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Classiques Garnier

Bergson et l’ouverture inachevée

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2015 – 2, n° 7
    . Sociétés fermées et sociétés ouvertes, de Bergson à nos jours
  • Author: Waterlot (Ghislain)
  • Abstract: "Mixed religion" is a concept present in The Two Sources that has thus far received relatively little attention. And yet it is an essential idea which allows us to understand how the "complete mysticism" is able to fit into social and political reality. Thanks to the idea of "mixed religion", we understand that human societies were able to move from organic solidarity to yearning for fraternity. If we consider the social universe, only an incomplete opening could ever become a reality as reality; a complete opening could only become a reality for rare individuals and even then only in the form of hope placed in communities.
  • Pages: 15 to 40
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782406057826
  • ISBN: 978-2-406-05782-6
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-05782-6.p.0015
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 04-04-2016
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
  • Keyword: Mixed religion, the Closed and the Open, dynamic religion, complete mysticism, creative emotion
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Bergson et louverture inachevée

Réflexions sur lentrouverture des sociétés
et ce quil est permis despérer

Dans cet essai, nous nous demanderons ce que signifie et comment survient, selon Bergson, la « société ouverte ». Beaucoup de réflexions prennent appui sur le couple « société close / société ouverte », et les deux termes renvoient effectivement lun à lautre. Mais de ce fait, on a souvent négligé de considérer les différenciations nécessaires à lintérieur même de la notion de « société ouverte », et de bien distinguer laspiration à la société (radicalement) ouverte et la réalité envisageable dune telle « société » dans les conditions qui sont celles de la vie sur notre planète. Cest à une telle réflexion que nous voudrions nous livrer ici, en mettant à loccasion en évidence ce que Bergson a voulu dire par un terme généralement peu interrogé, et qui nest effectivement présent quune seule fois dans Les Deux Sources : la « religion mixte ». On verra que, sans quil soit possible didentifier « société ouverte » et « religion mixte », ce dernier concept permet déclairer les difficultés de louverture.

Le clos et louvert

Les notions douverture et de clôture ne sont ni une nouveauté ni une surprise des Deux Sources1. Elles sont présentes dès LÉvolution créatrice.

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Linattendu, ce nest pas lirruption de ces notions, cest le rôle central quelles vont jouer, à partir des Deux Sources, dans léconomie de la pensée bergsonienne en jetant rétrospectivement sur elle une lumière singulière. Rien détonnant dailleurs que le clos et louvert ne soient pas un surgissement subit dans le dernier grand livre de Bergson, puisquils sont au cœur de la structure et de la dynamique de la vie, telle quelle est découverte et analysée dans LÉvolution créatrice2.

Chaque espèce vivante est le résultat dune tension entre leffort créateur de la vie et la résistance de la matière que la vie doit se donner à elle-même pour créer3. Créer des formes implique de consentir à la finitude, à la limitation. Et effectivement, si la source de lélan vital est sans limite4 ; lélan vital lui-même qui parcourt notre planète, élan parmi dautres élans qui strient lunivers, est fini, limité5. Par sa finitude, il ne demeure pas pure virtualité, mais saffirme comme principe créateur de formes vivantes qui sont autant despèces. Toutefois la nécessité de composer avec une matière que lélan sest donné à lui-même, du fait de son « interruption6 », produit une tension interne à lhistoire de la vie. « Deux processus de direction opposée7 » sont confrontés lun à lautre. Certes, la vie au cœur de lélan « toujours va de lavant8 », elle est ouverte « à tous les progrès9 ». Mais les espèces qui sont le produit de son effort à travers la matière tournoient ou se replient sur elles-mêmes. Les espèces vivantes sont égoïstes ou « ne pensent quà (elles)10 ». Chacune de ces espèces tend

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à « tourbillonner » ou à « piétiner sur place11 », préoccupée par les luttes incessantes dans un monde du vivant où il faut être attentif, faire effort, « travailler » pour simplement vivre et « qui condamne le vivant à se repaître du vivant12 ». La vie irait volontiers au plus court, tout droit vers la création sans cesse renouvelée, mais la nature impose la constitution despèces repliées sur elles-mêmes qui entraînent le courant de la vie dans un mouvement circulaire. La clôture, mouvement de protection et facteur de conservation, est ainsi une tendance fondamentale de la nature (par quoi il faut entendre lensemble des productions de la vie et le cadre où elles se sont épanouies), alors que la vie tendrait à continuer en mode ouvert, cest-à-dire selon un mouvement constamment créateur.

La clôture caractérise lespèce. Toutefois, au sein de chaque espèce, la vie continue de travailler, et cet effort est la source des nouvelles espèces. Toute apparition despèce nouvelle est un « saut brusque13 ». Il y a donc ouverture à chaque apparition despèce, à chaque nouvelle poussée créatrice de la vie. Ouverture qui cependant est immédiatement suivie dun mouvement de fermeture. De lespèce elle-même, de toute espèce en tant que telle, il ny a à attendre que sa conservation.

On pourrait objecter que la différence entre lhumanité et les autres espèces vivantes consiste précisément en ce que lhumanité « brise la chaîne » qui retenait les autres14. À travers lhumanité, et seulement à travers elle, il semble que la vie ait atteint son but : produire une espèce capable de créer15. Mais comment latteint-elle ? Par le moyen des individus, et non par le progrès collectif de toute lespèce humaine. Certes, toute une partie du progrès technique est collective et se produit de manière impersonnelle dans la mesure où elle exige essentiellement lapplication des opérations de notre intelligence sur une matière donnée, sans effort particulier dinvention ; on étend des méthodes toutes faites à de nouvelles portions du réel sur lesquelles on sapplique. Mais pour la science,

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lart, la philosophie, la morale et la mystique, toute avancée significative dépend dune personnalité. Ainsi la méthode en biologie aurait bénéficié dun progrès décisif lorsque Claude Bernard a inventé une nouvelle manière pour lesprit de se tenir en présence des faits, dinstituer « le dialogue entre lesprit et la nature16 ». Dans tous les grands domaines de lactivité humaine créatrice, il faudrait compter sur des personnes. Pourtant la science, la philosophie ou lart sont des entreprises collectives et impliquent des communautés ; de même tout créateur nest ni isolé ni lauteur dune œuvre totale et ultime : un des grands défauts de la philosophie, justement, est davoir procédé pendant des siècles comme si chaque penseur était tenu de formuler la vérité toute entière, de la livrer comme « à prendre ou à laisser » dans un système prétendument définitif17. Aux yeux de Bergson, la philosophie à venir est une « entreprise (qui) ne pourra plus sachever tout dun coup ; elle sera nécessairement collective et progressive18 ». Mais chaque pas nouveau aura supposé un effort dintuition personnel et original qui sera rapporté et comparé aux autres efforts accomplis19. « Là où il ny pas un effort personnel, et même original, il ny a même pas un commencement de science20 ». Ce qui vaut pour le « scientifique » vaut pour le philosophe. Il faut donc distinguer – pour mieux unir – le collectif et lindividuel, le social et le personnel. On notera dailleurs que Bergson a fortement soutenu après 1907, donc après la publication de LÉvolution créatrice, lidée que la personnalité est ce vers quoi toute la philosophie, sa philosophie, doit sorienter21. Cest par la personnalité, en dernière instance, que se comprend et se produit la création dans lunivers humain.

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Insistons-y un peu : lhumanité nest pas une réalité ouverte en tant quelle est une espèce essentiellement marquée par son caractère social. La multitude des sociétés humaines, à travers lesquelles lhumanité sest toujours manifestée (il ny a pas dunité naturelle de lhumanité), occupent le pendant des sociétés dhyménoptères et toutes se tiennent comme en vis-à-vis « au bout des deux principales lignes de lévolution animale22 ». Pour assurer leur cohésion et leur unité, les sociétés humaines constituent un solide « système dhabitudes23 » qui lient leurs membres et les inclinent presque irrésistiblement à répondre aux attentes collectives. Ayant une force analogue à celle de linstinct, le système dhabitudes peut être qualifié d« instinct virtuel24 ». « Autorité, hiérarchie, fixité25 » constituent le fond des sociétés humaines laissées à elles-mêmes, à leur développement spontané. Ce nest pas par-là quelles peuvent être dites ouvertes. Non, si les sociétés humaines souvrent jusquà faire paraître la perspective dune humanité, cest grâce à leffort de certaines personnes, personnes singulières, qui se sont montrées capables dintensifier de manière décisive le halo dinstinct26 entourant leur intelligence et de le retourner en intuition27. Cette intuition, dont la plus élémentaire consiste à réfléchir lécoulement continu de la durée au cœur de la conscience, permet plus globalement de renouer le contact avec le mouvement de la vie et de coïncider avec lui, jusquà remonter à sa racine dans un effort de genèse à rebours. Lintuition ouvre ainsi laccès à ce que lintelligence ne saurait atteindre, puisque cette dernière ne touche quà ce qui est tout fait (quelle analyse) et non pas à ce qui se fait. Mais en tant quils sont la manifestation dune espèce animale, les êtres humains sont irréductiblement marqués par la clôture. Louverture leur vient du fait que, dans cette espèce, des individus peuvent, sils sont capables dun effort particulier et difficile, se libérer de leur condition naturelle et communiquer ou transmettre certains fruits de leur libération.

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Les degrés de libération
et le rôle de la mystique

Il y a plusieurs degrés de libération (plusieurs façons de réaliser le sens de la vie). On le voit à la fin de larticle « La conscience et la vie28 » où sont évoqués successivement lamour maternel, le commerçant et le chef dusine entreprenants, les artistes, les savants. À chaque fois la libération est articulée à une création. Plus exactement, cest dans une création (et Bergson soutient que léducation dun enfant est une création) que lhumanité en lhumain se libère. Cela peut tenir en une formule : au lieu de reconduire sempiternellement ce qui est, comme cela se passe dans toutes les espèces animales, les êtres humains créent et par-là même se créent. Mais le plus haut degré de création est celui des « grands hommes de bien29 ». Lartiste et le savant ne vont pas si loin ou si haut, parce quils sont tournés vers la saisie intuitive et la connaissance des formes que leffort de la vie a déjà constituées en ce monde, cest-à-dire en notre système solaire. Ils considèrent donc ce qui est fait ; leur effort est tourné vers des réalités dont la beauté exprime la puissance de la vie, mais qui sont en même temps lexpression dautant darrêts de la vie. Pour Bergson en revanche le « grand homme de bien », qualifié de « moraliste » dans « La conscience et la vie », apporte du nouveau dans et à travers son action même, et cette nouveauté est de nature sociale. Le « grand homme de bien » produit au cœur de la société une sorte de révolution. Son « action, intense elle-même, est capable dintensifier aussi laction des autres hommes, et dallumer, généreuse, des foyers de générosité30 ». Commence alors un courant indéfiniment créateur. Cest ce courant quil nous faut examiner.

Mais tout lecteur de Bergson sait que Les Deux Sources réservent une surprise par rapport à larticle de 1919 sur lequel nous venons de nous arrêter. Nous lavons vu à linstant : à la pointe de la création, il était question du « moraliste ». En 1932 cest terminé, ou ce terme, encore employé quelquefois, est décliné dans son sens traditionnel et

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réservé aux philosophes de la morale31. Les « grands hommes de bien » sont désormais « les saints du christianisme, [] les prophètes dIsraël, les Arahants du bouddhisme32 ». Ou encore ils sont « des fondateurs et réformateurs de religion, des mystiques et des saints33 ». Pour qualifier les représentants de la morale ouverte, on ne semble sortir de la sphère des personnages religieux quune seule et unique fois : à la page 47, Bergson évoque les « héros obscurs de la vie morale34 ». Mais lexpression ne dit rien de net. On pourrait encore objecter que lauteur des Deux Sources compte Socrate parmi les éminents représentants de la morale ouverte… mais cela ne change rien puisquil dit de lui que « sa mission est dordre religieux et mystique35 ».

En réalité, la morale ouverte qui brise la clôture du social est maintenant incarnée par les mystiques. Le dernier Bergson estime que lévénement fondamental de lhistoire de lhumanité, louverture de la société, est advenu par laction des mystiques, et plus précisément des « mystiques complets ». La différence entre « mystiques complets » et « incomplets » tient à limplication de la volonté dans la relation à Dieu ou « à lélan de vie36 ». Les « mystiques incomplets » (Grecs ou orientaux37) sarrêtent à la contemplation de Dieu ou à la suspension de toutes choses dans le « nirvana ». Les « mystiques complets » sont ceux qui vont jusquà vider radicalement leur volonté propre pour la laisser investir par la volonté divine. À tel point quils sortent de lespèce et constituent une reprise du mouvement créateur de lélan vital sur cette Terre : « cet élan se continue ainsi par lintermédiaire de certains hommes, dont chacun se trouve constituer une espèce composée dun seul individu38 ». Ces personnes-espèces ne sont pourtant pas sans

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liens les unes avec les autres. Paradoxalement, elles constituent une sorte de famille, puisquelles sont toutes rapportées au Christ. Cest en effet une particularité, et éminemment discutable, de la pensée bergsonienne : estimer quil ny a de « mystique complète » que par le christianisme39. Une telle affirmation pour Bergson signifie avant tout que cest par le Christ des Évangiles que serait survenue la nouveauté qui consiste à vivre « lidentification de la volonté humaine avec la volonté divine40 ».

Allons plus loin : si en tant quimitateurs du Christ les « mystiques complets » vivent une suivance41 radicalisée et lascèse dune métamorphose décrite dans les pages 243 à 247 des Deux Sources, le Christ lui-même est appelé à entrer dans la pensée bergsonienne comme point limite de cette même pensée. En effet louverture survient par les « mystiques complets », et ces mystiques sont tels du fait quils suivent et continuent le Christ. Le Christ, origine de la mystique complète, devient alors une sorte de foyer de rayonnement pour Les Deux Sources et, en même temps, le point limite par lequel louvrage est aux confins de la théologie42. Car avec le Christ, il sagit de penser limpensable : lincarnation directe du principe même de lélan. Il ne sagit pas, avec le saint des Évangiles, dun mystique éminent, ou du premier entre des

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pairs (et premier chronologiquement). Étienne Borne demandait dans un article important43 si, dans la perspective bergsonienne, dautres Christ devaient venir, voire des mystiques qui le surpasseraient. Mais cest quil navait pas saisi la portée de laffirmation bergsonienne selon laquelle « les grands mystiques [] se trouvent être des imitateurs et des continuateurs originaux, mais incomplets, de ce que fut complètement le Christ des Évangiles44. »

Originaux mais incomplets. Voilà qui est singulier, car les « grands mystiques » décrits tout au long des quinze pages précédant ce passage sont précisément les mystiques…complets. À partir de là, de deux choses lune : soit il faut admettre que les mystiques complets sont en fait incomplets par comparaison au Christ qui serait le seul vraiment complet ; soit le Christ est plus quun mystique. Cette deuxième branche de lalternative est délicate et le lecteur philosophe résistera, toujours tenté dintégrer la christologie bergsonienne dans les christologies rationnelles. Ainsi fit Henri Gouhier à la fin de son Bergson et le Christ des Évangiles45. Mais il faut bien dire que la tentative est tirée par les cheveux. Elle consiste à comprendre la prééminence du Christ comme liée à un fait : il est celui par qui louverture survient pour la première fois dans sa radicalité et il est, dans son geste même douverture de la volonté à Dieu, indépassable46. Mais en réalité le cœur du problème nest pas là. Où serait-il alors ? À quoi tiendrait-il ? Il tiendrait au fait que le Christ est présenté dans les Évangiles comme le seul mystique à sêtre tenu naturellement dans louvert, sans devoir passer par la métamorphose radicale que vivent et subissent tous les autres mystiques orientés vers lui et désirant le suivre ou répondre à lappel quils pensent leur être adressé. Le Christ aurait été de lui-même et spontanément le premier mystique complet47. Certes, il « peut être considéré comme le continuateur des prophètes dIsraël48 ». Mais aussitôt Bergson ajoute que le prophétisme

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juif ne peut pas être tenu pour mystique, parce que « Jahveh était un juge trop sévère » et parce que la religion des prophètes « était encore essentiellement nationale49 ». Les prophètes juifs ont donné au Christ la modalité de manifestation de sa mystique, ils ont communiqué « la passion de la justice50 », mais il ne leur doit pas la présence immédiate de Dieu à sa volonté. Cette présence immédiate supprime toute « histoire personnelle » de Jésus, qui est en effet insaisissable dans les Évangiles, même dans lÉvangile de lenfance que lon trouve chez Luc. Ce dernier semble navoir été écrit que pour montrer que le Christ, même enfant, était déjà ce quil avait à être51. Si les mystiques complets, tous et chacun deux, sont des imitateurs originaux du Christ, cest quils ont en effet une identité, une personnalité constituée à travers une histoire individuelle avec ses vicissitudes à assumer : ils deviennent mystiques, ils deviennent « une espèce à individu unique ». Ils ne le sont pas de naissance. Le Christ, lui, semble être impersonnel, ne pas avoir de visage ou pouvoir en revêtir beaucoup. Il na pas de passé à transfigurer, il na pas vraiment de famille52, il est comme un hapax53. Ce que Bergson reconnaît pleinement puisquaprès la publication des Deux Sources il déclare dans un entretien avec le chanoine Magnin que le Christ est « le Surmystique54 ». Si bien que les « mystiques complets » peuvent être nommés tels sans contradiction, car eux ne posent pas un problème insurmontable à la philosophie. Celui qui pose vraiment un problème à la philosophie, devant lequel la philosophie est même conduite à se taire (et il ny a effectivement pas de christologie à proprement parler chez Bergson), cest le Christ. Tout ce que la philosophie penserait être amenée à en dire relèverait en fait de la théologie. Et en même temps,

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le Christ est le point limite qui fait pour ainsi dire se toucher la philosophie et la théologie.

Sil était important de le souligner, cest pour marquer que, dans la perspective bergsonienne, louverture des sociétés humaines dépend dune activité morale qui elle-même senracine dans la vie mystique des mystiques complets, eux-mêmes tributaires dune relation à un être qui demeure opaque pour la philosophie. La philosophie peut comprendre ce que signifie louverture radicale. Elle ne peut pas comprendre comment cette ouverture a pu survenir, comprendre la racine de la vie mystique complète : elle ne peut que la désigner. Elle dépend ainsi, pour cette question, dune donation première (la figure du Christ des Évangiles), elle-même ininterrogeable par la philosophie telle que Bergson la conçoit.

En revanche elle peut se poser la question des modalités de diffusion ou de contagion de lesprit douverture inhérent à la mystique. Comment louverture issue de la mystique complète a-t-elle pu gagner la société ?

De l« émotion créatrice »
à la « religion mixte »

Des personnalités dont il faut supposer des aptitudes exceptionnelles ont été libérées de la nécessité dêtre une espèce et par leur rayonnement ont suscité dans leur entourage un éveil qui a provoqué la société à louverture. Insistons sur le caractère déveil que constitue le rayonnement de « lémotion créatrice ». Car une raison (la raison) par elle-même ne mobilise ni nentraîne la volonté. Cest le vieux problème, repris par Bergson, des mobiles de la raison pratique : pour que la volonté morale soit efficace et entraînante, il importe que nos passions et nos inclinations soient muselées ou plus exactement surmontées par une puissance plus grande. La meilleure des raisons, celle qui semble la plus vraie et la plus juste à notre intelligence et à notre jugement, ne constituera pas un mobile suffisant55. Seul un sentiment, mieux : une émotion, peut surmonter la force de la passion en moi56. Dans le cadre de lunivers social commun et de la vie

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ordinaire, cest un système dhabitudes, si fortes quelles ressemblent à de linstinct, qui a su maîtriser les inclinations individuelles à ne penser quà soi. Mais avec la morale ouverte, il nest plus question dhabitudes, mais démotion suscitée et soulevée par la rencontre dun mystique57. Émotion de voir souvrir la perspective dun monde nouveau, où nos motifs dagir ne sont plus conditionnés par nos intérêts individuels et sociaux, où les modes de relation à autrui, et même à toute altérité, sont bouleversés58. La chaleur dune fraternité, dune bienveillance générale, la perspective dune disparition des haines – donc des guerres – parce que les motifs même de ces haines paraîtraient pour ce quils sont ; une telle perspective, dont les arrhes sont déjà données au cœur dune rencontre agissante, suscite une espérance enthousiasmante, une « émotion créatrice » au sens où, libérant lesprit de ce qui loccupe naturellement, elle lui permet de penser des formes nouvelles dintersubjectivité et de socialisation.

Ainsi les mystiques ont suscité lidée antinaturelle dégale dignité de toute personne59 ; ou encore lidée que la guerre est par elle-même mauvaise et quil est injustifiable de se glorifier des massacres perpétrés, comme on la pourtant si longtemps fait depuis lapparition des sapiens sapiens60 ; etc. Mais ces idées ont mis un temps considérable pour mûrir et simplanter dans les corps sociaux. Pour quelles raisons ? Dabord parce que les personnes capables de vivre un contact avec le principe de la vie sont rares61. Nous le disions, un « mystique complet » est comme une espèce nouvelle à lui seul, mais qui naura pas de descendance génétique. Il ne peut transmettre à une descendance « la continuité dun plasma germinatif » modifié, pour parler comme Weismann62. Pourtant transmission il y a, mais par une autre voie, par léveil dune émotion suscitée chez certains de ceux quil rencontre, émotion qui provoque une

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imitation singulière, cest-à-dire une imitation qui nest pas le mime, la copie de la personne inspirante et admirée, mais invitation à découvrir au fond de soi une personnalité mystique virtuelle que lémotion appelle à lexistence63. Tout se passe comme si nous étions tous porteurs de la virtualité dun développement mystique, mais qui doit, pour cesser dêtre virtualité, recevoir le choc dune rencontre. Ainsi lémotion créatrice a pour signification profonde, chez celui qui léprouve, de faire naître une personnalité mystique nouvelle dans le monde, cest-à-dire une personnalité qui vit un contact plus ou moins profond avec le principe de la vie. Mais il faut tout de suite atténuer le propos, et rappeler ce que lexpérience même fait dire à Bergson, à savoir quil y a très peu de personnalités mystiques de haut vol parmi les êtres humains, et même peu de mystiques tout courts64. Pourquoi cette rareté ?

Les raisons sont multiples. La première tient sans doute aux différences individuelles fortes, et au fait que les individus nont pas les mêmes capacités à faire fructifier en eux une relation avec le principe de la vie. Bergson lui-même, quon interrogeait sur son rapport à la mystique, a reconnu à la fin de sa vie quil ny avait jamais eu en lui que les linéaments dune vie mystique65. Il en irait de même de la plupart des êtres humains : il y a bien de la différence entre la possibilité de faire quelques pas dans la voie mystique, si lon y est entraîné ou si lon sy décide, chose daprès lui à la portée de presque tous66, et développer pleinement une vie mystique, jusquà la rendre complète. Pour la plupart, cela finirait mal, « leffort (les) briserait67 ». Qui sest informé de cheminements mystiques concrets sait quil y a plus dun naufrage68. « Laventure mystique », pour parler comme Jean-Pierre Jossua69, est risquée, comme toute aventure. Bergson évoque dailleurs, brièvement mais nettement,

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la dureté de lépreuve de métamorphose mystique aux pages 244-245 des Deux Sources. La deuxième raison de la rareté des personnalités mystiques est la pression du corps social sur les individus. Qui sengage sur la voie mystique tourne dabord le dos aux dieux et à la cité70. Le prix à payer est élevé : la peur nous transit lorsque nous nous trouvons en porte-à-faux, voire en réelle sécession avec le corps social dont nous tirons pour lessentiel, sans y penser, le sentiment de notre identité et jusquau respect que nous avons pour nous-mêmes71. Comme lécrivait Simone Weil, « la personne ne sépanouit que lorsque du prestige social la gonfle72 ». Tourner le dos au corps social, cest consentir à larguer les amarres sans être sûr daborder quelque part, puisque la vie mystique commence par des pressentiments forcément vagues et incertains, Bergson parlant simplement, au commencement, de quelque chose qui fait écho73. Une troisième raison tient au fait que la majorité des êtres humains a lattention rivée sur leffort nécessaire pour simplement vivre, perpétuer lexistence. La disponibilité spirituelle requise est impossible lorsque la vie est une lutte sourde et quotidienne pour savoir si lon conservera demain, dans le monde qui est dabord un monde du travail avec sa loi du marché, les moyens de vivre et de se nourrir74.

Dans les faits, les « mystiques complets » atteignent quelques disciples, qui en atteignent dautres, et forment ainsi des sortes de communautés de vie ouverte, où lexistence est considérée selon des critères nouveaux. Mais en passant de disciples en disciples, lintensité de vie mystique samortit sensiblement75, se dilue, satténue. Et surtout la question devient : comment faire en sorte que la société dans son ensemble soit touchée par limpulsion donnée par quelques-uns ?

À ce point précis survient la « religion mixte », dont il nest question quune fois dans Les Deux Sources76, mais qui est un concept important77.

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Cest par la « religion mixte », en fin de compte, que lon comprend pourquoi il est encore légitime de parler de religion quand on considère dune part la « fonction fabulatrice78 » et ses productions fantasmatiques et idéo-motrices, à la racine de la plupart des religions, et dautre part lintuition mystique complète et la métamorphose quelle produit dans la personne. Les produits de la fonction fabulatrice et les fruits de lintuition mystique diffèrent en nature, mais si on peut donner aux uns et aux autres le nom de religion, cest parce quils se rencontrent dans une « religion mixte ». Quest-ce que cette religion mixte ?

Cest la religion issue de la fonction fabulatrice (« religion statique » qui est présente à tous les corps sociaux) investie et subvertie par la vie mystique (« religion dynamique » vécue par les mystiques). La religion issue de la fonction fabulatrice, si on la considère dans son état de maturation avancée, est un ensemble rassurant, palliant à certains dangers que lintelligence fait courir à lindividu et à la société, de croyances représentables et partagées, coordonnées dans des récits et appuyées sur des mythes, rappelées dans des rites et des cérémonies qui soudent une communauté, inscrites enfin dans chaque sujet par des actes déterminés, en particulier la prière. Les principaux acquis de la mystique, en particulier le type nouveau de relation de lhomme au principe de la vie, prennent forme de récit, cristallisent en doctrine et sinsèrent dans la religion statique quils rencontrent et transforment significativement79. Il était impossible pour le mystique de sadresser à tous directement. Il le fera donc indirectement, par le biais de la forme de religion généralement partagée (la « religion statique » qui est une sorte de « religion naturelle » en un sens bien particulier80), en laquelle a été infusée de la mysticité, une parole renvoyant à une expérience nouvelle. Évidemment, lémotion mystique aura pour ainsi dire disparu

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dans lopération, en tout cas il nen restera pas grand-chose, seulement une vague atmosphère. Mais Bergson ajoute que ce quelle aura gagné, cest la force de pression inhérente à la religion statique ; et que par ailleurs aux esprits prédisposés, une indication suffit pour que naisse une émotion capable de susciter la vie mystique81. Ils peuvent rencontrer cette indication dans la « religion mixte ».

En tout cas nous voyons nettement apparaître, avec la « religion mixte », ce qui a le plus souvent été négligé dans les lectures de Bergson : cest le point de rencontre entre la vie mystique et la réalité humaine la plus ordinaire. Les lecteurs se laissent volontiers fasciner par la méthode bergsonienne qui consiste à aller aux extrêmes pour comprendre de quoi est composée la réalité ordinaire, toujours mixte82. On se tient volontiers aux « deux limites extrêmes83 » sur lesquelles on glose alors que Bergson lui-même nous prévient quelles ont « plutôt un intérêt théorique ; il narrive guère quelles soient réellement atteintes84 ». Et lon néglige le retour à la réalité qui est sous nos yeux, quil sagissait pourtant de comprendre. Cette réalité comporte des religions mixtes que Bergson avait le souci de préserver. Mais quelles sont ces « religions mixtes » dont nous navons donné pour linstant que le nom bergsonien ? Cest en premier lieu et pour lessentiel, aux yeux de lauteur des Deux Sources, les diverses formes de christianisme. Le catholicisme romain, les courants du protestantisme, les diverses orthodoxies, langlicanisme, etc., sont en effet les formes concrètes que la « religion mixte » a prises dans lhistoire humaine. Bergson laisse de côté, comme on sait, et de manière on ne peut plus contestable, le judaïsme et lislam85. En tout cas il semble porter de fait le souci de la préservation des formes historiques

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et ecclésiales du christianisme, puisquau Père A.-D. Sertillanges qui linterrogeait en 1940 sur limportance de la présence du catholicisme dans le corps social et disait : « Le Christ agit historiquement par lÉglise. Son Évangile est socialisé, et cest ce qui en fait lefficace » ; Bergson aurait répondu : « De cela je ne doute en aucune façon86 ».

La réalité concrète, toujours mixte, est ce à quoi il faut veiller. Mais cette réalité nous met devant « une singulière complication de sentiments, didées, de tendances qui sentrepénètrent87 », et nous ne pourrions la démêler correctement sans « styliser lexpérience », dans « un schéma où figurera lessentiel88 », cest-à-dire la stylisation des deux forces contraires (lune de pression, lautre daspiration) dont la rencontre produit le mixte, mais qui, considérées pour elles-mêmes, expriment dune part la société telle que laurait déposée la nature, close et disciplinée jusquau quasi-automatisme, et de lautre côté la vie mystique dans sa radicalité, continuité de vie créatrice au sein dune individualité qui est comme une espèce nouvelle à individu unique. Cest pourquoi aussi il importe de bien distinguer les personnes qui peuvent, exceptionnellement (si elles sont des « personnalités privilégiées ») sinstaller à demeure dans louvert et les sociétés qui auront toujours tendance, quelles quelles soient, à se refermer, même après avoir accueilli un tant soit peu louverture à travers la constitution de religions mixtes. Louverture vient aux sociétés par certains de leurs membres ; mais ce qui est transmis doit consentir à être profondément altéré, quant à la forme et dans une certaine mesure quant au fond, pour pouvoir être accueilli : cest le prix de laccueil des fruits de lactivité mystique par le corps social. Mais cet accueil est aussi ce qui peut rendre possible, dans la société ainsi entrouverte, un réveil du feu que quelques-uns ont su allumer89.

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Sociétés entrouvertes
et horizon de fraternité

Au sein de la « religion mixte », ce qui est recouvert et en attente dêtre réactivé est beaucoup plus quun corps de doctrine ; cest une attitude, une manière dêtre au monde et dagir, à laquelle on a donné le nom de fraternité90. Toute société est porteuse de lexigence dune solidarité sociale sans laquelle elle ne pourrait exister. La pénétration en chacun des exigences de cette solidarité, pénétration manifestée en système dhabitudes profondément enracinées par une discipline reçue dès le plus jeune âge, constitue toute lobligation morale dune société close91. Mais la fraternité na rien à voir avec la solidarité. Elle nexprime pas, comme la solidarité sociale, la volonté dunir étroitement les individus dune société en vue de laffirmation optimale de sa propre force et de sa capacité à tenir face aux autres communautés humaines tenues pour des ennemies virtuelles92. La fraternité est la gratuité dun don, la volonté de considérer tous et chacun, y compris les étrangers, les déclassés, les marginaux, comme personnes à respecter dans leur destination dêtre elles-mêmes créatrices et par-là reliées à Dieu en dernière instance93. Bref, au cœur de la fraternité il y a un mot nouveau, ou presque, dans la philosophie de Bergson, mais que lon rencontre souvent dans Les Deux Sources : le mot amour94. Nous évoquions tout à lheure, reprenant une image de Bergson, un feu qui serait au cœur de « la religion dynamique » ou de la vie mystique, et qui serait virtuellement présent dans la « religion mixte ». Le nom de ce feu est lamour. De ce point de vue, Bergson sinscrit dans une perspective clairement johannique en écrivant

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« Dieu est amour, et il est objet damour, lessentiel du mysticisme est là95 ». Et lespoir du philosophe réside en partie, même sil ne se fait guère dillusion en son temps, sur lémergence de nouvelles personnalités mystiques susceptibles dêtre acceptées dans des sociétés qui ont recueilli quelque chose de la mystique dans leur « religion mixte ». La technique elle-même, qui devrait avoir pour destination première de supprimer définitivement la dépendance à légard de la matière et la soumission aux nécessités de la nature, devrait faciliter cette émergence, si elle nétait pas subvertie par notre orgueil et le désir de puissance96.

Laffirmation et laction de nouvelles personnalités mystiques dans des sociétés enclines à les accueillir pourrait faire rayonner lamour de Dieu, comme le caillou tombé dans leau fait rayonner des cercles centrifuges qui, si limpact est fort, sélargissent loin autour de lui. Car les mystiques, par leur seule présence, par leurs actes, entraînent derrière eux des foules97, et produisent des effets sociaux. Mais une foule nest pas un peuple98. Quoi quil arrive, louverture en tant que réalité sociale ne peut jamais être radicale. Les institutions veillent dailleurs à neutraliser plus ou moins complètement le caractère jugé aventureux de lintuition mystique. Linstitution du franciscanisme au xiiie siècle et le passage de la « fraternité » rêvée par François à un « ordre » réglé selon les principes dune institution ecclésiastique ordinaire est à cet égard un cas décole99. La nature même dune société est de tendre à la clôture : seule une personne peut, à la limite – limite figurée par le Christ – être radicalement ouverte100. Linfusion de la mystique dans la réalité sociale

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nest donc pas une ouverture radicale, mais linstitution dune tension entre le clos et louvert. La société au bout du compte ne fait jamais que sentrouvrir, et toujours elle se referme ou tend à se refermer une fois louverture réalisée, une fois la brisure du clos effectuée. Elle tend à convertir le dynamique en statique, et cest pourquoi Bergson en appelle soit à des ressourcements mystiques réguliers au sein du corps social101, prenant habituellement appui sur la « religion mixte » installée dans ce corps, soit à des expédients quil décrit dans le chapitre 4 des Deux Sources : un « organisme international » à léchelle de la planète qui, par sa réglementation, interviendrait « dautorité dans la législation des divers pays et peut-être même dans leur administration102 », si lon ne veut pas voir les sociétés entrer à lavenir dans des luttes et des guerres toujours plus radicales ; ou encore un développement de ce quil nomme les sciences psychiques qui consistent à aborder certaines questions qui touchent au religieux (en particulier celle de la « survie de lâme ») par lapplication des méthodes développées dans les sciences de la nature à létude des phénomènes paranormaux103.

À ses yeux en tout cas, seuls seront pleinement significatifs les progrès obtenus par leffort dans la tension du clos et de louvert. Cet effort est lessence même de la vie en tant quon la considère dun point de vue psychologique. Une reprise constante de cet effort est nécessaire contre la nature (résultat du travail de la vie) qui sappuie sur la torpeur, la paresse104 et le repli sur soi en vue de se préserver et de se perpétuer dans la forme acquise. Mais leffort requis ici par lentrouverture comporte quelque chose de radical qui excède largement ce qui est demandé ordinairement aux membres dune société. Ordinairement la pression sociale exercée naturellement sur les individus les conduit à « se mettre

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en selle105 » et à intégrer les exigences de la société. La perspective où nous nous plaçons est bien différente, puisquil est question délever les sociétés au-delà delles-mêmes et pour cela de porter leurs membres à vivre en fonction de principes quils ne trouvent pas préfigurés en eux comme membres dune espèce106. La tâche suscitée par louverture est donc dune difficulté redoutable : leffort nest pas un effort pour répondre au niveau requis par lespèce, il est effort en vue dadopter quelque chose de nouveau que lespèce ne portait pas en elle. Cest pourquoi non seulement le nouvel effort est aléatoire, mais même une fois donné par une société il nest jamais définitif : un retour en arrière est toujours possible. Par exemple un des principaux progrès moraux des sociétés entrouvertes qui ont accueilli des « religions mixtes » nest pas tant davoir significativement réduit le recours au crime et aux hécatombes que davoir « au moins obtenu quon ne sen vantât pas107 ». Las, même un progrès si modeste peut être menacé : peu après la publication des Deux Sources, lessor du nazisme faisait réapparaître lexaltation et la fierté des hécatombes, comme une résurgence de ce que Bergson nomme le paganisme. « Cest Hitler qui a démontré la vérité des Deux Sources » aurait dit Bergson à Jacques Chevalier108. Quelle est la vérité dont il est question ici ? Que les sociétés humaines nont pas été transformées de lintérieur par la constitution et la diffusion des religions mixtes109, que « cest dans les mœurs, dans les institutions, dans le langage même que se déposent les acquisitions morales110 », donc que tout progrès est précaire et que les tendances propres à la « société humaine naturelle, vaguement préfigurée en nous111 » peuvent refaire surface et simposer dans les circonstances où la civilisation est fragilisée. Linclination à la violence, le goût de la guerre sont toujours là et peuvent être réactivés.

Le progrès moral nest pas un progrès collectif qui transformerait la société de lintérieur. Seuls des individus peuvent être transformés définitivement, et perdre en quelque sorte leurs caractéristiques

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naturelles de par lexpérience spirituelle quils vivent112. La plupart des individus ne vivent pas et ne peuvent vivre une telle transformation. Pour les atteindre, il a fallu chercher « une traduction du dynamique en statique, que la société soit à même daccepter113 ». Cette traduction repose sur des institutions fragiles, elles-mêmes incapables de se tenir pleinement dans louvert. Doù lenjeu de léducation, la nécessité de soutenir constamment leffort et la tension, et le risque de régression en cas de relâchement114 ou en cas de retour agressif de la nature en nous. Autre manière de souligner que lon ne peut jamais quitter, sur le plan social, lentrouverture.

Avec Louis Aragon et sa Diane Française (1946), nous répéterons que « rien nest jamais acquis à lhomme ». Plus exactement, rien nest jamais acquis à lhomme politique et social. Telle est la raison de linquiétude manifeste de Bergson dans le quatrième chapitre des Deux Sources. La nature peut toujours reprendre le dessus et lhistoire humaine nest pas structurée selon le schème dun progrès linéaire et irréversible, mais plutôt comme une spirale ascendante doublement menacée de brisure et de retombée : dune part par la « frénésie » virtuelle des tendances humaines à la mysticité et à linvention mécanique qui se succèdent115 ; dautre part par la nature qui nest jamais surmontée par lespèce dans sa généralité. La nature, cest la clôture. Louverture comme entrouverture de la société ne doit pas tant être entretenue que reprise contre leffort de la nature qui « revient au galop ». Tout le problème tient à ce que cette ouverture passe exclusivement par des personnes, ce qui implique une précarité de louverture quand on considère le devenir de lhumanité dans son ensemble.

Pourtant, des seuils ont été franchis. En particulier Bergson reconnaît lirruption dune exigence démocratique nouvelle dans les sociétés dites occidentales et industrielles, exigence radicalement différente des « fausses démocraties que les cités antiques, bâties sur lesclavage116 » avaient prétendu réaliser. Mais la compréhension bergsonienne de la démocratie est radicale et foncièrement religieuse. Elle est selon lui

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« dessence évangélique117 » et lessentiel en elle est lamour, soit un appel, une orientation vers la fraternité. Nous le remarquions tout à lheure, lamour quand il se socialise sexprime comme fraternité. Si lon affirme que « la fraternité est lessentiel118 » de la « devise républicaine » et quelle seule permet de réconcilier « ces deux sœurs ennemies » que sont la liberté et légalité, alors il est clair que la démocratie devient un horizon, « une direction où acheminer lhumanité119 », léquivalent laïc de la réalisation du royaume de Dieu plutôt quune réalité effective. Bergson nhésite dailleurs pas à convoquer, au moment où il parle de laspiration démocratique, le fameux « Ama, et fac quod vis » de saint Augustin120. On voit le décalage avec la démocratie telle quelle sest jusquà présent réalisée dans certaines nations, fondée sur lalternance des partis121, la confrontation réglée des intérêts et la protestation contre les abus, les inégalités ou les privilèges.

Certes, Bergson ne dit jamais que les démocraties issues des révolutions modernes sont de fausses démocraties comme létaient les démocraties antiques. Mais lessentiel en elles doit être recherché sous les modalités et les attitudes par lesquelles elles se sont imposées. Sous ces attitudes et cachée, voire trahie par elles, se trouve une aspiration qui est un effort de réalisation dune fraternité suscitant des formes nouvelles de relations sociales. Aussi imprévisibles quun acte libre, plus difficiles encore à réaliser122, ces formes nouvelles de relations sociales seront une création. Mais en attendant, la démocratie en tant que poussée de la fraternité dans la réalité sociale est menacée de partout. Elle pourrait disparaître en senlisant dans les tendances de la nature que nous avons rappelées au début de cet essai et qui avaient été analysées dès LÉvolution créatrice : « Notre liberté, dans les mouvements mêmes par où elle saffirme, crée les habitudes naissantes qui létoufferont si elle ne se renouvelle par un effort constant : lautomatisme la guette. La pensée la plus vivante

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se glacera dans la formule qui lexprime. Le mot se retourne contre lidée. La lettre tue lesprit. Et notre plus ardent enthousiasme, quand il sextériorise en action, se fige parfois si naturellement en froid calcul dintérêt ou de vanité, lun adopte si aisément la forme de lautre, que nous pourrions les confondre ensemble, douter de notre propre sincérité, nier la bonté et lamour, si nous ne savions que la mort garde encore quelque temps les traits du vivant123. »

Ainsi aucune société ne peut prétendre être totalement ouverte. Chacune doit lutter avec elle-même pour ne pas se refermer. Mais la tentation pour une société et ses membres de se considérer comme soustraite à cette obligation, ou au-dessus delle, bref la tentation de lidéologie, est forte. De ce point de vue, rien nest plus instructif que de voir Bergson lui-même ségarer dans les écrits de circonstance occasionnés par la guerre de 1914-1918124, où il compromet sa plume, à linstar de nombreux intellectuels et philosophes, afin de défendre « la France adorée125 », en laissant penser que la France toute entière est une sorte de société mystique. Dans ces textes, il affirme en effet lidée que les soldats français, et même la France dans son ensemble, vit un état analogue à celui des grands mystiques. « Les grands mystiques [] ont trouvé ce que jappellerai le contact avec Dieu []. Loin de moi didentifier létat dâme de la France et cet état mystique, mais je dirai que, de tous les états connus, cest celui qui peut en donner lidée la plus proche126 ». Rien de moins ! Il ajoute que, soulevée par la mission qui est la sienne la France ne défendrait aucun égoïsme national, à la différence de lAllemagne entièrement centrée sur elle et laffirmation de la force. La France, unie et réconciliée avec elle-même, serait au monde ce que Jeanne dArc fut à la France du xve siècle127. Il sagirait donc pour elle de défendre au bénéfice du monde entier lidée que chaque nation est

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une personne que le droit protège ; et que les nations doivent composer ensemble un corps des nations ayant surmonté linstinct guerrier qui travaille naturellement les sociétés. Bien sûr cette aspiration légitime la guerre engagée, quil faut mener jusquau bout, sans compromis et radicalement, puisque lenjeu nest autre que lalternative entre ouverture accomplie et clôture définitive. Tout se passerait comme si la réalisation de lidéal était imminente.

Une telle présentation des choses est motivée par le désir de convaincre lEspagne128 et surtout les États-Unis dAmérique, où Bergson se rend deux fois chargé de missions dont lune aura un poids particulier au début de lannée 1917, de se ranger du côté de lEntente. Ne faisant quun avec sa nation, Bergson réquisitionne sa philosophie au service du discours de propagande et fait coïncider sa conception du rapport de lexpérience mystique à lhistoire avec lidéalisation de la France et la galvanisation des énergies contre lennemi. Plus encore, il est amené à rêver lhistoire se faisant et ce rêve même est instructif. Voyant dans le conflit mondialisé un nœud décisif de lhistoire humaine toute entière, il ne peut quêtre amèrement déçu par les fruits de la paix. Il exprimera cette déception dans un texte des dernières années, intitulé Mes missions, où il évoque ses deux longs séjours aux États-Unis, ses rencontres avec les politiques, et spécialement le président Wilson, en 1917 et 1918. Dans ce texte, il écrit que léchec de la Société des Nations, programmé par le refus des États-Unis dy adhérer, entraînant dans leur défection lAngleterre, fit perdre « loccasion unique qui sétait offerte au monde, depuis la prédication de lÉvangile, de faire passer lesprit évangélique dans les rapports entre nations. Lhumanité se serait élevée à des hauteurs inespérées129 ». Parlante déception, qui prouve a contrario la thèse à laquelle Bergson lui-même nest pas demeuré fidèle lorsquil sest fait, par amour passionné de son pays, idéologue.

En réalité, loin dêtre un lieu de réalisation parfaite de lesprit divin dans lunivers, lhistoire humaine nest rien dautre que lhistoire de la tension toujours continuée entre le clos et louvert. À considérer la condition humaine et lunivers social, le concept douverture na de sens que par sa mise en tension avec la clôture. Sil ny avait que la clôture, les êtres humains ne pourraient envisager que la conservation

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et la reproduction de la vie dans un état social fonctionnant au mieux, comme dans les sociétés dhyménoptères. Si les sociétés humaines aspirent à autre chose, cest parce que des individualités privilégiées ont introduit en elles des perspectives inouïes portées par louverture. Mais toute société qui souvre est également travaillée par le phénomène du repli sur soi, phénomène accru par la multiplication des problèmes liés à la coordination générale et à linterdépendance des sociétés dans le monde moderne, coordination que lon nomme « globalisation ». Cette situation indépassable a pour effet dinterdire loptimisme radical dune pensée qui verrait dans le développement de lhumanité une sorte de réalisation nécessaire de Dieu ou de lEsprit. Non seulement il y aura toujours un écart entre Dieu (infini) et la réalisation de lélan vital (fini)130, mais en plus il ne peut y avoir sur cette « planète réfractaire131 » un mouvement de création et damour toujours continué, pleinement réalisé. Seul est possible le maintien de leffort en vue dempêcher la (re)clôture sur elle-même de chaque société entrouverte et en vue de favoriser la diffusion dun « divin amour132 » qui révèle la destination inachevable de lêtre humain à faire lhumanité.

Ghislain Waterlot

Université de Genève

1 Toutes les œuvres de Bergson seront citées dans lédition critique des PUF parue en collection Quadrige de 2007 à 2011. Table des abréviations utilisées dans les notes de cet article : Essai sur les données immédiates de la conscience = DI ; Matière et Mémoire = MM ; Le Rire = R ; LÉvolution créatrice = EC ; LÉnergie spirituelle = ES ; Les Deux Sources de la morale et de la religion = DS ; La Pensée et le Mouvant = PM ; Écrits philosophiques = EP ; Mélanges = M ; Correspondances = C.

2 « La vie tend à constituer des systèmes naturellement isolés, naturellement clos » (EC, p. 12) ; ou encore : « Les sociétés dAbeilles ou de Fourmis sont admirablement disciplinées et unies, mais figées ; les sociétés humaines sont ouvertes à tous les progrès, mais divisées, et en lutte incessante avec elles-mêmes. Lidéal serait une société toujours en marche et toujours en équilibre, mais cet idéal nest peut-être pas réalisable. » (EC, p. 101-102). Le « figé » dans cette dernière citation est lexpression du clos (cf. DS p. 301) ; la « société toujours en marche » doit être rapportée à la « marche en avant » que lon rencontrera dans DS, p. 49-57.

3 EC, p. 128 : « (Leffort de lélan) est à la merci de la matière quil a dû se donner. » Voir aussi DS, p. 221 ; p. 223 en bas.

4 EC, p. 248.

5 EC, p. 142 ; p. 254.

6 EC, p. 209 ; p. 211.

7 EC, p. 202.

8 EC, p. 129.

9 EC, p. 102.

10 EC, p. 51 : « Chaque espèce, chaque individu même ne retient de limpulsion globale de la vie quun certain élan, et tend à utiliser cette énergie dans son intérêt propre ; en cela consiste ladaptation. Lespèce et lindividu ne pensent ainsi quà eux – doù un conflit possible avec les autres formes de la vie. »

11 EC, p. 129 ; ES, p. 24.

12 DS, p. 249.

13 EC, p. 65 ; p. 186.

14 EC, p. 264.

15 EP, p. 438 ; Onzième conférence dÉdimbourg, printemps 1914 : « Selon toute apparence le rôle de chaque personne est de créer, exactement comme si le grand Artiste avait produit dautres artistes comme ouvrages. »

16 PM, p. 230.

17 EC, p. 192.

18 EC, p. 193.

19 Il ne faut pas se méprendre sur la compréhension bergsonienne du travail collectif, tel quil le présente également dans la seconde partie de lIntroduction de La Pensée et le Mouvant : il sagit de rapporter et confronter les uns aux autres des efforts dintuition qui, pour pouvoir être réalisés, demandent effectivement le moment disolement dans un « poêle » !

20 PM, p. 232.

21 À la première conférence dÉdimbourg, donnée dans le cadre des Gifford Lectures au printemps 1914, Bergson déclarait : « On peut considérer le problème de la personnalité comme le problème central de la philosophie [] Tous les problèmes philosophiques convergent vers ce problème suprême, qui apparaît donc comme le centre autour duquel toute la philosophie gravite ou devrait graviter. » (EP, p. 418-419). Sur le problème de la personnalité, voir Patricia Verdeau, La personnalité au centre de la pensée bergsonienne, Louvain-Paris, Éd. Peeters, 2011.

22 DS, p. 23, p. 122, p. 283.

23 DS, p. 2, p. 53.

24 DS, p. 23, p. 114.

25 DS, p. 301.

26 Linstinct est un mode de connaissance qui consiste à connaître immédiatement une réalité, de lintérieur, sans médiation. À propos de linstinct, le texte bergsonien majeur est le chapitre 2 de EC.

27 Le retournement de linstinct en intuition consiste à détacher linstinct des objets auxquels il est naturellement rivé et qui lextériorisent en mouvements de locomotion. Lintuition est « linstinct devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable de réfléchir sur son objet et de lélargir indéfiniment. » (EC, p. 178).

28 Premier article dans le recueil ES.

29 ES, p. 25.

30 Ibid.

31 DS, p. 61, p. 67, p. 98, p. 193, p. 291, p. 296, p. 323.

32 DS, p. 29.

33 DS, p. 49.

34 Ce qui ne permet pas de dire si lon sort ou non du champ religieux.

35 DS, p. 60.

36 DS, p. 249-250 : « Lamour mystique de lhumanité [] (coïncide) avec lamour de Dieu pour son œuvre, amour qui a tout fait [] Il voudrait avec laide de Dieu parachever la création de lespèce humaine [] Ou pour employer des mots qui disent [] la même chose dans une autre langue : sa direction est celle même de lélan de vie ; il est cet élan même. »

37 DS, p. 229-240. Le mysticisme grec est articulé à la philosophie antique (sans sy identifier) et va de Dionysos à Plotin (Bergson ne cite pas Proclus). Le mysticisme oriental recouvre lhindouisme et le bouddhisme, ainsi que les courants mystiques iraniens antiques.

38 DS, p. 285. Voir également p. 97.

39 Cette thèse de lexclusivité chrétienne du mysticisme complet a été discutée et contestée par de nombreux lecteurs et interprètes des Deux Sources. Par exemple on peut lire de Paul Masson-Oursel, « LInde na-t-elle conçu quun mysticisme incomplet ? » (Revue de métaphysique et de morale, xl, no 3, juillet-septembre 1933, p. 355-362) ; ou encore, à propos du judaïsme, un article de Francis Kaplan, « Le christianisme de Bergson » (Évidences, no 19, mai-juin 1951, p. 12-17). Aujourdhui que nous connaissons davantage les mysticismes des différentes religions majeures, il apparaît clairement que la position bergsonienne est, sur ce point précis, faible. En considérant les choses rétrospectivement, la position dune Simone Weil sur cette question semble beaucoup plus féconde. Certes elle ne parle pas dune incarnation qui surpasserait celle du Verbe en Jésus, mais soutient la pluralité des incarnations du Verbe en diverses figures (Krishna, Osiris, …). Voir à ce sujet, entre autres, Lettre à un religieux (Paris Gallimard, 1951) où on peut lire : « Il nest pas certain que le Verbe nait pas eu des incarnations antérieures à Jésus, et quOsiris en Égypte, Krishna en Inde naient pas été de ce nombre. » (p. 989 in Œuvres, éd. Fl. de Lussy, Gallimard, coll. « Quarto », 1999).

40 DS, p. 242.

41 Le terme (traduction de Nachfolge) est emprunté au théologien protestant allemand Dietrich Bonhoeffer (1906-1945).

42 Il convient de noter que dans une lettre du 24 mars 1933, adressée à Blaise Romeyer (sj), Bergson écrit : « Entre la philosophie et la théologie, il y a nécessairement [] un intervalle. Mais il me semble que jai réduit cet intervalle ».

43 « Spiritualité bergsonienne et spiritualité chrétienne », dans Études carmélitaines, 17, no 2, octobre 1932, p. 157-184.

44 DS, p. 254.

45 Paris, Fayard, 1961 ; rééd. Paris, Vrin, 1987, 19993 (éd. revue et corrigée).

46 Bergson et le Christ des Évangiles, Paris, Vrin, p. 119.

47 Théologiquement parlant cela revient à dire que Jésus nest pas marqué par le péché (la clôture dans le langage de Bergson) et quil est donné comme lincarnation du Fils éternel de Dieu.

48 DS, p. 254.

49 Ibid.

50 DS, p. 255.

51 Dès sa présentation au temple, alors quil est nourrisson, il est reconnu comme le Messie par un certain Syméon (Luc 2.25-33) ; puis à douze ans il extasie les maîtres du temple par lintelligence de ses propos et déclare à ses parents : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas quil me faut être chez mon Père ? » (Luc, 2.49).

52 « Qui sont ma mère et mes frères ? Et, parcourant du regard ceux qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit : “Voici ma mère et mes frères” » (Marc 3.33-34). Voir aussi Matthieu 12.46-50 et Luc 8.19-21.

53 Ce point a été étudié par Anthony Feneuil dans louvrage Bergson. Mystique et philosophie, Paris, PUF, 2011.

54 « Entretien de Bergson avec le chanoine Magnin », in Émile Poulat, LUniversité devant la mystique, Op. cit., p. 276 : « Jésus est bien, en effet, le Surmystique ».

55 DS, p. 88.

56 DS, p. 35.

57 DS, p. 30.

58 DS, p. 50.

59 DS, p. 299.

60 DS, p. 297.

61 DS, p. 225 : « Le mysticisme pur est une essence rare. »

62 EC, p. 26. Dans un article intitulé « Lexception mystique et la santé moyenne de lesprit dans Les Deux Sources » (Annales bergsoniennes I, Paris, PUF, 2002, p. 215-229), Jean-Christophe Goddard a été attentif à lexceptionnalité mystique quon pourrait interpréter en termes génétiques, bien quil faille écarter cette tentation. Mais il a été fasciné par la différence entre ce quil nomme « lanthropos céleste » et « lanthropos terrestre », au point de ne plus être sensible au travail du mixte, cest-à-dire au lieu dentrecroisement de lun et de lautre.

63 DS, p. 30-31, p. 102.

64 DS, p. 226, p. 285.

65 Jacques Chevalier, Entretiens avec Bergson, Paris, Plon, 1959, p. 275, 2 mars 1938 : « Il y avait chez moi, non létoffe, mais le commencement dun mystique. Jaurais voulu quil y eût plus quun commencement. Mais on ne peut que se mettre dans un état dâme qui favorise le mysticisme. »

66 DS, p. 260-261.

67 DS, p. 227.

68 Voir par exemple Dominique-Marie Dauzet, La mystique bien tempérée. Écriture féminine de lexpérience spirituelle xixe-xxe siècle de Dominique-Marie Dauzet, Paris, Cerf, 2006. Spécialement le chapitre iii.

69 Cf. Jean-Pierre Jossua, Seul avec Dieu. Laventure mystique, Paris, Gallimard, 1996.

70 DS, p. 235.

71 DS, p. 65.

72 « La personne et le sacré » dans Écrits de Londres et dernières lettres, Paris, Gallimard, 1957, p. 27.

73 DS, p. 228.

74 DS, p. 249.

75 DS, p. 250 : même dans des communautés religieuses réunissant « un petit nombre de privilégiés », l« élan mystique » est « déjà affaibli ».

76 DS, p. 227.

77 Cest lun des deux concepts par lesquels on peut comprendre la diffusion du mysticisme dans le monde humain. Le deuxième, beaucoup plus évident dans Les Deux Sources et qui vient compléter le dispositif comme moyen risqué mais nécessaire, cest la « mécanique » (lindustrie) comme point dappui et pivot de la libération de lattention des hommes (cf. tout le chapitre 4).

78 Pour une définition du concept, voir DS, p. 111-115 et p. 205-208.

79 DS, p. 252 : « Nous nous représentons donc la religion comme la cristallisation, opérée par un refroidissement savant, de ce que le mysticisme vint déposer, brûlant, dans lâme de lhumanité. Par elle, tous peuvent obtenir un peu de ce que possédèrent pleinement quelques privilégiés. Il est vrai quelle a dû accepter beaucoup de choses, pour se faire accepter elle-même. Lhumanité ne comprend bien le nouveau que sil prend la suite de lancien. » Il faut entendre ici « la religion » comme étant la « religion mixte ».

80 DS, p. 216-217.

81 DS, p. 239. Ou encore DS, p. 227 : « Il arrive à des formules presque vides de faire surgir ici ou là, véritables paroles magiques, lesprit capable de les remplir. »

82 DS, p. 81-82. Le sociologue Albert Bayet (« Morale bergsonienne et sociologie », dans Année sociologique, année 1935, p. 1-51) est un cas typique de lecture unilatérale de Bergson, précisément par refus dintégrer les présupposés de méthode et pour navoir pas compris lanalyse des mixtes à laquelle Bergson se livre toujours. Sur la question des mixtes et de leur analyse chez Bergson, voir Le bergsonisme (1966) de Gilles Deleuze.

83 DS, p. 48.

84 Ibid.

85 Quant aux formes de culte et dorganisation propres à lhindouisme et au bouddhisme, il les laisse implicitement hors de considération dans la mesure où il ne sagit pas, pour lui, de mysticismes complets, et par conséquent pas davantage de « religions mixtes » au sens plein du terme.

86 Antonin-Dalmace Sertillanges (o.p.), Avec Henri Bergson, Paris, Gallimard, « Collection Catholique », 1941, 59 p. ; rééd. Mons, Sils-Maria Éd., « Les Fac-similés », 2002. Lextrait cité est à la page 55. Comme il sagit dune restitution dentretien non relu par le philosophe, il faut bien sûr employer le conditionnel quand un propos est attribué à Bergson. Mais on sait quà la fin de sa vie il a déclaré se sentir très proche du catholicisme, et le codicille de son testament, rédigé le 9 mai 1938, affirmait quil se serait converti sil navait vu « se préparer depuis des années [] la formidable vague dantisémitisme qui va déferler sur le monde. » (C., p. 1169-1670).

87 DS, p. 19.

88 Ibid.

89 DS, p. 47.

90 DS, p. 78.

91 DS, p. 12, p. 100.

92 DS, p. 28 : « Cest dabord contre tous les autres hommes quon aime les hommes avec lesquels on vit. »

93 DS, p. 248-249. La fraternité est lexpression socialisée de lamour de Dieu (ou de lélan même de la vie qui « est de Dieu si ce nest pas Dieu lui-même » [DS, p. 233]) qui « voudrait [] parachever la création de lespèce humaine et faire de lhumanité ce quelle eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans laide de lhomme lui-même ».

94 Spécialement voir DS, p. 34-35, 51-52, 78, 97, 102, 225, 238, 247-248, 267-268, 270-274, 300, 332.

95 DS, p. 267. Pour lévangéliste Jean, on songera à la première épître, 4.8 : « Qui naime pas na pas découvert Dieu, puisque Dieu est amour ».

96 Sur laccident daiguillage qui aurait détourné la technique de sa destination, voir notre article « Luxe et simplicité dans la pensée de Bergson. Politique et mystique face à la guerre », dans Annales bergsoniennes, t. V, Paris, PUF, 2012, p. 175-196.

97 DS, p. 30.

98 Pour prendre un exemple parlant, François dAssise commence sa prédication et son itinérance en 1208. Il est accompagné dune petite poignée de disciples. En quelques années, 6000 personnes le rejoignent. Mais il y a loin de 6000 personnes à toute lItalie !

99 Voir sur cette question précise louvrage de Théophile Desbonnets, De lintuition à linstitution. Les franciscains, Paris, Éditions franciscaines, 1983. Ou encore dAndré Vauchez, François dAssise, Paris, Fayard, 2009, première partie.

100 À noter que certains successeurs de François dAssise ont été tellement marqués par son imitation du Christ quils lont nommé « alter Christus ». Cf. À lorigine des fioretti : les actes du bienheureux François et de ses compagnons, éd. Jacques Dalarun et alii, Paris, Cerf, 2008.

101 Une sorte de semper reformanda laïcisé.

102 DS, p. 309.

103 DS, p. 334-337. Pour comprendre lattachement singulier de Bergson à ces recherches, lire « “Fantômes de vivants” et “recherche psychique” », dans ES, p. 61-84.

104 Le chapitre 2 de EC montre quel est le rôle de la « torpeur » quil estime être une des grandes directions de la vie avec lintelligence et linstinct. La torpeur a dabord une fonction préservatrice. Dans lunivers végétal, elle favorise le stockage de lénergie. Chez les êtres humains, elle prend le nom de paresse et consiste à maintenir les représentations et les usages comme ils sont. Voir un exemple singulier de paresse dans DS p. 158-159. Chez les hommes, la torpeur (paresse) joue contre leffort de la vie créatrice ; tandis que chez les végétaux, elle joue en faveur de cet effort si lon considère que les végétaux sont la condition de la libération animale, puisque grâce aux végétaux les animaux nont pas à stocker lentement lénergie mais seulement à se servir.

105 DS, p. 14.

106 Sur la préfiguration du système dhabitudes et le conditionnement circulaire de lindividu et de la société, voir DS, p. 209-210.

107 DS, p. 297.

108 Jacques Chevalier, Op. cit., p. 215.

109 Une idée-force des Deux Sources consiste à réfuter la transmission héréditaire des caractères acquis.

110 DS, p. 289.

111 DS, p. 291.

112 DS, p. 245.

113 Ibid.

114 Il pourrait donc y avoir chez Bergson une pensée de la décadence qui ne serait rien dautre quun relâchement de leffort.

115 DS, p. 313-317.

116 DS, p. 299.

117 DS, p. 300.

118 Ibid.

119 DS, p. 301.

120 « Aime, et fais ce que tu veux », saint Augustin, Commentaire de la Première Épître de saint Jean, traité VII, § 8, Paris, Cerf, 1961, p. 329.

121 DS, p. 312.

122 Sur la difficulté de lacte libre : DI, p. 126-127. La réalisation dune fraternité est autrement plus difficile que la production dun acte libre parce que son inspiration doit venir de beaucoup plus loin que de l« âme toute entière ».

123 EC, p. 128.

124 Par exemple « La force qui suse et la force qui ne suse pas » (2 novembre 1914), EP, p. 439-441) ; « Allocution avant une conférence sur la guerre et la littérature de demain » (23 avril 1915), M, p. 1151-1156 ; ou encore « Lamitié franco-américaine », M., p. 1257-1268.

125 « Mes Missions », dans M, p. 1564. On peut voir, sur cette question du détournement et de lusage idéologique de la philosophie, notre article « Situation de guerre et état dâme mystique chez Bergson », dans La mystique face aux guerres mondiales, Paris, PUF, 2010, p. 131-151.

126 « Conférence de Madrid sur la personnalité » (6 mai 1916), EP, p. 534-535.

127 M, p. 1257 : « La mission que Jeanne dArc a accompli chez nous, il semble aux Américains [] que la France soit venue pour laccomplir parmi les nations ».

128 Où il donne une série de conférences avec une délégation française au printemps 1916.

129 Ibid., p. 1566.

130 Rappelons que tout élan vital est fini, mais que le nombre des élans vitaux striant lunivers est indéfini. Seule la source des élans peut être qualifiée dinfinie.

131 DS, p. 338.

132 DS, p. 247.