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Classiques Garnier

Scepticisme et exercice du pouvoir politique Indifférence montanienne et double pensée pascalienne

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2014 – 2, n° 5
    . Scepticismes en politique
  • Auteur : Laborie (Karine)
  • Résumé : Souvent associé à l’attentisme et au renoncement, le scepticisme semble purger la politique de toute ambition fondationnelle. Pour autant, laisse-t-il celui qui le mène complètement démuni en matière d’exercice du pouvoir politique ? Nous voulons montrer que l’indifférence montanienne et la double pensée pascalienne sont le pivot de deux éthiques de l’exercice du pouvoir politique, et que c’est moins Montaigne que Pascal qui entérine la scission entre le dedans privé et le dehors public.
  • Pages : 49 à 65
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812433580
  • ISBN : 978-2-8124-3358-0
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3358-0.p.0049
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/11/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : scepticisme, coutume, engagement, indifférence, double pensée, Montaigne, Pascal
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Scepticisme et exercice
du pouvoir politique

Indifférence montanienne et double pensée pascalienne

Les bras ballants, installé sur la berge des événements dans une sorte dexpectative sans lendemain, telle est la posture attribuée à un sceptique. Scepticisme irait de pair avec indifférence à légard des affaires communes et trahirait une forme de désengagement. Appliqué au plus grand nombre, il serait cette part dinertie du corps social qui laffaiblit de manière dramatique. Doù le rejet sans appel de certains intellectuels tel Antonio Gramsci :

Un homme ne peut vivre véritablement sans être un citoyen et sans résister. Lindifférence, cest laboulie, le parasitisme, et la lâcheté, non la vie. Cest pourquoi je hais les indifférents1.

Une telle présentation nest pas complètement en rupture avec le type philosophique dont elle est un avatar. Dès lantiquité, ceux qui se désignèrent sous lappellation de skeptikoi considérèrent Pyrrhon, à linstar de Sextus Empiricus, comme celui qui « sest approché du scepticisme dune manière plus consistante et plus éclatante que ceux qui lont précédé2 ». Or, Pyrrhon était salué par ses contemporains pour son indifférence déquilibre. Sil force leur admiration, ce nest pas par son désintérêt à légard de la cité mais pour limperturbabilité et limpassibilité dont sa conduite témoigne. Situé hors de la mêlée, préservé de la cacophonie philosophique comme des tumultes du monde, Pyrrhon sabstient de juger car tout se présente à lui de manière non-différente3.

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Rappeler que ce même Pyrrhon fut de lexpédition dAlexandre et fait grand prêtre dans sa cité dÉlis, quun Carnéade joua les ambassadeurs à Rome en argument pro et contra sur la question de la justice, quun Montaigne occupa des charges publiques ou bien encore quun La Mothe Le Vayer fut le précepteur du dauphin ne suffit certes pas à établir que scepticisme et affaires communes peuvent se conjuguer. De telles indications dissuadent néanmoins de réduire le scepticisme à une posture, celle du désengagement, et à lévincer dentrée de jeu de la politique au motif dune inquiétante inefficience.

Dès lantiquité, lindifférence déquilibre puis lepokhê, pratiquée tant par les néo-pyrrhoniens que les académiciens, nont cessé dentretenir la polémique sur la viabilité du scepticisme. Qui napprouve rien ne fait rien ! Ce trait, censé mettre à terre le sceptique, apparaîtra à Augustin « déjà usé, il est vrai, et tout rouillé4 » mais dune efficacité redoutable. Les néo-pyrrhoniens comme les académiciens parèrent inlassablement à cette attaque en découplant critère de vérité et critère daction. Si lobservation des règles de la vie quotidienne, dont celle de suivre les lois et coutumes de son pays, leur permit, semble-t-il, de déjouer laccusation de réduction à linaction, elle contribua à faire du scepticisme une attitude politique conformiste.

Aussi sommaire que discutable, une telle présentation minimise la thématisation sceptique des questions politiques qui sesquisse dès lantiquité tout comme elle biaise leur traitement. Nous ne saurions chercher dans la double tradition sceptique ce que nous savons ne pas pouvoir y trouver : une théorie fondationnelle de lordre politique ou même une doctrine normative susceptible de prescrire comment il convient dexercer le pouvoir politique. Par ailleurs, lobservation de « la règle des règles » prend forme, dans le cadre de lÉtat, dans un dédoublement intérieur qui entretient léquivocité au sujet de la relation du sceptique avec lordre établi. Il témoigne dune attitude politique pour le moins déconcertante, suivre le train du monde pour mieux sen préserver :

Le sage doit au-dedans retirer son âme de la presse, et la tenir en liberté et puissance de juger librement des choses : mais quant au dehors, quil doit suivre entièrement les façons et formes reçues. La société publique na que

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faire de nos pensées : mais le demeurant, comme nos actions, notre travail, nos fortunes et notre vie, il la faut prêter et abandonner à son service et aux opinions communes : comme ce bon et grand Socrates refusa de sauver sa vie par la désobéissance du magistrat, voire dun magistrat très injuste et très inique5.

Ce dédoublement, classiquement emblématique du retrait dans la sphère privée, seul lieu de la liberté, réactive la polémique. Selon le volet retenu (pratique de lexamen ou observation des lois et coutumes admises), le sceptique est accusé soit de mettre à nu lordre établi, au risque de lui retirer tout titre de créance, soit de le cautionner à un point tel quil lui serait toujours inféodé. Dénoncé par les uns en raison de la subversion dont il serait porteur, il est soupçonné par les autres dune trop grande docilité. Mixte de passivité et dactivité, le dédoublement entretient léquivoque sur le jeu politique sceptique.

Bien que les raisons avancées soient diamétralement opposées, elles convergent pour contester la viabilité politique du scepticisme. Lexamen sceptique purge la politique de toute ambition fondationnelle, ce que daucuns peuvent juger fâcheux. En favorisant le passage à une approche relationnelle du pouvoir politique, ne lui retire-t-il pas toute son autorité ? La conduite dun citoyen présumé sceptique témoigne pourtant de son loyalisme. Ne trahit-elle pas, à son tour, un manque de hardiesse, une forme dinertie incompatible avec lexercice du pouvoir politique ? En effet, ce dernier requiert sens de larbitrage en situation et aptitude à modeler un ordre des choses à venir, ce dont le scepticisme rendrait incapable. Si la nécessité de vivre et les exigences de la vie pratique ont toujours été « le talon dAchille du scepticisme6 », lexercice du pouvoir politique serait-il celui dune politique sceptique ?

Question dautant plus épineuse que le scepticisme ne se laisse pas aisément reconduire à un type philosophique tant ses figures sont multiples, à linstar des usages auxquels il se prête, des appropriations contrastées dont il est lobjet. Sans prétendre à une variation exhaustive, nous proposons denvisager lordre établi dans le droit fil des examens montanien et pascalien. En effet, même sils ne revendiquent ni ne légitiment une ambition fondationnelle, Montaigne et Pascal ne restent

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pas silencieux au sujet de ce qui assure lautorité du pouvoir politique et garantit son efficacité. Nous tenterons de montrer que, loin de les négliger, leur examen sceptique de lordre établi saccompagne dune interrogation sur les conditions dexercice du pouvoir politique. Plus précisément, lindifférence montanienne et la double pensée pascalienne sont le pivot de deux éthiques de lexercice du pouvoir politique qui témoignent, chacune selon son mode propre, dune appropriation contrastée de la tradition sceptique.

De plus, reconnaître un héritage montanien dans la pensée politique pascalienne ne nous conduira pas à laligner sur la pensée du Bordelais. « Tous ceux qui disent les mêmes choses ne les possèdent pas de la même sorte7 » nous prévient Pascal. Bien plus nécrit-il pas : « Ce nest pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que jy vois8 ». À rebours, sa présentation de Montaigne comme « pur pyrrhonien9 » ne témoignerait-elle pas dune lecture prévenue à laquelle Montaigne pensait ne pas pouvoir échapper, lui qui soulignait : « On couche volontiers les dits dautrui à la faveur des opinions quon a préjugées en soi10 » ? Nous trouvons ici comme une invitation à relire Montaigne en nous dégageant de la lecture pascalienne.

Lexamen sceptique de lordre établi :
un examen relationnel et non relativiste

Bien souvent réifié, entre autres pour justifier sa conquête puis sa conservation, le pouvoir nen reste pas moins une relation entre des consciences. Avoir un pouvoir, cest disposer dune capacité daction susceptible dêtre codifiée par la loi (sous la forme dun privilège ou dun droit). Bien quelle se déploie dans un ordre de choses conventionnelles (codes,

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règles, ou coutumes) qui lui donne une allure stable, cette capacité daction, foncièrement instable, est toujours susceptible dêtre renversée. Quelle soit pensée à laune de la catégorie du commandement et de lobéissance ou bien de celle daction collective librement consentie, cette relation entre des consciences suppose lintervention « des cordes de limagination », le jeu du désir et des affects pour sexercer dans la durée. Elle requiert, a fortiori lorsquil sagit de la capacité de façonner des lois et de les faire exécuter, que les parties en présence croient en sa propre stabilité.

Or, en raison de son approche relationnelle de la réalité, le scepticisme rend particulièrement attentif à ce maillage grâce auquel lordre établi perdure. En effet, au sein de largumentaire rassemblé dabord par Énésidème puis par Agrippa, le trope du relatif (pros ti) joue un rôle central au point dêtre le trope des tropes11. Il nest pas un trope comme les autres ou parmi dautres mais celui sous lequel ils peuvent être reconduits. Tout est envisagé relativement à ce qui juge et à ce qui est jugé si bien que « nous ne pourrons pas dire ce que chaque objet réel est selon sa nature, cest-à-dire purement et simplement, mais seulement ce quil paraît être relativement à quelque chose12 ». Cette variation ne débouche pas sur une solution relativiste mais sur la suspension de lassentiment au sujet de la nature des choses.

Ainsi, au gré dun examen mettant en relief quà toute loi ou coutume, une autre loi ou coutume peut être opposée par contrebalancement, le sceptique ancien suspend son assentiment au sujet de lexistence de biens et de maux naturels. Il sen remet pourtant à ce qui est posé par convention et admis en matière de mœurs. Mais, à la différence des philosophes quil tient pour dogmatiques, cette observation nest pas corrélée à un discours mobilisant le concept de loi naturelle et largument du concordisme universel. Le découplage entre critère de vérité et critère daction est entériné. Nul besoin pour vivre de sen remettre à une doctrine, fût-ce celle de lindifférence déquilibre ou de lepokhê. Nul besoin de légitimer les règles de la vie quotidienne pour les suivre13.

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Inscrit dans cet héritage, lexamen montanien des lois et des coutumes nen est pourtant pas une simple reprise. Dans la lignée du trope 10, Montaigne se livre à une recension de lois et de coutumes dont lentassement nen fait que mieux ressortir la bigarrure et inconstance14. Il en ressort limpossibilité dexhiber un seul cas attestant dun accord unanime des peuples. Largumentation des dogmatiques se trouve ainsi retournée15. La non-universalité de fait de la loi naturelle infirme-t-elle alors son universalité de droit ? Montaigne ne glisse pas dun plan à lautre : il ne se rallie pas plus au relativisme dun Protagoras quau conventionnalisme dun Thrasymaque mais dénonce la vanité dune raison quil tient pour responsable dun détournement de la nature16. Alors que la raison prétend se situer dans son droit fil, elle est responsable dun écart constant hors de sa mesure, écart attesté par linanité du concordisme.

Légitimer lobéissance à la loi civile par cet argument nest donc ni probant ni souhaitable selon Montaigne. La raison masque léloignement à lendroit de la nature dont elle est paradoxalement la source. Engager un mouvement rétrograde vers les commencements de la loi enseigne, contre toute attente, quelle est privée dassise naturelle. La loi oblige en dépit de son origine et non pas grâce à elle. Lorigine ne fonde rien. Pire, elle fait apparaître un néant de justice que la raison tente désespérément docculter. Au bout du compte, la légitimation rationnelle risque de fragiliser le maintien de ce qui est établi. Pourquoi faudrait-il se donner de « bonnes raisons » dobéir aux lois ? Ne peut-on leur obéir parce quelles sont lois et rien davantage ? La question prééminente nest donc pas celle de la vérité des lois mais celle de leur autorité.

Les lois obligent à proportion de leur adoption et reconduction tacite : « Les lois prennent leur autorité de la possession et de lusage :

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il est dangereux de les ramener à leur naissance : elles grossissent et sennoblissent en roulant, comme nos rivières17 ». Aussi Montaigne sen remet à la force de la coutume présente, sans soutenir dopinion dun point de vue axiologique. Modalité du préjugé, la coutume est le ressort secret de la continuité politique. Que peut la coutume ? Elle peut ce que la raison tente vainement de donner à lordre politique : une assise. La dénonciation montanienne de la coutume, « violente et traîtresse maîtresse décole18 », se double donc, si ce nest dun éloge, tout au moins de la reconnaissance de son apport cardinal pour le corps politique. La coutume a une fonction centrale, celle de stabiliser les affaires humaines en introduisant une règle commune au sein dun peuple19. Grâce à laccoutumance des esprits et à son auto-accroissement, elle enraye laction corrosive du temps et renforce le donné.

Par sa mise en accusation de la raison et par la fonction décisive quil reconnaît à la coutume, Montaigne infléchit lexamen sceptique de lordre établi. Aussi décapant soit-il, il ne lui retire pas son fondement car ceci laisserait supposer quil en avait un. Montaigne porte plutôt un coup darrêt à cette quête épuisante de la raison en levant le voile sur lorigine processuelle de lordre établi. Tel est le cadre dans lequel sopère le passage à une approche relationnelle du pouvoir politique. Cest précisément ce qui fait la créativité et la dangerosité politique de cet examen. Double dimension dont se fait lécho la pensée pascalienne de manière exemplaire jusque dans sa discussion avec le Bordelais.

À première vue, Pascal reprend à son compte sa position tout en lintégrant dans son propre panorama20. Il fait fond sur largumentaire de la tradition pyrrhonienne dont Montaigne constitue, à ses yeux, non seulement le passeur mais aussi le représentant. Il ne renie pas les apports de son examen comme ses concepts politiques en portent la trace. Cependant, quel est son dessein dans lusage dun arsenal pyrrhonien revu par Montaigne ? Jusquoù pratique-t-il effectivement lart

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sceptique de sonder lordre établi ? Pascal aborde son siècle comme une sorte de laboratoire. Son époque lui offre un double privilège : celui de retenir dans le secret lusurpation à lorigine de lordre politique, celui de rendre palpable les dangers de son dévoilement.

Selon Pascal, lordre politique est comparable à une scène de théâtre sur laquelle chacun est appelé à tenir son rang et à jouer son rôle. Les prodiges de limagination humaine, cette puissance trompeuse, sont légions. Elle contribue, entre autres, à dissiper les commencements en auréolant la force des atours du droit21. Bien plus, elle entretient cet enjolivement. Limagination sacralise le fait et justifie létablissement. Elle pare la loi de justifications rétrospectives contrastant avec le motif « si faible et si léger » qui présida à son élaboration. Tout enjolivement des commencements est bien écarté par Pascal dans le cadre dune genèse de lordre établi qui retrace linstitutionnalisation de la force en droit à partir dune constante anthropologique : le désir universel de dominer22.

Cest précisément à ce niveau que sopère sa discussion du pyrrhonisme dans le cadre dune démystification de la démystification de lordre établi. La publicité de lexamen sceptique fait débat car elle présente des risques. Désormais sans illusion sur la véritable assise de la loi, comment prévenir le double risque de sédition (de la part du peuple) et de tyrannie (de la part de ceux qui exercent le pouvoir politique) ? La responsabilité politique des promoteurs dun tel examen se trouve donc engagée. Si lart sceptique de sonder lordre établi peut servir des menées frondeuses, il importe de les prévenir. À cet effet, Pascal procède, selon nous, à un habile encadrement de lexamen sceptique dont la double pensée est lexpression. Lart sceptique de sonder lordre établi peut-il

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être, au contraire, un antidote contre des pratiques frondeuses si, au lieu de bloquer laction, il la préserve de toutes ses caricatures ? Telle nous semble être loption montanienne dont son indifférence porte témoignage.

Pourquoi faut-il encadrer lusage du scepticisme
en politique ? La double pensée pascalienne

La conformité des lois à une justice naturelle, qui est, selon Pascal, une justice imaginée, motive lobéissance. Le peuple aspire légitimement à obéir à la justice et à se garder de linjustice. Pascal ne méprise pas les sentiments de justice et dinjustice en vertu desquels les hommes ne peuvent composer avec la tyrannie. Mais, dans la mesure où le peuple tient pour vrai que les lois sont fondées en droite raison, tout doute émis sur la justice dune loi dégénère en contestation de lobéissance au pouvoir politique. Cet attachement à la justice imaginée ne peut que le conduire à secouer le joug dès que lincertitude sera jetée sur la justice naturelle de la loi, par suite à contester lautorité du pouvoir politique.

Dès lors, comment la préserver sans, dune part, renier les enseignements de lexamen sceptique et sans, dautre part, négliger lattachement du peuple à la justice quil imagine ? Il importe de contenir les frondeurs et de réduire leur pouvoir de nuisance sur le peuple. Contre de tels vices, le plus sûr rempart reste dédifier les grands eux-mêmes. Cest ainsi que Pascal pense prémunir le corps politique contre le double risque de sédition et de tyrannie. Ni précepteur des princes ni directeur de conscience, il exhorte les grands à connaître leur condition afin de régner dans leur ordre, celui de la concupiscence. Il propose une pédagogie qui tient en une seule recommandation :

Vous devez avoir, comme cet homme dont nous avons parlé, une double pensée ; et que si vous agissez extérieurement avec les hommes selon votre rang, vous devez reconnaître par une pensée plus cachée mais plus véritable, que vous navez rien naturellement au-dessus deux. Si la pensée publique vous élève au-dessus du commun des hommes, que lautre vous abaisse et vous tienne dans une parfaite égalité avec tous les hommes ; car cest votre état naturel23.

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La double pensée est censée préserver les grands dun usage tyrannique du pouvoir tout en sauvant les apparences afin déviter le risque de sédition. Elle est le pivot dune éthique qui, sans rien ignorer de la nature relationnelle du pouvoir, semploie à la dissimuler pour garantir son autorité. Il importe dentretenir le jeu des apparences : faire comme si la grandeur détablissement était une grandeur naturelle, faire comme si la loi civile était fondée sur une loi naturelle. Les grands doivent apprendre à parler comme le peuple sans devenir le jouet des apparences quils entretiennent. La pensée secrète est censée les en préserver. La leçon de pyrrhonisme intervient ici de manière décisive. Funeste pour le peuple, elle est salutaire pour les grands à une condition : ne rien se dissimuler afin dentretenir lillusion sans y céder.

Même si elle nest pas érigée en règle de gouvernement, la piperie du peuple se trouve ainsi justifiée. Elle ne sert pas à le priver dune justice naturelle originaire pour le duper. Elle sert à masquer quil ny a rien dautre à lorigine quun désir de dominer et des rapports de force toujours susceptibles de resurgir. Or, ce qui opère dans le secret de létablissement nest pas susceptible dêtre admis par le peuple sans sédition. Sil pouvait entendre qu« il faut obéir aux lois parce quelles sont lois24 », comme Pascal lui-même lenvisage, cette piperie ne serait plus ni nécessaire ni légitime.

Le dédoublement entre pensée publique et pensée secrète est-il la préconisation finale dune attitude politique sceptique ? Cette édification des grands témoigne dune pratique réelle du scepticisme par la structure isosthénique de la double pensée. La pensée publique élève, sans enfler dorgueil, parce quelle est contrebalancée par la pensée secrète ; la pensée secrète abaisse, sans réduire au désespoir, parce quelle est contrebalancée par la pensée publique. La double pensée nest pourtant isosthénique ni dans son intention ni dans son résultat ; elle possède une tonalité prescriptive qui fait sortir de la neutralité axiologique. Elle entérine la scission entre ce qui se joue in petto et ce qui se montre in foro. Sauf quil nest pas question de traiter avec soi-même librement tout en affichant un conformisme social mais dentrer dans une connaissance véritable de sa condition susceptible de préserver de linjustice.

La préconisation de la double pensée manifeste une prudente localisation du scepticisme dont Pascal sattache à désamorcer les effets

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dans lexercice du pouvoir politique. Il simpose ainsi moins comme un penseur sceptique (comme Bouillier ou encore Saisset ont pu le présenter au xixe siècle) que comme un expert dans son maniement. Son habileté consiste à encadrer les arguments sceptiques, à les retourner de telle sorte quils se trouvent désarmés. Procéder de la sorte, cest en reconnaître la dangerosité dès lors quils sétendraient au monde.

Cette façon dopérer na rien danodin : elle prend son sens au sein dune approche de la justice et a contrario de la tyrannie25 qui infiltre toute sa pensée et pas seulement sa politique. Ce qui prime est de « savoir douter il faut, assurer il faut, se soumettre il faut. Qui ne fait ainsi nentend pas la force de la raison26 ». Donner une publicité à lexamen sceptique ne serait rien moins que céder à une forme dinjustice. Tel est selon nous le sens du reproche adressé à Montaigne27.

Même si la question de la publicité mérite dêtre posée, le procès ouvert par Pascal contre Montaigne a-t-il lieu de se tenir ? Montaigne ne dit pas que le peuple est susceptible de cette doctrine. Selon lui, il suffit que le peuple consente au pouvoir qui sexerce sur lui pour quil soit légitimé. De plus, il se défie, au moins autant que Pascal, de tous les frondeurs qui, au nom dune justice éternelle, bouleversent les états sans relève ni mesure28. Enfin, la manière même dont il dit sêtre engagé en politique est éclairante à un double titre : elle fait ressortir le caractère privé de son examen, elle indique en quel sens il est possible dêtre indifférent dans lexercice même des charges publiques.

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Montaigne :
engagé en politique par indifférence ?

Montaigne semble suggérer que le lieu de la liberté ne peut être la scène publique mais la vie privée29. Ce retrait consisterait en une culture de lindifférence à lendroit des affaires communes doublé dun loyalisme envers ce qui est établi. Or, est-ce le sens que Montaigne donne effectivement à sa pratique de lindifférence ? Selon nous, son scepticisme se manifeste non pas dans son retrait hors des affaires communes mais jusque et y compris dans sa manière de sengager.

Montaigne prend dabord soin de rappeler que « se charger » des affaires étrangères ne revient jamais pour lui à « se les incorporer30 ». Cette nuance nest pas négligeable pour notre sujet. Il affirme avec force combien il importe de ne pas sy abandonner au péril dune « dislocation de lâme ». Se trouve ainsi repoussé tout engagement politique qui stipulerait de renoncer à se conduire soi-même sous prétexte quun tel soin nuirait à la défense de lintérêt général. Au contraire, laliénation sans réserve du moi compromet non seulement la préservation de sa tranquillité mais lexercice de la fonction31. En effet, pourquoi accepter une charge publique et lexercer comme il convient exigerait-il doublier de « bien et sainement vivre » ?

Au lieu de prôner un retrait intégral, Montaigne esquisse une éthique de la charge publique : à quelles conditions est-il possible de lendosser sans pour autant sacrifier sa tranquillité ? Son engagement na jamais été total autrement dit sans conditions et sans réserves32. Il pense ainsi des degrés ou des seuils dans la persuasion et lassentiment donnés et envisage la manière dont lagent se rapporte à lui-même dans laction.

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En ce sens, il élabore une théorie de laction dans laquelle sa culture de la négociation et de la modération en politique, dont il a témoigné à de multiples reprises, trouvent leur véritable ancrage dans une pratique de lindifférence. Cest à ce titre quil procède à une reconfiguration de lhéritage politique sceptique.

Il maintient bien une approche duelle de la vie. La séparation entre la fonction et lhomme privé ou entre « la peau et la chemise » est affirmée sans équivoque33. Chaque métier a ses usages dont celui qui lexerce nest pas débiteur34. Le jugement de lhonnête homme ne saurait être tordu selon les attendus dune charge dont il serait à ce point captif quelle induirait une approche unilatérale de chaque problème. Ainsi en est-il surtout de celui qui exerce la charge politique la plus haute. Montaigne maintient fermement la possibilité dun retour à soi et dun entretien de soi à soi. Quiconque, tout empereur quil soit, doit pouvoir juger à part soi et savoir revenir à soi35. Sil ne fait pas mystère de sa proximité avec les catholiques, Montaigne admet que suivre ce parti ne revient pas pour lui à sengager sans réserve au point de renoncer à sa liberté de jugement36. Bien quil dégage le rôle constituant de la coutume, il semploie à sen déprendre pour la suivre sans se départir de soi. Lorsquil cherche une dénomination pour caractériser la disposition dans laquelle il se tient, il recourt à ce vieux vocable surdéterminé par le poids de la tradition stoïcienne et surtout pyrrhonienne, celui dindifférence :

Hors le nœud du débat, je me suis maintenu en équanimité, et pure indifférence []. De quoi je me gratifie, dautant que je vois communément faillir au contraire37.

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Quel est alors le sens de la pratique montanienne de lindifférence ? Est-elle, comme il semble admis par Pascal lui même, un retrait hors de laction qui le conduirait à se dérober à ses devoirs de citoyen ? Ou bien est-ce un dégagement de laction au cœur de laction, susceptible de ménager sa volonté ?

Son indifférence atteste dune attention à la contingence du donné, au jeu des circonstances faisant ressortir limpuissance de la raison à se rendre maîtresse de laction. Elle est une manière de modaliser lengagement qui prémunit contre les illusions de laction. Elle est une façon de conserver, dans laction, une liberté de jugement analogue à celui qui est hors de laction doù la belle formule de Bernard Sève : « un retrait de laction au cœur de laction38 ». Son indifférence ne sentend pas dun point de vue psychologique comme désintérêt du sort dautrui en particulier sil est victime de violence. Elle ne sentend pas non plus dun point de vue axiologique. Montaigne admet la barbarie de certains usages et de certaines lois, il rejette la cruauté et condamne la torture39. Ce qui est inhumain nest pas aspiré dans la version montanienne de la variation sceptique. Cest sous cet angle quil se démarque du scepticisme ancien par un énoncé tranché à ce niveau en ne reconduisant pas la formule clé du pyrrhonisme « pas plus ceci que cela ».

Sont-ce ses convictions éthiques indéracinables qui bornent son scepticisme40 ou bien est-ce son scepticisme qui en vient ainsi à sa limite ? Ce nest pas envers et contre son scepticisme quil dénonce sans ménagement des discours et des pratiques violentes mais en raison même de ce dernier. Ce nest pas tant la morale universelle qui vient borner, de façon surplombante, son scepticisme que son usage du scepticisme qui sautolimite. Il manifeste un scepticisme qui sauto-régule, ce dont est incapable le dogmatisme. Un scepticisme envers son scepticisme, un scepticisme redoublé en somme plutôt quun scepticisme encadré, retourné et finalement désarmé par une instance supérieure comme ce sera le cas pour Pascal.

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Conclusion

Lart sceptique de sonder lordre établi dévoile le tissu relationnel du politique. Cest ce qui lui donne sa fécondité pour aborder les affaires communes. Cest aussi ce qui peut le rendre dangereux non pas seulement pour les tenants dun droit naturel mais pour quiconque se soucie de préserver lordre établi. Cest pourquoi, même si Pascal sengage dans un faux procès contre Montaigne, la question mérite dêtre posée de savoir qui peut être sceptique en politique.

Lart sceptique de sonder lordre établi pratiqué par nos deux auteurs libère deux éthiques de lexercice du pouvoir politique. Leur caractère remarquable tient en ce quelles permettent de se dégager dune entente absolutisée du retrait comme de lengagement. Contrairement à ce que lon pouvait supposer, ce nest pas lindifférence montanienne qui entérine la scission entre le dedans et le dehors mais la double pensée pascalienne. Alors quelle semblait être lexpression dune pernicieuse inefficience, lindifférence devient celle dune précieuse pondération dans laction. La conduite de Montaigne en porte témoignage, rien de plus rien de moins.

Le statut reconnu au scepticisme dans lexercice du pouvoir politique est indexé sur une évaluation de sa capacité ou non à sauto-limiter. La latitude accordée au scepticisme en politique est indissociable dun mode de philosopher. Il consiste pour Pascal en une pratique de la justice dont le point haut reste la charité, pour Montaigne en un apprentissage de la marche en régime dincertitude.

Karine Laborie

Université Grenoble Alpes,
Philosophie, langages et cognition / EA 3699

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Bibliographie

Sources

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Ouvrages de références

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1 Antonio Gramsci, Pourquoi je hais lindifférence, « Les indifférents », Paris, Rivages poche/Petite Bibliothèque, 2012, p. 55.

2 Sextus Empiricus, Esquisses pyrrhoniennes, I, 3, [7], Paris, Le Seuil, 1997, p. 55.

3 Nous suivons linterprétation de lindifférence proposée par Marcel Conche dans Pyrrhon et le phénomène, Éd. de Mégare, 1973 ; rééd. PUF, coll. « Perspectives critiques », 1994.

4 Augustin, Dialogues philosophiques IV, Contra Academicos, Bruges, Desclée de Brouwer et Cie, 1948, p. 179.

5 Montaigne, Essais, L. I, chap. xxii, éd. sous la dir. de J. Céard, Paris, Le Livre de poche, La Pochothèque, 2001, p. 180. Toutes nos références aux Essais sont faites dans cette édition.

6 V. Brochard, Les Sceptiques grecs, Paris, Vrin, 2002, p. 136.

7 B. Pascal, De lart de persuader, seconde section, dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, LIntégrale, 1963, p. 357.

8 Pensées, L. 689, dans ibid., p. 591.

9 Cette présentation intervient dès lEntretien avec Monsieur de Sacy dans le cadre dune bipartition de la scène philosophique où Montaigne campe par antonomase le pyrrhonien alors quÉpictète campe le dogmatique.

10 Essais, p. 704.

11 8e trope dans la classification dÉnésidème présenté par Sextus, 3e dans celle dAgrippa, « le relatif est le genre le plus haut dont les trois nommés sont des espèces [autrement dit celui daprès ce qui juge, celui daprès ce qui est jugé, celui qui vient des deux], auxquelles sont subordonnés les dix » (Esquisses pyrrhoniennes, L.I, 14, [39], p. 77).

12 Esquisses pyrrhoniennes, L. I, 14, [140], p. 131.

13 Les objections des dogmatiques indiquent quils « ne comprennent pas que le sceptique ne vit pas conformément à une doctrine philosophique mais en prenant lexpérience et la vie pour guide non-philosophique, il est capable de choisir et déviter » (Contre les moralistes, 165, Les Sceptiques grecs, p. 212).

14 Cette variation est menée en particulier dans le livre I chap. xxii et xlix ainsi que dans le livre II chap. xii.

15 Non sans ironie, Montaigne souligne combien « ils sont si défortunés, ils sont, dis-je, si misérables, que de ces trois ou quatre lois choisies, il nen y a une seule, qui ne soit contredite et désavouée, non par une nation mais par plusieurs. Or cest la seule enseigne vraisemblable, par laquelle ils puissent argumenter aucunes lois naturelles, que luniversité de lapprobation. » (Essais, p. 898).

16 « Il est croyable quil y a des lois naturelles : comme il se voit ès autres créatures : mais en nous elles sont perdues, cette belle raison humaine singérant partout de maîtriser et commander, brouillant et confondant le visage des choses, selon sa vanité et inconstance. » (Essais, p. 899).

17 Essais, p. 903.

18 Essais, p. 164.

19 « Cest à la coutume de donner forme à notre vie, telle qui lui plaît, elle peut tout en cela. » Essais, p. 1682.

20 « Il y a sans doute des lois naturelles mais cette belle raison corrompue a tout corrompu. De cette confusion arrive que lun dit que lessence de la justice est lautorité du législateur, lautre la commodité du souverain, lautre la coutume présente et cest le plus sûr. » (Pensées, L. 60).

21 Pensées, L. 85, L. 103.

22 « Les cordes qui attachent le respect des uns envers les autres en général sont cordes de nécessité ; car il faut quil y ait différents degrés, tous les hommes voulant dominer et tous ne le pouvant pas, mais quelques-uns le pouvant. Figurons-nous donc que nous les voyons commencer à se former. Il est sans doute quils se battront jusquà ce que la plus forte partie opprime la plus faible, et quenfin il y ait un parti dominant. Mais quand cela est une fois déterminé alors les maîtres qui ne veulent pas que la guerre continue ordonnent que la force qui est entre leurs mains succèdera comme il leur plaît : les uns la remettent à lélection des peuples, les autres à la succession de naissance, etc. Et cest là où limagination commence à jouer son rôle. Jusque-là la pure force la fait. Ici cest la force qui se tient par limagination en un certain parti, en France des gentilhommes, en Suisse des roturiers, etc. Or ces cordes qui attachent donc le respect à tel et à tel en particulier sont des cordes dimagination. » (L. 828).

23 Premier discours sur la condition des Grands, dans Œuvres complètes …, p. 366.

24 Pensées, L. 66.

25 « La tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre. » (Pensées, L. 58).

26 Pensées, L. 70.

27 « Montaigne a tort. La coutume ne doit être suivie que parce quelle est coutume, et non parce quelle est raisonnable ou juste, mais le peuple la suit par cette seule raison quil la croit juste. Sinon il ne la suivrait plus quoiquelle fût coutume, car on ne veut être assujetti quà la raison ou à la justice. La coutume sans cela passerait pour tyrannie, mais lempire de la raison et de la justice nest non plus tyrannique que celui de la délectation. [] Il serait donc bon quon obéit aux lois et coutumes parce quelles sont lois. [] Mais le peuple nest pas susceptible de cette doctrine, et ainsi comme il croit que la vérité se peut trouver et quelle est dans les lois et les coutumes il les croit et prend leur antiquité comme une preuve de leur vérité (et non de leur seule autorité (téméraire) sans (raison) vérité). Ainsi il y obéit mais il est sujet à se révolter dès quon lui montre quelles ne valent rien, ce qui se peut faire voir de toutes en les regardant dun certain côté. » (Pensées, L. 525).

28 Essais, p. 1576.

29 Essais, p. 180.

30 « Si quelquefois on ma poussé au maniement daffaires étrangères, jai promis de les prendre en main, non au poumon et au foie ; de men charger, non de les incorporer : de men soigner, oui ; de men passionner, nullement : jy regarde mais je ne les couve point. » (Essais, p. 1561).

31 « Nous ne conduisons jamais bien la chose de laquelle nous sommes possédés et conduits. » (Essais, p. 1567).

32 « Jai pu me mêler des charges publiques, sans me départir de moi, de la largeur dun ongle, et me donner à autrui sans môter à moi : Cette âpreté et violence de désirs, empêche plus, quelle ne sert à la conduite de ce quon entreprend. Nous remplit dimpatience envers les événements, ou contraires, ou tardifs : et daigreur et de soupçon envers ceux, avec qui nous négocions. » (Essais, p. 1566).

33 « Le Maire et Montaigne, ont toujours été deux, dune séparation bien claire. » (Essais, p. 1573).

34 « Un honnête homme nest pas comptable du vice ou sottise de son métier ; et ne doit pourtant en refuser lexercice. Cest lusage de son pays, et il y a du profit : Il faut vivre du monde, et sen prévaloir, tel quon le trouve. » (Essais, p. 1573).

35 « Mais le jugement dun Empereur, doit être au-dessus de son Empire ; et le voir et considérer, comme accident étranger. Et lui doit savoir jouir de soi à part ; et se communiquer comme Jacques et Pierre : au moins à soi-même. » (Essais, p. 1573).

36 « Je ne sais pas mengager si profondément, et si entier. Quand ma volonté me donne à un parti, ce nest pas dune si violente obligation, que mon entendement sen infecte. Aux présents brouillis de cet état, mon intérêt ne ma fait méconnaître, ni les qualités louables en nos adversaires, ni celles qui sont reprochables en ceux que jai suivi. Ils adorent tout ce qui est de leur côté : moi je nexcuse pas seulement la plupart des choses, qui sont du mien. Un bon ouvrage, ne perd pas ses grâces, pour plaider contre moi. » (Essais, p. 1573).

37 Essais, p. 1574.

38 Bernard Sève, Montaigne. Des règles pour lesprit, Paris, PUF, 2007.

39 « Les sauvages ne moffensent pas tant, de rôtir et manger les corps des trépassés, que ceux qui les tourmentent et persécutent vivants. » (Essais, p. 680).

40 Telle est loption de M. Conche dans Montaigne et la philosophie, Préface, Paris, PUF, coll. « Perspectives critiques », 1997 ; 3e éd. 1999 : « La morale universelle, ou tout simplement la morale, fixe la limite, la borne quil met à son scepticisme. Que lhomme doive respecter lhomme, cela ne se discute pas. »