Aller au contenu

Classiques Garnier

Le peuple élu et la communauté universelle De Bergson à Voegelin

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2015 – 2, n° 7
    . Sociétés fermées et sociétés ouvertes, de Bergson à nos jours
  • Auteur : Courtine-Denamy (Sylvie)
  • Résumé : Voegelin se réfère à Bergson dans son utilisation de la notion de « société ouverte ». Les proximités apparentes ne sauraient masquer les différences, portant sur le statut des sociétés primitives et sur la nature du « saut dans l'être » accompli lors du passage des sociétés structurées autour de symboles compacts aux sociétés structurées autour de symboles articulés. C'est dans ce contexte que doit être compris le statut particulier d'Israël et le rapport de la religion juive à la religion chrétienne.
  • Pages : 119 à 130
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406057826
  • ISBN : 978-2-406-05782-6
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05782-6.p.0119
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Eric Voegelin, saut dans l'être, symboles compacts et articulés, Israël, judaïsme, christianisme
119

Le peuple élu
et la communauté universelle

De Bergson à Voegelin1

Reconnaissant limportance de la pensée de Bergson en ce qui le concerne, Eric Voegelin écrivait : « lhistoire de lhumanité [] est une société ouverte – celle de Bergson et non celle de Popper –, qui englobe à la fois la vérité et la non vérité en tension2 ». Deux ans plus tard, sexpliquant sur la structure dentre-deux de lexistence, le metaxu platonicien, Voegelin se référait à nouveau à Bergson :

Sil y a quelque chose de constant dans [] lhistoire de lhumanité, cest le langage de la tension entre [] lamor Dei et lamor sui, lâme ouverte et lâme close ; entre les vertus de louverture au fondement de lêtre, telles que la foi, lamour, et lespoir, et les vices vis-à-vis de ce fondement, tels que lhybris et la révolte3.

Il nest donc pas étonnant que, répondant à Leo Strauss qui lui demandait de lui confirmer la mauvaise opinion quil avait du livre de Karl Popper, La Société ouverte et ses ennemis (1945)4, Voegelin se plaignait en

120

ces termes que la lecture de ce livre lui avait volé de nombreuses heures de son propre travail :

Ce Popper est depuis quelques années [] un caillou gênant quon doit constamment repousser du pied [] ce livre est une foutaise impudente et dilettante. Chacune de ses phrases constitue un scandale5.

Voegelin critique Popper qui a emprunté les concepts de « société ouverte » et de « société close », de même que ceux de « religion statique » et de « religion dynamique » au livre de Bergson Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932)6 pour en faire une « camelote idéologique7 ». Recensant louvrage dAlfred Verdross-Drossberg Grundlinien der Antiken Rechts-und Staatsphilosophie8, Voegelin écrivait : « La Société ouverte et ses ennemis de Karl Popper (1945) et le livre de John Wild9 ont été critiqués avec soin. En outre, lauteur emploie maintenant les catégories de religion statique et dynamique que Bergson a développées dans ses Deux Sources de la morale et de la religion, en vue de parvenir à une caractérisation plus précise des idées platoniciennes10 ».

Popper lui-même, tout en reconnaissant sa dette vis-à-vis de Bergson dans une note de son introduction à lédition originale, soulignait la « différence principale » qui existait entre eux :

Lexpression de société ouverte à laquelle je recours désigne une distinction rationnelle ; la société close se caractérise par la croyance en des tabous magiques, tandis que la société ouverte est celle dans laquelle les hommes ont appris dans une certaine mesure à se montrer critiques à leur égard et à fonder leurs

121

décisions sur lautorité de leur propre intelligence (après en avoir discuté). Cest à une distinction religieuse que pense en revanche Bergson11.

Comme le regretté Dante Germino12 lécrit dans la Préface à son livre The Open Society in Theory and Practice, dédié à Voegelin « qui a posé les fondements dune authentique philosophie de la société ouverte », cest Protagoras, et son « lhomme est la mesure », qui est un héros pour Popper, tandis que ladage de Platon « Dieu est la mesure » est un modèle pour Bergson, cest-à-dire que Popper exprime son idée de la société tout dabord dans le cadre du libéralisme séculier, tandis que Bergson insiste sur louverture de la psychè au fondement de lêtre13.

Rappel des définitions de Bergson

Comme dans les sociétés animales –la ruche et la fourmilière– les sociétés humaines sont « closes » : les hommes, mus par linstinct, sont indifférents les uns aux autres, toujours prêts à attaquer ou à se défendre (Les Deux Sources, p. 283). Une société ouverte est en revanche une société « qui embrasserait en principe lhumanité entière » (p. 284), un tel amour de lhumanité nétant ni spontané ni direct, mais impliquant un détour par la religion : « cest seulement à travers Dieu, en Dieu que la religion convie lhomme à aimer le genre humain » (p. 28). La différence entre la cité et lhumanité est donc une différence de nature, dessence, et non pas de degré. Par analogie, Bergson distingue entre la « morale close », cest-à-dire la morale qui ne sétend pas à tous, mais seulement au groupe, et la « morale ouverte » quil appelle de ses vœux et qui embrasse lhumanité tout entière. Cette seconde morale est humaine

122

et ici également la différence entre les deux est de nature : alors que la morale sociale est immuable, la morale humaine consiste en un mouvement, un détachement par rapport au bien-être et aux richesses, elle est un ascétisme. Cette morale sest trouvée incarnée de tous temps en des hommes exceptionnels qui sont devenus des exemples : « Avant les saints du christianisme, lhumanité avait connu les sages de la Grèce, les prophètes dIsraël, les Arahants du bouddhisme et dautres encore » (p. 29).

S« il ny a jamais eu de société sans religion » (p. 105), Bergson distingue néanmoins deux formes de religion : à la différence des animaux qui ne savent pas quils vont mourir, la religion « naturelle » ou « statique » apparaît comme une « réaction défensive de la nature [humaine] contre la représentation, par lintelligence, de linévitabilité de la mort » (p. 137) grâce à la promesse de la poursuite de la vie après la mort. En revanche, la religion dynamique, loin dêtre une simple consolation liant lhomme à la vie, et lindividu à la société, est le véritable mysticisme qui, en quelques rares occasions, est lié à lélan vital. Elle est :

une prise de contact et par conséquent une coïncidence partielle, avec leffort créateur que manifeste la vie. Cet effort est de Dieu, si ce nest pas Dieu lui-même. Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à lespèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi laction divine (Les Deux Sources, p. 233).

Au sein du mysticisme lui-même, Bergson distingue ensuite entre un mysticisme incomplet et un mysticisme complet. Daprès lui, on ne saurait découvrir un mysticisme complet ni en Grèce ni en Inde : si, tel Moïse, Plotin a bien aperçu la terre promise, il na néanmoins pas pu y pénétrer, car il pensait que laction pourrait affaiblir la contemplation. Il en va de même du bouddhisme qui est également un mysticisme incomplet compte tenu de son manque de chaleur et de sa défiance vis-à-vis de laction humaine : car seule cette foi dans laction « peut devenir puissance, et soulever les montagnes » (Les Deux Sources, 239). Et de fait, les exemples de grands mystiques choisis par Bergson sont tous catholiques : saint Paul, sainte Thérèse, sainte Catherine de Sienne, saint François, et Jeanne dArc qui, du fait quils aimaient Dieu aimaient lhumanité tout entière dun divin amour et qui ont fourni un exemple de « transformation radicale de lhumanité en commençant par donner

123

lexemple » (p. 253). En bref, comme le dit Bergson, « la religion est au mysticisme ce que la vulgarisation est à la science » (p. 253) : le mysticisme est la religion interne à lhumanité, par opposition au lien social conçu comme la solidarité du groupe fermé. Comment lhumanité passe-t-elle de la religion statique à la religion dynamique, cest-à-dire de la religion naturelle au mysticisme complet ?

De la religion statique
à la religion dynamique

Chez Bergson, cette transition saccomplit subitement, à limproviste, lorsque lâme entre en contact avec lélan vital, le « principe de la vie ». Cette soudaineté peut être comparée, comme la lui aussi remarqué Dante Germino14, à ce que Voegelin appelle le saut dans lêtre (leap in being), cest-à-dire la découverte de lêtre qui est transcendant au monde comme source de lordre dans lhomme et la société. Un saut dans lêtre qui sest produit à peu près à la même époque aussi bien au Proche Orient que dans les civilisations voisines de la mer Égée, mais qui recouvre des expériences si différentes quelles sexpriment sous les symboles de la Révélation et de la Raison. À la même époque, Voegelin, constate en outre, que des ruptures comparables ont eu lieu en Inde et en Chine15 : il sagirait donc, pour reprendre la caractérisation de Karl Jaspers, dune période « axiale » (Achsenzeit).

Daprès la terminologie de Voegelin, la transition quaccomplit le saut dans lêtre est la transition dune expérience compacte à une expérience différenciée du divin. À la différence de Bergson pour lequel la distinction entre religion statique et religion dynamique est de nature, le passage de lune à lautre étant décrit en termes de « progrès », Voegelin préfère évoquer une « différenciation », cest-à-dire une différence de degré vers un niveau de compréhension plus « lumineux ». Telle est la raison pour laquelle alors que Bergson écarte la mythologie, Voegelin, lui, la prend

124

en considération. Les sociétés cosmologiques, soutient-il en effet, ne sont pas moins « rationnelles » que les sociétés plus différenciées, mais leurs symboles nous sont devenus « opaques » et nous devons par conséquent leur restituer leur « luminosité » en retournant à la racine des expériences dissimulées derrière leurs symboles16.

Supplantant lordre cosmothéiste de lÉgypte, Israël a proposé une nouvelle conception de lhistoire, introduisant un « avant » et un « après » dans le temps, et inaugurant ainsi à proprement parler lHistoire : « sans Israël il ny aurait pas dhistoire, mais seulement léternel retour des sociétés sous la forme cosmologique17 ». Cela ne signifie évidemment pas que lÉgypte et Babylone nont pas dhistoire, mais cette histoire ne trouve pas à sexprimer dans leur symbolisme compact : historique pour Voegelin signifie être lié à la différenciation de lêtre transcendant. La différenciation accomplie par Israël consiste en ce que, pour la première fois, lordre de lâme et lordre de la société se sont orientés en fonction de lobéissance ou non à la volonté divine telle quelle a été révélée à Moïse au Buisson ardent et au peuple rassemblé au pied du Sinaï. En acceptant lAlliance et en contractant lAlliance avec le Dieu transcendant au monde, Israël a ainsi consenti à se constituer lui-même en goy kadosh (Ex. 19, 6), une nation sainte, régie par la volonté de Dieu : « Je nai connu que vous de toutes les familles de la terre18 » déclare Dieu, mettant ainsi à part une nouvelle communauté par rapport au reste de lhumanité19.

125

Judaïsme et christianisme :
religions nationale et religion universelle

Issu dune famille juive, Bergson désira se convertir. Pressentant toutefois ce qui allait arriver aux Juifs, il expliqua dans son testament quil avait finalement renoncé au baptême car il ne voulait pas se séparer de ceux qui allaient devenir les persécutés du régime nazi20. Dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, interprétant le Sermon sur la montagne – « Je ne suis pas venu abolir, mais accomplir »  en termes dopposition entre une morale « close » et une morale « ouverte », Bergson affirme la supériorité du christianisme : « La morale de lÉvangile est essentiellement celle de lâme ouverte » (Les Deux Sources, p. 57). Si Bergson hésite à ranger les prophètes de lAncien Testament parmi les mystiques de lAntiquité, cest dit-il, parce que « Jahveh était un juge trop sévère, et [qu] entre Israël et son Dieu il ny avait pas assez dintimité, pour que le judaïsme fût le mysticisme que nous définissons » (p. 254). La seule exception quil consent est en faveur dIsaïe21 : « Si tel dentre eux, comme Isaïe, a pu penser à une justice universelle, cest parce quIsraël, distingué par Dieu des autres peuples, lié à Dieu par un contrat, sélevait si haut au-dessus du reste de lhumanité que tôt ou tard il serait pris pour modèle » (p. 76). Sil ne nie pas que les prophètes ont accompli le premier progrès par rapport à la mythologie, le Christ représente pour lui le second progrès, le christianisme ayant accompli la transition de la religion « close » à la religion « ouverte » : « Il ne nous paraît pas douteux que ce second progrès, le passage du clos à louvert, soit dû au christianisme, comme le premier lavait été au prophétisme juif » (p. 77).

Bergson ne fournit aucun argument à lappui de son assertion : la supériorité du christianisme est tout simplement une évidence pour lui. Quest-ce qui est si problématique concernant le judaïsme et les prophètes ? Sil concède quils ont bien combattu linjustice, il nen ajoute pas moins : « la justice quils prêchaient concernait avant tout Israël ;

126

leur indignation contre linjustice était la colère même de Jahveh contre son peuple désobéissant ou contre les ennemis de ce peuple élu » (Les Deux Sources, p. 76). Quoique juste et tout-puissant, le Dieu dIsraël lui semble « un juge trop sévère », manquant d« intimité » avec son peuple. Mais le reproche consiste surtout, ainsi quil lindique dans une note, dans le « caractère national du Dieu dIsraël » alors que le christianisme a apporté lidée dune « fraternité universelle ». Le progrès incarné par le christianisme consiste dès lors dans la substitution dune religion universelle à une religion nationale :

À une religion qui était encore essentiellement nationale se substitua une religion capable de devenir universelle. À un Dieu qui tranchait sans doute sur tous les autres par sa justice en même temps que par sa puissance, mais dont la puissance sexerçait en faveur de son peuple et dont la justice concernait surtout ses sujets, succéda un Dieu damour, et qui aimait lhumanité entière (Les Deux Sources, p. 254).

Dans luniversité antisémite de Vienne, une rumeur circulait selon laquelle Voegelin était juif, au motif quil étudiait avec Hans Kelsen ou en raison de son hostilité au national-socialisme affichée dès 1933 dans ses premiers livres. En dépit de ses affirmations concernant le fait quil nétait ni juif, ni communiste, ni chrétien, et en dépit du fait que, né luthérien il ne se souciait guère daller à lÉglise, Voegelin a fui lAutriche lorsque les Allemands sont entrés dans Vienne. Il se défendait également dêtre « compagnon de route » du catholicisme, au motif quil connaissait des abominations telles quAristote et saint Thomas22, ou parce que le dernier mot sur lequel sachève Israël et la Révélation est Jésus, et il sen expliqua clairement à Alfred Schütz :

Le fait que je moccupe du christianisme na rien à voir avec une quelconque raison religieuse. Si lhistoire traditionnelle de la philosophie et en particulier des idées politiques reconnaît bien lantiquité et la modernité, en revanche

127

les 1500 ans de pensée et de politique chrétiennes sont abordés comme une sorte de trou dans lévolution de lhumanité [], quoi que lon puisse penser du christianisme, on ne saurait le considérer comme quantité négligeable. Une histoire générale des idées doit être capable daborder le phénomène du christianisme avec autant de soin que celui quon accorde à Platon ou à Hegel[]. Il existe des degrés de différenciation des expériences []. Or, avec le christianisme, une différenciation décisive sest produite, une différenciation que lon peut peut-être élucider au moyen de la parabole platonicienne de la caverne23.

Si Voegelin croit vraiment que toutes les symbolisations de la réalité divine sont « équivalentes », ou plus exactement quelles ne diffèrent que par un degré de différenciation, comment se fait-il que pour lui aussi, l« Histoire est le Christ écrit en grand24 », même sil précise que cette formule nest pas en contradiction avec celle de Platon selon laquelle la société est « lhomme écrit en grand » ? Voegelin semble prendre les paroles de Jésus – « Je ne suis pas venu pour abolir mais pour accomplir25 » – au pied de la lettre. Or, cest précisément dans cet accomplissement, dans ce perfectionnement que réside pour Bergson la « supériorité » de Jésus, le premier mystique selon lui. Écoutons maintenant la voix dEmmanuel Levinas, raillant ce quil appelle les « ouvriers de la onzième heure » :

Depuis deux mille ans, les théologiens chrétiens [se donnent] pour réalisateurs, perfectionneurs, accomplisseurs du judaïsme, comme ces kantiens qui, dans leurs études, parachèvent Kant et ces platoniciens qui améliorent Platon. Ah ! les ouvriers de la onzième heure ! [] Notre sympathie pour le christianisme est entière, mais elle reste damitié et de fraternité. Elle ne peut pas devenir paternelle. Nous ne pouvons pas reconnaître un enfant qui nest pas le nôtre. Contre ces prétentions à lhéritage, contre son impatience dhéritier, vivants et saints, nous protestons26.

128

Voegelin rejetait la convention en fonction de laquelle lhistoire des idées ne commençait quavec la philosophie grecque, et cest pourquoi il a écrit ce premier volume dOrdre et Histoire, Israël et la Révélation. Tout en acceptant son statut de peuple élu, Israël na pas renoncé à lexistence dans le monde, cest-à-dire quil sest efforcé de devenir une nation « comme toutes les autres nations », régie par un roi : « le saut ascendant dans lêtre nest toutefois pas un saut hors de lexistence27 ». À partir de ce moment là, des conflits sont apparus entre lordre temporel et lordre divin, conflits que Voegelin interprète en termes de déraillements qui ont ramené Israël dans le Shéol des civilisations cosmologiques, ce qui constituait effectivement une « chute à partir de lêtre ». Confrontés au désordre – injustice, politique étrangère, maux sociaux –, les prophètes en appelèrent à une renaissance spirituelle du peuple en lui rappelant que lordre dIsraël avait son origine dans Moïse et dans lAlliance au Sinaï. Mais le peuple semblait sourd, et les « prophètes étaient par conséquent déchirés par le conflit entre luniversalisme spirituel et lesprit de clocher patriotique, inhérent dès le début à la conception dun peuple élu28 ».

Parmi tous les prophètes juifs, celui qui semble avoir les préférences de Voegelin nest pas Isaïe, mais Jérémie qui reproche à Israël de navoir jamais pu « se séparer vraiment de Canaan29 ». Jérémie en qui « le centre [omphalos] de lhistoire sétait contracté du peuple élu dans son existence personnelle30 ». Voegelin lui sait gré davoir aperçu la terrible vérité, à savoir que « lexistence dune société concrète sous une forme définie ne résoudrait pas le problème de lordre dans lhistoire, quaucun peuple élu, quelle que soit sa forme, ne constituerait le centre ultime de lordre véritable de lhumanité31 ». Dans Race et État, Voegelin démontre comment lidée juive délection – une idée que les nazis ont reprise aux Juifs en se larrogeant – a été à la racine de la haine contre les Juifs qui a longtemps imprégné lhistoire allemande32. Transposée des religions

129

dans la sphère politique, lidée délection risquait en effet de conduire « vers lidée dune société humaine dans laquelle les élus se voient assignés une fonction de direction33 », une idée qui domine toujours la scène politique « sur laquelle plus dun peuple se sent élu pour prendre la direction de la société universelle34 ».

Cette critique de la manière dont Israël a compris son élection implique-t-elle pour autant que Voegelin, comme Bergson, tienne le christianisme pour supérieur au judaïsme ? Il est clair en tout cas que pour lui le « symbole compact du peuple élu na jamais pu être complètement supprimé par lidée dun Dieu universel et dune humanité universelle35 ». Dans lidée chrétienne de communauté, précise Voegelin,

Le lien entre les membres est produit par la participation de chaque personne au pneuma du Christ. La force unifiante est constituée par la personnalité divine et transcendantale du Christ. La communauté peut être nommée “ouverte”car elle nest pas une entité mondaine fermée, mais un agrégat de personnes qui trouve son centre commun dans une substance située au-delà du champ de toute expérience terrestre. Par “fermeture” dune substance, jentends le processus par lequel ce point dunion transcendantal est aboli pour faire place à une substance communautaire se comprenant comme une entité intramondaine centrée sur elle-même36.

Contrairement à Bergson et à Voegelin qui ne peuvent se défendre de prendre en vue le judaïsme en le comparant au christianisme, une comparaison au terme de laquelle la religion dIsraël savère incomplète, Emmanuel Levinas insiste pour sa part sur le fait quIsraël ne se définit pas par comparaison au christianisme, ni par opposition à aucune autre religion, et que, considérée en elle-même, son essence consiste plutôt à

130

« vouloir lentente avec tous les hommes qui se rattachent à la morale37 ». Levinas rappelle en outre que, loin de contredire lidée duniversalité, lidée de peuple élu « est en réalité le fondement de la tolérance [] elle exprime moins la fierté dun appelé que lhumilité dun serviteur. Elle nest pas plus révoltante que lélection où se tient toute conscience morale. Mieux que lunanimité doctrinale, elle garantit la paix. Elle est la superbe du devoir gratuit dédaigneux de sa réciprocité38 ».

Sylvie Courtine-Denamy

Cevipof (Centre de recherches politiques), IEP-ITEM

1 Sylvie Courtine nous a quittés en octobre 2014, à la suite dune longue et douloureuse maladie. Elle na pas eu le temps de revoir ce texte quelle nous avait rendu juste après le colloque de Lyon. Quoiquil soit inachevé, nous avons décidé de le publier, pour lui rendre hommage et contribuer à mieux faire connaître ses derniers travaux [Note du rédacteur en chef].

2 E. Voegelin, « Immortalité, Expérience et Symbole » (1965), L. Strauss-E. Voegelin, Correspondence 1934-1964, Faith and Political Philosophy, ed. by P. Emberley et B. Cooper, University of Missouri Press, 2004 ; trad. fr. S. Courtine-Denamy, L. Strauss-E. Voegelin, Correspondance 1934-1964, Foi et philosophie politique, Librairie Philosophique J. Vrin, 2004, p. 229.

3 Id., « Equivalences of Experience and Symbolization in History » (1967), Collected Works, vol. 12, Published Essays 1966-1985, ed. with an Introduction by Ellis Sandoz : Louisiana State University Press, 1990, 119-120 ; trad. fr., « Les Équivalences de lexpérience et de la symbolization dans lhistoire », tr. Dominique Weber, Les Études Philosophiques, « Nouvelles Lectures de Rosenzweig », Paris, PUF, 2009-2, p. 260.

4 K. Popper, The Open Society and Its Enemies, 2 vol., Londres, Routledge, 1945 ; tr. fr. J. Bernard et P. Monot, La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979.

5 E. Voegelin à L. Strauss, 18 avril 1950, L. Strauss – E. Voegelin, Foi et philosophie politique, op. cit., p. 97. Voegelin avait prié Strauss de garder pour lui le contenu de cette lettre, mais Strauss passa outre et la montra à son ami Kurz Riezler, usant de son influence pour que Popper ne soit pas élu « ici », cest-à-dire à Chicago.

6 H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, sous la dir. de Frédéric Worms, Paris, PUF, 2008.

7 E. Voegelin à L. Strauss, 18 avril 1950, Foi et philosophie politique, Op. cit., p. 98.

8 Alfred Verdross-Drossberg, Grundlinien der Antiken Rechts-und Staatsphilosophie Vienne, Springer Verlag, 1948, in Western Political Quarterly 2 (1949), p. 437-438 / CW 13, Selected books Reviews, p. 179).

9 John Wild, Platos Theory of Man, An Introduction to the Realistic Philosophy of Man, Londres, Oxford University Press, 1946.

10 Leo Strauss avait lui aussi recensé cet ouvrage en 1946, « On a New Interpretation of Platos Political Philosophy » dans Social Research, xiii, 3, p. 326-367.

11 K. Popper, The Open Society and Its Enemies, Op. cit., Preface, p. ix. Cette note ne se retrouve pas dans la traduction française.

12 Dante Germino (1932-2002) a été successivement professeur de philosophie politique à lUniversité de Virginie, puis dAmsterdam et de Bangkok. Il est notamment lauteur de Political Philosophy and the Open Society (Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1982) ainsi que de Beyond Ideology : The Revival of Political Theory (New York, Harper & Row, 1967).

13 D. Germino, The Open Society in Theory and Practice, ed. by Dante Germino and Klaus von Beyme, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p. 14.

14 Dante Germino, The Open Society in Theory and Practice, Op. cit., p. 147.

15 E. Voegelin, CW 15, OH II, The World of the Polis, ed. with an Introduction by Athanasios Moulakis, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2000, p. 67 et p. 69.

16 Voir Th. Gontier Voegelin, Symboles du politique, Paris, éd. Michalon, 2008.

17 E. Voegelin, CW 14, OH 1, Order and History, vol. II, Israel and Revelation, ed. with an Introduction by Maurice P. Hogan, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2001, p. 168 ; trad. fr., préface et annotations de S. Courtine-Denamy, introduction de Maurice P. Hogan, Ordre et Histoire 1, Israël et la Révélation, Paris, éd. du Cerf, 2012, p. 278-279.

18 Amos, 3, 2.

19 E. Voegelin, Israël et la Révélation, Op. cit., p. 331.

20 Contrairement à ce que prétend Raïssa Maritain, http://www.biblisem.net/etudes/mariberg.htm. Ce sera sa fille, Jeanne, qui sautera le pas.

21 Isaïe, 11, 10 : « Ce jour là la racine de Jessé se dressera comme le signal des peuples. Elle sera recherchée par les nations et sa demeure sera glorieuse. »

22 E. Voegelin à Eduard Baumgarten 10 juillet 1951, CW 30, Selected Correspondence 1950-1985, op. cit., p. 98. Voir également sa lettre à John East du 18 juillet 1977, Ibid., p. 825 : « Lorsque quelquun veut faire de moi un Catholique ou un Protestant, je lui rétorque que je suis un “Chrétien davant la Réforme”. Lorsquon veut me cataloguer comme un thomiste ou un augustinien, je réplique que je suis un “Chrétien davant Nicée”. Et lorsquon veut me cataloguer encore plus tôt, je réponds que même la vierge Marie ne faisait pas partie de lÉglise catholique. Jai en réserve un certain nombre de réponses à lintention de ceux qui me harcèlent après une conférence … ».

23 Id. à Alfred Schütz, 1er janvier 1953, CW 30, Selected Correspondence…, Op. cit., p. 122-123.

24 Id., « Immortalité : Expérience et Symbole », L. Strauss-E. Voegelin, Foi et philosophie politique, Op. cit., p. 235 : « Les deux symbolismes diffèrent, le premier étant engendré par une experience pneumatique dans le contexte de la révélation judéo-chrétienne, tandis que le second est engendré par une expérience noétique dans le contexte de la philosophie hellénique ; mais ils ne diffèrent pas en ce qui concerne la structure de la réalité symbolisée ».

25 Ce que Voegelin préfère rendre de la manière suivante : « Nallez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu pour les anéantir, mais pour les conduire à leur sens achevé » (OH I, IR, p. 576).

26 E. Levinas, « Le Cas Spinoza », Difficile Liberté. Essai sur le judaïsme, Paris, le Livre de Poche, Albin Michel 1963/1976, p. 157.

27 E. Voegelin, Israël et la Révélation, Op. cit., p. 102.

28 Ibid., p. 598.

29 Ibid., p. 333.

30 Ibid., p. 751.

31 Ibid., p. 783.

32 Rasse und Staat, Tübingen, 1933 ; trad. fr. Race et État, tr. de lallemand par S. Courtine-Denamy, précédé de Eric Voegelin, 1933 : Un philosophe face à lidée de race et au racisme par Pierre-André Taguieff, Paris, Librairie philosophique Joseph Vrin, 2007, p. 297. CW 2, Race and State, ed. by Klaus Vondung, transl. by Ruth Hein, Louisiana State University, Baton Rouge, 1997 : « lexpression dune expérience vécue de lélection, me paraît être la raison la plus profonde de la haine des Juifs qui traverse lhistoire []. Dans lhistoire allemande de lantisémitisme, laccent mis de manière plus ou moins marquée sur lélection et la supériorité juive sert de ferment constant à une atmosphère de haine ».

33 CW 33, The Drama of Humanity and Other Miscellaneous Papers, 1939-1985, ed. with an Introduction by William Petropoulos and Gilbert Weiss, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2004, p. 150.

34 « Man in Society and History », CW 11, Published Essays, 1953-1965, Op. cit., p. 204.

35 Israël et la Révélation, Op. cit., p. 449.

36 Id., « The growth of the race idea », CW 10, Published Essays 1940-1952, ed. with an Introduction by Ellis Sandoz, University of Missouri Press, 2000, p. 46 ; trad. fr., « La formation de lidée de race », trad. fr. Thierry Gontier, Cités, no 36, Paris, PUF, 2008, « Le vertige du mal », p. 39.

37 E. Levinas, “Le Cas Spinoza”, Difficile Liberté. Essai sur le judaïsme, Op. cit., p. 156-157.

38 E. Levinas, « Religion et Tolérance », Ibid., p. 244.