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Classiques Garnier

Société close et société ouverte chez Bergson et Popper Opposition ou complémentarité ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2015 – 2, n° 7
    . Sociétés fermées et sociétés ouvertes, de Bergson à nos jours
  • Auteur : Delsart (Didier)
  • Résumé : Cet article ébauche une comparaison entre les sociétés closes et les sociétés ouvertes de Bergson et de Popper. Si Popper lui-même souligne une similitude entre les deux sociétés closes, il insiste surtout sur l’opposition entre les deux sociétés ouvertes. Mais comment deux conceptions similaires de la société close pourraient-elles donner lieu à deux conceptions opposées de la société ouverte ? Sans effacer les tensions, nous cherchons à montrer qu’il y a, dans les deux cas, complémentarité.
  • Pages : 97 à 118
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406057826
  • ISBN : 978-2-406-05782-6
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05782-6.p.0097
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Karl Popper, guerre, totalitarisme, morale, rationalisme
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Société close et société ouverte
chez Bergson et Popper

Opposition ou complémentarité ?

Dans la célèbre note1 de lintroduction de La Société ouverte et ses ennemis, Popper compare sa conception de la société close et de la société ouverte à celle de Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion. Il est frappant de voir que, sil reconnaît « une certaine similitude » entre sa société close et celle de Bergson, il considère en revanche que leurs distinctions respectives des deux types de société diffèrent profondément : la sienne est, selon lui, une distinction « rationaliste » en ce sens que, dans la société ouverte, « les hommes ont appris à être, dans une certaine mesure, critiques à légard des tabous2 », alors que celle de Bergson est une distinction « religieuse », la société ouverte étant chez lui « le produit dune intuition mystique3 ». La distinction est, pour Popper, si radicale, quil nhésite pas à interpréter le mysticisme comme « une expression de la nostalgie de lunité perdue de la société close et donc comme une réaction contre le rationalisme de la société ouverte4 » – ce qui revient, à peu de chose près, à nier le caractère ouvert de la société ouverte de Bergson et donc à en faire, aussi paradoxal que cela puisse paraître, une forme de société close.

La question que lon peut poser à partir de là est celle de savoir comment des conceptions aussi proches de la société close – « la société humaine quand elle sort des mains de la nature », expression bergsonienne

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que Popper reprend – peuvent conduire à des conceptions a priori aussi différentes de la société ouverte. Car si la notion de « société ouverte », comme son nom lindique, est conçue à partir de son opposition à la société close, on voit mal comment deux conceptions « similaires » de la société close pourraient conduire à deux conceptions radicalement différentes, voire opposées, de la société ouverte. Ny a-t-il pas, au sein de la société close, deux aspects ou formes de clôture susceptibles dexpliquer lexistence de deux modalités de louverture ? Bergson et Popper nauraient-ils pas, en sattachant chacun plus particulièrement à lune de ces formes de clôture, été conduits à explorer lun et lautre une modalité spécifique de louverture ? Et si les formes de clôture au sein de la société close sont complémentaires, nen est-il pas de même pour les deux modalités de louverture envisagées par Bergson et Popper ?

Les deux modalités de la société close

Chez Bergson comme chez Popper, les notions de « société close » et de « société ouverte » sont élaborées à partir dun problème, dailleurs très différent dans les deux cas. Ce problème est celui de lorigine de la morale chez Bergson, celui de lhistoricisme5 et de ses liens avec le totalitarisme chez Popper.

Dans le premier chapitre des Deux Sources de la morale et de la religion, le problème de lorigine de la morale est traité sur deux plans, liés mais distincts : le premier cherche à expliquer lobligation morale en déterminant ce qui agit sur notre volonté lorsque nous accomplissons notre devoir ; le second cherche à reconstituer dans les grandes lignes la morale des premières sociétés humaines, la morale originelle6. Bergson cherche à résoudre le premier problème en sattachant au vécu de lobligation. On se trompe généralement sur ce vécu en ne considérant

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lobligation que lorsquelle nous coûte, lorsquelle exige de notre part un effort, cest-à-dire lorsquun intérêt ou une passion nous poussent dans lautre sens. Mais, comme le remarque Bergson, « on ne peut vivre en famille, exercer sa profession, vaquer aux mille soins de la vie journalière, faire ses emplettes, se promener dans la rue ou même rester chez soi, sans obéir à des prescriptions et se plier à des obligations. Un choix simpose à tout instant ; nous optons naturellement pour ce qui est conforme à la règle7 ». Autrement dit, la plupart du temps, faire notre devoir ne nous demande aucun effort, nous y songeons à peine, il suffit de nous laisser aller pour suivre la règle. Lorsquun intérêt ou une passion sont en jeu, nous résistons certes, mais nous résistons à ce qui est déjà une résistance puisque lintérêt ou la passion en question résistent justement à notre habitude dobéir. Les rares cas où lobligation nous apparaît comme une résistance ne remettent donc nullement en cause notre attitude générale – abandon, laisser-aller – à légard de lobligation. Or, ces deux façons denvisager les choses mènent à des conclusions opposées sur lorigine de la morale : en ne considérant que les cas où lobligation apparaît comme une résistance à soi-même, on constate que, pour résister à un désir interdit, on se raisonne, et lon a alors tendance, dans le sillage de Kant, à expliquer lobligation par la raison. Au contraire, en considérant lobligation non pas comme une tension ou un effort mais comme un laisser-aller ou un abandon, on reconnaît en elle une simple habitude, « chaque obligation traînant derrière elle la masse accumulée des autres et utilisant ainsi, pour la pression quelle exerce, le poids de lensemble8 ».

Est-ce à dire que la source de lobligation soit la société qui, en exerçant sa contrainte sur lindividu, engendre chez lui lhabitude dobéir ? Lobligation trouverait alors son « explication définitive dans la vie sociale considérée comme un simple fait9 » ? Ce serait oublier que, pour que la société existe, « il faut que lindividu apporte tout un ensemble de dispositions innées10 ». Penser que la société est à elle-même son propre principe dexplication et que lon peut donc sen tenir à elle pour expliquer

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lobligation serait tourner le dos aux précieux enseignements de la théorie de lévolution, à savoir, comme le dit Bergson, que « lhomme est organisé pour la cité comme la fourmi pour la fourmilière11 » et quainsi, la société, loin de sexpliquer par elle-même, sexplique par la vie, donc par lévolution. Or, toute société étant une forme dorganisation reposant sur des règles, dire que lhomme a des prédispositions naturelles à la vie sociale, cest dire quil est naturellement prédisposé à obéir et, le cas échéant, à commander.

Cela ne veut certes pas dire que nous soyons prédisposés à obéir à des règles données. Comme les mots du langage, les règles morales sont conventionnelles. Mais le caractère conventionnel des mots et des règles morales ne change rien au fait quil est pour lhomme naturel de parler et dobéir. Pour quun enfant puisse apprendre la langue, certes conventionnelle, du lieu dans lequel il se trouve, encore faut-il quil apporte avec lui « tout un ensemble de dispositions innées » – pour reprendre les propos de Bergson sur lobligation. « Chaque mot de notre langue a donc beau être conventionnel, le langage, conclut Bergson, nest pas une convention, et il est aussi naturel à lhomme de parler que de marcher12 ». On pourrait dire de même, en modifiant légèrement la formule qui précède : chaque règle de notre société a beau être conventionnelle, la morale nest pas une convention, et il est aussi naturel à lhomme dobéir que de parler et de marcher13. À la question de savoir pourquoi nous obéissons, on peut donc répondre avec précision et simplicité que cest parce quil est dans notre nature dobéir – non pas à telles règles, mais à des règles.

Bergson distingue, à partir de là, la forme et la matière de lobligation. La forme est le lien qui nous unit aux autres membres de la société et par lequel nous nous sentons obligés. Cest la part naturelle ou biologique de lobligation14, cest ce qui ne varie pas, « ce quil y a dirréductible

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et de toujours présent encore dans notre nature morale15 ». La matière de lobligation, cest-à-dire le contenu des règles, contrairement à sa forme, varie « à mesure que la civilisation avance16 ». Petit à petit, sous limpulsion de lintelligence, certaines règles se détachent des autres en fonction de leur utilité pour la conservation et le bien-être de la société. Elles tendent à se coordonner entre elles, à faire naître des règles complémentaires, à se subordonner à quelques principes essentiels. En un mot, la matière de lobligation tend vers une cohérence toujours plus grande, ce qui explique que notre activité morale soit aujourdhui devenue « essentiellement rationnelle17 ». Si lon remonte le temps, au contraire, nous aurons toutes les chances dêtre en présence dun ensemble de règles moins cohérent et par conséquent dune activité morale moins rationnelle, plus automatique, avec une part dhésitation et de délibération réduite. En précisant quune obéissance automatique ou quasi automatique aux règles en vigueur convient ainsi davantage aux « sociétés humaines telles quelles sont au sortir des mains de la nature18 » quà nos sociétés actuelles, Bergson est amené à se pencher sur la morale des premières sociétés humaines. Nous sommes ainsi naturellement conduits, par lexamen de la question de savoir pourquoi nous obéissons, au problème de la morale originelle.

Aussi diverses que les morales aient pu être dans le détail dans ces premières sociétés, il fallait pourtant bien quelles répondissent, dans les grandes lignes, à lexigence de cohésion sociale, indispensable à la conservation même de la société. Or, cette cohésion sociale est indissociable de la nécessité dans laquelle se trouve une société humaine de se protéger de ce qui menace sa survie, et donc de se défendre contre ses ennemis. Les premières sociétés humaines exigeaient donc « que le groupe fût étroitement uni, mais que de groupe à groupe il y eût hostilité virtuelle : on devait être toujours prêt à attaquer ou à se défendre19 ». Comment sétonner, dans ce contexte, que lexigence sociale aperçue au fond de lobligation vise, chez lhomme, une société close, cest-à-dire une société ayant « pour essence de comprendre à chaque moment un

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certain nombre dindividus, dexclure les autres20 » ? Lattaque étant le moyen le plus efficace de se défendre, on ne sera pas surpris du fait que notre « instinct primitif21 » soit, pour Bergson, un instinct de guerre. On ne sera pas surpris non plus que le problème essentiel auquel nous ayons à faire face soit, dans le contexte actuel dun potentiel de destruction menaçant la survie même de lhumanité, celui de « tourner » cet instinct de guerre toujours présent, qui fait de nos sociétés actuelles des sociétés qui demeurent, fondamentalement, closes (même si elles séloignent en partie, comme nous le verrons, des sociétés closes originelles).

Ce qui se dégage de cette analyse, cest le caractère naturel ou biologique de la société close : comme dans un organisme, où la vie de la cellule dépend du tout dont elle fait partie, lequel, à son tour, doit sa vitalité à celle des cellules, la vie de lindividu dépend de la société dont il est membre, laquelle ne peut, à son tour, subsister que grâce aux individus. Dans les deux cas, cette dépendance réciproque se manifeste par une unité par laquelle les cellules de lorganisme ou les membres de la société se subordonnent les uns aux autres et se plient à une discipline qui peut aller jusquau « sacrifice de la partie22 ». Le rapprochement entre société humaine et organisme nest certes, comme le souligne Bergson, quune comparaison — les hommes étant dotés dune volonté libre —, mais « les groupements de lhumanité primitive sen rapprochaient certainement plus que les nôtres23 ».

Le caractère biologique de la société close se déploie à son tour selon deux modalités. La première, cest la forme routinière de la vie morale, dans laquelle « beaucoup dinterdictions et de prescriptions », comme chez les « primitifs », « sexpliquent [] par lautomatisme24 ». La seconde vient de la nécessité dans laquelle se trouve toute société de se défendre. Comme le rappelle Bergson, « cest dabord contre tous les autres hommes quon aime les hommes avec lesquels on vit25 ». Lattitude des membres dune société close est donc celle de la « discipline devant lennemi26 ».

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Non seulement le caractère biologique de la société close est au centre de la conception poppérienne, mais on y trouve également les deux modalités dont il vient dêtre question, même si la première, à savoir le caractère routinier de lobéissance, en constitue, et de loin, laspect le plus décisif.

Lintérêt de Popper pour les méthodes de la physique et des sciences sociales – intérêt « grandement stimulé », en ce qui concerne les secondes, « par lessor du totalitarisme27 » – la conduit à étudier de près ce quil appelle l« historicisme », cest-à-dire la doctrine selon laquelle les sciences sociales cherchent à découvrir les lois de lhistoire afin de pouvoir prophétiser le cours des événements historiques. En analysant ces prétentions, dont il montrera quelles sont « tout à fait hors de portée de la méthode scientifique28 », Popper se penche sur lévolution de lhistoricisme et les notes rassemblées à cette occasion constituent le point de départ de La Société ouverte et ses ennemis. Cest ainsi que les cinq premiers chapitres du premier tome esquissent29 une histoire de lhistoricisme en réservant lessentiel de ses développements à Platon. La théorie des Idées fournit, en effet, pour Popper, une théorie du changement ou du déclin historique puisque la dégénérescence à laquelle les choses sensibles sont soumises sapplique à la société humaine et à son histoire. Mais la théorie des Idées fournit également, pour Popper, lorientation des exigences de la politique platonicienne, à savoir « arrêter tout changement politique » et revenir « à lÉtat originel des ancêtres », cest-à-dire « au gouvernement naturel de classe exercé par un petit nombre de sages sur la foule des ignorants30 ». Or, ces deux exigences de Platon, fondées sur son historicisme, permettent de déduire les autres éléments de son programme politique : la stricte division de classes ; la nécessaire unité de la classe dirigeante, qui jouit dès lors de certains monopoles (formation militaire, port darme, éducation) ; la censure portant sur les activités intellectuelles

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de la classe dirigeante et la propagande « visant à modeler et à unifier lesprit de ses membres » ; lautarcie économique31. Cest à partir de ces éléments que Popper qualifie le programme politique de Platon de « totalitaire » et passe ainsi de lanalyse de lhistoricisme à celle du totalitarisme (dans les cinq chapitres qui suivent).

Popper nest évidemment pas insensible au caractère problématique de la thèse selon laquelle la politique platonicienne est une politique totalitaire – thèse qui, comme il lécrit, lui semble comporter un « défaut32 ». Cest la raison pour laquelle les cinq derniers chapitres du premier tome de La Société ouverte sont, en quelque sorte, une tentative de réfutation de cette thèse – tentative conforme à lidée poppérienne selon laquelle lessentiel de la démarche scientifique est une démarche critique à légard de théories proposées comme de simples essais33. En constatant, au chapitre 10, léchec de cette tentative, Popper est conduit, à sa « grande surprise34 », à modifier son interprétation du totalitarisme. « Je fus finalement amené à voir, écrit-il, que la force des mouvements totalitaires, anciens comme modernes, venait du fait quils tentaient de répondre à un besoin bien réel — quelle que soit la maladresse avec laquelle cette tentative était conçue35 ».

Cest pour expliquer ce « besoin bien réel » auquel les mouvements totalitaires « anciens comme modernes » cherchent à répondre que Popper élabore à son tour les notions de « société close » et de « société ouverte ». En se tournant vers la démocratie athénienne, Popper découvre lexistence dune forme de tension due à de nouvelles exigences, inconnues des sociétés qui précèdent : « être rationnel, renoncer au moins à certains de nos besoins en émotions sociales, nous prendre en charge et accepter

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nos responsabilités36 ». Or, ce à quoi sopposent ces exigences, notamment ce besoin bien réel en émotions sociales, que la nouvelle société ne peut plus entièrement satisfaire, trouve précisément son origine dans le caractère naturel ou biologique de la société close37 – caractère que Bergson, on la vu, avait déjà dégagé. Il y a, chez lhomme, une aspiration naturelle à se laisser fondre dans un groupe, à se laisser porter par lui38, ce qui, dans une société constituée « dindividus responsables » crée une forme de manque et donc de malaise, à lorigine des mouvements totalitaires qui visent précisément à retrouver lunité perdue. Quen est-il alors, chez Popper, des deux modalités de ce caractère biologique de la société close dégagées par Bergson ?

Si, pour Popper, les sociétés dites « tribales39 » sont loin dêtre uniformes, elles présentent toutefois un certain nombre de caractéristiques communes. Il sagit de leur attitude magique à légard des coutumes et de la rigidité de leur vie sociale40. Les coutumes, comme le précise Popper, sont « perçues comme aussi inéluctables que le lever du soleil, le cycle des saisons ou autres semblables régularités naturelles manifestes41 ». Une société close se caractérise donc par labsence de distinction entre

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les régularités sociales et les régularités naturelles, entre les règles de la vie sociale et les lois naturelles. Il est rare, dans ces conditions, quun membre de la tribu se trouve confronté à un problème moral et donc à une responsabilité personnelle. Au contraire, « le bon chemin est tracé à lavance, même sil faut surmonter des difficultés pour pouvoir le suivre. Il est tracé en fonction de tabous, dinstitutions tribales magiques, qui ne peuvent jamais faire lobjet de considérations critiques42 ». On peut donc dire que lobéissance aux règles morales sinscrit dans une routine proche de lautomatisme.

Lautre modalité, que Bergson désigne par lexpression de « discipline devant lennemi », sans être absente de La Société ouverte et ses ennemis, nest toutefois mentionnée quen passant, lorsque, par exemple, Popper souligne la ressemblance entre la société tribale grecque primitive et celle des peuples comme les Polynésiens ou les Maoris : « De petites bandes de guerriers, généralement installées dans des sites fortifiés et gouvernés par des chefs ou des rois tribaux – ou par des familles aristocratiques – se livraient entre elles des guerres maritimes et terrestres43 ». Or, en partant du problème de lorigine de la morale pour élaborer la notion de « société close », Bergson est amené à en définir l« essence44 » par ce second aspect. Si linstinct primitif, qui donne sa force à la morale, est un instinct de guerre45, une société originelle comprendra nécessairement certains individus et en exclura dautres, considérés comme des ennemis, réels ou potentiels. Au contraire, en élaborant la notion de

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« société close » à partir dun problème différent, celui de linterprétation du totalitarisme, Popper est amené à privilégier la première modalité du caractère biologique de la société close originelle, à savoir la forme routinière de lobéissance, dont on trouve une forme de nostalgie dans les tendances totalitaires.

Les deux modalités
de la société ouverte

Le point daccord fondamental entre Bergson et Popper sur la société close, cest son caractère biologique. Or, cest précisément par rapport à ce caractère naturel ou biologique de la société close que la distinction entre le clos et louvert prend tout son sens. Louvert est ce qui instaure, vis-à-vis de cette forme naturelle de société une rupture46. Popper écrit en toutes lettres, à propos du passage de la société close à la société ouverte : « On ne saurait, étant donné ce que nous avons décrit comme le caractère biologique de la société close, surestimer la profondeur de ce passage47 ». Cest précisément parce quil y a une rupture avec la forme biologique de la société humaine quil y a, chez Bergson comme chez Popper, une persistance du clos après lémergence de louvert – menace de la guerre chez Bergson, menace totalitaire chez Popper. Chez lun et lautre également, ce caractère biologique de la société close comporte deux modalités : la forme routinière de lactivité morale et la forme guerrière de la cohésion sociale. Se dessinent alors deux modalités de la société ouverte : la première, que lon peut, à la suite de Popper, qualifier de rationaliste, soppose à la clôture de la routine ou de lautomatisme : elle ouvre à la discussion et à la critique ; la seconde, que lon peut, à la suite de Bergson, qualifier de mystique, soppose à la clôture du groupe

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exclusif : elle souvre à lhumanité tout entière. Quen est-il de ces deux modalités de la société ouverte chez Bergson et Popper ?

En considérant que lessence dune société close est de comprendre certains individus et dexclure les autres, Bergson est amené à définir la société ouverte par la seconde modalité : une société ouverte serait lhumanité entière, cest-à-dire « une société unique embrassant tous les hommes48 ». Même si lon doit admettre quune telle société « nexiste pas encore, et nexistera peut-être jamais49 », il nen reste pas moins que ce nest quà la condition de comprendre tous les hommes quune société peut être dune essence différente de la société close. Cela ne veut pas dire pour autant que Bergson ait délaissé la première modalité, celle qui soppose à la clôture de la routine morale. On a vu comment Bergson, en distinguant la forme et la matière de lobligation, avait mis en évidence un « processus de rationalisation » au sein de la vie sociale. Si la forme, cest-à-dire le lien qui nous unit aux autres membres de la société, ne change pas50, en revanche, « la matière qui sencadre dans cette forme, chez un être intelligent est de plus en plus intelligente et cohérente à mesure que la civilisation avance51 ». Certes, comme le souligne Bergson, lattitude qui consiste à suivre la route tracée par la société est « celle de la majorité des hommes52 ». Mais il arrive que certains hésitent, délibèrent et, le cas échéant, mettent à jour des contradictions dans le système ordinaire des règles, lorientant ainsi dans un sens en partie différent. Alors « des problèmes nouveaux se posent53 », écrit Bergson. On ne saurait donc, dans les sociétés dites « civilisées », réduire lobligation à une pure routine dans la mesure où un être intelligent peut toujours hésiter, critiquer certaines règles, raisonner, délibérer, ce qui suppose la conscience, cest-à-dire ce qui, précisément, soppose à la routine. Même si lon sen tient à ce que Bergson appelle la « morale close », celle qui nous oblige à légard de notre famille et de nos concitoyens, il existe, comme il le précise lui-même, « bien des attitudes différentes vis-à-vis du devoir54 ».

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Il ne suffit pourtant pas de prendre ses distances par rapport à une forme purement routinière de lobéissance pour quil soit légitime de parler de « société ouverte ». Car même si la matière de lobligation est de plus en plus intelligente et cohérente à mesure que la civilisation avance, la forme, on la vu, reste la même, et cette forme, qui nous lie aux autres membres de la société, est, en son fond, un instinct de guerre. Quel que soit, donc, le caractère rationnel de la morale dans les sociétés civilisées, la force par laquelle cette morale est impérative est la même force de pression qui agissait sur la volonté de nos plus lointains ancêtres, et elle vise toujours une société close. Il ny pas, ici, de rupture avec la forme naturelle de la société humaine. En se concentrant sur le problème de lorigine de la morale, Bergson est amené à faire une place à la modalité rationaliste de louverture, mais non pas à en faire un critère de la société ouverte – comme ce sera le cas chez Popper.

Nos « sociétés civilisées » ne sont toutefois pas closes au même sens que les sociétés closes originelles. On peut, en effet, présumer que, dans ces dernières, il ny avait pas dautre morale que celle qui sarrêtait aux frontières de la tribu. Dans nos sociétés, en revanche, il existe une morale qui dépasse les frontières, une morale ouverte, comprenant des « devoirs envers de lhomme en tant quhomme55 ». Or, ces devoirs humains ne peuvent avoir la même origine que les devoirs familiaux et sociaux, puisque, comme on la vu, « lamour des siens » a pour contrepartie lhostilité, au moins virtuelle, à légard des étrangers ou des ennemis. En cherchant lorigine de cette seconde morale, Bergson est amené à préciser le rapport entre la modalité rationaliste et la modalité mystique de louverture. Cette origine peut de nouveau être traitée sur deux plans : on peut se demander ce qui agit sur notre volonté lorsque nous accomplissons nos devoirs envers lhumanité et à quel moment est née cette morale ouverte (puisque, loin dêtre naturelle, elle soppose au contraire à notre instinct primitif).

Il arrive, note Bergson, lorsque nous sommes confrontés à une décision morale pour laquelle la société ne nous apporte pas de réponse toute faite, que lon songe à une personne qui nous est chère ou dont la vie nous a marqué et que lon se demande ce quelle aurait attendu

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de nous dans cette circonstance. Loin dobéir, dans ce cas, à un ordre impersonnel en provenance de la société, nous sommes entraînés dans le sillage dune personnalité pour laquelle nous ressentons une émotion particulière. Ce nest pas alors en vertu dune pression mais dun attrait pour une personne que nous agissons. Rares sont pourtant ceux qui, comme les disciples du Christ, « se sont trouvés en présence dune grande personnalité morale56 » et qui se sont alors sentis prêts à « soulever des montagnes ». Pour la plupart dentre nous, les formules invitant à la « charité » ou au « dévouement » dans la morale de tous les jours seraient « généralement incapables débranler notre volonté si les formules plus anciennes, exprimant des exigences fondamentales de la vie sociale, ne leur communiquaient par contagion quelque chose de leur caractère obligatoire57 ». Paradoxalement, la force par laquelle il nous arrive daccomplir nos devoirs humains est souvent la même que celle qui nous pousse à accomplir nos devoirs sociaux. Mais dun autre côté, la morale close, qui a prêté à la morale ouverte « un peu de ce quelle a dimpératif » a « reçu de celle-ci, en échange, une signification moins étroitement sociale, plus largement humaine58 ». Notre morale ordinaire est ainsi un mélange de clos et douvert, de devoirs sociaux et de devoirs humains. Les forces de pression et daspiration, qui diffèrent en nature, se prêtent, une fois projetées sur le plan de la rationalité, à des échanges : laspiration prend la forme de lobligation « stricte » et lobligation « stricte » sélargit jusquà contenir laspiration — ce qui signifie concrètement que nous pouvons nous sentir obligés dêtre charitables. Lintelligence nous permet ainsi de nous élever au-dessus de linstinct, et donc déchapper à la clôture, sans pour autant nous permettre de faire le « saut » jusquà louvert, qui exigerait une émotion créatrice. Cette place intermédiaire de la modalité rationaliste de louverture se retrouve dans la réponse que donne Bergson à la question de lorigine historique de la morale.

Cest au christianisme que lon doit, pour Bergson, le passage du clos à louvert59, cest-à-dire le surgissement, dans lhistoire, de quelque chose dabsolument nouveau, qui rompt, sinon avec toute

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nature, du moins « avec une certaine nature60 ». Pour « la matière de la justice61 », le progrès accompli consiste « dans la substitution dune république universelle, comprenant tous les hommes, à celle qui sarrêtait aux frontières de la cité, et qui sen tenait dans la cité elle-même aux hommes libres62 ». Mais cela ne veut pas dire que les morales qui précèdent le Sermon sur la montagne soient toutes des morales closes. Au contraire, il existe, comme le souligne Bergson lui-même, une « morale de transition63 », quon trouve dans la philosophie grecque — notamment chez les stoïciens, qui saffirmaient citoyens du monde et proclamaient que tous les hommes sont frères. Il a, certes, fallu attendre le Christ pour que cette « idée de fraternité universelle, laquelle implique légalité des droits et linviolabilité de la personne, devînt agissante64 », mais la philosophie nen a pas moins anticipé, sur le plan qui est le sien, celui de la rationalité, des matériaux qui seront, avec le christianisme, créés sur le plan supra-intellectuel dune émotion créatrice65. Avant donc que lintelligence aujourdhui à lœuvre dans la morale commune ne se fasse coordonatrice66 de devoirs sociaux venus de la force de pression et de devoirs humains venus de la force daspiration, lintelligence des philosophes grecs avaient conçu des devoirs humains qui, sans permettre encore datteindre la morale de lâme ouverte, permettaient au moins de dominer celle de lâme close67. Si donc la modalité rationaliste de louverture nest pas suffisante pour que lon puisse, à bon droit, parler de société ouverte, elle permet pourtant – ce qui nest pas rien – de parler de sociétés qui souvrent68.

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Si le caractère biologique de la société close tient, dans La Société ouverte et ses ennemis, une place centrale, Popper nen écarte pas moins, dune manière générale, les questions portant sur lorigine et, notamment, celles qui portent sur lorigine de lobligation. Non que Popper conteste en tant que tel lintérêt des problèmes concernant lorigine des phénomènes, bien au contraire. Mais il conteste la prétention « historiciste » à déduire de lorigine dune chose, la « vraie nature » ou « lessence » de cette chose69. Lorigine de lobligation, si on pouvait la déterminer, ne nous en livrerait donc pas lessence. Il ny a pas dessence de la morale pour Popper, pas plus quil ny a dessence de lÉtat. Quelle que soit lorigine de la morale ou de lÉtat, et quelle que soit leur fonction originelle, on peut toujours leur faire jouer un rôle quils navaient pas à lorigine, en fonction des exigences que nous nous donnons aujourdhui – même si, le cas échéant, ces nouvelles exigences sopposent en partie à certaines de nos tendances « naturelles » et suscitent, de ce fait, une tension ou un malaise.

En mettant de côté le problème de lorigine de la morale, Popper ne rejette pas pour autant lidée que le passage du clos à louvert repose dabord sur un critère moral. Mais le passage ne consiste pas, pour lui, dans lémergence dune nouvelle source de la morale par lintermédiaire dune émotion créatrice que lon doit au christianisme mais dans lémergence dune nouvelle attitude morale, dun nouveau rapport à la morale que lon doit à la démocratie grecque. En prenant conscience de la différence radicale entre les règles sociales et les lois naturelles, les hommes prennent conscience du caractère conventionnel des règles sociales et, de ce fait, prennent également conscience de la possibilité, en les critiquant, de les améliorer. Il y a donc passage de la société close à la société ouverte « lorsque lon reconnaît pour la première fois consciemment que les institutions sociales sont faites par lhomme et lorsque la question de savoir sil est pertinent de les modifier est envisagée en fonction de fins ou de buts humains70 ». La rupture instaurée par Athènes par rapport

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à la forme naturelle de la société humaine réside donc dans une prise de conscience. Telle est la condition pour que ce que Bergson appelle la « matière de lobligation » se transforme sensiblement au fil du temps. Cette matière ne peut devenir de plus en plus « intelligente et cohérente » que parce que la différence entre lenvironnement social et lenvironnement naturel est devenue consciente.

Popper reconnaît pourtant quune telle conscience est loin dêtre toujours claire. De fait, « la plupart dentre nous ont, semble-t-il, fortement tendance à considérer les particularités de leur environnement social comme “naturelles71” ». On retrouve ici, chez Popper, une idée présente dans Les Deux Sources. Évoquant la différence entre les lois que la société édicte, qui obligent mais ne nécessitent pas, et les lois de la nature, qui constatent et sont inéluctables, Bergson écrit : « mais il sen faut que la distinction soit aussi nette pour la plupart des hommes72 ». Pour Popper, le fait que beaucoup se refusent à franchir le pas de ce quil appelle le « dualisme critique », qui différencie « consciemment les lois normatives, que lhomme fait appliquer et qui sont fondées sur des décisions ou des conventions, et les régularités naturelles, qui sont hors de portée de son pouvoir73 », témoigne de ce que « nous sommes encore dans la période de transition conduisant de la société close à la société ouverte74 ».

Mais ces ressemblances entre Bergson et Popper ne doivent pas masquer le fait que, pour Popper, même si notre civilisation est « encore dans lenfance75 », les « pouvoirs critiques76 » de lhomme, jusque-là contenus par la forme naturelle des sociétés humaines, ont été « libérés77 » et que, à ses yeux, cette libération constitue une rupture dune profondeur et dune portée exceptionnelles. Ayant construit les notions de « société close » et de « société ouverte » à partir du problème posé par le totalitarisme, et ayant, de ce fait, insisté sur la forme routinière de la vie morale, Popper est conduit à privilégier la modalité rationaliste ou critique de louverture qui, en instaurant une nouvelle forme de conscience

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morale, instaure une nouvelle manière dêtre, une nouvelle modalité dexistence, dans laquelle lindividu se détache du groupe, acquiert une forme dautonomie et se sent personnellement responsable. Cest parce que cette responsabilité personnelle est souvent lourde à porter que les hommes peuvent être tentés de sy dérober en cédant à la nostalgie de lunité perdue de la société close et en confiant ainsi leur avenir aux forces totalitaires.

Il ne faudrait pourtant pas croire que Popper ne se soit pas attaché aussi à lautre modalité de louverture, celle qui, en sopposant à la clôture du groupe exclusif, souvre à lhumanité entière. La « foi en la raison, la liberté et la fraternité universelle » est non seulement la « nouvelle foi » qui émerge dans la démocratie athénienne, mais cest aussi, selon lui, « la seule foi possible de la société ouverte78 ». En passant dune société close, « soumise à des forces magiques », à une société ouverte, « qui libère les pouvoirs critiques de lhomme79 », on passe dune morale close, centrée sur le groupe, la tribu, à une morale ouverte, affirmant légale dignité de tous les hommes. Le rationalisme suppose ce que lon pourrait appeler une « république universelle des esprits », en somme une société ouverte, sur le plan de la discussion, à lhumanité tout entière. Popper cite, en lapprouvant, un philosophe chrétien, J. Macmurray, qui nhésite pas à dire que « la science, dans son domaine propre, est le produit du christianisme et jusquici son expression la plus parfaite ; [] son aptitude au progrès fondé sur la coopération, qui ne connaît aucune limite de race, de nationalité ou de sexe, sa capacité à prévoir et à maîtriser sont les manifestations les plus complètes du christianisme que lEurope ait jamais connues80 ». Allant dans le même sens, Popper ajoute que « notre civilisation occidentale doit son rationalisme, sa foi en lunité rationnelle de lhomme et dans la société ouverte, et particulièrement son attitude scientifique, à lantique croyance socratique et chrétienne dans la fraternité humaine, et dans lhonnêteté et la responsabilité intellectuelle81 ». Le rationalisme a bien sa source dans une croyance morale dont le contenu est celui de la morale ouverte. Popper va même jusquà écrire quen ce

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qui concerne la « création de la société ouverte », il admet « que des hommes comme Socrate ont été inspirés par lintuition82 » — même sil souligne quil sagissait dune intuition contrôlée par la « rationalité » (reasonableness).

Mais la rationalité elle-même na pas, pour Popper, le dernier mot. Sans doute y a-t-il, lorsque nous prenons une décision morale, une certaine analogie avec un choix dordre scientifique. Dans les deux cas, il faut imaginer les « conséquences concrètes et pratiques83 » de la « théorie » (scientifique ou morale) pour décider si on laccepte ou si on la rejette. Mais la différence entre les deux nen est pas moins fondamentale. Lorsquil sagit dune théorie scientifique, ce sont les résultats des expériences, qui ne dépendent pas de nous, qui nous permettent de choisir, alors que dans le cas dune théorie morale, « nous ne pouvons, écrit Popper, que confronter ses conséquences avec notre conscience ». Or, cette conscience est bien plus large que la rationalité, elle dépend en partie de ce que nous éprouvons, et cest un fait que « certains éprouvent de laversion lorsquils voient brûler leurs semblables sur le bûcher, dautres non ». Cest pourquoi « insister sur le fait que nous prenons les décisions et que nous en portons la responsabilité nimplique pas que nous ne pouvons — ou ne devons pas — être aidés par la foi ni inspirés par la tradition ou de grands exemples84 ». Nul doute que, pour Popper, Socrate et le Christ ne représentent le sommet de ces « grands exemples ».

Conclusion

La société ouverte de Popper nest pas aussi éloignée quil ne le pense de celle de Bergson. Chez lun comme chez lautre, la société ouverte rompt avec le caractère naturel ou biologique de la société humaine originelle. Ce caractère naturel ou biologique de la société close comprend (au moins) deux aspects : la forme routinière de la vie morale et une attitude de discipline devant lennemi. Le problème de lorigine de

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la morale conduit Bergson à faire de la discipline devant lennemi la condition essentielle de la société close – qui peut voir son activité morale se rationaliser sans cesser dêtre close. Le problème de linterprétation du totalitarisme, conduit Popper à faire de la routine morale le critère de la société close – les mouvements totalitaires étant justement nostalgiques de lunité formée par un groupe dans lequel lobéissance est quasi automatique. Ces deux aspects sont complémentaires : la forme routinière de la morale empêche que les étrangers ne deviennent, aux yeux dun groupe clos, dignes de respect85.

En sopposant au caractère biologique de la société close, la société ouverte soppose à ces deux aspects : lactivité morale ny est plus routinière et létranger ny est plus exclu. Bergson fait de cette seconde modalité le critère de la société ouverte : une société ouverte sétendrait alors à tous les hommes. Pour Popper, le critère de la société ouverte est la première modalité : une société ouverte libère les facultés critiques de lhomme, qui peut désormais améliorer les règles sociales. Ces deux aspects sont, à leur tour, complémentaires : une activité morale dordre rationnel a besoin dune orientation quelle ne peut trouver que dans la fraternité humaine universelle. Tout en privilégiant la modalité rationaliste de louverture, Popper est amené à préciser que la raison ne se suffit pas à elle-même, quune décision morale repose, en dernier ressort, sur la conscience. Tout en privilégiant la modalité mystique de louverture, Bergson reconnaît que les grandes âmes privilégiées, « ne pouvant communiquer à tous leur état dâme dans ce quil a de plus profond », « cherchent une traduction du dynamique en statique, que la société soit à même daccepter et de rendre définitive par léducation86 ». Si Popper reconnaît donc que la modalité rationaliste de louverture a besoin de la foi en la fraternité humaine universelle, Bergson, de son côté, reconnaît quen labsence dune réalisation

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complète de la modalité mystique de louverture, lusage de la raison est irremplaçable. Il serait très certainement difficile dimaginer une plus grande complémentarité.

Didier Delsart

Université Lyon 3 – Institut
de recherches philosophiques
de Lyon (IRPhiL)

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Bibliographie

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Worms, Frédéric, « Le clos et louvert dans Les Deux Sources de la morale et de la religion : une distinction qui change tout », Bergson et la religion, sous la direction de Ghislain Waterlot, Paris, PUF, 2008.

1 K. Popper, The Open Society and Its Enemies, 1, p. 215, 216, London and New York, Routledge Classics, 2003. Je commence par donner la référence de lédition anglaise, puis celle de lédition française lorsque le passage est traduit (cest le cas ici, p. 167). La traduction française (La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Éd. du Seuil, 1979) étant une version abrégée et parfois gravement défectueuse, jai pris le parti de toujours donner, pour cet article, ma traduction.

2 Ibid., 1, p. 216, trad. fr., p. 167.

3 Ibid., 1, p. 216, trad. fr., p. 167.

4 Ibid., 1, p. 216, trad. fr., p. 167.

5 La thèse centrale de ce que Popper appelle « historicisme » est lidée selon laquelle « lhistoire obéit à des lois historiques ou lois dévolution spécifiques dont la découverte nous permettrait de prophétiser le destin de lhomme. » (Ibid., 1, p. 4, trad. fr., p. 15). Contre cette thèse, Popper affirme que « lavenir dépend de nous » et que « nous ne dépendons pas dune quelconque nécessité historique » (Ibid., 1, p. xi, trad. fr., p. 10).

6 Le second problème est traité dans toute son ampleur au chapitre iv des Deux Sources.

7 Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, p. 12 et 13, Paris, PUF, 2008.

8 Ibid., p. 19.

9 Ibid., p. 102. Bergson songe ici bien sûr à Durkheim, comme le montre la suite du propos : « On se plaît à dire que la société existe, que dès lors elle exerce nécessairement sur ses membres une contrainte, et que cette contrainte est lobligation. »

10 Ibid., p. 103.

11 Bergson, La Pensée et le mouvant, p. 86, Paris, PUF, 1987.

12 Ibid. p. 86.

13 Il nest pas sans intérêt de noter quun primatologue comme Frans de Waal parvient, de nos jours, à des conclusions semblables à partir de méthodes évidemment très différentes de celles de Bergson.

14 Bergson écrit nettement que lobligation est une « donnée biologique » (Une mise au point de Bergson sur « Les Deux Sources », Annales bergsoniennes : Bergson dans le siècle, sous la direction de Frédéric Worms, p. 133, Paris, PUF, 2002). Les termes « naturel » et « biologique » renvoient bien sûr ici à la première source de la morale. Lautre source est également « naturelle » ou « biologique » mais à condition de prendre « nature » et « biologie » dans leurs sens « très compréhensifs » (voir Les Deux Sources, pages 56 et 103).

15 Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 84. Cette idée repose sur un point essentiel des Deux Sources, à savoir la non-hérédité des caractères acquis.

16 Ibid., p. 84.

17 Ibid., p. 81.

18 Ibid., p. 21.

19 Ibid., p. 55.

20 Ibid., p. 25.

21 Ibid., p. 28.

22 Ibid., p. 2.

23 Ibid., p. 83.

24 Ibid., p. 18.

25 Ibid., p. 28.

26 Ibid., p. 27.

27 Popper, The Open Society and Its Enemies, 1, p. xviii, trad. fr., p. 10.

28 Ibid., 1, p. xix, trad. fr., p. 10. Cest là la thèse que Popper défend dans Misère de lhistoricisme.

29 Popper rappelle à plusieurs reprises la modestie de son entreprise. Par exemple : « Je ne me suis pas donné pour tâche décrire lhistoire des idées qui retiennent ici notre attention — lhistoricisme et ses rapports avec le totalitarisme. Le lecteur na sûrement pas oublié que je nai pas lintention de proposer davantage que quelques remarques éparses susceptibles déclairer le contexte de la version moderne de ces idées. » (The Open Society and Its Enemies, 2, p. 3, trad. fr., p. 9).

30 Voir ibid., 1, p. 91, trad. fr., p. 79.

31 Voir ibid., 1, p. 91, 92, trad. fr., p. 79, 80.

32 Ibid., 1, p. 182, trad. fr. p. 140.

33 Cela ne veut pas dire pour autant que Popper considère sa thèse sur Platon et, dune manière générale, les thèses défendues dans La Société ouverte, comme des thèses scientifiques. Au contraire, il insiste souvent sur le fait que, contrairement à de nombreux ouvrages historicistes, La Société ouverte na justement pas la prétention dêtre « de la science » : « un grand nombre dopinions qui y figurent sont personnelles. » Toutefois, « personnel » ne signifie pas « arbitraire » : « Ce que ce livre doit à la méthode scientifique, cest surtout la conscience de ses limites. » (Ibid., 1, p. xx, trad. fr., p. 11).

34 Ibid., 1, p. 183, trad. fr., p. 140.

35 Ibid., 1, p. 183, trad. fr., p. 140. Sur ce point, voir mon article « Platon peut-il nous aider à mieux comprendre le totalitarisme moderne ? » dans la revue de lInstitut de recherches philosophiques de Lyon, Éthique, Politique, Religions, 2012, No 1, Le Prisme du totalitarisme.

36 Ibid., 1, p. 189, trad. fr. incomplète, p. 144.

37 Popper saccorde avec Bergson pour comparer la société close à un organisme : « On peut, dans une très large mesure, lui appliquer la théorie dite organique ou biologique de lÉtat. » (Ibid., 1, p. 186, trad. fr. incomplète, p. 142).

38 On trouve une analyse particulièrement éclairante de cette aspiration naturelle dans le livre de Sebastian Haffner, Histoire dun Allemand, Arles, Actes Sud, 2003.

39 Le terme ne correspond plus à ce quon appelle aujourdhui « tribu » en anthropologie dans la mesure où lon a adopté dautres critères de distinction Les anthropologues considèrent, par exemple, que les tribus, sociétés lignagières ou segmentaires, ont été précédées par les bandes de chasseurs-cueilleurs, que les bandes et les tribus, relativement égalitaires, se distinguent à leur tour des chefferies, dont lorganisation est au contraire hiérarchique.

40 René Girard discerne, dans cette attitude, une véritable « terreur du mouvement » : « Le mot conservateur est trop faible pour qualifier lesprit dimmobilité, la terreur du mouvement qui caractérise les sociétés pressées par le sacré. Lordre socio-religieux apparaît comme un bienfait inestimable, une grâce inespérée que le sacré, à chaque instant, peut retirer aux hommes. Il nest pas question de porter sur cet ordre un jugement de valeur, de comparer, de choisir ou de manipuler le moins du monde le “système” afin de laméliorer. » (La Violence et le sacré, p. 422, Grasset et Fasquelle, Pluriel, Hachette Littératures, 1972). La société ouverte telle que la conçoit Popper est précisément celle qui ose porter sur cet ordre un jugement de valeur, comparer, choisir, et manipuler le système afin de laméliorer.

41 The Open Society and Its Enemies, op. cit., 1, p. 58, trad. fr., p. 57. On trouve la même idée chez Bergson, Les Deux Sources, p. 129.

42 Ibid., 1, p. 185, trad. fr. incomplète p. 141. On trouve, chez Bergson, une formule presque identique : « Une route a été tracée par la société ; nous la trouvons ouverte devant nous et nous la suivons ; il faudrait plus dinitiative pour prendre à travers champs. » (Les Deux Sources, Op. cit., p. 13).

43 Ibid., 1, p. 184, trad. fr., p. 141. Lorsquil évoque le membre de la tribu, Popper écrit : « La communauté tribale (et plus tard la “cité”) est le lieu où le membre de la tribu se sent en sécurité. Entouré dennemis et de forces magiques dangereuses, voire hostiles, il perçoit la communauté tribale comme un enfant perçoit sa famille ou son chez-soi, où son rôle est bien défini – un rôle quil connaît bien et joue bien. » (La Société ouverte et ses ennemis, op. cit., p. 189, trad. fr. p. 144. Cest moi qui souligne.). Ibid., 1, p. 184, trad. fr. p. 141.

44 Voir Les Deux Sources de la morale et de la religion, Op. cit., p. 24.

45 Voir par exemple ibid., p. 28 : « Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre dautres, et que cest dabord contre tous les autres hommes quon aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est linstinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation », ou p. 303 : « Linstinct guerrier est si fort quil est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation pour retrouver la nature. »

46 Cette rupture, chez Bergson, ne veut pas dire quil ny a pas, « à la racine de la nature elle-même », « une même force qui se manifeste » : « Il est vrai que si lon descendait jusquà la racine de la nature elle-même, on sapercevrait peut-être que cest la même force qui se manifeste directement, en tournant sur elle-même, dans lespèce humaine une fois constituée, et qui agit ensuite indirectement, par lintermédiaire dindividualités privilégiées, pour pousser lhumanité en avant. » (Ibid., p. 48)

47 Popper, The Open Society and Its Enemies, op. cit., 1, p. 188, trad. fr. p. 143.

48 Bergson, Les Deux Sources …, Op. cit., p. 97.

49 Ibid., p. 97.

50 Cest toujours « un lien du même genre que celui qui unit les unes aux autres les fourmis dune fourmilière ou les cellules dun organisme ». (Ibid., p. 84).

51 Ibid., p. 84.

52 Ibid., p. 17.

53 Ibid., p. 17.

54 Ibid., p. 16.

55 Ibid., p. 25.

56 Ibid., p. 30.

57 Ibid., p. 47.

58 Ibid., p. 47.

59 Voir ibid., p. 77.

60 Voir ibid., p. 56. « En allant de la solidarité sociale à la fraternité humaine, nous rompons donc avec une certaine nature, mais non pas avec toute nature. On pourrait dire, en détournant de leur sens les expressions spinozistes, que cest pour revenir à la Nature naturante que nous nous détachons de la Nature naturée. »

61 Ibid., p. 77. Concernant la « forme de la justice » ou, pour le dire autrement, son « caractère violemment impérieux », ce sont les prophètes dIsraël qui ont accompli le progrès décisif.

62 Ibid., p. 77.

63 Ibid., p. 62.

64 Ibid., p. 78.

65 Voir ibid., p. 35-46.

66 Voir ibid., p. 64.

67 Voir ibid., p. 63.

68 Voir ibid., p. 283 : lobligation morale « peut sélargir dans la société qui souvre ».

69 On trouve, chez Popper, une critique constante de ce quil appelle « lessentialisme ». Le lien entre « essentialisme » et « historicisme » est un des problèmes dont traite La Société ouverte et ses ennemis.

70 Popper, The Open Society and Its Enemies, op. cit., 1, p. 329. Curieusement, cette phrase capitale, où Popper formule le « critère » du passage de la société close à la société ouverte, nest pas traduite dans lédition française du Seuil. Le texte dans lequel cette phrase devrait se trouver (note 6 du chapitre 10) se trouve à la page 142 de lédition française.

71 Ibid., 1, p. 58, trad. fr. p. 57.

72 Les Deux Sources …, p. 4.

73 The Open Society and Its Enemies, op. cit., 1, p. 62, trad. fr. très incomplète p. 59.

74 Ibid., 1, p. 61, trad. fr. p. 59.

75 Ibid., 1, p. xvii, trad. fr. p. 9.

76 Ibid., 1, p. Xvii, trad. fr. p. 9.

77 Ibid., 1, p. xvii, trad. fr. p. 9.

78 Ibid., 1, p. 197, trad. fr. p. 151.

79 Ibid., 1, p. xvii, trad. fr. p. 9.

80 Ibid., 2, p. 268, trad. fr., p. 164.

81 Ibid.

82 Ibid., 2, p. 411, trad. fr., p. 251.

83 Ibid., 2, p. 258, trad. fr. incomplète, p. 158.

84 Ibid., 2, p. 67, 68, trad. fr., p. 62.

85 Sil faut être prudent lorsquon rapproche les sociétés humaines originelles des sociétés daujourdhui dites « primitives », on peut observer malgré tout quun grand nombre de ces sociétés « primitives » se désignent elles-mêmes par un nom qui signifie « les hommes », tout en qualifiant les membres des autres tribus de « mauvais », de « méchants », de « singes de terre » ou « dœufs de pou » (Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, p. 21, Unesco, Éditions Gonthier, 1961). Ce fait conduit Lévi-Strauss à considérer que « la notion dhumanité, englobant, sans distinction de race ou de civilisation, toutes les formes de lespèce humaine, est dapparition fort tardive » : « pendant des dizaines de millénaires, cette notion paraît être totalement absente » (Ibid., p. 20, 21).

86 Les Deux Sources …, p. 291.