et combinant foi et raison selon des modalités très variées. Ces religions philosophiques des Lumières sont à vrai dire plus des philosophies de la religion, où, en rupture avec la figure médiévale de la philosophie servante de la théologie, cest désormais la raison qui, en tant que lumière naturelle, dicte à la foi, non certes son contenu thétique ou ses objets, mais du moins sa place, sa fonction, son statut et ses limites.

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Le présent numéro, qui rassemble cinq études, obéit à un quadruple choix : 1) centrer le regard sur des enjeux précis à travers quelques auteurs emblématiques en offrant un tour dhorizon sur quelques unes des problématiques religieuses au tournant de lâge classique et du siècle des Lumières ; 2) corréler létude dauteurs du xviiie siècle à celle dauteurs de la fin du xviie siècle (pré-Lumières), en qui se prédessine lesprit des Lumières, en tant quils amorcent un processus de sécularisation des questions religieuses et théologiques et annoncent lémergence proche dune religion philosophique, voire dune philosophie rationaliste de la religion, qui sera proprement celle des Lumières ; 3) respecter léquilibre entre majores (grands auteurs classiques) et minores, lesquels ont, eux aussi, pris part aux controverses religieuses et au débat entre théologie et philosophie au tournant des deux siècles ; 4) renoncer à toute visée dexhaustivité : les « Lumières radicales » par exemple ne sont pas abordées dans le présent numéro (la critique voltairienne de la Révélation chrétienne ou encore lathéisme matérialiste du xviiie siècle).

La première étude porte sur lun de ces minores, Pierre-Daniel Huet et sa Demonstratio evangelica (1679), ouvrage important en son temps, mais délaissé à tort par lhistoire des idées, où Huet utilise la méthode géométrique au service dune démonstration de lauthenticité de la Bible, en retournant contre Spinoza et la plupart des cercles cartésiens les arguments qui opposent méthode géométrique et méthode historique ou herméneutique. Cest sur la raison mathématique que Huet entend édifier la vérité de la foi chrétienne, et cest dans cette mesure quil se rattache au lent processus de germination des Lumières qui éclora au siècle suivant et prônera une philosophie religieuse rationnelle. Dans sa Demonstratio evangelica, œuvre dabord consacrée aux controverses portant sur lexégèse biblique, Huet revendique une méthode géométrique de façon apparemment étonnante pour un anti-cartésien. Cest quen fait il sappuie sur une définition de la géométrie tout autre que celle de Descartes. La géométrie de Huet mobilise, non tant des principes absolument certains (Descartes), que des postulats et des notions communes. La question du consentement commun est en effet au centre et de la critique adressée par Descartes à Herbert de Cherbury et de la critique adressée par Huet lui-même à Descartes. Cette étude resitue ainsi la logique interne de lœuvre de Huet dans le contexte de ses prises de position à la fois contre les cartésiens et contre les port-royalistes

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(Nicole), faisant de lusage religieux de la méthode géométrique un objet de controverse en lui-même.

Cest encore à quatre auteurs de la fin de lâge classique (Arnauld, Nicole, Simon et Le Clerc) quest consacrée la deuxième étude. Celle-ci montre comment les querelles religieuses (notamment entre protestants et catholiques après la révocation de lÉdit de Nantes) préparent un processus de sécularisation, qui constituera une véritable mutation dépoque, à partir de lexemple de la réplique des jansénistes aux calvinistes par des arguments historiques plutôt quexégétiques. Cest par lhistoricisation de questions théologiques que la place est ici préparée pour les Lumières. Le processus de sécularisation (qui passe par le recours à lérudition ainsi quà un déplacement des instances de jugement) investit en effet les textes théologiques et les controverses religieuses de la fin du xviie siècle, dans la mesure où ces controverses témoignent dune logique historico-critique, qui distingue outils de jugement et enjeux proprement religieux. Les controverses entre catholiques et protestants, en réfléchissant notamment au poids historique de lorigine comme critère dauthenticité contribuent à développer une vision sécularisée de lhistoire comme temporalité évolutive, en rupture avec la tradition rapportée à une origine. Le projet dArnauld et Nicole est ainsi ressaisi dans le contexte de ces controverses, comme par exemple la querelle de la Perpétuité de la foi, qui connut des développements assez imposants pour défendre, contre les protestants, la transsubtantiation comme dogme immuable de lÉglise latine. Richard Simon renvoie quant à lui dos-à-dos Jean Claude et Nicole et dénonce le manque de connaissance philologique de ce dernier en matière de théologie orientale. Enfin Jean Le Clerc abonde dans le même sens : cest désormais lattention à la singularité de la situation qui guide son enquête, et non plus la fidélité à lorigine comme critère de vérité. Après le raisonnement logique de Nicole et lapproche philologique de Simon, Le Clerc valorise la compréhension synchronique des témoins. Si tous ces auteurs visent bien toujours le salut, leur méthode en revanche annonce déjà en partie lesprit des Lumières, en ce quils introduisent dans le genre théologico-religieux de la controverse une considération philosophique rationaliste du temps, contribuant à séculariser lhistoire, et en ce quils situent le critère de jugement, non plus de façon dogmatique dans lorigine dune tradition, mais dans la mise en évidence dune discontinuité historique.

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Les trois autres études portent plus classiquement sur trois auteurs incontournables eu égard à la religion philosophique des Lumières : Montesquieu, Rousseau et Kant.

La première étude aborde le statut de la religion chez le jeune Montesquieu, qui très tôt circonscrit les grands problèmes liés au statut de la religion dans la cité, en puisant à des sources variées, telles que par exemple la religion naturelle de Cicéron (dont linfluence apparaît dans son Discours sur Cicéron ou ses Notes sur Cicéron), le néo-platonicien de Cambridge Cudworth, ou encore lérudit Jean Le Clerc, dont lœuvre philosophique et théologique a beaucoup inspiré les Lumières. Cette étude exhume des textes peu connus de Montesquieu, comme par exemple la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion (1716) dans le contexte des premières décennies du siècle, où les débats sur la foi et la raison sont encore souvent largement marqués par les Pensées diverses sur la comète de Pierre Bayle.

La deuxième étude traite de la difficile question de la « religion civile » dans le Contrat social de Rousseau et révèle, par une approche génétique, le rôle à la fois central et problématique de la religion civile, au croisement du droit politique et dune anthropologie des mœurs (via les sentiments de sociabilité qui neutralisent heureusement les tendances au fanatisme religieux dans la cité). Il sagit de souligner les apories du texte rousseauiste, la profession de foi civile renforçant lobligation politique, mais sans parvenir à la fonder. Cette étude analyse la genèse contrariée du concept de religion civile dans la pensée politique de Rousseau dans le cadre de la polémique qui loppose à Voltaire dans les années 1750 (autour de la Lettre sur la Providence et de la Lettre sur loptimisme), ainsi que la place de la religion civile dans léconomie conceptuelle du Contrat social, en convoquant des ajouts manuscrits faits par Rousseau au dos du chapitre du « Législateur » du Contrat social. Rousseau, récusant la distinction commune entre intolérance civile et intolérance ecclésiastique, appelle à fonder lÉtat sur un principe général de tolérance.

Enfin, la dernière étude porte sur la religion chez Kant, en dialogue avec trois de ses interlocuteurs : Fichte et deux théologiens, le catholique Reuss et le protestant Staeudlin, auteur chacun dun ouvrage relatif au rapport de la foi et de la raison. Il sagit déclairer la genèse du texte majeur de Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, par ses échanges épistolaires avec ces trois correspondants dans les années 1792-1793. Kant

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y précise le statut quil accorde au miracle comme enveloppe sensible et symbole, quil comprend en termes daccommodation visuelle par rapport à lobjet quil sagit de voir, à savoir la religion morale ou pure foi rationnelle pratique. Refusant et lathéisme et la superstition, Kant fait en général de la religion historique un simple outil subjectif au service de la fin objective quest la foi rationnelle, ce qui le conduit à redéfinir lenjeu du conflit universitaire des Facultés de théologie et de philosophie. Avec Kant les controverses religieuses du xviie siècle (auxquelles participaient Huet, Nicole, Simon, Le Clerc) se trouvent transposées au plan académique dans linstitution du savoir libre quest lUniversité. Le penser libre incarné par la Faculté de philosophie devient limpératif de lUniversité tout entière, la valeur rectrice de toute une société et le mot dordre qui fait lunité et la cohérence de toute lépoque, rompant avec le modèle médiéval de la philosophie « servante de la théologie ». Les controverses entre foi et raison, théologie et philosophie ne peuvent être tranchées définitivement que par une refonte de lUniversité à laune de lexigence propre aux Lumières (que Kant lie à la fonction judiciaire du criticisme) : penser en faisant un usage libre et public de sa propre raison.

Mai Lequan

Université Lyon III – IRPhiL

1 Selon le Vocabulaire technique et critique de la philosophie dAndré Lalande, la foi en général et la foi religieuse en particulier se définit comme « un acte de la volonté par lequel on adopte comme vraie une vision du monde qui nest ni rationnellement démontrable, ni évidente », mais sans exclure (comme lindique la note de Maurice Blondel) son possible caractère raisonnable. La foi nest pas une conviction rationnelle objective, mais une persuasion intime subjective, la raison étant impuissante à comprendre le mystère de Dieu (selon Pascal).

2 Voir Juan Carlos Moreno Romo, La religión de Descartes, Barcelone, Anthropos, 2015 et Vindicación del cartesianismo radical, Barcelone, Anthropos, 2010 : selon lauteur, la religion de Descartes serait autant naturelle que surnaturelle, et le grand philosophe rationaliste aurait eu, en marge de sa foi en la lumière naturelle de la raison, une foi religieuse catholique, qui ne serait pas seulement une foi privée ou personnelle comme on le soutient le plus souvent. Lauteur semploie à montrer en quoi la foi catholique de Descartes a pu jouer y compris dans sa philosophie rationaliste même et va jusquà faire des Méditations métaphysiques une œuvre dapologétique chrétienne. Cette thèse, iconoclaste dans les études cartésiennes, vise à montrer (à partir dune étude de lespace occidental de réception du cartésianisme), contre Richard Watson, Anthony Clifford Grayling et Russell Shorto, que Descartes nest pas un « Voltaire du xviie siècle ». Lauteur examine plusieurs hypothèses au sujet de la religion de Descartes : était-il un protestant caché ou bien un catholique militant, voire un espion au service des Jésuites et/ou des Habsbourg ? Commentant le larvatus prodeo (« javance masqué »), lauteur se demande si le « dualisme » cartésien pourrait masquer un dualisme luthérien, arguant du fait que ce sont principalement les lecteurs protestants (Leibniz, la princesse Elisabeth) qui ont donné à la question du dualisme une importance que Descartes lui-même ne lui accordait pas. Lauteur convoque aussi dautres lecteurs de Descartes de culture protestante (Kierkegaard, Jaspers), qui, selon lui, permettent de lier le rationalisme de Descartes à son fidéisme catholique, le doute méthodique laissant par exemple intacte « la religion en laquelle Dieu [lui] a fait la grâce dêtre instruit dès [son] enfance » (AT VI, 22). Sappuyant sur les travaux du théologien Hans Küng ainsi que de philosophes catholiques de langue espagnole (comme Miguel de Unamuno ou José Luis Aranguren), lauteur met au jour la continuité qui existe selon lui entre lentreprise philosophique rationaliste de Descartes et celle de ses maîtres jésuites, notamment de Suárez. Cette lecture dun Descartes catholique, inspirée par lencyclique Fides et ratio de Jean-Paul II, très discutée aujourdhui encore, réouvre le débat dun Descartes religieux, et non seulement rationaliste.

3 Descartes, Discours de la méthode, Ire partie, in Descartes, Œuvres et lettres, Paris, NRF Gallimard, Pléiade, 1953, p. 130.

4 Pascal aussi établit les limites réciproques de la foi (du cœur intuitif) et de la raison (discursive), mais cette fois non plus aux dépens de la foi, mais à son bénéfice. « La dernière démarche de la raison est de reconnaître quil y a une infinité de choses qui la surpassent []. Que si les choses naturelles la surpassent, que dira-t-on des surnaturelles ? » (Pensées et opuscules, no 267 Brunschvicg, no 373 Lafuma, Manuscrit no 247 Paris, Classiques Hachette, 1957, p. 455-456).

5 Lettre LXXIII à Oldenburg de 1675, Paris, NRF Gallimard, Pléiade, 1955, p. 1283.

6 Discours de métaphysique, § 2, Paris, Vrin, 1990, p. 26 ; nous soulignons [n. s.].

7 Sur cette question, Spinoza se montre quant à lui plus prudent, considérant que la divinité des Écritures devrait découler dun examen sévère de son contenu.

8 Religion dans les limites de la simple raison, I, Remarque générale, Paris, Vrin, 1983, p. 92. « Il nexiste quune religion (vraie), mais il peut exister beaucoup de formes de croyances » (ibid., III, 1, 5 « La constitution de toute Église est toujours fondée sur quelque croyance historique (révélée) », p. 137).

9 Ibid., III, 1, 6 « La croyance dÉglise a pour suprême interprète la pure foi religieuse », p. 139 ; n. s.

10 Ibid., IV, 1 « Du service de Dieu dans une religion en général » et IV, 1, 1, p. 174-179 ; trad. mod.

11 Discours de métaphysique, § 7, p. 34.

12 Voir David Hempton, “Enlightenment and faith”, in P. Langford éd., The Eighteenth Century, 1688-1815, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 71-102 ; Richard Kroll, Richard Ashcraft et Perez Zagorin éd., Philosophy, Science, and Religion in England, 1640-1700, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; Isabel Rivers, Reason, Grace and Sentiment : a study of the language of religion and ethics in England, 1660-1780, Cambridge, Cambridge University Press, 1991 (vol. 1) et 2000 (vol. 2).

13 En référence implicite au mythe biblique de la Tour de Babel, Kant considère que « la Nature [] utilise deux procédés pour empêcher la fusion des peuples et pour les séparer, à savoir la diversité des langues et des religions » (Projet de paix perpétuelle, « Ier Supplément de la garantie de la paix perpétuelle », Paris, Vrin, 1990, p. 47).

14 Essais de théodicée, Préface, Paris, Garnier Flammarion, 1969, p. 31. « Raisonne[r] à la turque », cest « employe[r] la raison paresseuse, tirée du destin irrésistible » (Ibid., p. 32).

15 Voir Mark Sherringham, « La critique philosophique de la religion au xviiie siècle » (conférence), Eduscol, article auquel nous empruntons la plupart des analyses suivantes.

16 Essais de théodicée, « Discours de la conformité de la foi avec la raison », p. 53-86.

17 Ibid., I, 1, p. 103 ; n. s.

18 Voir Jean-Claude Bourdin, Sophie Audidière, Jean-Marie Lardic, Francine Markovits et Yves-Charles Zarka, Matérialistes français au xviiie siècle : La Mettrie, Helvetius, DHolbach, Paris, PUF, 2006 ; Olivier Bloch éd., Le matérialisme du xviiie siècle et la littérature clandestine, Paris, Vrin, 1982 ; J.-C. Bourdin, Les matérialismes au xviiie siècle. Textes choisis et présentés, Paris, Payot, 1996, Présentation générale (p. 1-33) ; Annie Becq (éd.), Aspects du discours matérialiste en France autour de 1770, Université de Caen, Textes et documents, 1981 ; Olivier Bloch, « Lhéritage libertin dans le matérialisme des Lumières », in Dix-huitième siècle, Paris, 24, 1992, « Le matérialisme des Lumières ».

19 Hume, Dialogues sur la religion naturelle, Paris, Vrin, 1987, p. 158.

20 Ibid., n. s.

21 Histoire naturelle de la religion, Paris, Vrin, 1980, p. 39.

22 Voir Dialogues sur la religion naturelle, p. 144-145.

23 Histoire naturelle de la religion, p. 46-47.

24 Critique de la raison pure, Première Préface, Ak IV, 9 ; Paris, Garnier Flammarion, 1987, p. 31.

25 Dans Sur linsuccès de toutes les tentatives des philosophes en matière de théodicée (1791), Kant proclame la fin de toute théodicée.

26 Voir Robert Theis, La raison et son Dieu. Étude sur la théologie kantienne, Paris, Vrin, 2012 ; Kant. Théologie et religion, éd. R. Theis, Paris, Vrin, 2013 : en particulier Jean Ferrari, « Théologie transcendantale et religion de la raison » (p. 13-30) ; R. Theis, « Le Christ comme archétype de toute moralité » (p. 271-283) et Ingeborg Schüssler, « Linterprétation pratico-morale de la Trinité chez Kant » (p. 285-295) ; Giovanni Ferretti, Ontologie et théologie chez Kant, Paris, Le Cerf, 2001.

27 « Il ne peut y avoir quune seule et même raison, qui ne doit souffrir de distinction que dans ses applications [usages] » (Fondements de la métaphysique des mœurs, AK IV, 391 ; in Kant, Œuvres philosophiques, Paris, Pléiade, 1980-1986, t. II, p. 249). Voir M. Lequan « Lémergence de la distinction entre raison pratique et raison théorique dans la Recherche (1762-1764) », in Kant. La raison pratique. Concepts et héritages, éd. S. Grapotte, M. Ruffing et R. Terra, Paris, Vrin, 2015 (p. 183-195).

28 Ce thème de la compatibilité entre raison et foi en une Révélation est revendiqué par exemple par lÉglise catholique. Voir par exemple la lettre encyclique de Jean-Paul II, Fides et ratio. Sur les rapports entre la foi et la religion du 14 septembre 1788.

29 « Comme la Révélation peut au moins comprendre en soi aussi une pure religion de la raison, je pourrai considérer lune comme une sphère plus large de la foi, qui, en elle-même, enferme lautre comme une sphère plus étroite (non par suite comme deux cercles extérieurs lun à lautre, mais comme deux cercles concentriques) » (La religion, Seconde Préface de 1794, p. 61).

30 Kant, Conflit des Facultés, Paris, Vrin, 1973, p. 27.

31 Ibid., p. 38.

32 La religion, Première Préface de 1793, p. 53-57.

33 Conflit des Facultés, p. 38-39.

34 Attribué tantôt à Frédéric II de Hohenstauffen, tantôt à Spinoza ou à lun de ses disciples.

35 Traité des trois imposteurs, Paris, Max Milo Éditions, 2002, p. 61.

36 Toutefois, lathéisme anticlérical dont ont pu faire preuve les Lumières françaises nest pas le fait exclusif dun courant laïque. On en trouve trace également chez des hommes dÉglise dobédience matérialiste (prolongeant la tradition des matérialistes du xviie siècle), comme par exemple labbé Etienne Guillaume dans son traité Lâme matérielle (1728) ou le curé Jean Meslier dans son Testament (sans doute rédigé peu avant sa mort en 1729), auteurs peu connus quon redécouvre aujourdhui, mais qui eurent une grande influence au xviiie siècle. Tous deux en effet soutiennent, contre Descartes, la thèse de la matérialité de lâme en se réclamant des thèses physiologiques de Malebranche et notamment de sa théorie des « traces » cérébrales exposée dans la Recherche de la vérité et dans les Conversations chrétiennes, nhésitant pas à utiliser à contre-emploi la référence à lOratorien. Voir Delphine Antoine-Mahut, « Lapport paradoxal de Malebranche aux matérialismes des Lumières », conférence à la Société Rhodanienne de Philosophie, Université Lyon 3, mars 2016 ; Jean-Christophe Angaut, « Le curé Meslier, un matérialiste cartésien ? », in Quest-ce quêtre cartésien ?, éd. D. Antoine-Mahut, Lyon, ENS Éditions, 2013 (p. 395-415).

37 Diderot, Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1964, p. 39.

38 Voltaire, Dictionnaire philosophique, Paris, Garnier Flammarion, 1964, p. 333-334.

39 Sur le matérialisme original de Diderot, voir Yvon Belaval, « Le matérialisme de Diderot », in Europäische Aufklärung. Festschrift für Herbert Dieckmann zum 60ten Geburtstag, Münich, 1966 ; J.-C. Bourdin, Diderot et le matérialisme, Paris, PUF, 1996 ; Elisabeth de Fontenay, Diderot ou le matérialisme enchanté, Paris, Grasset, 1981.

40 Diderot, Œuvres philosophiques, p. 17-18.

41 Voir Hubert Bost, Pierre Bayle et la religion, Paris, PUF, 1994.

42 Comme le fera Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit (1820) et dans la Raison dans lhistoire (1822-1830).

43 « Ainsi, dans lordre des siècles, il faut certains temps marqués par quelque grand événement auquel on rapporte tout le reste. Cest ce qui sappelle époque, dun mot grec qui signifie sarrêter [suspendre, mettre en suspens ou à part], parce quon sarrête là pour considérer comme dun lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou après et éviter par ce moyen les anachronismes, cest-à-dire cette sorte derreur qui fait confondre les temps » (Discours sur lhistoire universelle, Paris, Garnier Flammarion, 1966, p. 41). Bossuet distinguait notamment 12 époques dans lhistoire ainsi relue à laune du christianisme : 1) Adam ou la création ; 2) Noé ou le déluge ; 3) Abraham ou le commencement du peuple de Dieu et de lAlliance ; 4) Moïse ou la loi écrite ; 5) la prise de Troie et les temps héroïques ; 6) Salomon ou le temple achevé ; 7) Romulus ou la fondation de Rome ; 8) Cyrus ou les Juifs rétablis ; 9) Scipion ou Carthage vaincue ; 10) la naissance de Jésus-Christ ; 11) Constantin ou la paix de lÉglise et 12) Charlemagne ou létablissement du nouvel empire. Bossuet mêlait ainsi histoire sainte et histoire profane, sous lautorité de la Providence divine qui fait tout concourir à sa plus grande gloire et qui étend son autorité sur toute lhumanité et sur ses rois.

44 Selon la devise kantienne des Lumières sapere aude (« ose penser par toi-même », par ton propre entendement, en loccurrence indépendamment de toute tutelle religieuse et ecclésiale).

45 Esquisse dun tableau historique des progrès de lesprit humain, Paris, Garnier Flammarion, 1988, p. 42-43.

46 Que Kant définit dans Quest-ce que les Lumières ? (1784) comme lensemble des hommes qui lisent et écrivent en faisant un usage public et libre de leur raison.