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Classiques Garnier

Recensions

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2015 – 1, n° 6
    . Le Transhumanisme
  • Auteurs : Olie (Benoît), Gontier (Thierry)
  • Pages : 153 à 168
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812448409
  • ISBN : 978-2-8124-4840-9
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4840-9.p.0153
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/09/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Patrick Clervoy, LEffet Lucifer : des bourreaux ordinaires, Paris, CNRS éditions, 2013.

Patrick Clervoy dirige le service de psychiatrie de lhôpital dinstruction des armées de Toulon. Il a participé à plusieurs opérations extérieures au Surinam, en Bosnie, au Tchad, et en Afghanistan. Chercheur au CNRS, il est spécialiste du stress et des traumatismes psychiques. Il a publié, en 2007, un article dans la revue Inflexions (no 7) sur « le décrochage du sens moral », en sappuyant sur les événements dAbu Ghraïb pour se placer dans la perspective de lindividu puis celle du groupe. LEffet Lucifer reprend et approfondit cette étude.

« Du décrochage du sens moral
à lépidémie du mal »

Ce sous-titre original du livre, qui apparaît en première feuille, décrit les mécanismes de survenance et de propagation du mal par le biais de la cruauté humaine. Il sagit de la perte de repères moraux par les individus, de leur acceptation du mal, dabord toléré puis qui devient une norme, et de la propagation de ce mal par la libre expression, au sein du groupe, de la cruauté de lindividu. Lanalyse de lauteur rappelle en ce sens le concept de cadre de référence que Neitzel et Harald utilisent dans Soldaten (Knopf publishing group, 2012).

Les fondements théoriques que Patrick Clervoy utilise sont des classiques de la psychologie sociale. Le premier est lexpérience de Stanley Milgram sur la soumission à lautorité (1960). Le deuxième est lexpérience des gardiens et des prisonniers, dite « de Standford », réalisée par Philip Zimbardo au début des années 1970. Lexpression Effet Lucifer est dailleurs le titre du livre publié par Zimbardo en 2007. Elle est utilisée pour décrire le phénomène que Clervoy appelle les « pousse à la cruauté » (p. 31), cest-à-dire la réunion de conditions qui amènent à la perte des repères moraux et permettent à la cruauté naturelle de lindividu de sexprimer.

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Enfin, pour évoquer la tolérance face à la cruauté des autres et lentraînement vers le mal, lauteur se réfère à lexpérience de Solomon Asch sur le conformisme (1951) ainsi quaux théories de Gustave Le Bon sur la psychologie des foules et à la tache de Mariotte, cette zone aveugle qui empêche de voir certains éléments de notre champ de vision quand ils sont trop proches et quon ny prête pas attention.

Cest la référence à la tache aveugle et son application au domaine psychique qui constitue le véritable apport de lauteur vis-à-vis des études de psychologie sociale. Pour Patrick Clervoy, cest parce que lindividu refuse de voir sa propre cruauté, cachée dans une tache aveugle spirituelle, que lépidémie du mal peut se propager.

Le décrochage :
le moment où la moralité bascule

Patrick Clervoy commence son étude par le phénomène de décrochage du sens moral. Lexpression décrochage est empruntée à laéronautique pour décrire ce qui arrive aux protagonistes au moment où la morale cesse de les porter (p. 253), comme lorsque le vent relatif cesse de porter lavion.

Les exemples utilisés répondent à deux objectifs. Le premier est de produire des références que le lecteur pourra vérifier, pour lesquelles des investigations et des jugements ont eu lieu et sont accessibles, et dont laspect polémique est atténué ou apaisé. Le deuxième objectif est de tendre à luniversalité, de saffranchir des aspects culturels en variant les lieux et les époques. En ce sens, les exemples sont pertinents et place dès lors le lecteur face à sa propre tache aveugle.

La première série dobservations se fait à huis-clos, dans des cachots lors de la guerre dAlgérie (1954-1962), ou derrière les barbelés de Bagram (2002-2008) ou dAbu Ghraïb (2003). Patrick Clervoy cherche des raisons personnelles à la perte des repères moraux : le désir de vengeance, le calcul utilitariste (torturer un pour sauver cent), mais également le sentiment dêtre enfermé dans une situation répugnante et inextricable.

Cet enfermement physique du huis-clos est alors élargi à lenfermement psychique au sein du groupe que viennent illustrer des exemples de

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massacres (My Lai en 1968, Saint-Barthélemy en 1572) et de génocides (Rwanda en 1994, génocide arménien en 1915-1916). Lexemple des émeutes urbaines, qui impliquent des civils lambda, des gens normaux, vient alors montrer au lecteur quil nest lui-même pas à labri de ce phénomène.

Lauteur semble toutefois négliger limportance du sentiment dappartenance au groupe dans le phénomène du décrochage. Lexemple dHarry Stanley, conscrit afro-américain et seul soldat de la compagnie C à navoir pas participé au massacre de My Lai, aurait pu apporter un éclairage intéressant.

Le mal comme norme

La possibilité du mal, la cruauté, qui sommeille en chacun de nous et qui fait écho à lEichmann à Jérusalem dHannah Arendt, est libérée par le décrochage du sens moral et permet à lépidémie de se propager.

Patrick Clervoy illustre ce mécanisme avec quatre témoignages provenant de bourreaux des xixe et xxe siècles et de vétérans de la guerre dAlgérie. Ils démontrent lacceptation du mal par lentourage et la façon dont il devient la norme dans un cadre de référence particulier. Lexemple le plus frappant est celui du général Aussaresses. La façon dont il assume et décrit les actes immoraux quil a exécutés et dirigés lors de la guerre dAlgérie met en lumière le cadre de référence dans lequel évoluaient les combattants de cette guerre. À la lecture du livre cité, Services spéciaux, Algérie 1955-1957, il apparaît que la torture faisait partie des normes guerrières lorsquil était commando jedburgh face aux nazis, puis comme officier de renseignement face aux fellaghas. Ce qui est inhumain aujourdhui était, dans ces temps et ces contextes de guerre, un acte normal, pour lequel laspect immoral nétait plus évident.

Le caractère épidémique du mal réside dans son accès au statut de norme dans un cadre de référence particulier. Lexemple du camp Khmer rouge M13 illustre alors la mécanique de lépidémie : la cruauté y était synonyme dimplication politique et était donc encouragée.

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Lépidémie du mal

Daprès Edmund Burke, « la seule chose nécessaire au triomphe du mal est linaction des gens de bien ». Patrick Clervoy pousse ce raisonnement plus avant en montrant comment les témoins muets, enfermés dans le nouveau référentiel, vont en devenir acteurs.

Les exemples sont beaucoup plus proches du lecteur et le mettent face à des situations universelles, qui impliquent des civils et non des professionnels de la violence : la Libération, le bizutage, les violences faites aux animaux et les faits divers. Les nouveaux bourreaux, anciens témoins silencieux enfermés dans un cadre référentiel extraordinaire, vont abandonner leurs normes morales pour rejoindre celles du groupe. Certains vont considérer quon les a obligés à agir contre leur morale, comme ce sniper de lONU à Sarajevo qui déclare : « On a fait de moi un assassin » (p. 253). Dautres vont assimiler ces valeurs, comme ceux qui perpétuent la « tradition » dactes dégradants lors de séances de bizutage (p. 233).

Le cas le plus dérangeant est celui de James Bulger, ce petit Britannique de deux ans torturé et battu à mort par deux enfants de dix ans en 1993. Dune part, les deux tortionnaires ne présentaient ni pathologie, ni traumatisme, ni carence affective apparente (p. 262), ce qui confirmerait que la cruauté sommeille en chacun de nous. Dautre part, les adultes qui les ont croisés ont été aveugles face au drame qui se jouait, car un tel évènement ne cadre pas avec la normalité, ce qui confirmerait notre tache aveugle, notre incapacité à voir le mal.

Combattre lépidémie du mal :
défendre le bien comme norme

Le premier moyen de défendre le bien comme norme est la loi. Le bilan que dresse Patrick Clervoy des effets du droit international est celui dune efficacité « très relative » (p. 271). En effet, le droit nempêche pas

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le décrochage. Il ne permet que de rétablir le cadre de référence après les événements, quil permet alors de juger. Lauteur semble cependant oublier laspect normatif que le droit peut avoir dans léducation des individus et la façon dont des règles figées et écrites peuvent renforcer les repères moraux face au phénomène de décrochage.

Pour Patrick Clervoy, il faudrait principalement agir au moment où la norme peut basculer. Une simple dénonciation des faits, quelle soit le fait de chefs ou de participants, peut suffire à briser le cadre de référence immoral et louvrir de nouveau aux normes morales. Dans ce cas, celui qui dénonce la nouvelle norme est souvent dénigré pour son manque de loyauté au groupe. Lauteur semble négliger la réciproque, qui voudrait que moins lindividu est intégré au groupe, moins il est susceptible de sinscrire dans le nouveau cadre de référence.

Enfin, Patrick Clervoy envisage laction sur leffet Lucifer dans une optique danticipation, en faisant référence aux forces armées. Lidée est de doter les individus et les groupes, notamment par léducation des chefs, de normes spécifiques (une éthique de la violence). Tout en acceptant la violence comme cadre de référence éventuel, ces normes permettraient à la morale et au droit de conserver leur place.

Stopper lépidémie du mal, cest comprendre comment elle se propage : par lacceptation dune nouvelle norme, celle du mal, qui laisse sexprimer la cruauté qui sommeille en chaque individu. Pour Patrick Clervoy, si cette norme peut émerger, cest parce que nous nions et refusons de voir la cruauté qui sommeille en nous. Pour combattre lépidémie, il faut dépasser la tache aveugle et admettre notre cruauté. La responsabilité du mal, trop souvent attribuée au groupe, appartient aussi à lindividu.

Benoît Olié

Université de Franche-Comté

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Nicholas Wolterstorff, The Mighty and the Almighty. An Essay in Political Theology, Cambridge University Press, 20121.

Le titre ne doit pas tromper. Le terme de « théologie politique » nest pas pris en son sens traditionnel, celui de Varron, qui oppose la théologie politique, création de la cité à des fins civiques, à la théologie mythique des poètes et à la théologie naturelle des philosophes. Il nest pas non plus pris en son sens contemporain, revisité par Carl Schmitt (qui a remis ce syntagme en usage), pour désigner les présupposés théologiques, quils soient ou non assumés, des théories politiques modernes. LAuteur sen explique p. 112 : « It [i.e. political theology] is not a branch of theology but a species of political theory, namely, theological political theory ». Louvrage propose ainsi une réflexion sur la façon dont un chrétien doit évaluer lautorité de lÉtat (the Mighty) en regard de lautorité divine (the Almighty) – doù le titre, emprunté à une conférence de Madeleine Albright (p. vii). Plus précisément, il sagit de reposer la question, classique depuis les Pères de lÉglise, de larticulation des deux pouvoirs, spirituel et temporel, dans leur conflictualité potentielle, en lappliquant au contexte contemporain des sociétés démocratiques libérales, pluralistes et laïques.

LAuteur part (ch. 1), citant un poème de John Berryman, de ladresse de Polycarpe (iie siècle après J. C.) au proconsul romain qui le menace du martyre sil ne renie pas sa foi chrétienne. Polycarpe clame, en même temps que sa foi chrétienne, sa loyauté envers lEmpereur, tout en soulignant que celui-ci na pas autorité pour forcer sa foi. À partir de ce récit, Wolterstorff pose deux questions : 1 – un chrétien, qui se soumet à lautorité divine, peut-il en même temps reconnaître lautorité de lÉtat, et à quelles conditions ? 2 – dans quelle mesure lÉtat peut-il légiférer en matière de religion ? Il répond positivement à la première question (ch. 2-10), en faisant valoir que lÉtat, sous certaines conditions, est voulu par Dieu et entre dans son plan providentiel ; puis il répond à la seconde (ch. 11-15), en rapportant lautorité de lÉtat à son domaine propre de légitimité, en faisant appel à la théorie de la limitation réciproque des « sphères » dAbraham Kuyper.

Louvrage est celui dun théologien. Il sarticule autour dun commentaire du célèbre texte de saint Paul, en Épitre aux Romains, 12 et 13. Ce commentaire,

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au chapitre 9, constitue le cœur de louvrage. Les chapitres qui précèdent exposent la théorie que lon pourrait nommer « exclusive » au sens où, pour elle, la loyauté du chrétien envers lautorité de Dieu exclut quil puisse reconnaître quelque autre autorité en ce monde. Tout au plus, selon ces théories, le chrétien peut-il se soumettre de façon extérieure au pouvoir politique, ou plutôt sabstenir de lui résister, sans la reconnaître en conscience comme une véritable autorité – cette position assez classique, dAugustin à Pascal et à Karl Barth, est ici attribuée au théologien anabaptiste et pacifiste, partisan de lobjection de conscience, John Howard Yoder dans son ouvrage The Politics of Jesus : Vicit agnus noster2. Contre elle, Wolterstorff fait une série de distinction entre les divers sens de lautorité (ch. 4-6), afin de montrer que lÉtat, en tant quordre participant à la providence de Dieu, oblige le chrétien en conscience. Mais, contrairement à ce que dit Calvin à la fin de son Institution de la religion chrétienne, lÉtat noblige pas de par le seul fait de son exercice, par ce que Wolterstorff nomme son autorité « positionnelle » (ch. 7). Son autorité est relative à la finalité que Dieu lui a assigné, à savoir de réprimer les mauvaises conduites (to curb wrongdoing). LÉtat auquel saint Paul reconnaît une autorité morale est ainsi un État « protecteur des droits » (rights-protecting state) et « limité par ces droits » (rights-limited state) (p. 92-93). Wolterstorff se rallie à Milton contre Calvin, en reconnaissant au citoyen chrétien un droit de résistance lorsque le gouvernement civil outrepasse la fonction qui lui a été dévolue par Dieu.

Le texte de saint Paul limite laction de lÉtat à la lutte contre les méfaits. Il ne dit rien sur laction coopérative de lÉtat (p. 98, p. 114), ou sur les bienfaits positifs quil peut apporter à lhomme. La conception de lÉtat de Saint Paul, explique Wolterstorff de façon convaincante (p. 101-102), est une conception protectionniste, par opposition à la conception perfectionniste héritée dAristote. Du fait de ce rôle simplement protectionniste, lÉtat na pas dautorité légitime sur la conscience religieuse des individus (ch. 11-15). Il ne peut pas plus prôner une religion au détriment des autres quinterdire ou décourager les pratiques religieuses (éducation et prosélytisme compris) tant quelles ne portent pas atteinte à la sécurité des individus. Wolterstorff se rallie à une position libérale-communautarienne, du type de celle de Charles Taylor, en opposant le modèle séculariste américain au modèle

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laïque français (p. 124), et en condamnant (p. 174-175) linterdiction du port du voile par les Musulmans ou encore (un exemple pour le moins curieux) linterdiction, ratifiée par la Haute cour de justice dAngleterre, de confier un enfant en adoption à une famille supposée conservatrice et homophobe.

Le projet de Wolterstorff est un projet ambitieux, puisquil vise à donner un fondement théologique au modèle rawlsien. Il rejoint en cela la perspective religieuse, récemment mise en valeur, de la pensée de Rawls3. Ce projet sexpose bien entendu à laccusation danachronisme : on peut douter que saint Paul ait eu en vue, au premier siècle après J. C., le modèle politique précis de la société démocratique libérale, laïque et pluraliste qui prévaut (au moins dans le milieu intellectuel) à la fin du xxe siècle et au début du xxie. Cet anachronisme est sans doute assumé jusquà un certain point par lauteur, et il est souvent très stimulant pour le lecteur. Mais il implique aussi un glissement de sens. Le texte p. 90 montre à ce titre un déplacement significatif. Paul a bien écrit que les gouvernants étaient à craindre non « quand on fait le bien, mais quand on fait le mal » (Rom, 13 : 3). De là, Wolterstorff tire que « Faire du mal à quelquun est le déposséder de quelque chose à quoi il peut légitimement prétendre. Et le déposer de quelque chose auquel il a droit ou peut légitimement prétendre est le traiter injustement » (To wrong someone is to deprive her of something to which she has the right, a legitimate claim. And to deprive her of something to which she has the right or a legitimate claim is to treat her injustly) (p. 90). Mais est-ce bien ce que Paul a voulu dire ? Cela supposerait des notions de « droit », de « légitimité » et de « justice » purement séculières, qui ne sont pas mises en place par lapôtre, et dont lexistence sera plus catégoriquement niée par saint Augustin dans le xixe livre de La Cité de Dieu4. Il est donc problématique de poser comme équivalentes les propositions (1) un État a pour fonction de réfréner les méfaits et (2) un État a pour fonction de protéger les droits subjectifs et son autorité est limitée par ces droits.

De façon plus générale, on peut se demander le modèle mis en place par Wolterstorff ne tend pas à reconduire aux thèses du christianisme libéral, dans la lignée dErnst Troeltsch. Louvrage de Mark Lilla (The Stillborn God: Religion, Politics, and the Modern West5), cité dès la p. 1 de lintroduction,

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expose très clairement les critiques qui ont été faites par les « théologiens de la crise » à cet aménagement politico-social du christianisme, en citant le jugement de Reinhold Niebuhr (The Kingdom of God in America, 1937) : « un Dieu sans colère a conduit des hommes sans péché dans un Royaume sans jugement par une consolation sans croix »6. Karl Barth, dans la seconde édition (1922) de son propre commentaire de lÉpitre aux Romains, mettait en valeur la disproportion radicale entre la justice sociale réalisée par les hommes en ce monde et la justice divine promise dans un futur qui transcende le temps de lhistoire et se situe au-delà des arrangements humains. Un ouvrage comme celui de Johannes Baptist Metz7 tentait darticuler un projet social à la « réserve eschatologique » – un projet qui nest dailleurs pas étranger à celui de Karl Barth lui-même. En ce sens, la notion centrale de la théologie politique de Carl Schmitt, celle de « katékhon », avait pour but de penser cette articulation entre leschatologique et le politique. De ce point de vue, la « justice comme équité » dont Rawls produit la théorie ne constitue pas un prolongement ou une image de la justice divine en ce monde : entre les deux, il faut faire un choix.

Louvrage Wolterstorff nest certes pas étranger à ce projet : celui-ci prend soin de distinguer (p. 129), en se référant précisément à Barth, la justice (politique) de la justification (théologique) ; il se réfère, comme Metz, à la théologie de Vatican II (p. 131) ; et surtout, toute la seconde partie de largumentation (ch. 11-15) tend à dénoncer les formes daliénation de la personne humaine par un pouvoir politique qui prétendrait, dune façon ou dune autre, se constituer en religion. Il reste que la lecture de Romains 13 proposée par Wolterstorff tend à comprendre théologie et politique dans une perspective réconciliatrice, au lieu de penser leur articulation dans leur opposition radicale.

Thierry Gontier

Institut de recherches philosophiques de Lyon (IRPhiL) – Université Lyon III
Institut universitaire de France

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John Von Heyking & Thomas Heilke (ed.) The Primacy of Persons in Politics. Empiricism & Political Philosophy, Washington D. C., The Catholic University of America Press, 2013 (280 p., plus une bibliographie des principales œuvres de Tilo Schabert sur le sujet et un index)8.

Cet ouvrage se présente comme un volume dhommage à Tilo Schabert, Professeur émérite de sciences politiques de lUniversité dErlangen, bien connu pour ses travaux sur François Mitterrand ainsi que sur le maire de Boston Kevin White9. Il se compose de huit études rédigées par différents auteurs (David Tabachnik, Toivo Koivukolski, John Von Heyking, Thomas Heilke, Dan Avnon, Alexander Thumfart, András Lánczi et Erik Neveu), précédées dune introduction rédigée par les deux éditeurs et dun essai de Tilo Schabert lui-même, qui fournit une synthèse des thèmes centraux de sa réflexion.

Tout en étant un volume dhommage, louvrage traite dune question bien précise, celle de la valeur des personnes dans le monde politique contemporain, cest-à-dire un monde politique né de la proclamation de l« État de droit » et de la primauté des institutions juridiques sur larbitraire des individus. Dans ce contexte, le titre de louvrage énonce à lui seul un programme. En affirmant la primauté des personnes en politique, louvrage remet en cause le préjugé de la démocratie libérale – et de la science politique moderne – contre le « facteur humain » (Avnon, p. 159), et met en valeur le fait que la politique à lâge contemporain nest pas seulement une affaire dinstitutions, mais reste comme par le passé – quoique de façon différente – dominée par des hommes.

Le projet intellectuel de Tilo Schabert ne peut être compris quen relation à sa méthode, dont létude du sociologue français Erik Neveu souligne loriginalité. Elle se situe au carrefour entre la philosophie et la sociologie empirique. Schabert part des données de lobservations

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(suivi, à partir notamment dinterviews et de consultation darchives, de la pratique quotidienne du pouvoir) pour les rapporter à des questions héritées de la tradition la plus classique de la théorie politique. Le recueil fait dailleurs lui-même droit à cette démarche, en alliant des études très théoriques, souvent nourries de références classiques (Tabachinik, Koivuloski, Heyking, etc.), à des études de cas, comme celle dAlexander Thumfart, qui porte sur les changements de modes de gouvernance dans une mairie de lEst de lAllemagne après la chute du mur. Erik Neveu rapproche cette démarche, opposée à tout dogmatisme et toute idéologie (p. 245), attentive au détail et en dialogue avec les sciences sociales, de celles de Norbert Elias (p. 250 et 258) ou de Pierre Bourdieu (p. 251). Comme eux, Tilo Schabert refuse dessentialiser le groupe et ses structures (p. 246), et privilégie la réalité concrète des individus, de leurs sentiments et affects, de leurs actions, de leur « style », de leurs modes de communication et de leurs connexions interpersonnelles (p. 257). Mais cette attention à la donnée observable permet aussi à Schabert de proposer une réflexion théorique sur ce quest le politique et le distingue dautres sphères de laction humaine, économiques, sociales ou morales. Ici Schabert se fait lhéritier de Carl Schmitt et dEric Voegelin (dont il a été lélève à Munich dans les années 1960) et, plus encore peut-être, celui dHannah Arendt (Koivukoski, p. 57).

Cet élément spécifique du politique, Schabert le trouve dans la notion de créativité (Schabert, p. 7-8). Il est significatif que son ouvrage sur la politique à Boston (le plus cité dans ce volume) porte comme sous-titre « The Creativity of Power ». Tout en se référant à la figure classique du législateur comme à une sorte de figure paradigmatique de la création politique, Schabert étend cette notion de créativité au quotidien de la pratique politique, qui implique une « refondation permanente » (Heilke, p. 124 ; Avnon, p. 141) dans un monde en mouvement perpétuel (Schabert, p. 3-6), et qui est comparée à une creatio continua (Lánczi, p. 228). Cet élément créatif, inhérent à toute politique, est porté par des personnes, et non par des dispositifs institutionnels, qui, au contraire, visent la stabilité et la perpétuation dun ordre déjà donné. Cest là le sens de létude de Thomas Heilke, qui montre en quoi cette dimension de créativité, portée par lexécutif, permet déchapper à la réduction, critiquée par Arendt, de la politique à une règle. La différence est (Heilke, p. 124 et 138) quArendt tend à voir dans la politique lexercice dune

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créativité pure, alors que Schabert est sensible aux contraintes imposées par le contexte : le monde politique nest pas un pur chaos, mais plutôt un mixte dordre et de désordre (p. 91), de stabilité et fluidité (p. 130), que Schabert nomme, en empruntant le néologisme à James Joyce, un chaosmos (Intro., p. xiv ; Tabachnik, p. 47 ; Lánczi, p. 224-225).

En prônant ainsi la « primauté des personnes en politique », Schabert propose une réponse à la question de la modernité10, souvent caractérisée comme lempire dune rationalité bureaucratique autotélique, anonyme et indifférente aux hommes. Cette modernité na pas, en un sens, à être dépassée : elle nest en réalité quune façade qui cache la permanence du politique en son sens classique, à savoir laction des personnes concrètes. Cest là le sens de létude de David Tabachnik, qui, à partir dune généalogie de lanti-modernisme au xxe siècle, oppose loptimisme schabertien au pessimisme de la tradition anti-moderne qui va de Heidegger à Fukuyama, en passant par Adorno et Horckheimer : pour Schabert, « la “politique exécutive” ou la pratique du pouvoir politique exécutif est le vestige de la créativité politique, le lieu où la politique demeure fluide et puissante – et où elle est le moins encombrée par les pressions de lÉtat moderne » (p. 44). « Le secret de la politique moderne et de savoir cacher les vraies conditions du pouvoir » (Lánczi, p. 227-228) : la politique moderne les cache sans cependant les faire entièrement disparaître. Derrière la façade des institutions, ce sont toujours des hommes qui agissent. Ici Schabert apparaît (même si la comparaison nest pas faite dans louvrage) comme un héritier optimiste de Carl Schmitt, moins soucieux de dénoncer comme lui les mystifications de lÉtat de droit que de montrer en quoi la politique à lâge actuel, et en particulier (Lánczi, p. 209, 212, 230, 232) lâge post-communiste, implique un jeu dialectique entre institutions et création.

Dans ce contexte, lexécutif napparaît plus comme la figure ancillaire de la souveraineté législative, qui constituerait le véritable cœur du politique, mais plutôt comme une structure parallèle constituant le véritable moteur de la vie politique tel un second gouvernement invisible. Dan Avnon montre dans quelle mesure la réflexion de Tilo

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Schabert conduit à repenser à nouveaux frais le statut de lautocratie (p. 142, 149, 153, 157). Lautocratie (ou monocratie) nest pas ici comprise comme un régime politique opposé à la démocratie, comme cest le cas chez Hans Kelsen par exemple : elle se situe à lintérieur même du système de gouvernement constitutionnel (Schabert, p. 22) dont elle forme le cœur dynamique et créatif. Et louvrage fait référence aux différentes figures de la présidentialisation (de lhyper-présidentialisation) du pouvoir, tant en France (De Gaulle, Mitterrand, Sarkozy) quen Allemagne (Kohl, Merkel), en Angleterre (Blair), en Italie (Berlusconi) ou aux États-Unis (Wilson, Obama) (Schabert, p. 16-20 ; Lánczi, p. 235). Comme lécrit Avnon (p. 144) de nos sociétés, « tout en étant démocratique dans leur forme, elles sont autocratiques en pratique », lautocratie constituant « le premier moteur derrière la façade institutionnelle de la politique démocratique » (p. 145). Doù une série de paradoxes qui tous mettent en jeu le conflit entre lapparence (démocratique, rationnel, stable, routinier et prévisible) et le fonctionnement réel (monocratique, arbitraire, fluide, ouvert à la nouveauté) de nos sociétés modernes. On ne sera guère étonnés de la référence récurrente des différents auteurs à Machiavel (p. ex. Heilke, p. 118 sq.) et à sa figure du prince (Lánczi, p. 217 sq.) – à la différence que là où Machiavel met laccent sur lefficacité et le résultat, Schabert le fait plus porter sur la créativité (Avnon, p. 164).

Le gouvernant nagit pas seul. Son succès dépend étroitement de la mise en œuvre dun réseau de supporters, fait le plus souvent danciens amis (Schabert, p. 16). Si la théorie politique classique plaçait lamitié au cœur de la vie politique, les modernes, depuis Hobbes et Kant (Von Heiking, p. 80-82), nont cessé de voir dans la formation de ce quils considèrent comme des factions un résidu darbitraire personnel, une source de conflit civil et un obstacle à linstauration dun État rationnel fondé sur le droit. De fait, la formation dun parti dami, dont la fonction est de porter lindividu au pouvoir et de laider à sy maintenir, constitue « lart essentiel de la politique » (Von Heiking, p. 87) et la condition nécessaire du succès politique (Intro, p. xxxiv).

Peut-on voir dans cette formation dun parti personnel au sein de lÉtat, comparé dans le recueil au système clientélisme patricien romain (Avnon, p. 158 ; Thumfart, p. 195) et à la « société de cour » analysée par Norbert Elias (Thumfart, p. 188 ; Neveu, p. 263), une résugence

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de la philia politikè des Anciens, demande John Von Heyking ? Le parti est une association damis dont le but nest pas lamitié en elle-même. Mais lidée selon laquelle il ne saurait y avoir damitié sans intimité, et le rejet qui en découle de lidée dune politikè philia, est une idée moderne, et plus précisément romantique11 : lamitié politique implique plutôt une forme dintimité distante (Von Heiking, p. 97), comme celle que Mitterrand savait entretenir avec ses plus proches. Sans être donc la téléia philia, lamitié fondée sur le plaisir ou sur lutilité reste encore, pour Aristote, une amitié authentique. Quant à lamitié « synaisthétique », qui met en jeu des buts intellectuels, elle forme une part essentielle de la politique (Von Heiking, p. 82), sous la forme de lamitié entre les hommes dÉtats – entre Mitterrand et Kohl par exemple.

On pourrait se demander si ce recueil détudes, toutes extrêmement stimulantes, ne tend pas trop à restreindre la personne, dont on affirme la « primauté en politique » au seul gouvernant, et la philia politikè aux relations quil entretient avec une élite de supporters et de conseillers12, – ces relations personnelles pouvant être étendues à une masse plus grande de militants ou sympathisants (et il y aurait assurément sur ce point des distinctions à faire entre la pensée de Schabert lui-même13 et celle de ses commentateurs dont les études sont rassemblées dans ce volume). La notion même de « personne »

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fait implicitement référence au « personnalisme », et en particulier au personnalisme chrétien des années 1930 (Intro, p. xi, xvi, xxvi). Dans ce cas, il me semble important de poursuivre la question, posée par Toivo Koivikoski (en particulier p. 63-64), dun élargissement à lensemble des citoyens, sous peine de voir en eux une « masse » de sujets-consommateurs, réduits à un simple jeu de passions et dintérêts et manipulable par des autocrates, qui ne peuvent en rien sappuyer sur la légitimité des monarques-philosophes de Platon. Cet élargissement est sans doute la condition sine qua non dune philia politikè comprise comme le fondement du lien politique. Thomas Heilke (p. 111) rappelle justement, après Voegelin, que les institutions politiques ne reposent pas seulement sur des dispositifs procéduraux rationnels, mais sur le partage de symboles communs. Linstitution ainsi comprise (en un sens précisément « institutionnaliste ») est un symbole partagé, reposant sur une communauté de croyances entre des personnes. La démocratie nest pas seulement un dispositif rationnel et efficace de gouvernement : en tant quelle fait droit à légalité des personnes liées entre elles dans la communauté, elle relève de ces symboles et est sans doute à ce titre une condition essentielle de la « transformation de lamitié en lien politique » (p. 157). Platon, moins autocrate quil ne le paraît au premier abord, la bien vu dans les Lois (Von Heiking, p. 91), en montrant limportance des fêtes grâce auxquelles chacun est invité à participer à la grande danse de la cité. Aristote aussi, en réservant au citoyen ordinaire un pouvoir décisionnaire (et par là créatif) dans le domaine judiciaire. Et, pour Thomas dAquin, « lorganisation la meilleure pour le gouvernement dune cité ou dun royaume » est un mixte de monarchie, daristocratie et de démocratie, dans lequel « la multitude nest pas étrangère au pouvoir [], tous ayant la possibilité dêtre élus et tous étant dautre part électeurs » (Summa theologiæ, IaIIae, q. 105, a.1, resp.). Dans le contexte contemporain, la démocratie nest pas seulement une routine ou une façade : en son sens symbolique, elle permet de faire droit à la créativité du citoyen ordinaire, et de penser, comme le demandait Hannah Arendt (Heilke, p. 129), la créativité politique non seulement dans le cadre du gouvernement sur les autres, mais aussi du gouvernement avec les autres.

Quoi quil en soit sur ce point, louvrage, par la cohérence des études rassemblées, atteint son but, montrant, dans la lignée de létude

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wébérienne de lautorité charismatique, que les relations dont le pouvoir politique est tissé ne sont pas uniquement de nature institutionnelle, et quil ny a pas de créativité en politique sans un lien personnel entretenu par le dirigeant et son entourage, quil soit restreint à une élite ou élargi à la multitude des citoyens.

Thierry Gontier

Institut de recherches philosophiques de Lyon (IRPhiL) – Université Lyon III
Institut universitaire de France

1 Cette recension est déjà parue dans une traduction anglaise dans The Review of Politics, Notre Dame University, no 77, 2015/1, p. 149-152. Je remercie The Review of Politics de mavoir autorisé à le publier en français dans Éthique, politique, religions.

2 Grand Rapids, Wm. B. Eerdmans Publishing Co, 1972, trad. fr. sous la dir. de Daniel Alexander et Maurice Gardiol, Jésus et le politique : la radicalité éthique de la croix, Lausanne, Presses bibliques universitaires, 1984.

3 Voir Le péché et la foi. Écrits sur la religion, trad. par Marc Rüegger, Paris, Hermann, 2010.

4 On pourra se référer sur ce point à louvrage de voir louvrage de R. A. Markus, Saeculum. History and Society in the Theology of St Augustine, Cambridge University Press, 1970.

5 New York, Vintage Books, 2008, trad. fr. J.-P. Ricard, Le dieu mort-né. La religion, la politique et lOccident moderne, Paris, Le Seuil, 2010.

6 Cité par M. Lilla, The Stillborn God…, op. cit., p. 248, trad. fr. citée, p. 266.

7 Pour une théologie du monde, trad. H. Savon, Paris, Le Cerf, 1970.

8 Une traduction anglaise de cet article a été publiée sur le site de Voegelinview : http://voegelinview.com/tilo-schabert-primacy-persons-politics-review/. Je remercie Ron Srigley de son autorisation à en publier la version française dans Éthique, politique, religions.

9 Tilo Schabert, Boston Politics: The Creativity of Power, Berlin and New York : De Gruyter, 1989 ; Wie Weltgeschichte gemacht wird: Frankreich und die deutsche Einheit, Stuttgart, Klett-Cotta, 2002, trad. fr. O. Mannoni, Mitterrand et la réunification allemande : une histoire secrète (1981-1995), Paris, Grasset, 2005, trad. angl. J. R. Tuttle, How World Politics is made: France and the Reunification of Germany, Columbia (Mo) and London, University of Missouri Press, 2009.

10 Tilo Schabert à traité à plusieurs reprises de cette question. Voir en particulier « A Note on Modernity », Political Theory, no 7/1 (1979), p. 123-137 ; « Modernity and History I: What is Modernity? », The Promise of History, Essays in Political Philosophy, ed. by A. Moulakis, Berlin, De Gruyter, 1985, p. 9-21.

11 On pourrait de fait faire remonter en grande partie cette idée au chapitre i, 28 des Essais de Montaigne qui tend à rejeter lidée dune amitié politique (et, avec elle, toute autre forme damitié imparfaite) au nom de lauthencité et de lexclusivité de lamitié personnelle qui la lié à Étienne de la Boétie.

12 Les différents auteurs se réfèrent souvent à Platon, en particulier pour noter le caractère personnel de son modèle de gouvernement ou encore son rejet de la créativité en politique (Heilke, p. 114 ; Avnon, p. 139-141). Jajouterai à leurs références quelques autres sur le rôle essentiel de lamitié dans la formation et la préservation du gouvernement : dans un passage autobiographique de la lettre VII (325d), Platon attribue à la difficulté quil a rencontré à participer activement à la vie politique dAthènes à la difficulté, dans une société corrompue davoir un groupe d« amis et compagnons fidèles ». Aussi conseille-t-il à Denys de se forger une personnalité lui « forgé en lui-même une personnalité à même “de lui attirer des amis et des compagnons loyaux” » (331d-e). La sauvegarde de lamitié entre les gouvernants est, dans la République, ce qui justifie le communisme de la propriété et de la famille (VIII, 543a-c), et la cause première du déclin de la politéia originaire est le relâchement de cette amitié au sein de la classe gouvernante (VIII, 545d).

13 Sur la question de linventivité de la personne dans une démocratie, voir létude de Tilo Schabert, « la polis : sa genèse » dans L`Architecture du monde. Une lecture cosmologique des formes architectoniques, Lagrasse, Verdier, 2012, p. 241-254.