Aller au contenu

Classiques Garnier

Le corps transhumain Prothèses, hybridité, liberté morphologique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2015 – 1, n° 6
    . Le Transhumanisme
  • Auteur : Kleinpeter (Edouard)
  • Résumé : Cet article étudie les enjeux posés par le rapport de la pensée transhumaniste au corps et à son hybridation avec des éléments techniques. À partir de travaux en philosophie et en psychologie, cette étude s’intéresse à la notion de « liberté morphologique » défendue par Anders Sandberg. Elle aborde ensuite les conditions et modalités de l’intégration corporelle de la technique, en s’appuyant sur l’exemple de l’appareillage des personnes touchées par l’absence congénitale d’un ou plusieurs membres.
  • Pages : 105 à 120
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812448409
  • ISBN : 978-2-8124-4840-9
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4840-9.p.0105
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/09/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Prothèse, hybridation, liberté morphologique, schéma corporel, agénésie.
105

Le corps transhumain

Prothèses, hybridité, liberté morphologique

En 2004, lartiste Neil Harbisson a été autorisé par le gouvernement britannique à afficher un dispositif prothétique quil porte de façon permanente sur sa photo de passeport et, dès lors, est devenu, aux yeux de certains le premier cyborg autoproclamé et officiellement reconnu. Harbisson souffre dune maladie génétique rare, lachromatopsie, qui ne lui permet de voir quen noir et blanc. Il a conçu un dispositif, leyeborg, constitué dune caméra qui capte les images et les transforme en ondes sonores, lui permettant, en un sens, « dentendre les couleurs », y compris celles dont les longueurs donde sont invisibles à un œil humain biologique comme lultraviolet ou linfrarouge. Ce dispositif est intégré à los occipital de son crâne et ne peut, par conséquent, pas être retiré sans intervention chirurgicale. Il le considère comme faisant partie de sa personne, de son identité, et revendique son statut de cyborg.

Le cas de Harbisson est intéressant car il condense plusieurs problématiques qui émergent lorsque lon sintéresse à la question de laugmentation du corps biologique par les prothèses. La maladie dont il souffre confère, au premier abord, un statut palliatif à son eyeborg, qui constitue alors un dispositif de réparation. Cependant, sa capacité à distinguer des longueurs donde inaccessibles à lœil humain en fait un outil daugmentation qui louvre à une phénoménologie radicalement différente de celle du commun des mortels. Il pose également la question du degré dintégration du dispositif technique et de la reconfiguration corporelle et identitaire quelle entraîne. Dans son cas, cette intégration est si élevée quil en va jusquà revendiquer son statut de cyborg, dindividu hybride, auprès des autorités légales de son pays.

Dans cet article, nous chercherons à éclaircir quelques enjeux posés par le rapport de la pensée transhumaniste au corps et, en particulier, à son hybridation avec des éléments techniques. De fait, les prothèses

106

et implants font partie de larsenal traditionnel du transhumain pour augmenter ses capacités, voire pour en créer de nouvelles comme la faculté de ressentir les champs magnétiques en implantant un aimant sous la peau1 ou de communiquer par la pensée via des électrodes connectées au système nerveux2. Le corps, dans cet objectif, est vu de façon essentiellement ambivalente, à la fois comme matériau de base à valoriser, améliorer, sublimer et comme le vestige encombrant dune humanité soumise à la souffrance, la vieillesse, la maladie et la mort, dont il conviendrait dès lors de se débarrasser. Nous verrons que cette ambivalence prend source dans deux des piliers théoriques du transhumanisme que sont le libéralisme, entendu ici comme principe de la liberté individuelle absolue (en lespèce, de décider de modifier son corps), et lapproche matérialiste généralisée du monde. Nous tenterons de lanalyser à travers le discours de philosophes et nous intéresserons en particulier à la notion de « liberté morphologique » défendue par Anders Sandberg3. Nous discuterons ensuite des conditions et modalités de lintégration corporelle de la technique en nous appuyant notamment sur lexemple de lappareillage des personnes touchées par labsence congénitale dun ou plusieurs membres (agénésie).

Précisons demblée quil ne sagit nullement ici de céder à un quelconque déterminisme technologique : technologie, technique et culture, tout comme limage du corps dans une société et à une époque données, sont, bien sûr, des notions dialectiquement liées, et historiquement et sociologiquement situées. Parler de « la technologie » ou de « la technique » en général constitue un abus de langage effectué à des fins de clarté, mais qui nobère bien entendu pas lintrication essentielle entre ces concepts.

107

« Ladieu au corps »

Lambition affichée du transhumanisme de dépasser, grâce à la technique, les limites biologiques de lhumain, dallonger indéfiniment la durée de vie en bonne santé et de lutter contre la souffrance « insupportable, inutile, déshumanisante »4 conduit certains commentateurs à lassimiler à une volonté dabandon de la chair, considérée comme « haïssable » et un rejet du corps vu comme une carcasse encombrante dont il sagit de se débarrasser.

Cest ainsi que les courants du transhumanisme et du posthumanisme en viennent à prophétiser la mutation prochaine de lhumanité en une posthumanité constituée de cyborgs, hommes-machines épargnés par la maladie, la vieillesse et la mort : on forme alors lutopie dune surhumanité futuriste née de labandon de tout ce qui rivait lhomme à la chair et le condamnait à une vie trop brève.

Voilà [] les idéaux et fantasmes qui fécondent la représentation contemporaine dun corps qui semble ne plus devoir être donné mais proposé telle une ébauche à performer : un corps dautant plus satisfaisant quil est artificiel et résistant5.

Ce rejet du corps serait alors nourri par un double mouvement : dune part la volonté de maîtrise de monde physique inhérente à la technoscience et, dautre part, la « honte prométhéenne », pour reprendre lexpression célèbre de Günther Anders, qui habiterait lhumain imparfait face à la perfection des machines quil crée.

Une attitude de fascination devant les technologies contemporaines pose linformatique sous légide du virtuel ou de la robotique en substituts profanes de Dieu, mais dun Dieu conciliant à qui il suffit de proposer pour que bientôt il satisfasse toutes les demandes de puissance. Nombre de démarches de la technoscience envisagent le corps à la manière dune esquisse à corriger ou même à éliminer de fond en comble du fait de son imperfection.

[] Si le corps est le lieu de la mort ou de la maladie, non plus la condition dexistence de lhomme, mais celle de ses limites, alors une fois le corps

108

supprimé la mort, la maladie ou les limites nauraient plus lieu dêtre. Lhomme se sent indigne face à la perfection prêtée complaisamment à la technique dont il est lauteur6.

Le corps biologique serait alors, dans la pensée transhumaniste, le lieu même dexpression de la finitude et de la douleur, rendues insupportables par lexistence dune technologie qui permettrait de les dépasser. Lévidence simpose dès lors comme puissance principale de largument, y compris sur le plan moral : si les moyens existent de faire cesser la douleur, dallonger la durée de vie et, dune manière générale, daccroître le bien-être, alors pourquoi ne pas les employer ? Pourquoi se satisfaire dune condition humaine dont, dune part, on aurait bien du mal à définir les contours et, dautre part, dont chaque instant nous rappelle à quel point elle est difficile, injuste et insatisfaisante ? En quoi serions-nous fondés à refuser le droit fondamental de tout un chacun à aspirer au bonheur et à mettre en œuvre les moyens nécessaires pour le réaliser ? Dans cette logique, « ladieu au corps », pour reprendre lexpression de David Le Breton, senvisage de façon positive et sapparente davantage à une libération ou, tout au moins, au refus dune aliénation.

Pour le transhumanisme, laugmentation du corps humain par les NBIC7 est censée permettre la « libération » progressive du corps humain de ses contraintes biologiques, jusquà dépasser les limites de la nature dans les rêves/utopies de « santé parfaite », dimmortalité, voire de transformation de lhumain devenu hybride mi-homme, mi-technique. Le corps est libéré grâce à la technique qui ne se distingue plus du vivant (mélange cellule-nano-électronique). Il ny a plus de limites, de barrières ou de frontières, entre humains et techniques8.

Labolition des frontières entre biologique et technologique montre en premier lieu, et comme le dit Jean-Michel Besnier, que la pensée moderne rompt avec les idéaux de la modernité, fondés sur des « grands

109

partages, entre nature et culture, entre pensée et matière, etc. »9. Elle sinscrit également dans la continuité dun des fondements de la pensée transhumaniste qui repose sur une épistémologie matérialiste généralisée. Celle-ci implique, en particulier, une continuité, voire une identité ontologique, entre les signaux biologiques et numériques. La conscience réflexive, autrefois considérée comme le propre de lhumain, devient dès lors un phénomène émergent de linteraction informationnelle entre un grand nombre dentités dont il est accessoire de déterminer sil sagit de neurones biologiques ou de microprocesseurs informatiques.

Mon hypothèse est que nous nous intéressons à la dimension matérielle de nos corps uniquement car tout ce qui est matériel peut être traduit en information. [] En dautres termes, il ny a plus de distinction cartésienne classique entre le corps et lesprit : la distinction la plus importante est entre la dimension matérielle du corps et de lesprit dune part et leur traduction en information dautre part10.

À ceci sajoute une conception dun corps et dune psyché (donc identifiée ici aux manifestations de haut niveau des interactions entre les neurones) essentiellement plastiques, donc à même de subir et de se modifier sous leffet de variations, tout en maintenant leur identité. Ce concept contraste avec celui de résilience, qui fut dominant dans les années 90 et qui désigne la capacité dun système à encaisser des variations, puis à revenir à son état initial. Ces deux aspects combinés, approche informationnelle du biologique et plasticité, ouvrent donc, naturellement, la voie à une hybridation qui serait non problématique entre le corps vivant et la machine inerte11 tous deux étant, ontologiquement, réductibles à une même information.

Il sagit, en dautres termes, de la maîtrise du vivant par celle de son code informationnel. La nature matérielle de lélément greffé importe peu puisque, en dernier ressort, il suffit quil y ait compatibilité en termes dinformations. Cest linformation qui, si elle reste inchangée, rend légitime le métissage avec des éléments dautre nature12.

110

Ceci sinstancie notamment dans le concept transhumaniste dindépendance au substrat (« Substrate Independence ») qui, appliqué à la pensée, implique que celle-ci puisse indifféremment se manifester dans un corps vivant ou artificiel et, potentiellement, être transférée de lun à lautre13.

Ce mouvement didentification du biologique au numérique est analysé par plusieurs penseurs comme une simplification de lhumain, sommé de se conformer à des modes dinteraction, de communication et dexistence imposés par la technologie14 :

Les recherches orientées sur le perfectionnement de la communication à établir entre les hommes et les robots traduisent le principe de simplification à lœuvre dans toute démarche scientifique : on schématise la description des comportements humains pour les réduire à lessentiel de ce quune machine sera capable denregistrer et dimiter, on modélise lexpression des émotions les plus communes afin de les soumettre à des logiciels de reconnaissance ou de productions gestuelles ; dans chaque cas, on épure lhumain de ses traits idiosyncrasiques afin quil se trouve au mieux pris en charge par la machine – mais au risque, naturellement, que cette prise en charge fasse oublier ces traits inassimilables par elle et qui définissaient sa singularité15.

Il est clair que le courant transhumaniste ne sintéresse quà un ensemble restreint de fonctions corporelles que les dispositifs daugmentation permettraient de maximiser. Cette approche fonctionnelle a, au moins, deux conséquences. La première est quelle soppose de facto à une conception holiste du corps et du vécu corporel en le réduisant à une somme de parties dont la prise en compte des interactions et lintégration au sein dun ensemble unifié serait accessoire. La seconde est que les fonctions considérées sont, comme le souligne Besnier, essentiellement celles qui sont mesurables, quantifiables en termes dinformation et, partant, potentiellement susceptibles dune hybridation avec la machine : force, capacité de concentration ou dattention, longévité, faculté de mémorisation, etc. Pour le dire autrement, et comme le relève Dominique Lestel avec une certaine ironie, « aucun posthumain na jamais considéré quaccroître la gentillesse ou le sens de lhumour devrait être prioritaire »16. Ici sopère donc une double réduction, lune essentielle et lautre contingente,

111

mais toutes deux significatives dune conception partielle, mécaniste et informationnelle du corps humain.

Liberté morphologique
et corporéité en mouvement

Cet attachement au corps biologique, tel quil nous est donné par nature et qui serait, donc, la cible du rejet des transhumanistes, néglige cependant laspect essentiellement construit et négocié de lidentité corporelle. Cette dernière est, en effet, le résultat dune intégration entre nature et culture dune part et entre liberté individuelle et normativité sociale dautre part. Jérôme Goffette critique en cela « ladieu au corps » de David Le Breton :

En fait, lanalyse [de David Le Breton] repose toute entière sur un présupposé : le corps ne se définirait que comme « nature ». Toute modification serait donc une dégradation, une déperdition, voire une souillure. Or, ce présupposé ne va pas de soi.

[] Le corps nest pas seulement un objet-sujet naturel, mais aussi lincarnation psychologique de la personne et sa symbolique culturelle.

[] Il nen reste pas moins que les remaniements du corps étudiés par D. Le Breton posent une multitude de problèmes mais, plus que dune « fin du corps », il sagit dune visite, dun dialogue concret sur une corporéité en mouvement – un corps en bousculade mais bien présent et bien vivant. Ce nest pas « adieu » que nous disons au corps, mais autre chose17.

Dans ce cadre, les modifications dont le corps peut faire lobjet sinscrivent dans la continuité même de la définition de lidentité corporelle. Cest là lun des arguments forts des transhumanistes, qui ne voient pas en quoi le corps naturel devrait constituer la norme indépassable dans la mesure où, précisément, cette norme est sans cesse remise en question par le contexte socio-culturel, en loccurrence, dominé aujourdhui par lapproche technoscientifique. En 2002, Natasha Vita-More met en scène le « prototype

112

du corps du futur » dans son projet Primo Posthuman, meilleur en tous points au corps biologique de lhumain non-transhumain : aux gènes remplaçables, ne vieillissant pas, doté de mille fois plus de synapses (donc, censément, mille fois plus intelligent), au genre interchangeable, etc. Si le sérieux teinté de naïveté dans la présentation peut prêter à sourire, il nen reste pas moins que Vita-More exemplifie ici la revendication pour une amélioration dun corps considéré avant tout comme « un symbole dont la signification varie historiquement en fonction des paradigmes religieux, philosophiques ou scientifiques »18 que lon est libre de redéfinir. La technique deviendrait alors lun des moyens essentiels par lequel pourrait se réaliser une individuation librement choisie.

Le technique participe donc pleinement à lindividuation de chacun ; elle répond à des normes vitales qui structurent son débat avec son milieu ; elle véhicule des normes sociales qui sont liées à son investissement immédiat par léconomie. Lorsque chacun se rapporte à lui-même, dans ce quil éprouve comme sa singularité, il ne le fait évidemment quà une étape donnée du processus. En tant quhumain, il ne se maintient dans lêtre quen sentretenant avec lui-même de son devenir sur le mode de la fable19.

Plus encore, cette recherche de lamélioration, de la beauté des corps, serait lun des traits fondamentaux du fait humain. Déjà présente dans lAntiquité chez Homère, Hésiode ou Pindare à travers la notion de charis (la grâce) qui qualifie « un mouvement invisible, à lorigine insaisissable, qui enveloppe mot, chose, geste, corps, les embellit et les rend plus séduisants »20. La recherche de charis pousse alors les êtres à rechercher la faveur des dieux, sinscrivant ainsi dans une pratique quotidienne qui, loin de lhubris du dépassement de la condition humaine manifesté par les transhumanistes, se situe au contraire en son cœur. Dès lors, lhybridation entre lhumain et la technique prolongerait en réalité la philosophie mélioriste des Lumières et signifierait une volonté de constitution dune nouvelle identité débarrassée de la contingence de lévolution naturelle. Bernard Andrieu propose de substituer la notion de performance du corps, en général attachée aux pensées transhumanistes, par celle de performativité.

113

Faire performer le vivant de ce quil contient comme potentialité utilise la même méthodologie que le genre et le queer pour le dépassement des normes sociales : sortir de la représentation dun corps-machine pour faire produire au vivant des formes et des fonctions inédites et inconnues21.

Cette performativité, écrit-il, refuse lessentialisme dun vivant fixe et définitif et pose, au contraire, la modification de sa nature plastique comme conatus. Cest donc dans cette recherche damélioration que se situerait lessence même de la vie et le moyen premier de conservation de cette essence.

Anders Sandberg, lun des principaux théoriciens de la pensée transhumaniste, sattache quant à lui à la notion de « liberté morphologique » (« morphological freedom ») quil définit comme « une extension du droit que chacun possède sur son propre corps, non pas uniquement de le posséder, mais de le modifier selon ses propres désirs » (Sandberg, op. cit., p. 56, ma traduction). Il linclut, lui aussi, dans la continuité de la nature humaine, fondamentalement transitoire et soumise aux modifications technologiques.

En tant quanimaux technologiques, nous avons une longue tradition à la fois dintégrer des éléments artificiels en nous-mêmes et dans nos environnements personnels, ainsi que de nous modifier délibérément pour correspondre à nos buts culturels et personnels. Les vêtements, ornements, maquillages, tatouages, piercings et la chirurgie plastique ont une tradition longue. Ils ont eu pour objectif principal de modifier notre apparence et notre figure sociale plutôt que nos fonctions corporelles.

Aujourdhui, nous possédons les moyens technologiques pour modifier ces fonctions en plus des apparences, ce qui rend les modifications morphologiques bien plus profondes22.

Les arguments de Sandberg en faveur de la liberté morphologique sont nombreux. Il insiste, en premier lieu, sur le droit de chacun de vouloir devenir meilleur, non pas parce que nous sommes insatisfaits de ce que nous sommes, mais parce que cette recherche de lamélioration est ce qui constitue le fondement de notre humanité. Reconnaître et exercer cette liberté serait, en outre, un moyen déchapper aux effets normatifs,

114

coercitifs et potentiellement faillibles dune technoscience gouvernementale qui serait « dirigée par le haut ». Dès lors, en tant que « droit négatif » (« negative right »), la liberté morphologique comprend aussi la possibilité, pour tout un chacun, de refuser la modification et de se satisfaire du corps avec lequel il est né. Il cité lexemple intéressant des personnes sourdes de naissance qui refusent de se voir poser un implant cochléaire qui leur permettrait de « réparer » leur audition défaillante et davoir ainsi une vie « normale ».

Un contre-argument qui pourrait sopposer à cette liberté morphologique est que, dans le cadre de son application pratique, on observerait, non pas une expression de la singularité individuelle mais, au contraire, une conformation encore plus forte à une norme imposée de lextérieur.

Les signes de lévacuation du corporel sont évidemment paradoxaux : à côté de lexcès de lhygiénisme ou de lasepsie [], on objectera que le body-building, par exemple, ou la pratique des arts martiaux suggèrent une hyper-attention au corps, de même que lintérêt porté aux modes vestimentaires ou aux régimes alimentaires. Mais on voit combien ces signes révèlent aussi bien une concession au conformisme, voire une standardisation « décorporalisante », telle quelle équivaut à neutraliser la singularité attachée au fait dêtre ce corps-ci plutôt que celui-là23.

Sandberg est conscient de cet argument, mais se contente de lévoquer sans réellement chercher à le contrer : son opinion est que, sil est vrai que les normes sociales peuvent constituer une limitation forte sur la façon dont sexercerait la liberté morphologique, cette-dernière favoriserait néanmoins les mouvements, également puissants, en faveur « du droit dêtre soi-même, de lattrait pour la diversité et lintérêt pour linhabituel, lunique et lexotique »24. Voire. Si, en suivant Walter Benjamin, nous considérons que « mettre en œuvre une technique, cest mettre en œuvre un dispositif qui va permettre la réplication »25, alors on peut légitimement sinterroger au moins sur la pertinence de confier à la technologie le pouvoir de réaliser cette liberté morphologique.

115

Des conditions de lintégration corporelle
de la technique

Nous allons à présent aborder la question de la prothèse et de la modification technologique du corps sous un angle plus « micro » et nous intéresser aux possibilités et modalités de lintégration corporelle de lobjet technique vu par les neurosciences et la psychanalyse.

Un outil fondamental de cette approche est la notion de schéma corporel qui recouvre trois définitions qui, si elles senchâssent les unes dans les autres, sont néanmoins conceptuellement claires. La première, qui ne nous intéressera pas ici, est celle du « schéma corporel postural », tel que définit en 1911 par les neurophysiologistes britanniques Head et Holmes. Ils désignent par là une représentation cérébrale subconsciente de la position du corps dans lespace. Les changements de posture sont alors évalués par le cortex en référence à ce schéma et permettent la reconnaissance consciente de la nouvelle posture qui devient, dès lors, le nouveau schéma corporel subconscient. La seconde est celle du schéma corporel compris comme lensemble des corrélats neuronaux et des voies proprioceptives associées à la sensorialité et à la représentation du corps dans le cerveau. On la désigne parfois sous lappellation « dimage du corps » et on la voit souvent représentée sous la forme de « lhomunculus sensoriel ». Un certain nombre de travaux sintéressent aux modifications entraînées par lutilisation doutils sur cette image neuronale du corps. Maravita et Iriki ont, par exemple, mis en évidence chez le singe macaque les marqueurs neuronaux dune extension du schéma corporel suite à lusage dun outil26, en loccurrence dun petit râteau qui lui permet dattraper des objets distants. Si de telles études nont pas été réalisées chez lhumain, un cas intéressant est celui des personnes atteintes dune malformation congénitale qui naissent avec un membre manquant (agénésie). Lune des questions qui se pose est de déterminer si ces personnes, les agénésiques, ressentent ou non le phénomène, bien connu chez les amputés traumatiques ou pathologiques, dit du « membre fantôme ». On sait

116

en effet depuis longtemps quenviron 80% des personnes amputées déclarent ressentir leur membre manquant « comme sil était encore là » et cela saccompagne en général de démangeaisons ou de douleurs. Intuitivement, on penserait que ce phénomène ne devrait pas toucher les personnes agénésiques, celles-ci étant nées sans ce membre et nayant donc pas le vécu corporel antérieur, y compris au niveau proprioceptif. Cette intuition est corroborée par des études anciennes comme celle de Simmel, mais des travaux plus récents indiquent que la littérature nest pas tout à fait claire sur ce sujet. Melzac & al., par exemple, ont montré dans leur étude quenviron 20% des amputés de naissance et 50% des personnes ayant été amputées avant lâge de 6 ans déclarent ressentir ce membre fantôme27. Plusieurs interprétations ont été proposées pour tenter dexpliquer ce phénomène. Lune des plus intéressantes pour notre propos est celle qui a été avancée par Price28. Il a réalisé une revue critique de lensemble des études qui ont fait état de la présence de membres fantômes chez des personnes agénésiques et recense, au total, 39 cas dont il propose une interprétation unifiée. Il fait intervenir plusieurs paramètres, dont la formation de limage du corps lors de la constitution du cerveau du fœtus, le rôle des neurones miroirs ou la représentation du corps de lagénésique immergé dans une société constituée dindividus aux corps « complets ». Lun des points les plus intéressants de son étude pour notre propos concerne linfluence du port de prothèse qui, dans un certain nombre de cas, semble pouvoir constituer une explication de lapparition du membre fantôme. Lintégration corporelle du dispositif prothétique serait alors si prégnante sur le vécu corporel de lindividu quelle en viendrait à modifier, au niveau neuronal, son schéma corporel propre.

La troisième définition du schéma corporel correspond à la représentation psychologique que lindividu à de son corps, quon pourrait désigner comme « limage de soi ». Contrairement à ce que tendrait à impliquer la conception plastique du corps et de la psyché défendue par les transhumanistes, lhybridation entre un corps humain et un objet technique nest jamais neutre du point de vue de la personne.

117

Lartificiel introduit des effets en retour sur le porteur de prothèse qui, augmenté ou réparé, nest plus le même et ne se reconnaît plus29.

Lhybridation est une recomposition indéfinie et instable entre les matériaux biologiques et technologiques. Cette instabilité produit un état provisoire et fragile qui semble nous rendre dépendants des procédures technologiques : ainsi le dysfonctionnement dune pile cardiaque provoque la mort immédiate30.

Toute modification corporelle va donc, mécaniquement, entraîner une reconfiguration identitaire avec laquelle la personne va devoir composer. De fait, si Neil Harbisson se « sent cyborg », il ne manifeste quune des modalités possibles de lintégration corporelle de sa prothèse, à un niveau extrêmement élevé.

Ladieu au corps désirant

Le rapport des transhumanistes au corps est donc, essentiellement ambivalent. Si, dune part, ils le rejettent (selon les discours des analystes de ce mouvement) sous sa forme biologique, dautre part, ils le valorisent comme matériau de base à un ensemble de modifications permises par la technologies et susceptibles de contribuer à la quête du bonheur individuel. Il semble, par ailleurs, relativement évident que le corps ne saurait être réduit à son état de nature et quil est, depuis toujours, le lieu de négociations et darrangements avec la culture humaine. Largumentation transhumaniste, en particulier via la notion de liberté morphologique de Sandberg, souhaite sinscrire dans cette continuité. Le problème, comme le soulignent plusieurs analystes, est de confier à la technologie le soin de réaliser cette adéquation entre nature et culture, entre corps donné et corps désiré. Larraisonnement et la réduction nécessaires, indissociables de la geste technique, entraînent une conception dun corps inerte, réduit à un ensemble de fonctions et de paramètres maximisables, donc mesurables et quantifiables en

118

termes dinformation. La volonté affichée est de contrôler lévolution, ou davancer vers une « évolution choisie » qui serait donc débarrassée de la contingence, du hasard, bref, de la passion et du désir.

Edouard Kleinpeter

Institut des sciences
de la communication
(CNRS, Université Paris-Sorbonne, Université Pierre-et-Marie-Curie)

119

Bibliographie

Andrieu, Bernard, Lhybridation performative, ou la fin du mythe de la perfection. Alliage no 67, p. 95-103, 2010.

Andrieu, Bernard, Lhomme hybridé : mixités corporelles et troubles identitaires. in Kleinpeter (dir.), p. 113-130, 2013.

Besnier, Jean-Michel, Demain les Posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ? Hachette Littératures, 2009.

Besnier, Jean-Michel, LHomme simplifié. Le syndrome de la touche étoile. Fayard, 2012.

Besnier, Jean-Michel, Métaphysique du robot. in Munier (dir.), 2013a.

Besnier, Jean-Michel, Transhumanisme : une religiosité pour humanité défaite. Interview in Kleinpeter (dir.), 2013b.

Cerqui, Daniela, The future of humankind in the era of human and computer hybridization: An anthropological analysis. in Ethics and information technology (4), p. 101-108, 2002.

Cerqui, Daniela, Quelques éléments pour une ontologie du cyborg. in Fintz (dir.), p. 125-142, 2003.

Dingremont, François, Invariants et variations de laugmentation humaine, lexpérience grecque. in Kleinpeter (dir.), p. 55-60, 2013.

Ferone, Geneviève & Vincent, Jean-Didier, Bienvenue en Transhumanie. Sur lhomme de demain. Éditions Grasset & Fasquelle, 2011.

Fintz, Claude (dir.), Le corps comme lieu de métissages. LHarmattan, 2003.

Goffette, Jérôme, Naissance de lanthropotechnie. De la médecine au modelage de lhumain. Vrin, 2006.

Kleinpeter, Edouard (dir.), Lhumain augmenté. CNRS Éditions, 2013.

Kleinpeter, Edouard & Renucci, Franck, Homme augmenté, homme-interfacé : lhumain face à lêtre informationnel. Les Cahiers de la Société française des sciences de linformation et de la communication no 9, p. 84-90, janvier 2014.

Le Breton, David, Ladieu au corps : Vers homo silicum. in Munier (dir.), p. 43-65, 2013.

Lecourt, Dominique, Humain, posthumain. Quadrige, 2011.

Lestel, Dominique, Les enjeux de la tentation posthumaine. in Munier (dir.), p. 145-170, 2013.

Maravita, Angelo & Iriki, Atsushi, Tools for the body (schema). Trends in Cognitive Science, 8(2), février 2004.

Melzac, Ronald, Israel, Robyn, Lacroix, Renée & Schultz, Geoffrey, Phantom Limbs in People with Congenital Limb Deficiency or Amputation in Early Childhood. Brain 120 (1603-20), 1997.

120

Moore, Pete, Enhancing Me, the hope and hype of human enhancement. Wiley & Sons eds, 2008.

More, Max & Vita-More, Natasha (dir.), The Transhumanist Reader: Classical and Contemporary Essays on the Science, Technology, and Philosophy of the Human Future. Wiley & Sons eds, 2013.

Munier, Brigitte (dir.), Technocorps. La sociologie du corps à lépreuve des nouvelles technologies. François Bourin Eds, 2013a.

Munier, Brigitte, Le Golem ou les vertiges dun homme fabriqué. in Munier (dir.), p. 103-120, 2013b.

Musso, Pierre, Le technocorps, symbole de la société technicienne. in Munier (dir.), p. 121-144, 2013.

Price, Elfed Huw, A critical review of congenital phantom limb cases and a developmental theory for the basis of body image. Consciousness and Cognition (15), p. 310-322, 2006.

Roux, Marc, Un autre transhumanisme est possible. in Kleinpeter (dir.), p. 157-169, 2013.

Sandberg, Anders, Morphological Freedom – Why we not just want it, but need it. in More & Vita-More (dir.), p. 56-64 2013.

Warwick, Kevin, Gasson, Mark, Hutt, Benjamin, Goodhew, Iain, Kyberd, Peter, Schulzrinne, Henning & Wu, Xiaotao Thought Communication and Control: A First Step using Radiotelegraphy. IEEE Proceedings on Communications, 151(3), p. 185-189 2004.

1 P. Moore, Enhancing Me, the hope and hype of human enhancement, Wiley & Sons eds, 2008, p. 117-135.

2 Voir K. Warwick, Kevin, M. Gasson, B. Hutt, I. Goodhew, P. Kyberd, H. Schulzrinne, X. Wu, “Thought Communication and Control : A First Step using Radiotelegraphy”, IEEE Proceedings on Communications, 151(3), 2004, p. 185-189.

3 A. Sandberg, “Morphological Freedom – Why we not just want it, but need it”, M. More, N. Vita-More, (dir.), The Transhumanist Reader: Classical and Contemporary Essays on the Science, Technology, and Philosophy of the Human Future, Wiley & Sons eds, 2013, p. 56-64.

4 M. Roux, « Un autre transhumanisme est possible », E. Kleinpeter (dir.), Lhumain augmenté, Paris, CNRS Éditions, 2013, p. 157-169.

5 B. Munier, « Le Golem ou les vertiges dun homme fabriqué », B. Munier (dir.), Technocorps. La sociologie du corps à lépreuve des nouvelles technologies, Paris, Éd. François Bourin, 2013, p. 105 (italiques de lauteur).

6 D. Le Breton, « Ladieu au corps : Vers homo silicum », B. Munier (dir.), op. cit., p. 43-65, p. 43-44.

7 Cet acronyme est utilisé pour désigner les « Nanotechnologies, Biotechnologies, Sciences de linformation et Sciences cognitives ». On parle également de « convergence NBIC » pour désigner les liens de plus en plus étroits, à la fois sur les plans théoriques, expérimentaux et industriels, de ces quatre disciplines.

8 P. Musso, « Le technocorps, symbole de la société technicienne », B. Munier (dir.), op. cit., p. 121-144.

9 J. M. Besnier, « Transhumanisme : une religiosité pour humanité défaite », Interview in E. Kleinpeter (dir.), Lhumain augmenté, op. cit.

10 D. Cerqui, “The future of humankind in the era of human and computer hybridization: An anthropological analysis, Ethics and information technology (4), 2002, p. 103 (je traduis).

11 E. Kleinpeter, F. Renucci, « Homme augmenté, homme-interfacé : lhumain face à lêtre informationnel », Les Cahiers de la Société française des sciences de linformation et de la communication, no 9, Janvier 2014, p. 84-90.

12 D. Cerqui, « Quelques éléments pour une ontologie du cyborg », C. Fintz (dir.), Le corps comme lieu de métissages, Paris, LHarmattan, 2003, p. 134.

13 Voir par exemple P. Moore, op. cit., p. 120.

14 Voir J.-M. Besnier, LHomme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Paris, Fayard, 2012.

15 J.-MBesnier, « Métaphysique du robot », B. Munier (dir.), op. cit., p. 73.

16 D. Lestel, « Les enjeux de la tentation posthumaine », B. Munier (dir.), op. cit., p. 155.

17 J. Goffette, Naissance de lanthropotechnie. De la médecine au modelage de lhumain. Paris, Vrin, 2006, p. 19-20.

18 B. Musso, Le technocorps…, op. cit., p. 124.

19 D. Lecourt, Humain, posthumain, Paris, PUF, 2011, p. 91.

20 F. Dingremont, « Invariants et variations de laugmentation humaine, lexpérience grecque », E. Kleinpeter (dir.), Lhumain augmenté, op. cit., p. 57.

21 B. Andrieu, « Lhybridation performative, ou la fin du mythe de la perfection », Paris, Alliage no 67, 2010, p. 98 (italiques de lauteur).

22 A. Sandberg, Morphological Freedom, op. cit., p. 57-58 (je traduis).

23 J.-M. Besnier, Demain les Posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Hachette Littératures, 2009, p. 68.

24 A. Sandberg, Morphological Freedom, op. cit., p. 59 (je traduis).

25 J.-M. Besnier, « Transhumanisme… », op. cit., p. 182.

26 A. Maravita, A. Iriki, “Tools for the body (schema)”, Trends in Cognitive Science, no 8(2), Février 2004.

27 R. Melzac, R. Israel, R. Lacroix, G. Schultz, “Phantom Limbs in People with Congenital Limb Deficiency or Amputation in Early Childhood”, Brain, 120 (1603-1620), 1997.

28 E.-U. Price, “A critical review of congenital phantom limb cases and a developmental theory for the basis of body imageï”. Consciousness and Cognition (15), 2006, p. 310-322.

29 G. Férone, J.-D. Vincent, Bienvenue en Transhumanie. Sur lhomme de demain. Paris, Éditions Grasset & Fasquelle, 2011, p. 280.

30 B. Andrieu, « Lhomme hybridé : mixités corporelles et troubles identitaires », É. Kleinpeter (dir.), Lhumain augmenté, op. cit., p. 114.