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Classiques Garnier

La crise du progressisme et l’apport de la culture sceptique dans le débat démocratique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2014 – 2, n° 5
    . Scepticismes en politique
  • Auteur : Ménissier (Thierry)
  • Résumé : Dans le contexte actuel de crise des idéologies progressistes, nous voulons établir que le scepticisme, malgré certaines limites liées à sa radicalité, peut jouer un rôle dans la démocratie contemporaine en tant que culture propice à l’éducation du jugement des citoyens. Une telle hypothèse permet de commencer à construire la figure du « citoyen sceptique », qui offre certaines ressources pour rendre davantage démocratiques les choix scientifiques, techniques et industriels.
  • Pages : 97 à 118
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812433580
  • ISBN : 978-2-8124-3358-0
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3358-0.p.0097
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/11/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : progressisme, technique, scepticisme, citoyenneté, démocratie
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La crise du progressisme
et lapport de la culture sceptique
dans le débat démocratique

Le futur est moins objet de connaissance que mode de connaissance. Un rapport positif à linconnu. Qui nous éveille, nous inter-esse à linconnu. Au fond, le futur est plus excitant que limaginaire : il est aussi ouvert que lui, mais en plus, il sera. Il participe du réel et de sa densité existentielle1.

Il y a plus de cinquante ans que la pensée progressiste est définitivement entrée en crise, tandis que la science et la technologie, ses ressorts, continuent de dominer notre représentation de laction efficace, et que la figure de lexpert, héritée de ce paradigme, règne sur la vie publique. Sesquisse de ce fait un paradoxe : alors que leurs apports semblent fondamentaux pour le mode de vie occidental, science et technologie ne parviennent plus à constituer un horizon crédible pour nos sociétés. Particulièrement, si elles sont les sources quasiment exclusives de la légitimité rationnelle, elles apparaissent aveugles quant aux fins que nous devons poursuivre. Comment sortir de cette situation ? Dans cette contribution, nous nous donnons deux objectifs. Nous voulons dune part examiner comment, en dépit de certaines limites, le scepticisme, envisagé sur le plan de la théorie politique, offre certaines ressources compte tenu de notre situation actuelle en regard du modèle progressiste de la modernité. De lautre, on se propose de réfléchir à la manière dont ce recours, loin dincliner au conservatisme, fournit les éléments

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dun rationalisme prudentiel adapté une forme nouvelle de citoyenneté, laquelle permet dappréhender les changements et les innovations dont se nourrit aujourdhui notre histoire.

Que recouvre la crise du progressisme ?

« Modernité », « modernisme » ou encore « esprit moderne », ces termes peuvent être entendus à partir de la volonté de comprendre rationnellement la nature et dexploiter ses ressources. La modernité – à partir du xviie et surtout du mouvement des Lumières du siècle suivant – sanctionne une volonté de « savoir pour prévoir, prévoir afin de pouvoir », selon la devise des Saint-Simoniens et dAuguste Comte. Or, modernes, nous le sommes devenus grâce à la découverte du principe qui est au cœur de la démarche scientifique, celle du rapport de causalité, à savoir le fait que les causes observables engendrent des effets prévisibles2. Lapproche déterministe de la nature nous a fait échapper aux fatalités et aux malédictions du monde antique. Dans ce contexte, les idées de progrès et de progressisme ont joué un rôle fondamental et ont lentement émergé à partir dune réflexion approfondie sur lhistoricité, menée par des auteurs importants et variés (parmi lesquels Bossuet et Montesquieu, Vico, Kant, Herder, Hegel, etc.). Contemporains et concurrents dautres modèles théoriques, celui du progrès sest imposé en conférant un rôle fondamental à la connaissance scientifique dans la marche de la société3. La notion de progrès a ainsi réuni des projets théoriques très divers autour de lidée complexe qui désigne en premier lieu le mouvement continu daccroissement de la connaissance, selon un schéma cumulatif et linéaire, mouvement continu dont on attend quil transforme la société en mieux, quil améliore les commodités quelle offre, mais aussi – dans certaines versions philosophiques du modèle – quil accomplisse les potentialités de lhomme, quil réalise la condition humaine. Ainsi,

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Pascal figure-t-il parmi les précurseurs du modèle progressiste, lorsque dans la Préface au Traité du vide, il affirme que, grâce aux progrès de la connaissance scientifique, lhumanité travaille pour ainsi dire indéfiniment à son propre achèvement anthropologique, tandis que Kant en a fourni une variante évoquant lidée dune amélioration morale4.

Le progressisme désigne quant à lui lidéologie morale, sociale et politique qui sest affirmée à partir dun tel modèle de compréhension de lavancée des connaissances scientifiques pour la société et pour lhumanité. Cette idéologie a fourni au xixe siècle une puissante dynamique pour des auteurs tels que Saint-Simon et ses disciples (Auguste Comte en particulier), dont la pensée a eu sur la société dont ils étaient contemporains des effets à la fois concrets, profonds et impossibles à délimiter précisément. Contemporains de la reconstruction intellectuelle qui simposait après la Révolution, lEmpire et la Restauration, ces penseurs dune part ont achevé de construire la représentation de lhistoire liée à lidée de progrès, et de lautre ils ont placé leurs espoirs pour lhumanité dans le développement industriel de la société. Saint-Simon écrivait en 1814 que lâge dor ne se situe nullement « au berceau de lespèce humaine, parmi lignorance et la grossièreté des premiers temps » mais quil « est au-devant, il est dans la perfection de lordre social ; nos pères ne lont point vu, nos enfants y arriveront un jour ; cest à nous de leur en frayer la route5 ». Et les saint-simoniens attendaient de lindustrialisation de la production non seulement quelle fournisse à la société un surcroît de commodités, mais encore quelle réorganise lordre social, quelle dote la société dune base rationnelle, quelle connecte méthodiquement et massivement les connaissances scientifiques et la société afin de régler les problèmes concrets rencontrés par lhumanité, et quelle rende lhomme heureux dans une société enfin juste. Selon le projet de lauteur du Catéchisme des industriels, la sacralisation de la science permet une « industrialisation du politique » et une « politisation de lindustrie », ce qui a comme effet dinstituer à la fois le culte et la morale de la « religion industrielle6 ». Telle est de nos

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jours encore, et bien quelle sexprime sous une forme amoindrie voire dégradée, la position épistémologique de référence des programmes pédagogiques dispensés dans les écoles dingénieurs. Bien sûr, parler du « progressisme » comme sil sagissait dune doctrine constituée ou dune idéologie de référence pose problème, notamment parce que les relations entre science, technologie et industrie sont complexes. De surcroît, les acteurs de ces trois dimensions étant irréductibles les uns aux autres, leurs interactions réelles ne peuvent se réduire à un schéma simple. Cependant, parmi dautres facteurs sociaux et politiques, leurs rapports dans le monde qui a émergé à partir de la révolution industrielle ont contribué à constituer la trame des sociétés occidentales, aujourdhui sociétés de haute technologie.

Or, dans ces sociétés, une telle construction mentale ne correspond plus, et cela de manière de plus en plus évidente, ni à la réalité de léconomie telle quelle est vécue, ni aux espoirs quelles sont aujourdhui en capacité de mettre dans la science et dans la technologie. Lindustrie perd chaque jour davantage son rôle dinstitution sociale sous leffet de sa propre financiarisation et le marketing de la consommation semble de plus en plus en difficulté pour maintenir à lui seul la dynamique de la croissance. La crise du progressisme engendre, au sein des sociétés occidentales, un certain désenchantement. Il paraît important dentreprendre la généalogie dun tel déclin. Sil est difficile de déterminer exactement à quel moment ce processus a débuté, deux moments semblent décisifs : celui où les découvertes scientifiques et les inventions techniques furent explicitement utilisées en vue dun usage qui ne préserve pas les populations mais les détruit ou les précarise ; et celui où le soupçon a émergé que ces découvertes et ces inventions échappaient en partie, concernant les applications quon pouvait en faire, à une maîtrise pleine et entière. Afin dillustrer la seconde catégorie, plusieurs exemples contemporains de catastrophe technologique ou daccidents dus à limpondérable viennent à lesprit : laccident de lusine chimique de Seveso en 1976, le naufrage de lAmoco Cadiz en 1978, et laccident de la centrale nucléaire de Three Mile Island en 1979. Pour illustrer la première, certains événements de la période contemporaine font également date et ont valeur de symboles, touchant la réflexion sur la guerre : lattaque au gaz employé par les Allemands à Ypres à partir du 22 avril 1915, lorsque lArmée allemande utilisa pour la première fois des gaz de combat toxiques à

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grande échelle sur le Front de lOuest ; le déchaînement du feu nucléaire par les Américains sur les deux villes du Japon en 1945. Afin de prendre la mesure de ces deux exemples pour comprendre notre époque, il est permis de mobiliser une ancienne catégorie que bien des auteurs modernes avait combattue et cru avoir périmée ou conjurée, à savoir le tragique ; certes, il faut parler dun tragique dun nouveau genre, car il ne correspond nullement au tragique des Anciens, par lequel les Dieux exprimaient aux hommes le dérisoire et labsurdité de leur condition.

En effet, ces exemples ne signifient pas seulement que les instigateurs de ces actes guerriers ont fait quelque chose de très grave, ou même dextrêmement meurtrier ; ils expriment de surcroît la grande difficulté devant laquelle on se trouve aujourdhui encore pour démêler ce qui relève des responsabilités distinctes des scientifiques, des ingénieurs, des industriels et également des représentants politiques censés encadrer et orienter leur action dans le cadre dÉtats de droit. Ainsi, lorsquon évoque le million de morts provoquées par les six mois de la bataille de Verdun en 1916, ou le premier jour de loffensive alliée dans la Somme qui vit 60 000 Britanniques tués en 24 heures : ces événements paraissent reposer sur un type daction qui est disproportionné avec lhumanité, et cela doublement : disproportionné tant avec les fins quelle peut raisonnablement se donner quavec le sentiment quelle peut avoir delle-même. Lofficier général qui a eu lexcellente idée dun point de vue tactique de lancer 150 tonnes de chlore dans lair sur les troupes ennemies, a permis de tuer dun coup ou presque 5 000 hommes et den blesser gravement 10 000 autres. Sans trop exposer la vie de ses propres hommes ; cest donc un joli coup, militairement parlant. Dans le même ordre didée sinscrit le rapport entre lopération des deux avions porteurs de la bombe et le nombre de morts, de blessés et de mutilés à venir (Hiroshima : un seul largage, 75 000 morts sur le coup, 50 000 dans les deux semaines suivantes, pour un total imprécis denviron 250 000). Le problème est ailleurs : à Ypres, lair naturel que lon ne peut pas ne pas respirer est brutalement vicié ; à Hiroshima et à Nagasaki tout à coup lair sembrase, un effroyable chaos des éléments survient, et ensuite, même longtemps après, les lésions internes lointaines consécutives à la très grande exposition aux radiations pervertissent le génome de la population. Ici et là, on a le sentiment quil se produit un type de phénomène où laction conjuguée de la science, de la technologie,

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de lindustrie et de la politique fait paradoxalement exploser le cadre rationnel du jugement, dont on attend pourtant quil soit capable de nous guider, voire de nous permettre dévaluer la dimension tragique des événements.

On peut dailleurs faire la même remarque à propos dun troisième et terrifiant exemple, et que cela confirme lintuition exprimée ici : leffectuation planifiée et rationalisée de la destruction des pratiquants dune religion (les Juifs), des adeptes dun choix de vie (les homosexuels), des militants dune cause adverse (les communistes) par les nazis de 1943 à 1945, fournit une matière dune considérable importance pour notre propos. En effet, lindustrialisation de la mort qui sest manifestée dans les camps ne signifie pas seulement que les hauts responsables nazis, en exécutant de la sorte ceux quils estimaient, par doctrine ou stratégiquement, nuisibles ou dangereux pour lAllemagne, ont utilisé de manière perverse la logique de la production industrielle et dévoyé jusquà lidée de meurtre politique ; elle indique que, dans la phase de la modernité qui souvre à ce moment-là, on est tout à fait capable de planifier lextermination dune religion, dune ethnie, dun genre de vie, dune cause politique. Cest-à-dire quune décision rationnelle dordre politique, relayée par des cadres administratifs complices et corrompus, peut envisager cela sans inhibition majeure, au sein dun grand pays de culture. Cela ne constitue en réalité quune série de problèmes techniques à résoudre. Il y a là un basculement de la conscience dont il est nécessaire de souligner la portée : à lère de la réalisation de la science-fiction, peut-on encore parler de tragique ? Pas davantage, semble-t-il, que dutopie. Car lutopie constitue pour la modernité le symétrique du tragique : celui-ci représente le registre inférieur ou malheureux, celle-là le pôle supérieur ou radieux.

Notre époque, héritière de ce contexte, se situe à la fois au-delà du tragique et de lutopie, tant en elle-même que du point de vue de lhistoire, en ce sens quelle apparaît, et sans jouer avec les mots, tout à la fois hyper tragique et hyper utopique, post tragique et post utopique. Hyper tragique, comme sil pesait sur elle (en reprenant la catégorie qui est le ressort du tragique classique) une sorte de nouvelle malédiction, une malédiction impossible normalement car contradictoire dans les termes qui la composent, avec ces deux monstres conceptuels : la « malédiction de la science », la « malédiction du progrès ». Mais aussi

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hyper utopique, puisque lenvers de cette malédiction réside dans laugmentation démesurée des possibles et de leur réalisation permanente. Le rapport entre laugmentation des possibles et leurs surgissements parfois incongrus engendre une montée de lincertain. Dans un tel monde, pour continuer dans lhyperbole, ce qui paraissait improbable peut désormais être envisagé comme plus que probable, voire comme certain, parce que quoi quil en soit de la réalisation effective des faits, le principe dune réalisation de limpossible doit désormais être regardé comme certain. Cest dans cet esprit que Jean-Pierre Dupuy, voulant instituer le paradigme de la catastrophe, sous-titre son essai : « quand limpossible devient certain7 ».

Post tragique – comme elle est « post utopique » : si pénibles et effroyables que soient les catastrophes, elles ne peuvent pas vraiment être appréhendées dans les termes de la malédiction tragique classique, car cela voudrait dire quil existe une limite réelle pour les actions humaines, appréhendable par lesprit et donnée par une évidence spontanée des choses ou par une révélation des dieux, et que cette limite se heurterait à un ordre des choses naturel ou divin ou les deux. Si tel était le cas lhistoire pourrait encore avoir un sens, même sil échappait aux humains, eux dont la liberté responsable se montre toujours capable de conférer une signification même partielle aux actions historiques. Or, de telles constructions semblent démenties : lhistoire est devenue imprévisible sous leffet de la conjugaison de la puissance de renouvellement fournie par les innovations scientifiques et techniques, de leur potentiel de transformation du monde, dune part, et de leur capacité danéantissement de la nature ou des sociétés humaines, de lautre. De ce point de vue notre époque est post tragique. Pour le même type de raisons, elle apparaît également maintenant postutopique, du moins du point de vue des sociétés occidentales : dun côté, le rêve dune amélioration des sociétés humaines en vue du bonheur est démenti par le fonctionnement courant du capitalisme financier, à la fois du fait de lexploitation quil réalise des ressources naturelles et humaines, et de la captation quil opère de la dynamique des connaissances scientifiques. De lautre, sous leffet des prouesses de la technologie de plus en plus capables (si lon y met les moyens) de percer les secrets de la matière

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(quelle soit inerte, vivante ou intelligente) il nexiste aujourdhui, du moins en principe, plus aucune des limites qui permettaient à la pensée utopique de se fonder : virtuellement au moins, la technique est capable de réaliser limpossible, elle contribue chaque jour à réduire ce qui semblait impossible, ce qui veut dire que le possible devient plus proche du réel, la barrière samenuise, il est quasiment réel. Si lutopie ne représente plus un horizon, cest peut-être que les sociétés de haute technologie sont entrées dans lhorizon qui a longtemps été celui de la modernité, situation étrange et perturbante qui nous fait perdre notre azimut. Ainsi la crise du progressisme nous confronte de manière renouvelée à la forme dangoisse que le développement scientifique, technique et industriel promettait dapaiser, langoisse devant le futur. Cette crise rend en effet particulièrement saillant le « hiatus » entre le passé et le futur8 et nous confronte à un sentiment pénible de vertige. Ainsi que le remarque avec finesse le physicien Étienne Klein, il existe même un certain paradoxe dans notre rapport au progrès : « Nous prétendons ne plus y croire, mais nous tenons encore à lui farouchement, même si ce nest plus que de façon négative, cest-à-dire en proportion de leffroi que nous inspire lidée quil puisse sinterrompre9 ». Aussi, compte tenu de la situation actuelle, la question se pose avec une certaine urgence de savoir qui est et qui doit être aux commandes des manettes de lhistoire scientifique, technique et industrielle, ces vecteurs de proportion entre le possible et le réel ? Car quy a-t-il après le dépassement conjugué du tragique et de lutopie ? Labsurde et la folie ? Le dérisoire et le nihilisme ? Une démission collective et un grand éclat de rire ? Dans ce contexte précis, lusage dun scepticisme dans le cadre démocratique apparaît dun certain secours et il sagit maintenant dexaminer en quoi.

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Le scepticisme comme philosophie nécessaire
pour notre temps, avantages et limites

Il importe dabord de définir génériquement ce que nous entendons par scepticisme. En premier lieu, peut être identifiée comme sceptique une démarche intellectuelle reposant sur la triple volonté de restituer la diversité des phénomènes, de considérer ces derniers dans leur singularité irréductible, enfin de les comprendre à partir de la pluralité et de la variété des causes qui les ont produits. Par suite, est sceptique lattitude qui se méfie a priori tant des généralités que des déterminations causales étroites ou univoques, et qui dénonce même lesprit de généralisation et le réductionnisme causal. Dans ces deux tendances résident en effet pour un sceptique les ressorts du dogmatisme. Aussi, le fameux doute sceptique constitue-t-il le revers dune exigence méthodologique de minutie ; la qualité première de lesprit sceptique est lacribie et de là découle sa revendication permanente demandant à la raison de ne jamais arrêter le mouvement de ses recherches.

En second lieu, est sceptique une démarche pratique soucieuse dassumer la variété de lexpérience vécue : on reconnaît le sceptique à ce que, pour lui-même, il ne sinterdit rien par principe, et aucune opinion quil peut avoir, ni aucune option quil peut prendre, si elles lui paraissent adaptées à la situation, ne lui semblent indignes dintérêt. Il lui paraît même opportun de les « essayer », selon le terme consacré par Montaigne. La conséquence logique dune telle disposition personnelle est la tolérance envers les opinions des autres, même les plus dérangeantes. Ainsi est-ce pour des raisons de cohérence interne que le scepticisme sest historiquement trouvé lié à la construction du modèle de société de la démocratie libérale, à partir du xvie siècle dans lEurope déchirée par les Guerres de religion. Catherine Larrère rappelle quau xviie siècle, par sa revendication de la liberté des opinions privées, le scepticisme a apporté une contribution originale à la constitution du paradigme de lindividualisme libéral, parallèlement aux deux courants majeurs que sont la théorie du droit naturel et lhumanisme civique10. Cette reven

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dication concerne lespace intérieur, mais également la possibilité de « conférer » ainsi que le demandait Montaigne, à savoir développer les capacités de partage dopinions variées voire contradictoires dans le but de faire progresser la connaissance commune11. Ainsi le scepticisme joint-il la liberté de la conscience à la tolérance envers les opinions diverses.

En troisième lieu, et pour tout cela, est sceptique une attitude capable dendosser la responsabilité de la suspension du jugement (épochè). Comme lécrit Sextus Empiricus, « La suspension est létat de la pensée où nous ne nions ni naffirmons rien12 ». Sil ne sinterdit rien, si aucune opinion nest a priori condamnable, sous leffet du scrupule qui est le sien dans lobservation des phénomènes, le sceptique est contraint par obligation isosthénique de reconnaître que la disjonction exclusive entre deux options rend le choix entre elles totalement impossible.

Un tel état desprit se trouve aujourdhui conforté, sur le plan politique, par la situation des démocraties contemporaines, sociétés ou « régimes » (de vie, de mœurs) dans lesquelles domine un contexte de pluralisme. Ce terme de pluralisme, revendiqué par la tradition du libéralisme13, recouvre la variété des conceptions du bien, et il constitue à la fois une réalité et une valeur adoptée par principe ; avec ce thème, le libéralisme politique a littéralement conquis lesprit des démocraties contemporaines car lévidence intuitive sest répandue quest démocratique la société capable de garantir à chacun lexpression de sa singularité et par suite de donner à chacun la possibilité de vivre en fonction de la conception du bien quil partage avec la communauté qui est la sienne. Or, sur le plan de la théorie politique, le scepticisme semble une des seules théories philosophiques susceptible de supporter une telle injonction au respect de la pluralité des choix de vie et de la variété des options existentielles, idéologiques et spirituelles. Dans lesprit qui lanime, il se situe en effet aux antipodes du platonisme déplorant le caractère

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« bigarré » de la démocratie, manteau dArlequin chatoyant mais également trompeur patchwork de points de vue14. Dailleurs, apparu au moment de louverture de la civilisation grecque à son « grand Autre », lorsquAlexandre tourna la Grèce vers laltérité asiatique, réaffirmé lors de la construction intellectuelle et politique de lEurope, le scepticisme ne représente certes pas par hasard une doctrine viable dans le contexte du monde pluriel daujourdhui, ouvert sous leffet de la globalisation économique.

De plus, la mise à distance établie par le scepticisme entre la pensée propre du sujet et les appartenances diverses savère très intéressante dans notre monde où, précisément, les appartenances au sein dune même personne ne sont pas seulement diverses, mais aussi variées à un point autrefois inenvisageables. Le scepticisme correspond bien à lidentité des personnes à lépoque des croyances « polythéistes » et de la « guerre des Dieux », pour employer les expressions de Weber15.

Il est toujours nécessaire (autant que difficile) détablir que, dans un tel système dorganisation, la reconnaissance de la variété nimplique pas nécessairement le relativisme généralisé, et par suite lanéantissement de toute hiérarchie de valeurs aussi bien que la ruine de toute forme de vérité. La démocratie ainsi envisagée se trouve en tout cas victime du même type de limite, voire passible du même risque de contradictions que le scepticisme, ruinant le fondement ou le ressort même du choix réfléchi et de larbitrage argumenté : la démocratie, ce régime ingouvernable et contradictoire, apparaît aussi instable que le jugement sceptique, refusant lunivocité néfaste aux nuances de la réalité. Afin de contourner ce genre de difficultés, il semble tentant de préconiser un recours au scepticisme comme « méthode négative » qui consiste non pas à entreprendre de justifier raisonnablement certaines valeurs ou principes au nom de leur portée démocratiques, mais à demander aux extrémistes minoritaires et aux promoteurs du type de pensée féodale de faire la

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preuve que leurs propositions ne sont pas contraires à lintérêt général16. Cependant, il est possible dorienter différemment la réflexion, en se penchant sur le rapport que nos sociétés entretiennent avec la science et avec ce qui reste du progressisme.

Mais avant cela, relever certaines limites du scepticisme savère important pour notre propos. Par exemple, lobservation de ce qui constitue pour lui la règle des règles, à savoir suivre les lois et coutumes établies, apparaît, particulièrement dans le cas de la détermination des choix scientifiques, techniques et industriels, littéralement impossible : on est souvent confronté à des solutions quaucun usage avéré ni aucune prévision claire ne peuvent garantir. Alors quil se montrait réservé vis-à-vis des réformes et des changements17, le scepticisme apparaît en grandes difficultés devant la façon dont souvent les innovations, dans un schéma qui dément la planification progressiste, surgissent dune manière désordonnée, sans aucun respect des prévisions possibles sur les plans scientifiques, techniques et industriels. De plus, il est légitimement permis de douter de son efficacité face à lincertitude générale de notre époque. Et, compte tenu du rôle quy tient lépochè, quelle pertinence peut aujourdhui être celle du scepticisme en tant que doctrine du jugement ? Nentretient-il pas avec les dogmatismes une relation en miroir (relation dans laquelle il se trouverait emprisonné) ? Et sil est irremplaçable en ce quil somme ces derniers dapporter la preuve de leurs allégations, nest-il pas décevant si on lui demande davantage ?

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Constituer la posture du citoyen sceptique

Afin de sortir de ces difficultés, il semble dabord pertinent de distinguer entre scepticisme philosophique et politique. Si, notamment dans sa version la plus radicale, le premier peut paraître inadapté aux problèmes actuels, le second aborde les seules questions relatives au vivre ensemble. Les points communs entre lun et lautre sont quils affrontent ce quil apparaît tentant de nommer, en reprenant Clément Rosset, lidiotie du réel18 – à savoir, le double fait que celui-ci est rarement conforme aux projections que nous en faisons, et que la communauté humaine est irréconciliable. Ainsi profilé, le scepticisme politique assume la revendication des existences séparées qui caractérise nos sociétés pluralistes. Cela posé, comment lentendre justement comme théorie politique ? Pour mieux le définir, on peut dresser la série de questions auxquelles doit répondre la tentative de constituer la position dun scepticisme politique utile pour notre époque :

Quels consensus peuvent exister dans une société pluraliste, et sur quoi ?

Si, pour une telle société, il ny a pas de morale partagée possible (du fait de limpossibilité de sentendre sur les conceptions du bien), quelle éthique sociale régulatrice ?

Quelles valeurs sont acceptables, tolérables, inacceptables dans lespace démocratique ?

Quelles limites pour les libertés privées ? Voire, dans une optique davantage républicaine, quel régime public pour les mœurs ?

Quelles orientations collectives en matière scientifique, technique et industrielle ?

Quelles procédures de décision adopter pour ces orientations ?

Les deux dernières questions de la série renvoient à ce quon pourrait appeler léthique publique de la science et de la technique. Attachons-nous y quelque peu : compte tenu du soupçon évoqué plus haut à ce

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propos, la question est de savoir quelles propositions originales seraient celles du scepticisme, et de déterminer ce quelles valent.

Livrées à lincertitude et conscientes des dangers multiples qui les guettent, nos sociétés manifestent un fort désir de réassurance quant aux choix quelles opèrent, aux procédures quelles adoptent, et même aux fondements de ces procédures ou aux principes qui les motivent19. Dans ce contexte, il pourrait sembler que le scepticisme dise quelque chose dinsoutenable en suggérant quil ny a jamais eu et quil ne peut y avoir aucune certitude, ni en ce qui concerne le fondement des choix, ni pour les perspectives que nous ouvrent nos orientations scientifiques et techniques, ni en matière de rectitude des valeurs éthiques. Il y a à ce propos pour la démocratie une vraie dissonance sceptique, dissonance que soulignait un auteur comme Richard Rorty avec la figure de « lironiste libéral », dans un mouvement qui lavait conduit à abandonner pour la philosophie toute ambition normative au profit du relativisme20.

Tout autrement, grâce à lusage de « lart de conférer » tel que lenvisageait Montaigne, entendu comme la capacité, méthodiquement développée, dentendre les opinions les plus variées afin de faire progresser la connaissance commune, le scepticisme nous semble en mesure de jouer un rôle dans linstauration de la forme de civilité correspondant aux procédures que nous devons déterminer pour calmer linquiétude ; il est susceptible dapporter sa contribution à la culture dont a besoin notre époque de désenchantement. A cet égard, il apparaît capable de contrer les formes du dogmatisme qui préside à certains choix techniques et industriels, ces orientations dont le pouvoir technocratique a tendance à valoriser « lacceptabilité » aux dépens dun consentement démocratique nourri par la réflexion critique des citoyens. Or, à ce titre, le scepticisme apparaît même particulièrement bien placé pour donner lespoir aux citoyens de reprendre la main en matière de choix publics : sa valeur dans le débat politique daujourdhui se décèle dans son apport à la pédagogie du jugement21. Par exemple, une assemblée de citoyens formés au scepticisme ou adoptant une méthodologie sceptique,

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comment se prononcerait-elle sur telle ou telle orientation sensible et prometteuse de notre temps, telles que la culture des cellules souches et clonage reproductif, le puçage RFID, lutilisation industrielle des nano-particules, ou encore la convergence NBIC ? Que ferait une assemblée de citoyens sceptiques face aux questions de lavenir scientifique, technique et industriel – en situation dévaluation de ce quon nommait autrefois le progrès ? Comment, en particulier, concevoir la manière dont lœil sceptique simmisce dans la relation entre le décideur politique dune part, et, de lautre lexpert ou le conseiller, ces deux figures dautorité héritées de la modernité scientifique et politique ? Le scepticisme, considéré comme la culture philosophique du citoyen démocratique, donne lespoir de juguler le risque de dérive épistémocratique engendré par limportance désormais énorme de lavis des experts dans la décision publique22.

Pour nourrir cette réflexion à laide dun exemple, les récentes expérimentations socio-politiques en termes dévaluations technologiques participatives (ETP) semblent fournir une version renouvelée et compatible avec la démocratie moderne de la « conférence » au sens de Montaigne23 : redonnant à des citoyens qui se forment un rôle dinstruction de la décision publique, les ETP représentent un type dexercice favorisant la reconstitution du jugement collectif par le biais de la pluralisation des options discutées – dans un esprit proche de la manière dont les sceptiques ont toujours confronté les opinions. Les « compromis » qui sélaborent dans les ETP peuvent de plus avoir une valeur normative24.

Il convient dajouter une remarque qui ouvre à une dimension particulière en ceci quelle met en perspective un tel effort de réappropriation du jugement : du point de vue sceptique, ni la maîtrise des processus

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scientifiques et techniques ni leur usage « moral » (cest-à-dire en vue dune fin moralement louable) nont par principe jamais été garantis par rien. Et un sceptique conséquent pourrait très bien affirmer que le progrès, cet idéal de lesprit moderne, constitue une construction idéologique capable de faire écran à lappréhension lucide des risques intrinsèquement impliqués par les réalisations du modernisme. Il est permis de penser que, parce quil veut se focaliser sur lévaluation scrupuleuse de telle ou telle innovation, le citoyen sceptique se prononcerait en faveur de la dénonciation première et méthodique de lidéologie progressiste ; ce qui constituerait une manière paradoxale de sauver le ressort même dune évaluation scientifique et éthique, et de préserver le potentiel damélioration des sociétés humaines proposé par la science. Et en procédant de la sorte, il pourrait se trouver confronté à lopposition plus ou moins frontale et explicite du dogmatisme scientifique, relayé par des lobbies dopinion et à des groupes de pression qui, pour leur part, recouvrent de puissants intérêts matériels. Dans le même temps, toutefois, et cela parce que le scepticisme repose sur une méthode dexamen de la réalité, il se montrerait également capable de contrer le renouveau des superstitions ainsi que les formes originales de dogmatisme que connaît notre époque : déni de lautorité de la science, technophobie, naturalisme radical et néo-luddisme. Dans ce contexte difficile et tendu, et parce quil se trouverait à la fois confronté aux pouvoirs politiques et techniques, aux autorités scientifiques et aux intérêts financiers, aux superstitions et aux lobbys militants qui les exploitent à des fins politiciennes, il se trouverait investi de la responsabilité de lintérêt général, dun intérêt général se décelant non dans un consensus impossible, mais dans la confrontation organisée entre toutes les formes dintérêt (politique, technologique, privé, social, moral et spirituel), et sans réduire aucunement leurs antagonismes.

De nouvelles configurations apparaissent également, qui rendent le scepticisme politique pertinent pour notre situation. Ainsi, il est probable que le citoyen sceptique se heurte à des formes subtiles de résistance, qui ne sont plus celles induites par les dogmatismes religieux et scientifiques, mais celles issues de la crise du progressisme et du désir de réassurance manifesté par nos sociétés, tel que le dogmatisme de la précaution. Il savère en effet intéressant dapprofondir la relation entre le scepticisme comme ressort dune éthique publique de la science et le recours au

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principe de précaution. Ce principe, constitutionnel dans le droit public français, permet ou laisse espérer une gestion du risque technologique et scientifique. Il convient à ce propos de distinguer entre un usage dogmatique et un usage sceptique du principe de précaution : le premier correspond à une recommandation systématique de larrêt des essais de la technologie ou de la découverte inquiétante (une recommandation qui fonctionne de manière hyperbolique comme dans la méthode de Descartes : nous décidons de suspendre « tout ce en quoi nous pourrions imaginer le moindre doute ») ; et lon peut supposer également que se retrouvent sur une telle option aussi bien les experts dont la responsabilité est engagée que certains groupes technophobes ou néo-luddites. Le second à un examen minutieux, cest-à-dire toujours particularisé, des conditions dutilisation et des conséquences dusage de la technologie ou de la découverte concernées25. On pourrait enfin souligner que, dans des contextes de choix dune complexité redoutable, la culture sceptique permet certains ajustements importants, tels que la transformation du principe de précaution en « principe dattention », utile et judicieux pour conférer une réalité juridique et éthique à la responsabilité de lensemble des parties prenantes obligées dans les innovations qui, aujourdhui, peuvent redonner un sens à laction sociale de la science26.

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Conclusion

On peut, pour achever ce parcours, envisager le cas de blocage dune situation de détermination dun choix en matière scientifique, technique et industrielle par isosthénie : dans une situation de ce genre, lorsquaucun des partis ne semble lemporter, la sagesse sceptique recommande de ne pas prendre de décision. Sils assument jusquau bout cette forme de responsabilité à laquelle les conduit la culture sceptique, les citoyens se trouvent alors en situation de « déconsentement ». Les conséquences dune telle suspension du jugement pourraient consister en larrêt des crédits alloués à cette recherche, le blocage de la machine technologique et la nécessaire réorientation de la politique industrielle.

Ce qui est intéressant dans une telle situation, cest que, lorsque le scepticisme exerce son pouvoir de sidération, cela impose que lon imagine une autre solution. Cette situation rend manifeste le fait, compte tenu de la prudence quil prescrit, que le scepticisme est susceptible de conduire les citoyens à redevenir inventifs dans ce monde incertain ; en poussant ces derniers à affronter la vaste gamme des possibles, il a toute sa place dans un tel monde. Si les procédures concrètes et détaillées dun exercice de la citoyenneté réanimé par la culture sceptique seraient à préciser, une telle hypothèse donne lespoir darracher le futur qui vient tant aux dangers que lui font courir les aventuriers de tout bord quaux médiocrités de la technocratie27.

Catherine Larrère suggère que le modèle proposé par le scepticisme lors de son émergence dans la société moderne offrait moins une dimension proprement politique que laffirmation dun pouvoir social28. Sur le plan moral, elle rappelle que la viabilité du modèle sceptique qui se trouve ici dégagé est dailleurs sujette à caution, la question étant classiquement posée de savoir si le sceptique peut réellement vivre son scepticisme29 : politiquement, le sceptique ne peut vivre son scepticisme,

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car il est impossible daccorder son modèle moral sous-jacent (basé sur la représentation du sage au-dessus de la foule) avec une psychologie de lintérêt qui fait du politique un homme comme les autres. Mais sur le plan de ce que lon identifie comme les rapports entre la science et la société, il apparaît parfaitement viable : lart de conférer offre une éthique de la vérité qui convient à la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourdhui, car cette éthique nest pas seulement antidogmatique, elle est également pluraliste.

Dans lhistoire intellectuelle occidentale, le scepticisme a dû lutter sur un double front : la philosophie ne sest pas moins opposée à lui que la religion, car toujours elle a voulu sopposer au démenti quil apportait aux prétentions de la raison à labsolu. Ainsi le scepticisme peut-il à certains égards se présenter comme lâme damnée du rationalisme moderne. Cest ce quavaient compris tant Descartes, voulant faire taire « les plus extravagantes suppositions des sceptiques », que Wittgenstein relevant les non-sens du scepticisme30. Mais il y a également chez ces mêmes philosophes la reconnaissance quil nexiste pas de moyen absolument efficace de réfuter les arguments sceptiques relatifs à labsence de fondement ou au caractère ambigu de la réalité. Plus on veut anéantir le scepticisme, plus on le renforce. Cela vient peut-être de ceci que la raison ne peut jamais évacuer la part de doute quelle recèle. Cela, le véritable esprit scientifique la toujours su, et, alors quaujourdhui la science se trouve attaquée de toutes parts, il gagnera une saine prudence à récuser les ennemis issus de son propre camp, à savoir les prétentions du scientisme ou les abus de légitimité des décisions technocratiques, en sappuyant sur la participation et la discipline intellectuelle des citoyens sceptiques, seules véritablement capables de contrer la montée menaçante des divers irrationalismes.

En dépit des motifs de déception fournis par notre époque – après que tant despoirs furent mis par lesprit moderne dans les relations entre la science, la technique et lindustrie –, le temps paraît venu de recommencer à apprendre à « aimer le futur ». Et même si cela peut sembler étrange (tant que lon conserve une image figée de la posture intellectuelle du sceptique), le recours à la philosophie sceptique dans

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les pratiques de choix démocratique peut, dans la situation où nous nous trouvons, y contribuer 31.

Thierry Ménissier

Université Grenoble Alpes,
Philosophie, langages & cognition / EA 3699

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1 Georges Amar, Aimer le futur. La prospective, une poétique de linconnu, Paris, Éditions FYP, 2013, p. 83.

2 Voir les contributions réunies dans Luc Foisneau (dir.), La Découverte du principe de raison : Descartes, Hobbes, Spinoza, Leibniz, Paris, PUF, 2001.

3 Voir Pierre-André Taguieff, Le Sens du progrès. Une approche historique et philosophique, Paris, Flammarion, 2004 ; Frédéric Rouvillois, LInvention du progrès. 1680-1730, Paris, CNRS Éditions, 2010.

4 Un des problèmes internes rencontrés par la thématique du progrès consiste dailleurs à accommoder ces deux perspectives ; voir à ce sujet Norberto Bobbio, « Progrès scientifique et progrès moral », in Cités, no 7-2001, p. 119-136.

5 Cité par Christophe Prochasson, Saint-Simon ou lanti-Marx, Paris, Perrin, 2005, p. 114.

6 Selon les termes employés par Pierre Musso, La Religion du monde industriel. Analyse de la pensée de Saint-Simon, La Tour dAigues, Éditions de lAube, 2006.

7 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand limpossible devient certain, Éditions du Seuil, 2002.

8 Au sens où Hannah Arendt désignait un tel espace vide en évoquant « The Gap Between Past and Future », dans sa préface à Between Past and Future. Eight Exercises in Political Thought, 1968, Londres, Penguin Books, 2006, trad. M. C. Brossollet et H. Pons, in Hannah Arendt, La Crise de la culture. Huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, 1972.

9 Étienne Klein, Galilée et les Indiens, Allons-nous liquider la science ?, Paris, Flammarion, 2008, p. 93.

10 Catherine Larrère, « Scepticisme et politique », Revue de Synthèse, 4e série, no 2-3, avril-septembre 1998, p. 271-292, p. 279.

11 Montaigne, Essais, III, 8, « De lart de conférer » ; voir à propos de lépistémologie particulière de la « conférence » chez Montaigne, Bernard Sève, Montaigne. Des Règles pour lesprit, Paris, PUF, 2007, p. 221-252 ; et Suzel Mayer, « La conférence, un exercice spirituel ? », dans Pierre Magnard et Thierry Gontier (dir.), Montaigne, Paris, Éditions du Cerf, « Les Cahiers dHistoire de la Philosophie », 2010, p. 80-105.

12 Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 10.

13 Cf. Charles Larmore, « Du libéralisme politique », in Modernité et morale, Paris, PUF, 1993 ; Ronald Dworkin, « Le libéralisme », in André Berten, Pablo Da Silveira et Hervé Pourtois, Libéraux et communautariens, Paris, PUF, 1997.

14 Cf. Platon, La République, VIII, 557 c.

15 Cf. Max Weber, « Le métier et la vocation de savant » » in Le Savant et le Politique, trad. J. Freund, Paris, UGE, 1963, p. 114 : la vie « ne connaît que le combat éternel que les dieux se font entre eux ou, en évitant la métaphore, elle ne connaît que lincompatibilité des points de vue ultimes possibles, limpossibilité de régler leurs conflits et par conséquent la nécessité de se décider en faveur de lun ou de lautre ». Voir également Pierre Bouretz, « Entre scepticisme et nihilisme : Max Weber et la “guerre des dieux” », in Sylvie Mesure (dir.), La Rationalité des valeurs, Paris, PUF, 1998, notamment p. 63.

16 Nous avons tenté dexposer un tel modèle dans une autre contribution : voir Thierry Ménissier, La Liberté des contemporains. Pourquoi il faut rénover la République, Grenoble, PUG, 2011, chapitre iii : « Quelle théorie normative pour la république aujourdhui ? »

17 Voir Montaigne, Essais, I, 22, dans lédition de 1595 sous la direction de J. Céard, Paris, L.G.F, 2001, p. 182 : « De la coutume, et de ne changer aisément une loi reçue » : « Il y a grand doute, sil se peut trouver si évident profit au changement dune loi reçue telle quelle soit, quil y a de mal à la remuer : dautant quune police, cest comme un bâtiment de diverses pièces jointes ensemble dune telle liaison, quil est impossible den ébranler une que tout le corps sen sente ».

18 Clément Rosset, Le Réel. Traité de lidiotie, Paris, Éditions du Seuil, 1977.

19 Voir Michel Callon, Pierre Lascoumes & Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.

20 Cf. Richard Rorty, « La contingence dune communauté libérale » in Contingence, ironie et solidarité [1989], trad. P. E. Dauzat, Paris, Armand Colin, 1993, p. 76-85.

21 Voir à ce propos Marc Foglia, Montaigne, pédagogue du jugement, Paris, Éditions Classiques Garnier, 2011 ; et Biancamaria Fontana, Montaignes Politics. Authority and Governance in the Essais, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2008, chap. vi : « Learning from experience », p. 122-140.

22 Pour une réflexion sur les risques que lépistémocratie fait courir à la démocratie David Estlund, LAutorité de la démocratie. Une perspective philosophique, trad. Yves Meinard, Paris, Hermann, 2012.

23 Voir à propos des ETP, Bernard Reber, La Démocratie génétiquement modifiée. Sociologies éthiques de lévaluation des technologies controversées, Québec, Presses Universitaires Laval, 2011.

24 Sur la formation de « compromis normatifs » dans le cadre des ETP, voir cette analyse appuyée sur lexpérience des États Généraux de la bioéthique (2009) : Caroline Guibet-Lafaye et Emmanuel Picavet, « Valeurs et élaboration de compromis daprès lexpérience des États généraux de la bioéthique », Archives de philosophie du droit, tome 53, 2010, p. 366-381.

25 Dans un article de 2006, Olivier Godard a évoqué en des termes proches le recours au principe de précaution : cet auteur écrit que les mesures à prendre dans lusage du principe « doivent demeurer proportionnées en dépit du contexte dinquiétude scientifique. Cette proportionnalité doit prendre en compte au moins quatre variables : le dommage possible anticipé, le niveau de sécurité que les autorités publiques veulent garantir, les coûts de différentes natures des mesures envisagées et la consistance du dossier scientifique à lappui dune hypothèse de risque. [] Cette idée de proportionnalité na certes pas de traduction mécanique. Elle est délicate à manier et fait appel au jugement, au cas par cas, des responsables. [] À travers cette idée de proportionnalité, le principe de précaution nest certes pas transformé un critère de décision strictement défini, mais se trouve nettement écartée la confusion avec un principe maximaliste qui soumettrait lautorisation de toute innovation à la preuve de son innocuité ou qui obligerait de renoncer systématiquement à toute activité dont il ne serait pas exclu que, dans certaines circonstances particulières, elle puisse avoir une incidence catastrophique » (O. Godard, « Le principe de précaution », Projet, 2006/4 no 293, p. 39-47, p. 44).

26 Sur le « principe dattention » voir François Ewald, « La dynamique du principe de précaution », dans François Ewald (dir.), Aux risques dinnover. Les entreprises face au principe de précaution, Paris, Éditions Autrement, 2009, p. 42-43.

27 Voir à propos dun tel effort Daniel Innerarity, Le Futur et ses ennemis. De la confiscation de lavenir à lespérance politique, trad. Serge Champeau et Eric Marquer, Paris, Flammarion-Climats, 2008.

28 Catherine Larrère, article cité.

29 Cf. Myles Burnyeat, « Can the Scepic live his scepticism ? », in Myles Burnyeat (éd.), The Skeptical Tradition, Oxford, Oxford Clarendon Press, 1990, p. 20-53.

30 Cf. Sandra Laugier, « Ce que le scepticisme “veut dire” », Revue de métaphysique et de morale, 2010/1, no 65, p. 5-23.

31 Lauteur remercie Fabienne Martin-Juchat pour sa relecture de la version initiale de ce texte et pour ses précieuses suggestions damélioration.