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Classiques Garnier

Transhumaniser à rebours De Teilhard à Dante

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2015 – 1, n° 6
    . Le Transhumanisme
  • Auteur : Pinchard (Bruno)
  • Résumé : Du transhumanisme, on retiendra surtout la particule « trans- », pour reconnaître avec Dante une forme par excellence du désir. Cette étude montre qu’en prenant sans retour le parti du « trans- », l’Occident s’expose à des dérèglements que les Anciens auraient considérés comme autant de superstitions. On trouvera chez Vico une forme d’équilibre qui, à toute progression dans le futur, associe un attachement archaïque proportionnel.
  • Pages : 51 à 65
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812448409
  • ISBN : 978-2-8124-4840-9
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4840-9.p.0051
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/09/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : métamorphose, transsubstantiation, superstition, tradition, dédoublement
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Transhumaniser à rebours

De Teilhard à Dante

À Pietro Barcellona, in memoriam1.

Le but de mon travail nest pas dajouter un argument de plus ou de moins au formidable mouvement médiatique qui a soutenu les thèses transhumanistes de Ray Kurzweil et de Nick Borston, et des quelques signataires de la « Déclaration transhumaniste » de 2002. Il suffit que Michel Houellebecq, avec sa sagacité coutumière, ait pris en charge ce mouvement des particules élémentaires mondialisées pour que nous nous en forgions une opinion suffisante.

Dune façon générale, la futurologie transhumaniste souffre des limites des capacités de la science à extrapoler. Pour quiconque est sensible aux conditions physiques dun pronostic, le transhumanisme est une pensée qui narrive pas à stabiliser ses conditions spatio-temporelles. On ne peut que lui opposer la part dentropie qui limite la quantité dénergie disponible pour les transformations quil promet. Le transhumanisme joue en effet perpétuellement du néo-darwinisme pour dissimuler des consommations énergétiques comptées. Mais en admettant même que les hommes arrivent à asservir le soleil à leur fin, ce qui nannule pas lentropie, mais la place à une toute autre échelle, nous ne savons toujours pas comment se comportent nos modèles mathématiques au-delà dun certain point dintégration des données. Le problème des trois corps, le comportement des équations dans les grands nombres, les limites mal définies du réductionnisme opératoire, tout cela nest

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pas encore exploré, nest même pas encore modélisable et transforme les prédictions en de purs prolongements de modèles standards au-delà de leur domaine dapplication légitime. Comme disait René Thom, tout modèle théorique a tendance à vivre au-dessus de ses moyens, cest alors quil devient une idéologie. Le transhumanisme scientiste répond parfaitement à cette définition.

Pourtant le « trans- » consubstantiel à lhumanité reste une des propositions les plus fécondes pour aborder le mystère de lhumanisation dans lhistoire du cosmos. Là plus quailleurs, la « transphobie » tue ! Lidée est donc dextraire le « trans- » qui travaille le transhumanisme et de déterminer celui-ci par ses oppositions. Par là le transhumanisme révèle ses héritages et appelle un discours généalogique qui lui permet de se distinguer des post-humanismes de rencontre. Il nest pas en effet une pensée qui nait son trans- : méta-physique chez Aristote, trans-cendantaux chez Thomas dAquin, trans-cendantal chez Kant, la trans-cendance en phénoménologie, pour ne rien dire des formules aux sens multiples laissées par Angelus Silesius qui sont autant de commencements pour la philosophie allemande et de réveils pour la philosophie : Ueberwesenheit, Uebergottheit, Ueberformung, Ueberangelkeit : « Tu demandes ce quest lhumanité ? Je dis : surangélicité, ce mot seul suffit »2.

Mais que dire de plus que ce que Dante a laissé de façon définitive non seulement dans la langue italienne, mais aux marges de la langue vulgaire et de la langue latine, en une audacieuse confrontation qui brouille les frontières et marque, dans léconomie même de la langue, tous les risques de la transhumanisation ? « Trasumanar significar per verba / non si porìa []3 », transhumaniser, on ne peut le dire avec des mots. Ou plus précisément : « Per verba », cest-à-dire selon les règles dune langue régulière, grammaticale, syllogistique et latine. Mais au-delà de cette limite, commence laventure du vulgaire, la générosité de ses images et de ses rimes, et voilà laventure transhumaine qui trouve son exemplification la plus divine.

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Cest pourquoi je nai pas voulu quun vocable aussi magnifique que « transhumanisme » passe à ma portée sans tenter den faire quelque chose de spécifique, en lui restituant tout son pouvoir de nomination et dinitiative conceptuelle. Les quelques vers de Dante nous obligent à cette confrontation car ils attestent quelle porte un horizon. Le transhumanisme est à nouveau à la mode, eh bien soit, donnons-lui sa chance, sans lalourdir des présupposés qui sont en train de le remettre au premier plan. Transhumaniser redevient une tâche pour lhumanité qui a cru, pendant un temps, pouvoir se contenter delle-même ? Prenons au mot cette écume des jours et donnons-lui un destin digne de ses racines et des espérances qui fermentaient en lui.

Un mot, cest un pouvoir. Le transhumanisme véhicule un tel pouvoir de suggestion, il repose sur une telle histoire, il convient si bien à la crise actuelle de lhumanisme, quil semble dune urgence absolue de travailler sur un vocable qui contient manifestement une part de notre futur. À coup sûr le transhumanisme technologique en fait partie, mais il ne saurait en épuiser le pouvoir de propagation, qui se répand non seulement selon les voies de la répétition machinique, mais selon les aléas du temps et la multiplicité des locuteurs. Si nous parlons tous de transhumanisme, il prendra dautres formes, il empruntera dautres chemins de métamorphoses que si nous laissons la machine mondiale planifier sa répétition morte. Il en est du transhumanisme comme de Dieu : il a besoin de la prière de ses fidèles.

Peter Sloterdijk sest exposé à la critique en se demandant « ce qui apprivoise encore lêtre humain lorsque lhumanisme échoue dans son rôle décole de lapprivoisement humain4 ». Mais parce que prononcer ici le nom du Transhumanisme, cest déjà éduquer lappétence immémoriale des sociétés vers le Trans-, nous continuerons à demander à un humanisme « historique » le soin de régler lusage du transhumanisme futur.

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Teilhard de Chardin
et la sorcellerie de la terre

Mais voyons dabord les effets des discours qui se précipitent vers des transhumanismes de rupture. Teilhard de Chardin serait peut-être étonné de se retrouver à ce moment de largumentation, mais cest chez lui quon trouve un éloge bien singulier dune série de concepts qui nont pas eu la fortune quils méritaient : la Néo-humanité. Néo-humanité, méga-synthèse, changement dâge : on connaît les formules fortes que Teilhard a multipliées tout au long de sa vie de chercheur incompris. Quelques lignes de lauteur vont nous remettre en mémoire lenvergure de sa pensée et les risques auxquelles elle sexpose comme par mégarde :

En vérité, autour de la Méditerranée, depuis six mille ans, une néo-Humanité a germé, qui achève, juste en ce moment, dabsorber les derniers vestiges de la mosaïque néolithique : le bourgeonnement dune autre nappe, la plus serrée de toutes, sur la Noosphère. Et la preuve en est quinvinciblement, dun bout à lautre du monde, tous les peuples, pour rester humains, ou afin de le devenir davantage, sont amenés à se poser, dans les termes mêmes où est parvenu à la formuler lOccident, les espérances et les problèmes de la Terre moderne5

Ces quelques lignes font frémir, elles ne font pas seulement trembler la théologie catholique, mais toute entente raisonnée de lavenir humain. Car nous découvrons, jusquau cœur de ce projet de Néo-humanité, un ethnocentrisme militant, une réduction de lhistoire humaine à des nappes biologisantes, une noosphère jamais entropique, le basculement de lancestralité de la terre dans une Terre moderne, ou « Terre Finale ». Mais que signifie même devenir davantage humain ? Et que dire encore de la « planétisation en cours de la Noosphère », ou du passage par lOccident de laxe principal de lAnthropogenèse, lecture hégélienne de lhistoire de lesprit soudain retranscrite dans un vocabulaire darwinien ?

Teilhard demeure cependant précieux parce, que précisément, il ne cache rien. Cest en lui que se formule de la façon la plus naïve lontologie, la théologie et la poétique du transhumanisme. Il est le symptôme complet, jusque dans ses transgressions et ses naïvetés. Il

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est lalchimiste de fortune de la nouvelle vision du monde : « Jadis, les précurseurs de nos chimistes sacharnaient à trouver la pierre philosophale. Aujourdhui notre ambition a grandi. Non plus faire de lor, – mais de la Vie ! ». Soudain le Néo- quappelle tout Trans- sembrase : il faut se préparer à « une nouvelle vague dorganismes, – une Néo-vie, artificiellement suscitée6 ». Le théologien scolastique entrerait-il dans lheure des techno-sciences de la vie ? Et il ose conclure, après avoir remarqué que toute la Recherche dans le monde ne se propose que de telles fins : « À ceux qui ont le courage de savouer que leurs espérances vont jusque-là, je dirai quils sont les plus hommes des hommes7 ».

« Humain, trop humain ! », lexclamation de Nietzsche contre la pitié ultime de Wagner aurait-elle été un mot dordre jésuite, et le transhumain qui en découle une preuve ultime de la folie du baroque romain ? Il ny manque qu« un domaine nouveau dexpansion psychique8 ». La sorcellerie de la terre se serait en effet emparée du théologien jésuite au milieu de la Chine ! Elle résume en tous les cas toute la puissance de séduction du « par-delà » laissé à ses folles entreprises : « Ses ensorcellement ne sauraient plus me nuire, depuis quelle est devenue pour moi, par delà elle-même, le Corps de Celui qui est de celui qui, vient !9 ».

Pour ces « par-delà », en dautres temps, Teilhard aurait été voué au bûcher qui a rattrapé Giordano Bruno. Pourtant sa défense semble toute prête : « Tout essayer pour le Christ ! Tout espérer pour le Christ ! Nihil intentatum ! ». Voilà, juste au contraire la véritable attitude chrétienne. Diviniser nest pas détruire, mais surcréer10.

Mais voilà bien le problème du transhumanisme : il embrasse sans réserve le Sur- de tout Trans-, mais il ne cesse de détruire. La sorcellerie a donc son Enfer. Elle a sa porte béante : « Lasciate ogni speranza, voi chentrate. »

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Expériences dantesques

On peut considérer en effet que la Divina commedia, malgré son parti pris de transhumanisation, contient autant davertissements que dencouragements. La transhumanisation a son ombre et ce sont précisément toutes les métamorphoses de lEnfer. Sil pousse des ailes à lhomme dans le Paradis, il connaît des excroissances monstrueuses dans lEnfer : il devient arbre, serpent, roche ou glace dans lEnfer, il use de la machinerie du corps gigantal, mais pour descendre toujours plus bas dans lhorreur, il est en proie à une métamorphose dont on pourrait dire à nouveau : « significar per verba non si porìa ». Les yeux de Béatrice ont beau nous arracher à la terre, nulne sait leffet de lherbe magique qui transforma Glaucus et de quel dieu il est devenu légal après sa métamorphose. Comme dit assez durement Dante : « Però lessempo basti/a cui esperïenza grazia serba », que lexemple serve de leçon à qui la grâce a réservé cette expérience.

Teilhard est bien le grand nageur de lévolution, mais sa vue panoramique ne sengage pas dans les allers et retours du temps pour que notre confiance soit parfaite. Qui dit que la progression vers la noosphère soit linéaire ? Qui évoquera le sort des être crispés qui nentreront pas dans les voies de la métamorphose ? Quelle est léternité réservée non aux malfaisants, mais aux contrefaits, non aux déviants, mais aux myopes et aux mal voyants des issues heureuses ? Et lamour lui-mêmedont Teilhard se réclame, ne fait-il pas, Dante le rappelle, régulièrement trembler la terre, la poussant à la catastrophe dun amour possessif, au point quil y en a qui croient quil deviendra proie du chaos11. Quelle est la place de ce chaos érotique dans léther du Milieu divin ?

La lucidité nourrie aux lueurs de lEnfer nest pas à négliger, elle est lombre de lélan créateur, elle est la caricature inévitable que tire à sa suite la délivrance, et elle écrit la contre-histoire, aussi éternelle que le temps à venir : « E IO ETTERNA DURO ». Dante a été ici plus sensible à laléa du futur que son successeur en métamorphose.

Il va même plus loin en imaginant des métamorphoses circulaires. Voici quil se moque des poètes qui se vantent de leurs métamorphoses

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étonnantes. Lucain et Ovide peuvent être dépassés. Ovide « due nature mai a fronte a fronte / Non trasmutò si chamendue le forme / A cambiarlor matera fosser pronte12 », non transmua jamais deux natures terme à terme, au point que les deux formes fussent disposées à échanger leur matière. Qui ne dit que ce modèle local qui décrit létreinte animale de deux voleurs florentins ne pourrait servir de modèle général de lévolution universelle, au point que chaque trajet en avant, se redouble dun trajet de régression, au point que le sens général de lunivers ne paraisse pas celui dun changement, mais au contraire celui dun éternel équilibre entraînant avec lui déternelles régressions et de définitives solidifications ? Trop hâtif, Teilhard na même pris le temps de ces examens laborieux qui mettent en péril les élans les mieux intentionnés.

Les Transhumanistes ne connaissent quun temps et ce temps ils se le donnent comme une grâce déjà toute accordée. Ce modèle nest pas rare en théologie. Il résulte tout droit du mystère de la Trans-subtantiation qui veut quun même pain soit successivement actualisé dans lêtre par la forme du blé cuit et par le corps du Christ. Cette fluidité des états est un nœud classique de toute pensée de la métamorphose qui veut maintenir lidentité de lêtre dans le changement des conditions. Et cest précisément ce trop facile emboîtement des nouveaux scientismes maîtres du temps dans les promesses dune théologie providentielle qui rend suspectes leurs promesses. Et si Teilhard théologien et mystique importe ici, cest évidemment par le dévoilement de ces postulats exorbitants : transhumanistes matérialistes, vous êtes des mystiques gnostiques ! Alors continuez votre route, mais connaissez lEnfer du théologien et du gnostique. Vous êtes des superstitieux et il vous fait maintenant connaître le sort des superstitieux.

Cicéron contre les superstitieux

Rome a fait beaucoup pour éclairer les risques de la superstition en distinguant, par la bouche du pontife Cicéron et de ses amis, la religion romaine véritable de la superstition orientale ou populaire qui était en train de semparer la République :

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Ce ne sont pas seulement les philosophes, mais aussi nos ancêtres qui ont distingué la religion de la superstition. En effet, ceux qui, pendant des journées entières, faisaient des prières et des sacrifices pour que leurs enfants leur survivent (superstites), ont été appelés superstitieux (superstitiosi) et le mot à pris ensuite un signification plus large13.

Le transhumaniste techniciste a sa place dans ces polémiques très anciennes. Par les invocations machiniques auxquelles il se livre, il cherche toujours à se survivre, non certes dans ses enfants, mais dans les enfants de son propre corps, les prolongements appareillés quil multiplie et dont il veut séquiper toujours davantage. Il est donc le superstitieux qui ne songe que survivance et descendance de soi à soi en un monstrueux héritage. Il est aussitôt le devin ou le charlatan, du moins si lon en croit toujours Cicéron :

Je ne reconnais ni les tireurs de sorts, ni ceux qui sont devins pour de largent, ni même les évocations de mots [] car ce ne sont pas là des voyants de science ou de technique, « mais des devins superstitieux et des charlatans impudents, ou dépourvus de talent, ou dépourvus de raison, ou quepousse la misère, qui ne connaissent par leur propre chemin et montrent la route à autrui [] ». Mais moi, qui pense que les dieux se soucient du genre humain et même quils nous envoient des avertissements et nous prédisent bien des événements, japprouve la divination, pour peu quon exclue la légèreté, le mensonge et la malice14.

Nous voilà sur une route bien imprévue, où la sagesse romaine nous tend la main pour y voir davantage clair dans les propositions démesurées dun siècle technologique. Face à la superstition des transhumanistes de son temps, Cicéron avance une assez singulière conception de la religion :

Mais ceux qui examinaient avec soin tout ce qui se rapporte au culte des dieux et, pour ainsi dire, le passaient en revue (relegere) ont été appelés religieux (religiosi), du verbe relegere tout comme élégants vient du verbe choisir (eligere), diligents du verbe diligere (prendre soin), intelligent de intellegere (comprendre). On retrouve dans tous ces mots le même sens de legere (choisir) que dans religieux. Cest ainsi que les termes supersititieux et religieux sont devenus, lun, péjoratif, lautre laudatif15.

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Nous avons besoin de ces distinctions, elles sont les garantes de la civilisation, elles sont les gardiennes de Rome, fût-elle devenue une ville mondiale, ou le monde comme une seule ville. Elles enseignent à choisir dans nos conduites divines. Cicéron le montre, la religion véritable suppose une grande connaissance du monde divin. Elle appelle à sy orienter, à choisir. Celui qui ne veut que la prendre dans sa compacité univoque ny fondera que des superstitions. Celui qui associera à la religion lélégance, le soin et lintelligence, celui-là aura fait son chemin parmi les hommes et les dieux. Cest un tel homme dont Cicéron fait léloge quand il célèbre lœuvre de son ami Varron :

Nous marchions errants dans notre propre ville comme des étrangers ; ce sont tes livres qui nous ont, en quelque sorte, ramenés dans notre demeure nous ont permis enfin de reconnaître qui nous étions et où nous étions. Par toi nous avons connu lâge de la patrie ; par toi, la répartition des temps ; par toi, les droits de la religion, ceux du sacerdoce ; par toi, les règles de la vie privée, celles de la vie publique ; par toi, la situation des contrées et des lieux ; par toi, les noms, les espèces, les rôles, les causes de toutes les choses divines et humaines16.

En évoquant en ces termes les choses divines et humaines, Cicéron accomplit le geste religieux par excellence, celui de « passer en revue » les éléments de la tradition, les « sacrorum jura ». Il exerce ainsi un jugement libre sur une érudition sans faille. Il propose la croyance éduquée et loppose à la véhémence dune croyance projective et charbonnière. Il résume la meilleure chance dun pensée vraie : elle ne progresse quà partir des sacra, des auspicia, des prodigia, des sacrifices, des présages, des signes, cette triade qui fait le tour de lontologie romaine17. Elle ne cède ni aux seules raisons de la philosophie, ni aux emportements de la superstition. À force de civilisation, elle devient une règle de nature dans un temps transhumaniste.

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Augustin ou léradication

Ces textes ont été lus bien avant nous, et dabord par Augustin, qui sest emparé de largument et lui a donné lampleur dune déclaration de guerre contre le paganisme. Augustin ne croit pas à la concorde des dieux antiques avec les hommes, quil réserve au seul christianisme. Il reconnaît la distinction avancée par Cicéron après Varron :

Entre lhomme religieux et lhomme superstitieux, Varron découvre cette différence que le superstitieux a peur des dieux, tandis que le religieux les vénère seulement comme des pères sans les craindre comme des ennemis []18.

Mais Augustin nen reste pas là. Selon son point de vue, lopposition entre la théologie de la cité céleste et les superstitions de la cité terrestre suffit pour conduire les hommes à choisir dans la grande remémoration des promesses religieuses de la terre. Seule la transcendance du Dieu révélé a raison de la superstition :

Mais la vraie religion na pas été instituée par une cité terrestre ; cest elle en vérité qui a institué la Cité céleste. Cest elle que le Dieu véritable, dispensateur de la vie éternelle, inspire et enseigne à ses vrais adorateurs19.

Pour lui, Varron nest quun esclave de sa cité terrestre et pécheresse :

Que devons-nous penser, sinon que cet homme fort pénétrant et fort habile, mais que lEsprit-Saint navait pas encore libéré, fut lesclave des coutumes et des lois de sa ville ; et toutefois il sest refusé à passer sous silence ce qui le troublait, sous prétexte de recommander la religion20.

Recommander la religion, lui reconnaître son mandement dans les choses humaines et divines, voilà bien lœuvre de Rome. Augustin croit urgent de se libérer de ce frein de civilisation. Il abolit dun coup la culture religieuse de Rome qui avait su jusque-là résister aux tentations croisées de la superstition populaire et de la critique philosophique :

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Or tout au long de ce magnifique et si habile enchaînement de divisions et de distinctions, il est vain de chercher et fort imprudent de souhaiter ou despérer trouver la vie éternelle ; []. Car il sagit dInstitutions émanant soit des hommes, soit des démons, et non pas de bons démons, comme les appellent nos adversaires, mais, pour parler clairement, desprits immondes, et sans contredit, malfaisants21.

Augustin craint que les distinctions trop humaines entre religion et superstition naffaiblissent le désir de lâme et retardent son union avec la vérité éternelle. Augustin veut la transhumanisation, vite, quoique sans la superstition. Il suppose une affinité de fond entre la religion vraie et la théomorphose des humains. Cest déjà la précipitation de Teilhard. Et toute précipitation annonce une crise de civilisation : lheure du transhumanisme avait sonné sur terre avec le cortège de ses superstitions immaîtrisables. Nous ne pouvons plus penser sans cet essaim de tentations.

Une conclusion simpose donc ici : le transhumanisme est une espérance humaine qui suppose par excellence une évaluation par des concepts théologiques. Le christianisme sest épris de transhumanisme tout en renonçant haut et fort aux critères de choix qui permettait de lorienter dans un sens maîtrisable ou favorable à la cité. Il sest persuadé que lopposition entre la théologie de la cité céleste et les superstitions de la cité terrestre suffirait pour conduire les hommes dans la grande remémoration des promesses religieuses de la terre. Dante lui-même a subi cet attrait. Il a seulement tenté de réintroduire un critère dans cette fièvre : lamour. Cest une femme et un amour, celui de Béatrice, qui le conduira finalement à franchir les portes de la mort et de la théomorphose. Sil est de notre fatalité de transhumaniser, et que nous ne le pouvons sans revenir à retrouver la superstition dune vie éternelle forgée à notre guise, quelle sera notre Béatrice ?

Les deux soleils

Transhumaniser, ce serait ainsi chercher lÈve future, la femme douée pour les métamorphoses. Car la femme est dabord lêtre qui se transforme sans cesse et Béatrice est linstrument transhumanisant par

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excellence22. Béatrice est si heureuse quelle rend létoile Mercure plus lumineuse. Dante sembrase à ce spectacle. Un vrai transhumanisme se mesure à cette aune, lamour. Quel est ton amour ? Telle est la question que Dante nous transmet pour juger si telle ou telle transmutation nous conduit vers le ciel ou vers lenfer. Cette reformulation du problème aurait sans doute convenu aussi à Teilhard. Cet amour enregistre la capacité de changement qui traverse lespère humaine, mais il nest lui-même que la réponse à un amour premier, celui de Béatrice : la regarder aimer la vie dans sa formulation la plus pleine, cest la regarder « trasmutar sembiante23 », changer daspect. Ainsi la chaîne est-elle sans rupture : nous changeons sous leffet changeant dun principe en constant changement vers une plus grande plénitude de vie.

Mais Dante ne fait pas que nous tenter par cette irisation de son être, il délivre un enseignement sur lamour. Or cet enseignement rompt de fond en comble avec celui de lauteur des Confessions car il reconnaît la nécessité de ROMA au centre dAMOR : si tu aimes, aime selon Rome ; si tu aimes, fais de ton amour la Ville. Et avec cette injonction unique dans lOccident chrétien, cest Cicéron, le pontificat, les enseignements de la République et de lEmpire qui reviennent et poursuivent leur œuvre de civilisation : « Pour les croyances populaires et pour le plus grand bénéfice de la république, on conserve la tradition, le système religieux, lart et le droit auguraux, lautorité du collège24 ».

Que dit Dante, en effet, et quelle est sa leçon damour ? Elle nest pas ascétique, elle est romaine, elle nest pas sublimante, elle est enracinante, elle nest seulement chevaleresque et courtoise, elle est citoyenne. Même au cœur du plus haut amour en effet, Dante nenseigne jamais un destin spirituel sans le redoubler dune assurance dans lordre de la monarchie temporelle. Chez lui, même le Christ est romain et sest soustrait à la sauvagerie des idylles sans empire25.

Ce sérieux dantesque dans lévaluation de lempire manque aussi bien à Augustin quà Teilhard. Non, il ny avait pas que des démons à

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Rome et ce fut la grandeur de Dante que de le dire et de le répéter au besoin contre Augustin lui-même. Cest dans un même mouvement que lAmour meut le ciel et les autres étoiles, et que Rome meut la monarchie universelle. Rome quest-ce à dire ? La ville aux deux soleils, celle qui enseigne quil ny a pas dEmpire sans dédoublement des pouvoirs : le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel26. Dante enseigne le dédoublement des fins à linfinité de lamour et cest ainsi que Janus vient au secours de Jupiter. Quand la superstition dit Super-, Dante dit Deux.

Naime pas sans Rome, voilà la leçon double de Janus et de son temple apparié à celui de Jupiter, comme les initia précèdent et concluent les summa. Le soleil de Janus devrait être la dernière mesure du transhumanisme : tout dépassement dhumanité doit suivre la carrière du soleil, souvrir en Est, et se fermer à lOccident. Aimer sous le soleil de Rome, cest aimer à la mesure de Janus, pour une journée aussi vaste que la carrière du jour. Aimer un jour entier, du soleil levant au soleil couchant et faire dans cette plénitude paraître Béatrice, depuis la vision matutinale dans le Verbe jusquà la vision vespérale dans les choses comme disent les théologiens. Béatrice précède Pierre dans lhéritage de cet office. Elle impose un double soleil à toute métamorphose du désir. Elle est lultime pontife quand la religion de Cicéron sefface.

Vico ou la mémoire de Janus

Au point de convergence de lamour et du savoir, nous avons rencontré le chiffre deux et un dieu, Janus. Il est la clé dun transhumanisme qui cherche sa loi. Trans- na plus été seulement un mouvement captif de sa fin, il est devenu la profondeur même des choses, la chance dune double énonciation de toute présence. Giambattista Vico aide à préciser cette morphologie dun monde dédoublé au cœur de la métamorphose.

Comme pour le dernier Freud, la Rome de Vico sidentifie aux pouvoirs de lâme, ce quil appelle la « Métaphysique de lesprit humain ». Celle-ci ne se formule avec des catégories, mais avec des mots de la Rome ensevelie. Vico a inventé une forme de catabase dans larchaïque

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qui met bien en lumière la force de ce dédoublement et les leçons de vie quil retient. Entendre le Janus romain, cest, comme il dit, « descendre » dans une forme desprit étrangère à lhumanisme moderne27. Descente en enfer en effet que cette tâche de faire revivre la puissance de larchaïque sous le signe du dédoublement de Janus… Le transhumanisme nous projette peut-être vers lavenir, il suppose que nous puissions proportionnellement faire affleurer une telle puissance de larchaïque28. Cette dualité des consciences est la réponse de Rome à nos ambitions dimmortalité. Plus nous progresserons vers la convergence moderne, plus nous devrons nous appuyer sur des états primordiaux qui accompagneront nos esprits en train de renoncer à leur condition ancestrale. Tout élan de dépassement – de ce dépassement qui ouvre le futur comme le rythme même du temps –, se double ainsi de la reconnaissance des lois de Janus qui garde les portes des deux solstices, celui des vivants et celui des morts.

À suivre cette complexification par dédoublement de lidée humaniste29, il ny aura de transhumanisme quinfernal, non pour quelque faute morale commise, mais par la nécessité dun enfoncement dans larchaïque qui puisse répondre aux progressions futures. Vico brosse ainsi le portrait dun Dante qui, dans son Enfer, retrouve les accents des âges archaïques, parcourant ensuite au cours de son œuvre les âges successifs de lhumanité30. Tel est le rythme dédoublé de lœuvre passéiste et futuriste qui appelle lhumanité au seul transhumanisme licite, celui de pondérations à la mesure de ses progressions.

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Le transhumanisme de notre temps, sans Ève ni Béatrice, sans dédoublement sous la garde de Janus, sans conscience de sa propre dépendance à légard de la superstition, sans empire latent ni connaissance des routes souterraines de lEnfer semble simposer uniquement pour multiplier nos craintes. Mais si, daventure, il reprenait goût aux initiations, sil réveillait les leçons de son propre paganisme, sil passait à nouveau en revue les lois divines et humaines au point de connaître sa propre religion, alors il réveillerait peut-être la force qui gît sans emploi à cette heure dans la matière humaine. Mais il devrait alors répéter avec Cicéron, ou les personnages qui le représentent, cette mise en garde à longue portée sur les méfaits de ceux qui veulent se survivre :

À dire vrai la superstition, répandue dans toutes les nations, a opprimé presque tous les esprits et sest imposée à la faiblesse humaine. [] Il me semble que, si nous détruisons radicalement la superstition, nous aurons rendu un grand service à nous-mêmes et à nos concitoyens. Et en supprimant la superstition, on ne détruit pas la religion : je veux que cela soit bien compris. Car le sage soit protéger les traditions des ancêtres en conservant les rites et le culte. [] Cest pourquoi il faut à la fois propager la religion, qui est combinée avec la connaissance de lordre naturel, et arracher toutes les racines de la superstition31.

Je nommerai en conséquence latine – latine des latences qui nous constituent –, la pensée mûrie qui contient les débordements du transhumanisme dans les termes des attachements archaïques. Depuis la traversée dantesque de la terre, les Romains, les Latins, et la part la plus latine de la pensée française ont su incarner le contre-coup archaïque des plus grands efforts de transformation. Ils ne furent même que cet écho souterrain, distinct des buts et des fins qui les font résonner. Procéder depuis une telle Rome de lesprit, cest retrouver les racines dun droit ancestral qui redouble tout désir démancipation. Et quel étonnement dès lors si cest en latin que sécrit le palindrome de lEmpire, prononcé avec piété jusquau cœur de la « Société du spectacle » : In girum imus nocte et consumimur igni.

Bruno Pinchard

Université Lyon III

1 Cet article a été présenté à lUniversité de Lyon 3 en novembre 2013 au cours dun colloque fondateur le Réseau Trasumanar-Villa Finaly entre lItalie et la France. Il est dédié à lami défunt qui ma conduit aux présents débats.

2 Cité par Michel de Certeau, La Fable mystique, II, éd. Luce Giard, Paris, 2013, p. 279.

3 DC, Par. I, 70-71. Ce néologisme dantesque a été repris par Remo Bodei en dialogue avec Giambattista Vico dans un article important du recueil coordonné par Pietro Barcellona et cooédité avec Fabio Ciaramelli et Roberto Fai : Apocalisse e Post-umano, il crepuscolo della modernità, Bari, 2007, « Strategie per trascendere lumano : cenni sul sublime e sullUebermesch », p. 25.

4 Peter Sloterdjk, Règles pour le parc humain, 1999, trad. Mannoni, Paris, 2000, p. 30.

5 Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Paris, 1955, p. 235.

6 Le Phénomène humain, p. 277.

7 Le Phénomène humain, p. 278.

8 Le Phénomène humain, p. 281.

9 Pierre Teilhard de Chardin, Le Milieu divin, Paris, 1957.

10 Le Milieu divin, p. 201.

11 Inf., XII, 43.

12 Inf., XXV, 100-102.

13 Cicéron, De la nature des dieux, II, XXVIII, 72, trad. Clara Auvray-Assayas, Paris, 2002, p. 89.

14 Cicéron, De la divination, I, LVIII, 132, trad. Gérard Freyburger et John Scheid, Paris, 1992, p. 96. La citation est dEnnius.

15 De la nature des dieux, II, XXVIII, 72, trad. cit., Paris, 2002, p. 89.

16 Cicéron, Acad. I, III, 9, cité par Augustin, La Cité de Dieu, VI, II, 247, p. 55.

17 « La religion du peuple romain, considérée dans son ensemble, comporte deux aspects, les rites et les auspices, auxquels on a ajouté un troisième, les avertissements, tirés des présages et des prodiges par les interprètes de la Sibylle et les haruspices. », De la nature des dieux, II, II, 5, éd. citée, p. 135. Je renvoie ici aux commentaires de Georges Dumézil, Mythes et épopée, I, Paris, 1986 : « Lart des auspicia consiste à recevoir, interpréter et éventuellement rejeter les signes que le grand dieu veut bien envoyer aux hommes ; lart des sacra, cest le culte, avec ses hommages, ses sollicitations et ses marchandages. », p. 277.

18 Augustin, La Cité de Dieu, VI, IX, 2, trad. G. Combès, Paris, 1959, p. 91.

19 Augustin, ibid., VI, IV, 250, p. 61.

20 Augustin, ibid., VI, II, 248, p. 57.

21 Augustin, ibid., VI, IV, 250, p. 59-60.

22 Dante a une formule inoubliable pour cette puissance de métamorphose, quand il entre à la suite de Béatrice dans le ciel de Mercure : « E se la stella si cambiò e rise, qual mi fec io che per la mia natura transmutabile son per tutte guise » Par., V, 97-99, et si létoile se changea et sourit, quel ne suis-je devenu moi qui par nature suis transmuable à tous sens !

23 Par., V, 88.

24 De la divination, II, XXXIII, 70, trad. cit., p. 138.

25 Purg., XXXIII, 100-103.

26 Purg., XVI, 106-107.

27 « Discendere da queste nostre umane ingentilite nature a quelle affatto fiere ed immani, le quali ci è affatto niegato dimmaginare e solamente a gran pena ci è permesso dintendere. », Scienza nuova, 44, § 338, descendre de nos natures humaines civilisées jusquà celles qui sont sauvages et inhumaines, natures impossibles à imaginer et quil nous est seulement permis de concevoir.

28 « Così noi, in meditando con i princìpi di questa Scienza, dobbiamo vestire per alquanto, non senza un violentissima forza, una sì fatta natura e, in conseguenza, ridurci in uno stato di una somma ignoranza di tutta lumana e divina erudizione, come se per questa ricerca non vi fussero mai stati per noi né filosofi né filologi. », Giambattista Vico, Scienza nuova prima, éd. Batttistini, § 40, en méditant ainsi avec les principes de cette Science, nous devons revêtir dune certaine manière, et non sans leffort le plus violent, une telle nature primitive. Il nous faut en conséquence régresser dans un état dignorance extrême de toute culture humaine et divine, comme si pour cette recherche il ny avait jamais eu pour nous ni philosophes, ni philologues.

29 Cf. Bruno Pinchard, La Raison dédoublée, Paris, 1992.

30 Giambattista Vico, Lettre à Gherardo degli Angioli sur Dante et sur la nature de la vraie poésie, Naples, 26 décembre 1725.

31 Cicéron, De la divination, II, LXXII, § 148.