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Classiques Garnier

Esquisse d’une caractérisation philosophique du transhumanisme

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2015 – 1, n° 6
    . Le Transhumanisme
  • Auteur : Hottois (Gilbert)
  • Résumé : Sans nier l’importance inspiratrice de l’imaginaire spéculatif futurologique, cet essai écarte les excès et fantaisies, le prophétisme à court terme et la fascination technophile réduite à un catalogue prospectif d’innovations. Le transhumanisme possède toutes les dimensions d’une philosophie, articulé autour d’une réflexion centrale sur la technique (technoscience) et l’évolution. Cette étude privilégie le rapport critique que le transhumanisme entretient aux humanismes partiellement obsolètes.
  • Pages : 33 à 50
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812448409
  • ISBN : 978-2-8124-4840-9
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4840-9.p.0033
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 18/09/2015
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : évolution, humanisme, personne, matérialisme, posthumanisme, transhumanisme.
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Esquisse dune caractérisation philosophique du transhumanisme

Nous nentrerons pas dans lhistoire de la nébuleuse transhumaniste au cours des dernières décennies du xxe siècle. Elle est riche en ébauches et en apports divers, indépendants, dont l« extropisme » de Max More qui énonce dès 1990 les grands principes de la philosophie transhumaniste1. Le lecteur trouvera une esquisse de cette histoire dans “A History of Transhumanist Thought” par Nick Bostrom2. Une systématisation idéologique du transhumanisme a été entreprise dès la fin des années 1990 avec la création de The World Transhumanist Association (WTA) par Nick Bostrom et David Pearce dans un but de regroupement, de structuration et de reconnaissance académique du transhumanisme jusque là morcelé en une nébuleuse dindividualités et de tendances non organisées. Les textes produits dans le cadre de cette association, rebaptisée Humanity+ en 2008, népuisent cependant pas les références pertinentes pour une élaboration philosophique du transhumanisme. Ces références concernent une large partie de la littérature bioéthique avec plusieurs auteurs qui ne se déclarent pas « transhumanistes » tout en partageant un certain nombre de leurs idées et valeurs.

Transhumanisme ou posthumanisme

Voici une définition courte du transhumanisme : « Le transhumanisme est un mouvement philosophique et culturel soucieux de

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promouvoir des modalités responsables dutilisation des technologies en vue daméliorer les capacités humaines et daccroître létendue de lépanouissement humain »3.

Dans la littérature relative au transhumanisme, il nest pas rare de rencontrer les termes « posthumain, posthumanisme, posthumaniste, posthumanité ». « Transhumanisme » et « posthumanisme » coexistent et sont à des degrés variables interchangeables. Cette quasi synonymie ne doit pas masquer dimportantes différences.

Alors que le transhumanisme, focalisé sur lamélioration technoscientifique des capacités humaines, privilégie les sciences et les techniques biomédicales, lidée du posthumain a crû dans le sillage de la cybernétique, de linformatique, de lintelligence artificielle et de la robotique. Ce posthumanisme technoscientifique prophétise lavènement, délibéré ou accidentel, dentités artificielles, surhumaines et non humaines, conscientes et super-intelligentes, susceptibles de succéder à lespèce homo et de poursuivre de façon autonome leur propre évolution4. Lusage de « posthumain » comme quasi synonyme de « transhumain » accentue léventualité que lamélioration continue de lhomme finisse par transformer celui-ci à un point tel quil ne serait plus du tout identifiable comme « humain ». Le transhumain serait ainsi en transition vers le posthumain. Les fantasmes, espérances et craintes « posthumanistes » abondent dans la science-fiction qui utilise volontiers le terme « posthumain », tandis quon ny rencontre guère « transhumain »5.

Un usage plus classique de « posthumanisme » consiste à regrouper sous ce terme un ensemble de critiques adressées aux présupposés et aux préjugés des humanismes traditionnels et modernes. Ceux-ci sont fondés sur une conception du sujet humain qui lui attribue une place tout à fait à part dans le cosmos, une conception pré-darwinienne et quasi pré-copernicienne. Le sujet humain, conscient et libre, doué

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dun esprit, ne différerait pas graduellement mais catégoriquement des autres êtres naturels. Être « post-humaniste » revient à dénoncer ces illusions et leurs conséquences : lanthropocentrisme spéciste qui sépare radicalement lespèce humaine des autres êtres vivants, les opprime ou les détruit ; la fiction dun sujet qui méconnaît tous les déterminismes (inconscients, économiques, culturels, idéologiques, sociaux…) qui limitent sa liberté et sa lucidité. Lhumanisme traditionnel et moderne serait en outre une invention de lOccident, ethnocentriste, sexiste, colonialiste et impérialiste. Ce post-humanisme ne veut pas modifier la condition biophysique de lhomme mais certains aspects de limage et du concept encore dominants de lhomme. Il nest donc pas hostile aux idéaux humanistes ni critique des moyens exclusivement symboliques traditionnellement utilisés. Il estime seulement que lhumanisme est myope et même aveugle sur des points décisifs ; il invite à approfondir leffort démancipation, à dénoncer toutes les formes de discrimination et à élargir la communauté morale et politique aux autres vivants qui méritent aussi le respect. Certains parlent ainsi dun « humanisme post-humaniste ». Les transhumanistes rejoignent les critiques que cet « humanisme post-humaniste » adresse aux humanismes traditionnels et modernes, mais ils ne le suivent pas dans son ignorance ou son refus de lamélioration technologique de lhomme.

Positionnement philosophique et éthique

La grande majorité des transhumanistes se présentent comme agnostiques ou athées, laïques et libre-penseurs. Les valeurs et les intentions affirmées sont proches de lhumanisme laïque progressiste moderne.

Il est vrai que Julian Huxley, inventeur du mot, introduit le transhumanisme comme une idéologie ayant la portée dune religion sans en partager certaines caractéristiques fondamentales6. Mais le transhumanisme

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actuel évite le plus souvent dafficher semblable ambition. Il se focalise plus modestement autour de la notion damélioration physique, cognitive et émotionnelle, et il prône une méthode dévaluation au cas par cas des améliorations proposées ou potentielles, comme cela se passe dans les comités de bioéthique. Il nest pas rare que dans ces comités, les discussions conduisent à un partage qui ressemble à lopposition bioconservateurs-transhumanistes, mais sans le dire ainsi.

Le transhumanisme est porté par un acte de foi optimiste, volontariste et rationaliste, dans le futur, dans la créativité et la responsabilité humaines. Il rejette le fanatisme, lintolérance, la superstition, le dogmatisme qui caractérisent ou ont caractérisé les grandes religions. Cette foi et lespérance raisonnées dans lépanouissement indéfini de lespèce humaine sur le long terme grâce aux moyens de la science et de la technique le préservent du nihilisme.

La notion de personne et la critique
de quelques préjugés humanistes

Le transhumanisme prend ses distances par rapport aux humanismes traditionnels et modernes par la relativisation de la valeur exclusive accordée à lêtre humain en tant que membre dune espèce biologique. Il dénonce le spécisme de lhumain. La forme biologique propre à lespèce humaine ne doit pas être sacralisée. Cette forme nest pas immuable et elle na pas le monopole du respect et de la dignité. Le transhumaniste préfère la notion de « personne », une notion définie par la présence de certains attributs : la conscience, la sensibilité, la capacité de raisonner et de choisir, etc. Ce qui sépare lhomme des autres vivants nest pas une différence absolue mais une question de degrés : les animaux partagent à des degrés inégaux certains caractères de la personne. Ces observations valent aussi pour des entités trans- ou post-humaines, aujourdhui spéculatives, qui partageraient des attributs de la personne. Le transhumanisme affirme que tous les êtres doués de sensibilité, éventuellement de conscience – pré-humains, non-humains (animaux) ou post-humains – ont droit à un statut moral respectueux de leur bien-être et épanouissement.

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Laccentuation de la notion de « personne » dénonce aussi les jugements de valeurs et les discriminations associés aux différences de race ou dethnie, de sexe, de genre. Une des critiques adressées à lhumanisme moderne est quil a privilégié la figure de lhomme mâle blanc occidental. Le transhumanisme est « post-humaniste » – ainsi que nous lavons déjà noté – au sens où il dépasse ces préjugés de lhumanisme. Mais il sagit dun dépassement qui se veut effectif et pas seulement idéologique et symbolique : lémancipation de la femme se poursuivra grâce aux techniques, telle, par exemple, lectogenèse, et on a pu décrire le transsexualisme comme une mise en application effective dune liberté et dun droit transhumanistes.

Lautonomie de la personne

Au cœur des valeurs transhumanistes se trouve le respect de lautonomie de la personne, libre aussi de modifier son corps, car la personne ne sidentifie pas à une morphologie particulière et contingente. La « liberté morphologique » est une revendication centrale du transhumanisme7. À ce droit fondamental est généralement associé le principe de lautonomie parentale, la liberté des choix procréatifs. Le transhumanisme est opposé à toute politique totalitaire, irrespectueuse de lautonomie individuelle et parentale. Le monde dAldous Huxley et celui de George Orwell sont radicalement anti-transhumanistes.

Le paradigme « matérialiste »

Le transhumanisme est matérialiste si lon entend par là quil soppose au dualisme et au substantialisme spiritualiste. Mais ce matérialisme ne définit pas lessence de la matière. Celle-ci est à la fois inerte et mécanique,

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substance et énergie, vivante et spontanée, pensante et consciente, infime et immense… Un tel matérialisme nest pas – contrairement à ce que lon dit souvent – « réducteur » ou « simpliste » ; il est au contraire démultiplicateur. Les outils actuels de cette démultiplication sont les technosciences (notamment, les NBIC : Nanosciences et Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et sciences Cognitives transversales par rapport aux diverses manifestations de la matière et de lénergie). Le matérialisme associé au transhumanisme est technoscientifique, il évolue avec les technosciences, leurs instruments et leurs concepts opératoires. Semblable matérialisme ne paraît pas incompatible avec le monisme qui doit caractériser le transhumanisme selon Julian Huxley.

Technologies matérielles
et lutte contre la finitude et la mort

Les technologies dites « matérielles » applicables à lhomme sont tout à fait centrales pour le transhumanisme. Leur importance constitue une différence majeure entre le transhumanisme et les humanismes traditionnels, y compris lhumanisme moderne laïque. Les humanismes voient le progrès dabord ou exclusivement en termes de transformations sociales, institutionnelles, dorganisation symbolique (éducation, morale, droit, culture, politique), sans modifications biophysiques des humains. Lhumanisme, même moderne et laïque, na pas lambition de modifier en profondeur la nature humaine en ses limites. Le transhumanisme se caractérise par une volonté de lutte effective contre la finitude et contre la mort. Il souligne que de nombreuses recherches technoscientifiques sont en cours dans le domaine de la sénescence et de la longévité chez les animaux et chez lhomme. Religions et philosophies nont eu de cesse de « justifier » la mort, aussi longtemps quelle était une fatalité contre laquelle il ny avait effectivement rien à faire. Cette situation a commencé à changer. Le transhumanisme encourage cette évolution, tout en laissant la liberté à chacun de préférer la finitude ou la fiction dune vie surnaturelle après la mort. Toutefois, désormais, les religions et les philosophies qui justifient ou

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prônent la finitude constituent des forces négatives qui encouragent dangereusement linaction, le fatalisme.

Le transhumanisme est un humanisme sans limites a priori. La finitude de la personne est empirique, non ontologique. Loptimisme transhumaniste vient aussi de son approche empiriste et expérimentaliste. Si toutes les limites sont empiriques, contextuelles et contingentes, il est toujours possible de se dire quun jour, moyennant telle disposition, intervention ou ruse technologiques, il sera possible de …

Bostrom a illustré la volonté transhumaniste de lutte contre la mort dune manière délibérément naïve et évocatrice par la « Fable du Dragon-Tyran »8. Jusquil y a peu, lattitude du peuple par rapport à la mort représentée par un Dragon tyrannique exigeant constamment son tribut humain, a été soit (a) de soumission consentante allant jusquà faire de la mort une grâce, une nécessité essentielle tout à fait positive pour une vie authentiquement humaine ; bref, le peuple, mal an bon an, a collaboré avec lennemi ; (b) de vaine révolte, de douloureux et futile refus ; (c) de victoire illusoire, par la croyance en une vie posthume meilleure. Avec les développements technologiques, lidée dun renversement effectif du Dragon-Tyran a cependant germé. Mais très difficilement, en raison du scepticisme persistent et aussi dune opposition violente de la part des théologiens, philosophes et humanistes divers dénonçant et condamnant cette idée et cette entreprise comme insensées, impies, immorales, dangereuses : signe dhybris, et répétant que « la finitude de la vie humaine est une bénédiction pour tout individu, quil le sache ou non. ». Toutefois, ce genre de position sétant illustrée à propos de bien dautres entreprises humaines par le passé – par exemple, la folle ambition de voler à travers les airs –, les anti-Dragon se sont multipliés et organisés ; ils ont mobilisé de plus en plus de compétences et de moyens technoscientifiques. À force de persévérance, ils ont fini par mettre au point un projectile capable de percer toutes les défenses du tyran. La destruction du dragon fut une joie immense, exigeant, bien entendu, de repenser lensemble de la société, et tempérée par le regret davoir si longtemps reculé devant laudace de lentreprise. Car on aurait pu éviter bien des souffrances et la perte de tant de personnes précieuses qui ne demandaient que de continuer à vivre plus longuement, voire

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indéfiniment, en bonne santé. Bref, il y aurait ici une « urgence transhumaniste » qui ne souffre aucun retard.

Évolutionnisme, espèce technicienne
et nouveau Grand Récit

Le cadre spéculatif et narratif des humanismes, religieux ou non, était lHistoire. Au sens ordinaire du terme, lHistoire désigne seulement la transformation des organisations et des relations entre les humains ainsi que des modifications du milieu. Et surtout : elle invite à projeter le futur exclusivement dans cette perspective qui naffecte pas ou seulement en surface la nature biophysique de lhomme. Le cadre spéculatif et narratif du transhumanisme est lÉvolution, ainsi que Julian Huxley lavait demblée souligné. Plus profondément, le transhumanisme invite à intégrer lHistoire dans lÉvolution et vice versa. Un intérêt majeur du transhumanisme centré autour de lidée damélioration indéfiniment poursuivie tient au fait quil aide à la cristallisation dun nouveau Grand Récit doté dun riche imaginaire spéculatif et capable dintégrer les révolutions technoscientifiques.

Le xxe siècle a été décrit comme celui de leffondrement des Grands Récits qui donnaient un sens à lHistoire, religieuse ou non, jusquà la Fin fût-elle la Résurrection ou la Société sans classes. Le transhumanisme propose un nouveau Grand Récit, mais ouvert, à écrire siècle après siècle. Un récit sans eschatologie religieuse ou sécularisée sous forme dutopie finale, un récit néanmoins porteur dune espérance infinie.

Le Grand Récit transhumaniste senracine dans lévolutionnisme et commence par un regard rétrospectif sur lévolution cosmique et biologique. Il enchaîne avec lévolution humaine envisagée sous langle technologique. Cette chronique de lespèce humaine décrite comme ayant toujours été une espèce technicienne (speciestechnica) raconte lhistoire de lhomme comme une histoire daméliorations grâce à des techniques inventées par les humains : pierre taillée, langage (!), techniques déducation, écriture, imprimerie, moteurs, industrie… Internet, NBIC… À chaque fois on pouvait sopposer – et ce fut souvent le cas – en disant

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que cétait mal, risqué, pas naturel, élitiste, hybris… Lhypothèse sur laquelle le transhumanisme fonde la suite de son Grand Récit est que lévolution technologique va se poursuivre et que toutes les potentialités de la technique seront ainsi progressivement réalisées.

Mais cette hypothèse optimiste nest pas la seule possible et sa réalisation nest pas garantie.

Dans « The Future of Humanity »9, Nick Bostrom passe en revue quatre avenirs possibles :

1. extinction de lespèce humaine : sa probabilité est grande en raison des risques naturels, cosmiques, technologiques innombrables : 99 % des espèces terrestres ont fini par disparaître ;

2. effondrement récurrent : on peut imaginer une succession deffondrements catastrophiques de la civilisation humaine suivis de reprises. Mais il est douteux que cette série se poursuive indéfiniment ; plus on séloigne dans le futur, moins cela paraît probable ;

3. stase : arrêt de lévolution biologique, technique et sociale : état de stagnation et déquilibre indéfiniment entretenu. Improbable aussi, surtout à mesure que lon séloigne dans le futur, en raison de toutes les causes potentielles dinstabilité ou de déstabilisation internes et externes à lespèce humaine ;

4. évolution trans/posthumaine : évolution par auto-amélioration/augmentation/transformation ad infinitum. Cette évolution peut se concevoir avec ou sans rupture radicale par rapport à notre humanité actuelle. La rupture peut être progressive ou brutale. Elle devient plus probable à mesure que lon séloigne dans le futur et à condition quil ny ait pas eu extinction (première hypothèse).

Bostrom estime que sur le très long terme, les deux hypothèses les plus plausibles sont la première et la dernière.

Ajoutons que lunité du Grand Récit transhumaniste est formelle ; les contenus pourraient en être multiples, rappelant la multiplicité des voies que lévolution naturelle a suivies. Valorisant lautonomie, le pluralisme, la libre transformation des personnes, le transhumanisme

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projette lauto-évolution comme épanouissement multiple, diversification. Il ne place pas le futur sous la loi du progrès universel identique pour tous. Il y a du postmoderne dans le transhumanisme. Mais il ne verse pas dans les excès relativistes et nihilistes, car il retient un certain nombre de valeurs modernes ainsi que le respect des méthodologies technoscientifiques.

Équilibrer le symbolique et le technique

Le transhumanisme place sur le devant de la scène lévolution et les technologies matérielles. Il compense ainsi le déficit humaniste à leur propos. Cette volonté de rééquilibrage nimplique pas labandon des acquis éthiques, sociaux, symboliques de lhumanisme, tels les droits humains. Il faut les intégrer en ne les isolant pas, en ne les surprotégeant pas par rapport aux progrès technoscientifiques. Ainsi par exemple, solidarité, égalité, justice sont des valeurs à préserver mais sans les immuniser contre des approches technoscientifiques, de léthologie comparée aux sciences du cerveau ou à la génétique. Le transhumanisme réclame un rééquilibrage entre le symbolique et le technique. Lhumanisme progressiste moderne, lui-même, ne prendrait pas encore suffisamment en compte les possibilités futures damélioration technoscientifique de lhomme qui constituent le défi de lavenir. Le transhumanisme invite à accorder au moins autant dimportance à la technique et à lopératoire quau symbolique.

Paradigme thérapeutique
versus paradigme évolutionniste de lamélioration

Le Grand Récit évolutionnaire transhumaniste, centré autour de lidée damélioration, rompt avec la dominance exclusive du paradigme thérapeutique comme grille dévaluation normative des innovations et de

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leurs applications. Les humanismes traditionnels, y compris modernes, demeurent le plus souvent prisonniers du paradigme thérapeutique et des préjugés qui y sont associés, dont celui dune nature humaine immuablement donnée.

Les transhumanistes estiment que la différence entre action thérapeutique et action améliorative nest pas stricte. Toute action médicale réussie constitue de fait pour le patient une améliorationde son état. Mais bien des démarches médicales ne sont pas thérapeutiques. Prenons lexemple de deux enfants de très petites taille. Lun a des parents de taille normale mais souffre dune déficience pathologique de lhormone de croissance. Lautre est le fils de parents eux-mêmes très petits et ne présente aucun facteur pathologique. Les deux situations résultent de la « loterie génétique naturelle ». Va-t-on réserver lhormone de croissance au premier sous prétexte que cest une indication thérapeutique et linterdire au second en dépit dune souffrance psychologique, du souhait des parents et de linégalité dopportunités entraînée par une taille très nettement en dessous de la moyenne ? Autre exemple : la vaccination reste-t-elle dans le domaine de la médecine préventive thérapeutique classique ou sagit-il damélioration (puisquon induit une résistance inexistante naturellement) ? Et si lon passe à léventualité dinsérer des gènes renforçant le système immunitaire naturel, change-t-on à ce point de registre quil faudrait linterdire sous prétexte quil sagit à la fois damélioration et de génétique ? Des molécules diverses sont thérapeutiques ou augmentatives de capacités selon les circonstances. Des prothèses peuvent augmenter la force ou la précision. La chirurgie réparatrice est depuis longtemps aussi esthétique, de confort et de mode.

Plusieurs problèmes sont liés à labsence de reconnaissance dun paradigme centré autour de la libre amélioration-augmentation de lindividu et non assujetti au cadre institutionnel traditionnel de la médecine. Parmi ces conséquences regrettables, relevons :

lextension de léventail du pathologique et le rétrécissement de celui de la normalité : un individu devrait être considéré comme malade pour que lon puisse légitimement prescrire des molécules ou des interventions quil réclame en toute liberté et connaissance de cause et alors quil reste dans léventail de la normalité ;

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lamélioration ne peut être la finalité déclarée dun projet de recherches ; elle nest donc pas – surtout pas publiquement – finançable comme telle, ce qui, freine ou exclut des recherches que beaucoup approuveraient. Il faut passer, au moins en apparence, par un financement « respectable » ;

les molécules et dispositifs avec un potentiel amélioratif et augmentatif ne sont testés, évalués, que dans la perspective dun usage thérapeutique et non dans le contexte dun usage amélioratif. Ce dernier – qui existe de facto sinon de jure – est dès lors plus risqué et dépourvu de suivi vigilant.

Comme laffirment les auteurs de From Chance to Choice, il conviendrait de « modifier le cadre réglementaire dapprobation de médicaments axé sur la maladie en un cadre focalisé sur le bien-être afin de faciliter le développement et lusage de produits pharmaceutiques damélioration cognitive pour des individus adultes en bonne santé »10.

Les transhumanistes revendiquent la reconnaissance de la légitimité de la visée damélioration pour la recherche technoscientifique ainsi que laccès à la médecine damélioration pour tout individu libre et informé. Ils estiment que la différence thérapie/amélioration est floue et surtout quelle ne constitue pas un critère éthique valable pour accepter ou refuser une demande dintervention.

Les transhumanistes réclament au moins un droit négatif à lamélioration : il ne faut pas interdire laccès à lamélioration (physique, cognitive, etc.). Quant au droit positif, cest-à-dire la facilitation sociale permettant quune majorité dindividus – voire tout individu qui le souhaiterait – aient accès à lamélioration, il sagit là dun choix de société qui passe, comme cest le cas pour tant dautres ressources, par une intervention de lEtat (prise en charge publique, sécurité sociale).

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Les craintes et risques sociaux :
positionnement politique

Si la plupart des transhumanistes considèrent que les préjugés et objections dorigine religieuse ou métaphysique sont irrationnels ou faux, en revanche, beaucoup estiment que les objections de nature éthique, sociale et politique doivent être prises au sérieux.

Lévolutionnisme est un paradigme potentiellement « dangereux » : il peut être interprété et appliqué de façon simpliste, brutale, insensible, et conduire dans un monde de fait inhumain, barbare. La sélection du plus performant ne protège pas les valeurs et formes de vie auxquelles nous tenons. En particulier, des activités dont la finalité nest pas extérieure à leur exercice et aux plaisirs élevés, au bonheur, quelles procurent, telles les activités artistiques ou les comportements relationnels qui trouvent leur fin en eux-mêmes. Le transhumanisme comporte des risques considérables relatifs à légalité, la justice et la solidarité dans une société de compétition et de performance dominée par le marché. Ces risques sont parfois sous-évalués par les transhumanistes. Articuler le matérialisme technoscientifique évolutionnaire et les valeurs portées par les traditions est le vrai défi. Cette préoccupation est lisible dans certains Rapports européens de haut niveau11 ainsi que dans des textes de la WTA. Mais le positionnement politique du transhumanisme et de la WTA elle-même (qui connaît des conflits internes à ce sujet) est loin dêtre clair et unitaire. Le transhumanisme affirme ne se rallier à aucun courant ou parti politique existant. La diversité des tendances et des individualités auxquelles le terme sapplique comporte en effet des accents qui vont du socialisme au libertari(ani)sme. Ce qui tient ensemble cette multiplicité est lidée partagée de la poursuite illimitée

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par des moyens technologiques de lamélioration de lindividu dans le respect de lautonomie personnelle. Sous limpulsion de Bostrom et de quelques autres, le mouvement a tenté dintroduire de la cohérence et du ciment dans cette diversité. Mais il faut lentendre davantage comme un groupe de pression intellectuel que comme un parti. Lactivisme est sans doute ce qui le décrit le mieux : le mouvement transhumaniste vise lamélioration effective de lhumanité et sefforce dinfluencer dans ce sens les forces directement (la R&D) et indirectement agissantes (politiques, économiques, financières, mais aussi idéologiques, philosophiques). Le transhumanisme se positionne intégralement au plan du symbolique, de linfluence des idées et non de la R&D technoscientifique proprement dite, même sil est vrai que nombre de ses adeptes ou sympathisants sont des chercheurs, des inventeurs et des entrepreneurs. Cet activisme fait un usage intensif des nouveaux media hightech au développement desquels une fraction de la nébuleuse transhumaniste est associée, en particulier en Californie (Silicon Valley). Ses abus de rhétorique, de publicité, de marketing et de propagande peuvent ternir et rendre suspects ses intérêts légitimes et le sérieux des idées et des arguments avancés.

Une lame de fond du transhumanisme a été et demeure profondément attachée à lindividualisme libéral, voire néo-libéral et même libertaire. Cette tendance qui saffiche volontiers comme étant apolitique est de facto proche du techno-capitalisme futuriste de grandes entreprises américaines multinationales dans les domaines des biotechnologie, des TIC, des nanotechnosciences et de laérospatiale en lien plus ou moins étroit avec des agences fédérales telles la NASA ou le DARPA (Defense Advanced Research Project Agency). Si les transhumanistes se retrouvent alliés objectifs de ces puissances privées ou étatiques, ce nest pas suite à des choix politiques ou économiques dictés par lappât prioritaire ou exclusif de largent ou du pouvoir, mais parce que ce sont ces puissances qui portent la recherche de pointe susceptible dentraîner lamélioration/augmentation trans/posthumaine.

Simultanément, des transhumanistes socialement sensibles entendent ne pas ignorer les grands problèmes sociaux de la pauvreté, de linjustice, de linégalité, de lenvironnement. Ils estiment que les progrès technologiques et leurs applications librement consenties dans le sens de lamélioration physique, cognitive et morale constituent un facteur essentiel pour répondre à ces problèmes et les résoudre. Il ne faut pas

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se détourner de lamélioration sous prétexte quil y a des problèmes économiques et sociaux plus urgents ; il faut mener la lutte sur les deux fronts : humaniste traditionnel et transhumaniste. Un rêve transhumaniste est de concilier individualisme et socialisme : lamélioration (bien entendu aussi affective, émotionnelle, morale) librement voulue dindividus conduira progressivement à lamélioration globale de la société et de lhumanité. Selon cette optique, les transhumains ne sont pas à craindre ; ils sont à souhaiter.

Entre apolitisme de tendance technocratique, libéralisme et néo-libéralisme, libertar(ian)isme et social-démocratie, le positionnement philosophique politique du transhumanisme reste irréductiblement divers, même contradictoire, en dépit des efforts dunification opérés par la WTA.

Risques et limites de la prospective :
amélioration ou transformation

Risques et limites de la prospective sont liés à limmense complexité de lentreprise damélioration technoscientifique des individus, compte tenu de tout ce qui peut tourner mal rapidement ou à moyen terme dans le domaine de la santé physique et mentale et des relations sociales. Ce danger nécessite un suivi permanent, un monitoring des améliorations à aborder au cas par cas et avec la plus grande vigilance. Toutefois, suivant les transhumanistes, les risques ne seront pas rencontrés par moins de technologie ou par un retour au passé, mais par des technologies nouvelles plus appropriées.

Il reste que les transformations dites « damélioration » envisagées par les transhumanistes pourront être à ce point radicales avec des conséquences imprévisibles que lanticipation de la société et de lhumanité futures est fort limitée et incertaine. Une expression des limites de la prospective transhumaniste est lidée « posthumaniste » : celle dune transformation telle que les produits de lamélioration seraient à ce point éloignés de notre condition humaine que nous naurions plus guère avec eux de parenté. Du transhumain – que lon peut voir comme un

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être intermédiaire, transitoire – au posthumain, la frontière est floue et imprévisible.

Le paradigme évolutionniste, lautonomie individuelle, la liberté et les promesses de la recherche et de lexpérimentation technoscientifiques poussent lespèce curieuse, exploratrice, inventive, que nous sommes à courir tous les risques. Cet expérimentalisme est perceptible à lhésitation fréquente dans la littérature trans/posthumaniste entre « amélioration » et « transformation ». Est affirmé le droit à lauto-transformation, au changement, à lévolution non dans un but prioritaire damélioration, mais afin denrichir le champ de lexpérience possible, avec pour idéal ou fantasme une liberté émancipée des contraintes de toute forme définitive ou immuable. Limpératif transhumaniste damélioration vient, en principe, infléchir cette liberté compte tenu des contraintes réelles, factuelles, existantes, et des valeurs humanistes revisitées. Mais il peut aussi servir de masque à lexpérimentalisme débridé.

Ces risques et incertitudes ne viennent pas de transhumains ou de posthumains qui nexistent pas. Ils sont associés aux vertus et aux vices de lespèce humaine.

Si du fait de la science, de la technique et des valeurs humanistes, nous ne sommes pas totalement dépourvus de lumière, cette lumière est limitée.

Pour conclure

Le transhumanisme encourage à regarder en face labyssalité de la condition humaine à lâge technoscientifique (voir les quatre Grands Récits daprès Bostrom) sans chercher refuge dans les abris symboliques des religions et des métaphysiques idéalistes, ni sabîmer dans le nihilisme ou se dissoudre dans le postmoderne. Il promeut rationnellement et délibérément une espérance dauto-transcendance matérielle de lespèce humaine, sans limites absolues a priori, au milieu dun océan spatio-temporel dopportunités et de risques dépendants et indépendants des choix et renoncements que les membres de cette espèce opéreront.

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Son intérêt est aussi critique : il invite à réfléchir à certains préjugés et illusions attachés aux humanismes traditionnels et modernes dont il révèle, par contraste, des aspects généralement peu ou non perçus. Pour une part dominante, ces humanismes sont anti-matérialistes et spiritualistes. Sils ne sont plus pré-coperniciens, ils véhiculent des images pré-darwiniennes. Ils reconnaissent lHistoire, mais guère lÉvolution. Ils ne voient lavenir de lhomme que sous la forme de lamélioration de son environnement et de son amélioration propre par des moyens symboliques (éducation, relations humaines, institutions plus justes, plus solidaires, plus égalitaires, etc.).

Lhumanisme relève dune image implicite partiellement obsolète de lhomme. Une obsolescence dont la cause principale est le développement de la science moderne, de la R&D technoscientifique et des révolutions théoriques (conceptuelles, paradigmatiques) et technologiques que les technosciences nont cessé dintroduire. Cest à lactualisation de limage de lhomme et de sa place dans lunivers que le transhumanisme modéré bien compris travaille12.

Gilbert Hottois

Université de Bruxelles

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Bibliographie

Bostrom, N., “A History of Transhumanist Thought”, Journal of Evolution and Technology, 2005, Vol. 14, no 1, p. 1-25.

Bostrom, N., “The Fable of the Dragon-Tyrant”, Journal of Medical Ethics, 2005, vol. 31, no 5, p. 273-277.

Bostrom, N., “The Future of Humanity”, New Waves in Philosophy of Technology, Berg Olsen J.-K., Selinger E. & Riis, S. (eds), New York, Palgrave McMillan, 2009.

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1 Cf. “The Philosophy of Transhumanism”, More, Max et Vita-More, Natasha éds, The Transhumanist Reader, Oxford, Wiley-Blackwell, 2013.

2 Journal of Evolution and Technology, vol. 14, avril 2005 (aussi accessible sur le site de Bostrom).

3 Notre caractérisation du transhumanisme renvoie principalement à la Déclaration transhumaniste et aux FAQ (Frequently Asked Questions) accessibles en ligne (site de Nick Bostrom et site du mouvement transhumaniste : Humanity+). Dans la présente étude, toutes les traductions sont nôtres.

4 Cest le thème de la « Singularité technologique » développé par Vernor Vinge et Ray Kurzweil.

5 Dans notre ouvrage Généalogies philosophique, politique et imaginaire de la technoscience (Paris, Vrin, 2013), nous montrons que la notion de « technoscience » a été, dès son introduction, étroitement associée aux notions de trans/post/abhumain, et nous illustrons ce lien à travers la littérature de science-fiction depuis son origine à nos jours.

6 Julian Huxley introduit « transhumanisme » comme un synonyme dune expression quil utilise antérieurement : « humanisme évolutionnaire ». Voir J. Huxley, New Bottles for New Wine, Londres, Chatto & Windus, 1957 et Religion Without Revelation, Londres, Max Parrish, 1957.

7 Cf. larticle de Sandberg, Anders : « Morphological Freedom. Why we not just want it, but need it », dans More, Max et Vita-More, Natasha éds, op. cit.

8 « The Fable of the Dragon-Tyrant », 2005. Accessible sur le site de Nick Bostrom.

9 2007. Accessible sur le site de Nick Bostrom.

10 A. Buchanan, D. W. Brock, N. Daniels et D. Wikler, From Chance to Choice: Genetics and Justice, Cambridge (U. K.), Cambridge University Press, 2000, p. 11.

11 Tel, en 2004, Converging Technologies – Shaping the Future of European Societies commandité par la Direction Générale de la Recherche de lUE et dont le Rapporteur est le philosophe allemand Alfred Nordmann ; ou, en 2009, Human Enhancement commandité par le Parlement Européen via lUnité STOA (Science and Technology Options Assessment). Ces rapports, parmi dautres, réagissent au choc causé par le Rapport américain de 2002 : Converging Technologies for Improving Human Performance. Nanotechnology, Biotechnology, Information Technology and Cognitive Science (CT-NBIC), sous la direction de Mihail C. Roco et William Sims Bainbridge. Il avait été commandité par la NSF (National Science Foundation) et le DOC (Department Of Commerce).

12 Lessentiel de cette étude a été publié dans notre livre : Le transhumanisme est-il un humanisme ?, Bruxelles, Éditions de lAcadémie Royale de Belgique, 2014. Signalons aussi la parution sous la direction de G. Hottois, J.-N. Missa et L. Perbal, de lEncyclopédie du trans/posthumanisme. Lhumain et ses préfixes, Paris, Vrin, 2015.