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Classiques Garnier

La société et la guerre dans l’histoire des nations modernes

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2015 – 2, n° 7
    . Sociétés fermées et sociétés ouvertes, de Bergson à nos jours
  • Auteur : Karsenti (Bruno)
  • Résumé : La sociologie des Deux sources s'exprime en grande partie dans la politique bergsonienne. On sait que son point de départ est l'analyse des sociétés closes qui en révèle à la fois la structure de contrainte et la tendance agnostique. Parler de naturalité de la guerre, requiert de distinguer dans la société close deux niveaux, où se distinguent encore le naturel et le culturel. Cet essai tente de réhabiliter, d'un point de vue bergsonien, un certain concept de nation, suscité par l'expérience de la Grande Guerre.
  • Pages : 77 à 95
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782406057826
  • ISBN : 978-2-406-05782-6
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-05782-6.p.0077
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 04/04/2016
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Guerre, politique, nation, société close, dimorphisme, civilisation
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La société et la guerre
dans lhistoire des nations modernes

Une interprétation de la politique bergsonienne

La sociologie avait voulu, depuis Comte, être un nouveau pouvoir spirituel. Larticulation entre la politique et la science sociale avait cherché à mieux se justifier et se construire dans la période suivante. La philosophie bergsonienne ne lui dispute pas ce rôle, mais conteste quil puisse être occupé par lun ou par lautre, par le sociologue dépassant le philosophe, ou par le philosophe reprenant la main en dernier ressort. Elle identifie la cible finale de son discours dans les politiques eux-mêmes, maintenus à leur place, et pas même assignés à une consultation périodique des savants. Reconnaissons-le : Les Deux Sources sachève en un discours pour les élites éclairées, qui se borne à leur ménager laccès à une meilleure prise de conscience de la tâche qui leur incombe, celle dimprimer une certaine direction aux sociétés humaines dans le contexte spécifique de lentre-deux-guerres. Politiquement, Bergson na rien dun révolutionnaire, il na rien non plus de ces grands « réformateurs sociaux » du siècle précédent, ceux dont sétait précisément nourrie la tradition sociologique1. Il reste philosophe jusquau bout, parlant du dehors aux hommes de bonne volonté auxquels reviennent les décisions à prendre.

On dira que ce discours construit une nouveauté essentielle, qui provoque par elle-même un bouleversement quant au sens de la politique, et donc aussi quant à sa pratique. Cette nouveauté, cest la « société ouverte ». Ce concept est la seule manière de faire surgir limage de lhumanité dans la société, dengager les nations dans une voie quon dira

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universaliste, de reprendre et de tirer toutes les implications du grand mouvement qui part du christianisme et aboutit à la formulations des droits de lhomme, ces propositions « absolues et quasi évangéliques2 » que les grands États occidentaux sont parvenus à inscrire dans leurs constitutions respectives, donnant à leurs politiques particulières et particularisées une orientation commune. Et pourtant, à présenter les choses ainsi, on manque complètement la portée du propos bergsonien. Cest que Bergson fait partie – au même titre que Freud – de cette génération profondément désillusionnée sur les progrès de lhumanité et sur la construction graduelle dune société humaine à léchelle mondiale, fondée sur des principes universels reconnus par tous. Plus exactement, Bergson fait partie de cette génération qui a encore en tête ce rêve de pacification et de progrès, alors même quelle constate quil naura été quun rêve, brutalement démenti par lhistoire du premier xxe siècle. Elle est le sujet dexpérience double, où aucun des deux traits ne sannulent. Dans le cas de Bergson, cela signifie que la société ouverte nest pas la source quil faudrait de nouveau libérer pour rouvrir nos perspectives après la Grande Guerre. Son affirmation ne va pas sans consumer lidée même de progrès, tout au moins sous la forme quon avait jusquici admise, dans une perspective évolutive quon pouvait suspecter dintellectualisme. La grande innovation des Deux Sources, du moins si on fait leffort de lire le livre depuis les « Remarques finales » où sy révèle son adresse aux politiques, est moins la conception de la société ouverte, que celle de la société close. Plus exactement, cest en présentant une certaine image de la solidarité sociale proprement humaine que la question de louverture acquiert sa pertinence.

La société close originelle

Il faut à cet égard reprendre le début des « Remarques finales », et se laisser surprendre par ce quelles disent exactement, au moment où elles sinterrogent sur la portée pratique, et pas seulement théorique, de la

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distinction du clos et de louvert. Celle-ci serait proprement inutile, elle serait dune utilité nulle « si la société close sétait toujours constituée en se refermant après sêtre momentanément ouverte. On aurait alors beau remonter indéfiniment dans le passé, on narriverait jamais à du primitif ; le naturel ne serait quune consolidation de lacquis3 ».

Le refus de lhérédité de lacquis est vraiment la thèse princeps, constamment rejouée, traversant et commandant tout louvrage, mais déployant différemment ses effets à chaque niveau dargumentation où on la remobilise. Ici, que revient-elle exactement à admettre ? Elle oblige à considérer quil y a une nature indestructible, que le naturel ne se laisse jamais chasser, quil est toujours agissant sous la même forme, sa forme originelle. Et donc quil y a de la « société close originelle4 » – cest là lexpression exacte de Bergson dans ces lignes – quil faut distinguer par conséquent de la société close non-originelle. Évaluer la catégorie de progrès, lhistoire des sociétés humaines comme traversées dun mouvement qui a une certaine direction, cest distinguer analytiquement trois termes, et non pas deux : la société close originelle, unique et universelle, les sociétés closes historiques, non originelles, et différenciées selon les lieux et les époques, et les mouvements douverture qui produisent limage de la société ouverte, ramenée à lhumanité, mais dune humanité non-inscriptible socialement sur un autre mode quune traduction culturelle – et non naturelle – de la clôture. En dautres termes, le concept de société ouverte aura surtout une utilité pratique en ce quil aura permis de discriminer des modes de la clôture, et de discriminer de deux manières différentes : lune qui pose une différence première entre nature et culture, distinguant le clos originel du clos non-originel, lautre qui instaure une lisibilité différenciées des figures plurielles du clos non-originel, ethnologiquement et historiquement.

Partons de la première discrimination. Cest elle, notons-le, qui porte le coup fatal à lidée communément admise de progrès véhiculé par un certain positivisme, à commencer par celui de Spencer, ennemi bien

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plus radical que Durkheim dans lensemble de lœuvre bergsonienne5, et encore dans ce dernier livre. Cest que cette philosophie, qui était rappelons-le une philosophie des sciences, où lon passait sans solution de continuité de la biologie à la psychologie et à la sociologie, reposait « à peu près entièrement sur lidée de la transmission héréditaire des caractères acquis6 ». Largument de Bergson est strictement rousseauiste : on sest mépris sur la nature humaine y en projetant les produits de la civilisation, et cela sest produit à partir du préjugé social du progrès érigé en thèse sociologique – cest de là, et non de la biologie, que vient pour Bergson lévolutionnisme spencérien – bref, on a été subjugué par ce que les acquisitions sociales ont représenté, au point quon a perdu de vue la permanence dune nature indestructible, dont aucune société, en tant quelle est humaine, ne peut se départir. On a refoulé la vraie nature sociale de lhomme, et Les Deux Sources est dabord, à travers le combat acharné contre lhérédité de lacquis, un travail danamnèse sociologique, la levée dun refoulement. Il faut rejoindre, selon une expression à laquelle Bergson adjoint parfois, en une précaution significative, des guillemets, la « société naturelle7 », et par conséquent « gratter la civilisation8 » sans se laisser subjuguer par elle. Si une sociologie se détache du projet bergsonien, elle doit être affranchie de lauto-représentation des sociétés évoluées, avec tout le chemin quelles estiment avoir accompli, au point de convertir lhabitude acquise en tendance naturelle – au point de naturaliser lhabitude, du côté de la science positive comme du sens commun. Plusieurs méthodes sont utilisables pour creuser sous lacquis : la théorie de léducation, lexamen des sociétés dites primitives, lintrospection. Cest tout Rousseau, stylistiquement et philosophiquement, qui est impliqué dans ces quelques lignes, de LÉmile au Second Discours, en passant par les Confessions et les Rêveries. Mais cest aussi la reprise et lapprofondissement de ce que les critiques de lévolutionnisme ont produit de meilleur – redonnant aux sciences sociales une nouvelle impulsion, authentiquement comparative – à partir de la fin du xixe siècle.

Il reste que la distinction du clos originel et du clos non-originel se heurte à un obstacle : cest que ce schéma général de vie sociale que la

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nature a voulu pour lhomme, on ne latteindra jamais que sous une forme altérée. Lacquis peut être creusé, il ne peut être éradiqué. Il nest pas indestructible au sens de permanent, mais il est ce dont les faits, si on les prend vraiment comme des faits sociaux, ne peuvent être complètement isolés. Notons que pour linstant, on reste sur la ligne dune réflexion théorique, rien dordre pratique nest engagé dans ce quon dit. Celui qui creuse sous lacquis est le philosophe, et non pas le mystique, lequel accomplit son forage en lappliquant à la nature elle-même. Dira-t-on alors quon sadresse déjà au politique, à celui qui, parmi les personnages engagés dans ce dernier livre, nintervient que in fine, une fois que le philosophe a identifié le mystique comme agent culturel spécifique, signifiant par-là même la limite au-delà de laquelle il ne peut plus que saventurer ? Non. Le politique ne sera interpelé quaprès le premier forage, celui du philosophe, mené jusquau bout.

La guerre, de loriginel au non-originel

Que découvre le philosophe qui se tient encore sur la lancée de lÉvolution créatrice, prolongée par la nouvelle sociologie radicalement antiévolutionniste, plus anti-évolutionniste que celle de Durkheim, de Mauss et de Lévy-Bruhl, parce quinspirée par la philosophie nouvelle, celle qui mobilise contre lévolutionnisme les arguments les plus forts et les plus radicaux ? Il découvre la guerre, et il la découvre comme une dimension constitutive du clos originel. Plus exactement, il la découvre comme ce qui vient en premier, dit Bergson. « Linstinct guerrier est si fort quil est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation9 ». Cette phrase, on peut la prendre en deux sens, presque contradictoires : soulignant la force de linstinct guerrier, on peut en accentuer le caractère éminemment naturel, faire de la guerre le trait fondamental de la société close, ramenée aux tendances originelles dont elle est le produit. Mais on peut aussi se dire, selon un ordre qui serait plutôt de connaissance que de genèse, quil est ce qui se trouve au plus près de la surface, ce qui affleure avec le plus dévidence, parmi lensemble des traits repérables.

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Dans les deux cas, on se tient fermement à la grande thèse bergsonienne : la guerre est naturelle. Et le naturel étant indestructible, la guerre est indestructible. Mais dire quelle est linstinct le plus fort, ce nest pas dire quelle est ce quil y a de plus expressif de la clôture, dans ce quelle a dessentiel et doriginel. Avec la guerre, il faut plutôt dire que nous tenons un outil de lecture, qui permet de voir comment la nature perce au niveau de la culture, comment les sociétés closes se modalisent et se différencient. Avec la guerre, on tient lopérateur qui nous permettrait de passer du premier au second niveau distingué plus haut : de la discrimination entre le clos originel et le clos non-originel, à celle entre différents modes de clôture « cultivées » – différenciées selon la façon dont la guerre sy conduit, puisquelle doit toujours sy conduire, du seul fait de ce que la clôture signifie vraiment.

Notons, avant de poursuivre, que la méthode employée savère ici inséparable de son contexte historico-politique. Trouver la guerre, cest certes, on va le voir, analyser correctement la société close originelle, voir quun instinct fort – le plus fort sans doute mais pas nécessairement le plus expressif – y pousse au combat. Mais trouver la guerre, cest aussi faire état de notre histoire, celle du premier xxe siècle et du désastre de la civilisation européenne. Le constat na rien dun truisme, parce quil se tourne immédiatement en un diagnostic sidérant : notre guerre – nos guerres, dirions nous avec un peu plus de recul – a été une guerre particulière, où la poussée de linstinct a tout renversé – science, technique, culture, raffinement, moralité – avec une brutalité qui ne peut sinterpréter que comme un déferlement naturel, quelque chose comme une catastrophe. Or il nen va pas ainsi de nimporte quelle guerre. Dautres guerres appartenant à notre histoire, ou encore les guerres menées dans dautres civilisations que la nôtre, nont pas cette violence et cette naturalité. Pour Bergson, quoi quil en soit de son revêtement technique et de sa sophistication stratégique, notre guerre est plus proche de linstinct que toute autre guerre, quon lait connue jusque-là ou quon lobserve ailleurs. Il faudra évidemment se demander en quoi, et déterminer cette singularité naturelle en fonction dun certain développement culturel, faisant jouer par conséquent la seconde grille de lecture – celle dune qualification sociologique de la civilisation moderne, comme une clôture dun certain type, relatif à une certaine culture. Il sensuit que les politiques, nos politiques, sont déjà convoqués à ce niveau du diagnostic.

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Ils sont ces hommes qui ont connu la Grande guerre, et doivent agir au regard de linédit quils ont connu. Et le philosophe leur parle, quant à lui, en tant quil a compris en quoi consistait cette guerre-ci, au regard du phénomène général de la guerre, comme phénomène social cardinal, surgissement du naturel dans le culturel comme aucune autre guerre ne la été.

Que les hommes soient faits pour la guerre est une conclusion directe de la société close originelle. Les hommes y tiennent les uns aux autres au sein de groupes restreints, qui ne voient pas les autres hommes autrement que comme les membres de groupes différents menaçant le leur. Ils sont dans une attitude de combat, et la guerre est « naturelle10 » à la mesure de cette attitude. Encore faut-il cependant dire comment on passe de lattitude à laction. Car lattitude, en lespèce, nest quun effet de la solidarité naturelle, de cette « tenue » mutuelle qui fait que lon se tient et que lon tient les uns aux autres par le tout de lobligation11, lun de ses aspects, non son caractère général. Si lon fait leffort de rejoindre ce quil y a de plus naturel dans la guerre naturelle, ce que lon touche en premier, cest lattitude défensive : la défense de ce qui nous lie, dans un groupe restreint, qui est défense dun « nous » particularisé par ces liens mêmes que le tout de lobligation à la fois tisse et totalise.

Pour que la guerre ait lieu, il faut cependant quil y ait agression, et non pas défense. Or lagression plonge elle aussi dans la naturalité du « nous », quoiquà un autre niveau. Elle tient à ce que cette société close est bel et bien humaine, et non pas animale. Étant humaine, elle met en jeu lintelligence fabricatrice. Lhomme est sociable et intelligent, les deux caractères étant ici les deux faces dune même pièce. La société, pour lui, nest pas inscrite dans un schéma déterminé, mais correspond à un dessin à remplir et à organiser culturellement. On comprend pourquoi lexpression « société naturelle », chez lhomme, sécrit difficilement sans guillemets : cest quil ny a à tout prendre que des sociétés dotées chacune dune culture particulière, si primitive soit-elle, si peu « épaisses » soient ses dispositifs institutionnels et ses constructions techniques – en un mot ses « acquisitions12 ». Les primitifs de lethnologie néchappent pas à la description. Eux-aussi ont une histoire, eux-aussi révèlent un

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dépôt caractéristique de leur culture propre. Autant dire que la nature se présente toujours, dans le cas humain, recouverte par lacquis – concept biologique qui prend son sens sociologique en faisant résonner politiquement et socialement le verbe « acquérir ».

Ce à quoi lon tient en tenant à nos liens, en tenant les uns aux autres, cest à du propre, à du culturel inscrit dans un rapport de propriété, à une acquisition. Là encore, les traces de Rousseau dans Bergson ne se démentent pas, même si la torsion est par ailleurs évidente : la guerre vient de la propriété, mais toutes deux sont naturelles, ce que Rousseau ne pensait justement pas. Disons quelles sont reconduites au genre de nature sociale propre à lhomme, telle que Bergson est parvenu à la définir.

Lhérédité de lacquis, la thèse nous captive et nous égare, on la dit plus haut, pour une raison qui tient à notre développement culturel. On comprend maintenant quelle simpose aussi pour une raison enfoncée dans notre nature, qui est justement de construire la culture en tant que pure extériorité, et davoir à son égard une attitude, naturelle, de type acquisitif. La propriété vient naturellement de ce que lhomme acquiert, que sa vie sociale naturelle ne peut se produire quà travers des acquisitions différenciées, spécifiant les cultures, cest-à-dire ici les sociétés prises comme groupes restreints. Or de ce quil acquiert, il découle aussi quil conquiert. Sans doute la conquête nest-elle pas première, puisque cest dabord dans le repli dune défense que linstinct guerrier se détermine. Mais la conquête est un aboutissement inévitable, dès lors que se profile lavantage quil y a à prendre du « déjà fabriqué » par dautres, et à occuper un territoire étranger13. La prédation et loccupation sinscrivent dans le sillage de la propriété, qui est dabord propriété des instruments, du sol et de la force de travail. À cet affrontement naturel de sociétés dotées de cultures, incitent la poussée démographique et la surpopulation, autres grandes hantises de Bergson au moment où il écrit et dans lépoque du développement de lespèce quil pense vivre14. Que cet affrontement soit vecteur dagrandissement ne change rien au caractère de la clôture. LEmpire est une modalité du clos. Il est éminemment instable, toujours soumis à leffet disruptif de linstinct, y compris lorsquil parvient à prolonger sa durée de vie en composant avec lindépendance relative des peuples et territoires conquis. En ce sens, lagrandissement par la guerre

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est voué à la dislocation, et à la recomposition de groupes restreints doù repart à nouveau le conflit. Rien, dans ce processus, ne contient de facteur dempêchement de la guerre. Et du reste, on ne voit pas non plus pourquoi il faudrait lempêcher. Puisque les forces qui disciplinent les hommes et les font tenir en sociétés où il est naturel quils vivent, convergent tout aussi naturellement dans linstinct guerrier, puisque les conditions naturelles de vie font naître par elles-mêmes la guerre, quel sens peut-il y avoir à ne pas vouloir la guerre ?

Nationalisme et impérialisme

On se gardera ici de faire émerger linjonction de la paix de la seconde source de la morale, on se gardera de faire appel à la morale ouverte pour fonder directement les forces contraires à la guerre. Le faire, ce serait ici déroger au mouvement suivi par Bergson dans sa propre démonstration, ou plutôt dans la divagation très contrôlée, cette divagation qui ne touche quau vraisemblable et qui pourtant commande son propos expressément pratique, à savoir son adresse aux politiques de son temps. Rappelons-le une fois encore : certes, la distinction du clos et de louvert est cardinale, mais elle lest théoriquement. Pratiquement, elle serait inutile15 si lon se bornait à souligner une alternance, à jouer ou à rejouer constamment le bon côté de la nature humaine contre lautre, à valoriser sur une ligne quon voudrait continue – cest lidée naïve du progrès quon a quittée en commençant – les effractions à la clôture, allant jusquà les capitaliser en remplissant fièrement le mot sanctifié de civilisation. Il ny a pas de progrès en ce sens, parce que lacquis ne se laisse pas ainsi capitaliser, parce quil ny a pas dacquis de louvert comme tel, que lacquis se reconduit en réalité à lacquisition externe, et que celle-ci est toujours soumise aux poussées dune nature disruptive. La véritable alternance historiquement attestée – et donc pratiquement significative – est lalternance entre grandes associations par conquête et petites sociétés proches de ce que la nature a vraiment voulu, les premières vouées à une dislocation au mieux retardée, les secondes à une

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renaissance périodique dans un antagonisme tout aussi inévitable. La bonne opposition dont il faut partir, ce nest pas celle du nationalisme et du cosmopolitisme – le second étant porteur dune idée normative de lhumanité – cest celle du nationalisme et de limpérialisme. Cette opposition, notons quelle correspond à lhistoire des sociétés que raconte Bergson, aussi bien quà la situation historique dans laquelle il la raconte, et il ne fait aucun doute que la collusion, avec son effet dallusion, est délibérée. Cela étant, quelque chose a changé dans notre histoire : cest que des petites sociétés closes a émergé un sentiment patriotique, qui nest pas reconductible à un « égoïsme de la tribu16 », et qui est même la seule rupture dont cet égoïsme soit susceptible au niveau de la société close. Autrement dit, il y a dans lidée de nation, et dans le mode dattachement qui le caractérise, un élément culturel spécifique. Un genre de société close, non originelle, a instauré une forme de vie qui contrecarre la poussée instinctive de la société close originelle. Plutôt que de se référer à louverture, il faut donc creuser la distinction au sein de la clôture, pour se demander ce qui est arrivé aux nations modernes qui les distingue de toute les formes antérieures dattachement à la patrie, y compris celle des Anciens et de leur attachement à la cité. La référence aux Anciens, son ressourcement en contexte moderne, est trompeuse. Le véritable événement dans lhistoire des sociétés closes nest pas linvention de la cité et du citoyen, cest linvention de la nation, au sens moderne du terme. Et par là, il faut entendre avant tout que quelque chose est arrivé à la guerre.

Naturelle, elle na pas disparu. Mais sa modalité dexistence a changé. Le patriotisme, dit Bergson, est une

vertu de paix autant que de guerre, qui peut se teinter de mysticité mais qui ne mêle à sa religion aucun calcul, qui couvre un grand pays et soulève une nation, qui aspire à ce quil y a de meilleur dans les âmes, enfin qui sest composé lentement, pieusement, avec des souvenirs et des espérances, avec de la poésie et de lamour, avec un peu de toutes les beautés morales qui sont sous le ciel, comme le miel avec les fleurs17.

La cité nest pas pensable, pour Bergson, sans linvocation dun dieu tutélaire, qui lassistera dans ses combats. Sa piété – religieuse et politique,

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inséparablement – est calculatrice en ce sens, et légoïsme de la tribu ny est pas démenti. Elle a connu le patriotisme, mais son amour de la patrie nétait pas en rupture avec le calcul dans lenchaînement quon a vu, de lacquisition à la conquête. De fait, elle na pas freiné, mais au contraire avivé la tendance impérialiste. Jamais, dans la guerre, elle ne visait la paix. La seule paix accessible pour elle était la paix entre deux guerres, en un repos qui était toujours un réarmement. Il nen va pas de même, pour Bergson, de la nation moderne. Lopposition à limpérialisme, ici, sest radicalisée : elle est devenue exclusive de toute recomposition et relance dans lalternance de lagrandissement et de sa dislocation.

Paix et guerre sont entrées dans une nouvelle combinaison. Pour comprendre laquelle, il convient de suivre à la lettre le passage que jai lu, avec bien entendu la référence à la mysticité – à limitation de létat mystique, comme dit encore Bergson –, mais aussi avec la glissement quil indique du religieux au moral. Parler de mysticité, semble-t-il, cest renvoyer à louverture, ou du moins à son impact. On aurait alors une traduction de louvert dans le clos, susceptible dorienter celui-ci.

Ce nest pourtant pas ainsi que la pensée politique de Bergson doit à mon avis être lue – sans quoi on en reviendrait au risque dinutilité de la distinction maîtresse, souligné plus haut. Bien plutôt, il faut noter que si la nation est affectée dune religiosité spécifique, dune piété, cest sans recours à linvocation du dieu tutélaire, assistant dans le combat quon sait devoir mener. La nation se tourne plutôt vers elle-même, vers les âmes qui la composent. Elle est une mobilisation des âmes, dans ce quelles ont de meilleur – autrement dit, en essayant de se libérer du vocabulaire de Bergson, ou en déplaçant sa propre terminologie et en la repliant sur elle-même, elle vise un autre rapport à lacquis culturel : les souvenirs, le composé lent dune identité, laccumulation graduelle sur laquelle Bergson insiste ici, des productions de la culture moralement et esthétiquement qualifiées. Sa religion, dédivinisée, cest sa morale, celle qui la fait vivre en permettant aux âmes de sunir dans ce quelles ont de meilleur.

La thèse princeps du refus de lhérédité de lacquis nest pas ici trahie : la nature reste ce quelle est, les hommes sont toujours ces êtres disciplinés et armés pour le combat. Mais cest la forme de leur union qui se prend elle-même pour objet, qui saime elle-même, sous la forme dun acquis moral spécifique, fait de souvenirs spécifiques, de productions morales, intellectuelles, esthétiques spécifiques. Or de cet acquis-là, il

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est possible dhériter, non pas naturellement – en nature, on nhérite daucun acquis – mais culturellement. Cest possible, puisque cela a eu lieu dans la forme de ce quon appelle nation18. De là, ne sont pourtant pas nés des êtres doux et tendres. Sont nés plutôt des êtres pour lesquels leur paix, comme délectation de leur union à un niveau qui nest pas celui de la défense de leurs acquis calculables – de leurs instruments, de leur force de travail et de leur sol – est devenu ce à quoi ils tiennent le plus, et pour quoi ils sont toujours prêts à la guerre.

La guerre pour la paix est une proposition quil ne faut pas craindre de dire nationaliste. Et son ennemi est toute nation – qui nen est pas vraiment une, mais qui est une tribu déguisée – qui envisage son union autrement, retombe à létat naturel, et se lance dans le cycle impérialiste. Il sensuit une conclusion essentielle : si la paix est préférable à la guerre, ce nest pas quelle est en soi préférable : cest quelle est préférable pour nous, quelle est devenue préférable de fait, dans lhistoire des sociétés closes. Car celles-ci ont vécu leur repos autrement quun entre-deux de la guerre. Dans lentre-deux-guerres que Bergson vit subjectivement, et dont, comme tout observateur lucide, il pressent quil nest quun intermède, son propos est de dire quil faut changer de regard sur cette situation objective : son époque pourrait être autre que ce quelle est, car si elle demeure ce quelle est, cest par déviation avec lhistoire des nations, qui ont précisément inventé ce temps de la paix substantielle, voire de la paix comme seul but de guerre tenable.

Histoire dune déviation :
le dimorphisme

Mais une fois quon a dit cela, on na pas levé linterrogation principale sur le fait de savoir comment un tel destin a pu se décider. Nest-ce pas alors que linvocation de létat mystique, quoi que sous sa forme

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seulement imitative, savère nécessaire pour expliquer ce tournant ? Les âmes se sont ouvertes, et la société ouverte a pu sur cette base faire porter son ombre bénéfique sur notre histoire, se déposant pieusement sur le destin des nations modernes. On sait quil nen est rien puisque les nations modernes se sont justement déchirées, et quil ne sagissait pas là dune guerre accidentelle, mais bien dune guerre essentielle, de la vérité de la guerre de tous contre tous dans sa naturalité la plus brutale, avec des instruments que laccumulation technique permettaient, élevant le conflit naturel à un niveau de violence inimaginable. Aussi, pour comprendre le lien du patriotisme national – et pas seulement civique – au motif bergsonien de louverture, et pour comprendre du même coup son diagnostic sur le sens civilisationnel de la première guerre mondiale, il faut procéder autrement. Il faut se concentrer plus intensément encore sur le mode de clôture de la nation. Cest-à-dire sur la singularité quelle traduit dans lordre de ce quon a appelé les sociétés closes non originelles.

Cette singularité est politique, et cest bien politiquement que Bergson lanalyse. Pour cela, en une extraordinaire économie de moyens, il a recours à un instrument et un seul : le dimorphisme. On en connaît le schéma général : très classiquement, il découle dune certaine manière dinterpréter la division du travail comme principe de solidarité sociale – un durkheimien dirait « solidarité organique19 » – où les organes et les fonctions se distinguent et se complètent. Cela étant, ce schème classique est infléchi immédiatement : si la division du travail préside à lorganisation des sociétés humaines, ce ne sera pas comme pour les sociétés animales.

Chez Durkheim aussi, la distinction était clairement faite : il y a chez les animaux un rigidité du rapport entre organe et fonction qui bloque tout changement organisationnel, et cest le relâchement de ce rapport qui voue les sociétés humaines à faire de la division du travail un principe évolutif de cohésion. La fonction, disait Durkheim, saffranchit des déterminations du substrat organique. Bergson adopte une tout autre description : il y a polymorphisme animal, et dimorphisme humain20. Alors que chez les premiers, la différence organique correspond à la diversité des fonctions sociales, il y a chez lhomme une division fonctionnelle

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principielle, qui traverse psychiquement – et non pas psychiquement et physiquement – tout individu : celle entre obéir et commander. Autrement dit, cest la fonction politique, le rapport commandement-obéissance, qui est principalement structurante. Durkheim sétait refusé à engendrer la division du travail à partir dune division première ; ce nest ni le cas de Marx – quon se souvienne de lopposition du travail matériel et du travail intellectuel dans lIdéologie allemande21 – ni celui de Bergson, le dimorphisme fournissant à lunification sociale une base expressément politique. Et cependant, on reste sur la ligne dun certain fonctionnalisme biologique : à la fonction dobéir et de commander, les individus sont tous aptes, quoique inégalement. À léchelle de lespèce, cette distinction fonctionnelle penche largement en faveur de lobéissance et non du commandement. Mais si le dimorphisme est ainsi déséquilibré, il nen reste pas moins que les deux tendances persistent en chacun, et cest de là que le problème politique découle intégralement. Il ne vient pas de la séparation des individus en deux classes, par manifestation des aptitudes. Il vient de ce que des individus généralement inaptes au commandement, satisfont cependant le penchant atrophié de leur dimorphisme en trouvant, dans certaines conjonctures, les moyens de lexercer tout de même.

Quarrive-t-il alors ? Il arrive que la solidarité naturelle, nécessairement hiérarchique, na pas lorgane qui convient à sa fonction. Le dimorphisme, en dautres termes, désigne une disjonction de la fonction sur lorgane, mais en un sens strictement inverse de loptique sociologique : cest lorgane qui saccapare une fonction qui nest pas faite pour lui. La rareté des grands politiques, insiste Bergson, est plus élevée que celle des grands intellectuels ou des grands artistes22. À bien y réfléchir, cela ne tient pas à la difficulté qui serait particulière à cette fonction-ci, mais plutôt au fait que tous ont naturellement une inclination à la remplir, alors même que cest laptitude inverse qui domine naturellement en eux. Autrement dit, la rareté des grands politiques recouvre un phénomène fondamental : la profusion des serviteurs qui agissent en position de maître, la fréquence de ceux que Bergson appelle les « chefs manqués ».

Évidemment, cette caractérisation du dimorphisme engage une certaine vision de la guerre et de la politique. À mon sens, elle est aussi la clef

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pour entrer dans le problème du nationalisme moderne, de ce patriotisme singulier sur lequel Bergson paraît faire fond. Ce nest pas seulement le dimorphisme qui est naturel, cest aussi le déséquilibre dimorphique. La société naturelle, par conséquent, est celle où, le plus souvent, les chefs manqués dominent. Ceux-ci remplissent deux fonctions : celle de discipliner le collectif, et celle de larmer et de le conduire dans la guerre. Linstinct de discipline et linstinct de guerre sont convergents, et ils supposent laction des politiques imparfaits – au sens où ils ne peuvent pas, dans la plus grande généralité des cas, ne pas supporter les effets du déséquilibre. Mais ce qui complique lhistoire des sociétés closes, cest que ce déséquilibre en vient à être perçu. Certes pas par les chefs eux-mêmes, qui se croient toujours, indûment, « dune race supérieure23 ». Mais il est perçu par ceux-là mêmes quils contraignent à leur obéir, par les dominés, ou plutôt les « dirigés », pour parler exactement comme Bergson. Ceux-ci, en dépit de tous les subterfuges des dirigeants pour justifier et fonder en nature leur domination – ce quils font, une fois encore, en usant du grand appareil idéologique de lhérédité de lacquis, de la transmission héréditaire des vertus de supériorité – voient bien que les chefs sont de même nature queux. Ils perçoivent quils ne sont pas plus aptes queux à exercer le commandement. On se dit alors quun esprit démocratique va naître de la protestation des dirigés, émerger des classes inférieures pour renverser les classes supérieures. Mais ce ne peut être le cas, parce que linstinct est trop fort : la discipline et la guerre sont des réquisits trop puissants de lexistence des sociétés closes pour que le renversement des chefs manqués viennent den bas.

Nation et démocratie des élites

Cest à ce point que Bergson expose ce que je crois être sa grande thèse politique, difficile à situer sur léchiquier traditionnel à laide des distinctions dusage. Cette thèse est que le passage de la hiérarchie à légalité est un passage nécessaire, mais nécessairement tardif dans lhistoire des sociétés closes, quil est le levier de formation des nations

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modernes, en tant que nation, mais surtout quil ne peut venir que den haut, cest-à-dire de ceux que la hiérarchie sociale a surdotés. Larchétype situationnel est évidemment la nuit du 4 août 1789, où la noblesse décide elle-même de labandon de ses privilèges. Cette scène, rappelons que Durkheim lavait lui aussi invoqué dans Les formes élémentaires de la vie religieuse, afin de montrer comment un collectif pouvait développer un type de pensée et daction quaucun de ses composants individuels pris à létat isolé naurait pu produire24. Ici, on en a une interprétation foncièrement différente : lenjeu nest pas dattester le dépassement introduit par le collectif comme tel, mais leffraction produite den haut à la structure hiérarchique, à la triade « Autorité, hiérarchie, fixité25 ». À nouveau, la question surgit : sagit-il alors dun phénomène douverture ?

La réponse de Bergson est très ambiguë. Bien entendu, en soulignant le caractère « quasi évangélique » des énoncés démocratiques, en reconduisant Rousseau et Kant à leur soubassement religieux chrétien, en accentuant la question de la fraternité et en lui accordant le rôle architectonique dans la devise républicaine – au-dessus, ou plutôt au principe de la liberté et de légalité, comme la condition de leur conciliation26 – il semble bien que lélément de mysticité en politique vienne gagner la nation moderne par le biais dune démocratie dessence proprement religieuse, qui dailleurs ne peut se réaliser comme telle, mais seulement lancer la vie des sociétés dans une épreuve répétée et approfondie de critique delles-mêmes, des inégalités quelles reproduisent, des hiérarchies quelles avalisent, des manquements à la fraternité qui ne cessent pas de les caractériser. Mais lon doit se retenir ici, et garder à lesprit les aléas du dimorphisme : ce qui savère déterminant pour que les propositions démocratiques, si religieuses soient-elles, se frayent un chemin en politique, cest le destin des chefs, qui mettent eux-mêmes en jeu leur domination. Cest leffraction de ceux qui, soit par ambition personnelle, soit par sentiment de justice (Bergson met ici les deux motifs au même niveau, parce que ce qui compte, cest ce qui arrive fonctionnellement au pouvoir dans lévolution des sociétés closes), creusent lespace pour le recueillement de cette intuition. On na pas ici à supposer, insistons sur ce point, quils sont guidés ou animés

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par elle. Ce quil faut par contre supposer, cest quils se sont penchés sur les protestations des dominés, quils ont entendu lobjection aux chefs manqués.

Le chef, ne loublions pas, sil est avant tout le produit du double instinct de guerre et de discipline, a la charge de défendre le groupe, et donc de conquérir. Originellement, il est toujours un chef impérial. Comment devient-il un chef national ? Il me semble que la thèse de Bergson est quil ne devient un chef national quen se tournant vers le collectif pour le saisir dans la façon dont il se possède lui-même, et quil exerce son action contre les forces qui menacent sa cohésion du dedans. Cest à ce moment quil entend les dominés. Son sentiment de justice est encore celui du calcul des parts. En cela, il nest pas incompatible avec une ambition personnelle, celui dêtre chef autrement, justifié autrement par le peuple, pour avoir répondu à sa demande dégalité. Le peuple, de son côté, ne peut avoir quune vision « classiste » – il proteste contre, objecte en se coulant dans le schéma de ce quil faut bien appeler la lutte des classes, et donc dans un schéma de guerre. Le dominant, ou le chef, entre dans un destin national quand il a voulu la paix – et quil la voulue, non comme une idée quasi évangélique, à partir dune intuition mystique, mais quil la voulue comme le contraire de la guerre sociale. Il veut la paix sociale. Cest alors que tout chef manqué quil est, et sans avoir à supposer un homme providentiel qui serait un bon chef – un chef naturellement apte à commander, et commandant effectivement – il souvre à la fraternité, il dégage dans le clos lespace pour une idée répondant à la société ouverte. Il est un agent de progrès politique, sans être un mystique.

Pour Bergson, il y aura toujours des chefs, manqués ou bons. Disons quon peut espérer quil y en ait de plus en plus de bons, au sein de cette élite éclairée qui est ladresse finale de son livre. Les bienfaiteurs de lhumanité, célébrés ou appelés au sein de la Société des Nations, à œuvrer de concert pour la paix mondiale, sont sans doute des politiques avisés, qui recueillent quelque chose du mysticisme, sans être nécessairement eux-mêmes les sujets de lintuition quil renferme. Mais ce nest pas là, au fond, le plus important. Ou plutôt, pratiquement, et pas théoriquement, une question se pose aux différents politiques des États-nations modernes, au sein des sociétés closes quils prennent en charge. Comment faire travailler lunité morale, dans un sens qui, sans exclure

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la guerre – sans négliger la mobilisation générale, qui doit demeurer toujours possible – fait de la paix un état proprement politique ?

Ce qui amène à formuler cette question, cest lhistoire des sociétés closes, ressaisies au point dapparition de ce quon appelle, non plus des cités, non plus des empires, mais des nations. De ces formes politiques nait un patriotisme, qui, pour la première fois dans lhistoire humaine, met la paix et la guerre au même niveau, les aligne sur un même axe. On vient de le voir, cela est arrivé en fonction dune certaine histoire du pouvoir politique. Cette histoire a croisé lhistoire du christianisme, et y a pris cette coloration mystique qui signe le patriotisme moderne et fait sa grandeur. Tout cela est vrai. Mais il serait faux de croire que cest du mysticisme que le mouvement est venu. Il est venu dune certaine aventure de la clôture, cest-à-dire dun développement culturel spécifique – des transformations de ces acquis dont on nhérite pas, ressaisis au plan des institutions politiques. Alors sest détachée une élite à laquelle le philosophe qui a compris ce que le mysticisme chrétien implique de fraternité et dhumanité peut effectivement sadresser. Et cela, quoi quil en soit du genre de chef, manqué ou réussi, visé par sa parole. Nul angélisme, on le voit, ne vient inspirer en sous-main un livre comme Les Deux Sources.

Bruno Karsenti

EHESS – Institut Marcel Mauss

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Bibliographie

Bergson, Henri, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, GF, 2012.

Durkheim, Émile, De la Division du travail social, PUF, 1996.

Durkheim, Émile, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1990.

Marx, Karl et Engels, Friedrich, LIdéologie allemande, Paris, Éditions sociales, 1968.

Mauss, Marcel, La Nation, édition établie par M. Fournier et J. Terrier, PUF, 2013.

Reybaud, Louis, Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, Paris, Guillaumin, 1864.

Verdeau, Patricia, « Sur la relation de Bergson à Spencer », Annales bergsoniennes, III, Bergson et la science, Paris, PUF, 2007.

1 On reprend ici lappellation classique de Louis Reybaud, Études sur les réformateurs ou socialistes modernes, Paris, Guillaumin, 1864.

2 Les Deux Sources de la morale et de la religion, GF, 2012, p. 353 (p. 301 dans la pagination de référence).

3 Les Deux Sources, Op. cit., p. 342 (p. 289).

4 « De proche en proche, on se transporterait à une société close originelle, dont le plan général adhérait au dessin de notre espèce comme la fourmilière à la fourmi, avec cette différence toutefois que dans le second cas cest le détail de lorganisation sociale qui est donné par avance, tandis que dans lautre il y a seulement de grandes lignes, quelques directions, juste assez de préfiguration naturelle pour assurer tout de suite aux individus un milieu social approprié », Les Deux Sources, Op. cit., p. 342 (p. 289).

5 Voir à ce sujet P. Verdeau, « Sur la relation de Bergson à Spencer », in Annales bergsoniennes, III, Bergson et la science, PUF, 2007, p. 361 sq.

6 Les Deux Sources, p. 343 (p. 290).

7 Les Deux Sources, p. 350 (p. 298).

8 Les Deux Sources, p. 354 (p. 303).

9 Les Deux Sources, p. 354 (p. 303).

10 Les Deux Sources, p. 354 (p. 303).

11 Les Deux Sources, p. 144 (p. 67).

12 Les Deux Sources, p. 345 (p. 292).

13 Les Deux Sources, p. 346 (p. 294).

14 Cf. Les Deux Sources, p. 360 (p. 309).

15 Cf. Les Deux Sources, p. 342 (p. 289).

16 Les Deux Sources, p. 347 (p. 295).

17 Les Deux Sources, p. 347 (p. 295).

18 Il y aurait à cet égard grand intérêt à comparer les thèses bergsoniennes sur la nation avec la réélaboration sociologique de cette forme politique que conduit Mauss dans les mêmes années, dans un manuscrit resté cependant en partie inédit jusquà une date récente. Cf. Marcel Mauss, La Nation, PUF, 2013.

19 Cf. Durkheim, De la Division du travail social (1893), PUF, 1996, chap. iii.

20 Les Deux Sources, p. 348 (p. 296).

21 Cf. Marx et Engels, LIdéologie allemande, Éditions sociales, 1968, p. 76.

22 Les Deux Sources, p. 346 (p. 293).

23 Les Deux Sources, p. 350 (p. 298).

24 Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912), PUF, 1990, p. 300.

25 Les Deux Sources, p. 353 (p. 301).

26 Les Deux Sources, p. 352 (p. 300)