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Classiques Garnier

Du scepticisme en politique Le cas de Sextus Empiricus

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2014 – 2, n° 5
    . Scepticismes en politique
  • Auteur : Marchand (Stéphane)
  • Résumé : Nous voulons montrer, à partir de Sextus Empiricus, que la position politique du scepticisme antique ne peut être réduite à un simple conformisme. La référence aux lois et aux coutumes n’est pas prescriptive mais descriptive des actions humaines. Il ne s’agit pas de prescrire aux gens de suivre les lois ou les coutumes, mais de montrer que l’action politique de fait n’est pas déterminée par une opinion théorique. Le scepticisme est donc une voie vers une conception pragmatique de la politique.
  • Pages : 15 à 30
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812433580
  • ISBN : 978-2-8124-3358-0
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3358-0.p.0015
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/11/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : sceptisme, Pyrrhonisme, Sextus Empiricus, conformisme, action, vie quotidienne
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Du scepticisme en politique

Le cas de Sextus Empiricus

La distance prise par Sextus Empiricus vis-à-vis des questions politiques a souvent été soulignée1. Il faut dire que lobjectif revendiqué par Sextus dune vie tranquille obtenue par la suspension du jugement semble prédisposer le pyrrhonien à un désengagement du politique. De ce constat à la critique politique du scepticisme, il ny a quun pas assez vite franchi2. On dénonce assez facilement les effets politiques dévastateurs du scepticisme : labsence de conviction politique amènerait au conformisme prudent et à lobéissance aux puissants3. Pire quune philosophie desclave – parce quil faut du courage pour être esclave à la manière dun stoïcien – le scepticisme nous offrirait une philosophie de veules ou de lâches, toujours prêts à collaborer avec le pouvoir en place. Et comment ne pas donner raison à ceux qui pensent quêtre indifférent aux thèses philosophiques, que considérer quune thèse nest pas plus vraie que fausse, cela revient finalement toujours à se résoudre à suivre lordre établi ?

Le projet de cet article est de revenir sur cette lecture politique de la position néo-pyrrhonienne, en interrogeant les textes qui ont amené à donner une vision du scepticisme comme dun conformisme politique et une philosophie de lobéissance au pouvoir en place, notamment au livre I des Esquisses pyrrhoniennes ainsi que dans les paragraphes 162-167 du Contre les Moralistes (Adversus mathematicos XI). Mon analyse des effets politiques du scepticisme suivra ces deux textes, en commençant par les Esquisses Pyrrhoniennes et la question du conformisme.

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Agir suivant « la tradition des lois
et des coutumes », un conformisme ?

Il faut donc commencer par le texte qui a donné lieu à une interprétation conformiste, les Esquisses pyrrhoniennes, livre I, § 23-24 :

Donc, en nous attachant aux phénomènes nous vivons sans opinions selon lobservation de la vie quotidienne puisque nous ne pouvons pas être complètement inactifs. Il semble que lobservation de la vie quotidienne ait quatre aspects : lun consiste dans la conduite de la nature, un autre dans la nécessité de nos affects, un autre dans la tradition des lois et des coutumes, un autre dans lapprentissage des arts ; par la conduite de la nature nous sommes naturellement doués de sensation et de pensée ; par la nécessité des affects, la faim nous mène à de la nourriture et la soif à de la boisson ; par la tradition des lois et des coutumes nous considérons la piété, dans la vie quotidienne, comme bonne et limpiété comme mauvaise ; par lapprentissage des arts nous ne sommes pas complètement inactifs dans les arts que nous acceptons. Mais nous disons cela sans soutenir dopinions4.

Le motif de la vie suivant « la tradition des lois et des coutumes » est à lorigine de linterprétation du scepticisme comme un conformisme politique, voire un légalisme ou un légitimisme5. En effet, selon Sextus, la « tradition des lois et des coutumes » constitue un des aspects de la vie quotidienne, cest-à-dire une façon commune dagir sans véritablement se poser de questions, sans sinterroger sur ce qui est bien ou mal. En faisant référence à cette façon dagir, Sextus répond à lobjection selon laquelle le scepticisme mène à linaction. Car la référence à cette façon dagir permet dintroduire lidée selon laquelle laction du sceptique nest jamais originale ou inédite, que ce dernier se coule dans le moule dun ensemble de choix qui ont toujours déjà été faits, donc sans jamais avoir dopinion. Dun point de vue épistémologique, il sagit de se défausser de la responsabilité du choix dune option plutôt que dune autre sur les choix déjà faits par une communauté ; dun point de vue politique, il sagit dagir en se conformant à ce qui se fait, sans sappuyer sur des principes que lon se serait forgés, ou sur une opinion. Ainsi larrêt de la

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pensée (la στάσις διανοίας évoquée en PH I, 10) qui définit la suspension du jugement néquivaut en rien à larrêt de laction. Non seulement le sceptique décrit par Sextus agit, mais il agit selon « la tradition et les coutumes » parce quil nest pas en situation épistémique de les remettre en cause. Un sceptique qui vivrait dans une communauté ne trouverait en effet aucune raison philosophique dagir autrement que comme on a toujours agi6. Que la loi à laquelle il est soumis soit révoltante ou juste, cest précisément ce qui lui échappe puisquil ne dispose daucun critère pour en juger, lui qui « suspend son assentiment concernant lexistence de quelque chose de bon ou de mauvais par nature » (PH I, 235). Telle est la lecture conformiste.

Cette lecture nest pas fausse, mais peut être insuffisante. En effet, réduire leffet politique du scepticisme à un simple conformisme ne rend pas compte de la totalité de lattitude sceptique. Et ce pour plusieurs raisons : dabord, (i) parce que le texte dont nous parlons, et dune manière générale lexplication des actions sceptiques par la vie quotidienne, se fait dans un cadre largement concessif qui détermine ce conformisme dune manière particulière et en change le sens. Ensuite, (ii) parce quune explication de laction du sceptique par « la tradition des lois et des coutumes » se heurte au fait que selon Sextus lui-même il y a conflit et désaccord au sein des lois et des coutumes, selon le 10e trope dÉnésidème.

Un argument concessif

La première remarque à faire concernant linterprétation politique de ce texte est une remarque formelle : rien ne permet de dire que la politique sceptique se trouve définie comme un conformisme ; tout au plus peut-on dire que le conformisme est un effet du scepticisme.

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Par définition, il ne saurait y avoir de programme politique dans la philosophie sceptique ; le conformisme est donc ici seulement inféré dun passage argumentatif complexe lié à la réponse à lobjection de linaction, lἀπραξία. Cette objection se retrouve à toutes les étapes du développement des traditions pyrrhoniennes et académiciennes7. Elle cherche à montrer que le scepticisme est contradictoire avec la vie, qui suppose laction et donc lopinion. Plus précisément, en partant de la conception stoïcienne de laction qui lie limpulsion à lassentiment8, lobjection consiste à montrer quune philosophie de la suspension de lassentiment ne peut mener quà la suspension de laction elle-même.

La réponse à cette objection est formulée dans le chapitre 11 du livre I des Esquisses Pyrrhoniennes où Sextus montre que la suspension sceptique porte uniquement sur le critère de vérité en tant quil concerne la connaissance, et non sur le critère daction9. La réponse de Sextus consiste à séparer, pour ainsi dire, le circuit de laction de celui de la connaissance. Le phénomène, ce qui mapparaît, constitue un critère daction sans que jaie à me demander de manière dogmatique si ce qui apparaît est une qualité réelle de lobjet de ma représentation. Et selon Sextus, non seulement cest en vertu de ce circuit que laction du sceptique est possible, mais cest aussi ce qui se passe dans la vie quotidienne sur laquelle le sceptique base son attitude puisquil vit « selon ce qui est observé dans la vie quotidienne » (κατὰ τὴν βιωτικὴν τήρησιν)10.

Ce critère daction est ensuite décliné en quatre aspects qui rendent raison des actions les plus élémentaires jusquaux plus complexes, de la simple possession naturelle des facultés (la sensation, la pensée) en suivant la « conduite de la nature11 » à « lapprentissage des arts » qui explique notre capacité à avoir un environnement technique, à sy adapter et à le faire évoluer, en passant par « la nécessité des affects » qui permet

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dexpliquer un certain nombre dactions sur le mode de lexplication animale. À chaque fois, selon Sextus, nous avons affaire à des situations où laction ne sollicite pas une représentation théorique de ce quil faut faire – ce quon pourrait appeler un principe –, mais une réponse pratique liée à la représentation phénoménale de la situation ainsi quà lobservation des solutions trouvées par les hommes pour répondre à ces situations. Cest à lintérieur de cette liste quapparaît en troisième position « la tradition des lois et coutumes » (τὸ δὲ ἐν παραδόσει νόμων τε καὶ ἐθῶν).

Il faut distinguer deux choses à propos de cette règle daction. À un premier niveau danalyse, il faut remarquer que la place de cette règle à lintérieur dun mouvement de type concessif invite à en restreindre la portée ; il sagit avant tout dune réponse à une objection qui se situe au niveau de la théorie de laction et non au niveau du politique, ni même de léthique. Pour Sextus la question est avant tout épistémologique. Par conséquent, on ne trouvera pas dans cette règle la réponse à la question « comment le sceptique doit-il agir ? » mais seulement une réponse à la question « comment fait-il pour agir ? » et plus précisément par quels mécanismes épistémiques et nerveux, pour ainsi dire, passent les processus qui font quil agit dans un environnement complexe où il y a des autres hommes et des règles de vie commune.

Mais les § 23-24 élargissent le cadre logique de son propos de départ en déployant les quatre aspects de cette « observation de la vie quotidienne » par des exemples ; ces derniers permettent donc de dépasser le cadre formel et théorique de cette réponse en lui donnant un vrai contenu pratique. En ce qui concerne la tradition des lois et des coutumes, Sextus choisit lexemple de la piété. Lenjeu est de montrer que, même si le sceptique doute de lexistence des dieux au sens où il naffirme ni ne nie leur existence, il ne remet pas en cause lensemble des attitudes communes qui constituent le fait religieux dans une communauté, et notamment la piété. Sans pour autant croire que les dieux existent (ou quils nexistent pas) le sceptique agit de la même façon que les croyants. Comme eux, il peut dire que les dieux existent dans la mesure où il réduit cette affirmation à un acte de parole12 ; comme eux il est pieux,

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parce que la piété peut être ramenée à des œuvres pieuses ; comme eux, il affirme quils exercent une providence, parce que la croyance dans la providence peut elle aussi être réduite à un ensemble dactions. Encore une fois, cest ladverbe βιωτικῶς qui permet de faire cette distinction : quand Sextus dit « nous considérons donc la vie quotidienne la piété comme bonne », cela soppose à un ensemble de positions qui pourraient être prises dogmatiquement. Cette approche de la piété est purement pragmatique, et jamais théorétique ni même philosophique, au sens où elle serait portée et sous-tendue par une thèse philosophique.

La « tradition des lois et des coutumes » permet donc de comprendre comment le sceptique peut agir en conformité avec les actions des hommes communs sans pour autant avoir dopinions. Cette piété sceptique est cohérente avec la neutralité épistémologique exigée par le scepticisme, en même temps quelle rend possible non seulement une vie en communauté, mais certainement une vie calme et tranquille13.

Cet exemple permet, enfin, dapprofondir le sens de lexpression « suivre les phénomènes sans opinions selon ce qui est observé dans la vie quotidienne ». Il sagit de se conformer dans son attitude à ce qui apparaît – qui peut être une impression ou une pensée14 ; ce peut être quelque chose qui mapparaît bon ou bien de faire. Dans le cadre de la piété, le sceptique dit dans un environnement social et culturel particulier que les dieux existent et quils sont bienveillants parce que cela lui apparaît ainsi sans quil se pose réellement la question de savoir si les dieux existent réellement et font effectivement tout pour le mieux. Et ce qui constitue la source de cette attitude, cest précisément la vie quotidienne. Cest lobservation de la vie quotidienne, de la vie commune qui permet de donner un guide à laction, sans que lon ait à chercher plus loin. Il y a donc en quelque sorte deux choses dans la référence pyrrhonienne à la vie quotidienne : il y a laffirmation selon laquelle la plupart des hommes agissent ainsi et celle selon laquelle cest lobservation de ces hommes et lexpérience de la vie qui suffisent pour donner au sceptique un guide daction qui linsère dans le monde.

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La diversité des lois et des coutumes

Mais la référence à la « tradition des lois et des coutumes » a une autre implication importante, qui apparaît lorsquon la rapproche de la célèbre mise en opposition des lois, des coutumes, des modes de vie et des opinions dogmatiques qui constitue le 10e trope dÉnésidème15. Ce trope permet en effet de comprendre en quel sens la référence à la « tradition des lois et des coutumes » constitue une solution sceptique au problème de laction. Cest précisément parce que le sceptique est conscient de la relativité des lois et des coutumes quil peut agir en suivant ses propres lois et coutumes sans y adhérer, tout du moins sans considérer quelles sont justes. Le 10e trope lui permet de se rapporter à la loi et à la coutume comme un simple phénomène sans chercher derrière lui une valeur absolue. Il y a à ce niveau le même rapport avec la loi et la coutume quavec le phénomène : il faut faire le départ entre le phénomène et le jugement que lon porte sur le rapport de ce phénomène à la réalité. De la même manière en ce qui concerne les normes daction constituées par les lois et les coutumes, le sceptique se trouve dans la situation suivante : en tant que citoyen ou membre de telle communauté culturelle, le sceptique ne peut pas ne pas avoir certaines émotions morales liées à des jugements de valeur produits par son milieu culturel. Ces émotions sont de lordre du phénomène : elles simposent à nous de la même manière que le miel nous apparaît (dans certaines conditions) doux et sucré. Grâce à ces phénomènes, non seulement laction est possible, mais plus encore, linclusion du sceptique dans une communauté avec des règles communes est possible. Il est même possible dimaginer, à rebours de la lecture conformiste, une certaine forme dengagement propre au sceptique à partir des valeurs quil reçoit de la communauté dans laquelle il vit. Sextus en témoigne dailleurs lui-même lorsquil dit « nous » pour désigner des jugements de valeurs sur certaines pratiques : « pour la plupart dentre nous il est illégitime de teindre de sang humain lautel dun dieu ». Il ny a aucune raison comme dit Harald Thorsrud dexclure Sextus de ce

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« nous16 ». Le sceptique décrit par Sextus Empiricus peut donc avoir des intuitions morales sans avoir dopinion, à condition bien entendu que lon comprenne ces intuitions morales non pas comme des convictions, mais comme des intuitions désincarnées, toujours déjà relativisées dans lesprit du sceptique qui sait quelles ne sont lexpression que dun point de vue relatif et subjectif sur la réalité.

La particularité du sceptique est quil est capable tout à la fois de régler son action sur cette tradition, et davoir conscience du caractère relatif de son jugement de valeur. Le sceptique sait que ce jugement est relatif à son environnement culturel et quil est soumis au désaccord : par exemple, il se gardera bien de transformer son indignation en un principe théorique ou en une thèse ; au contraire il devrait être plus tolérant vis-à-vis des autres pratiques, puisquil sait quà toute pratique soppose une pratique contraire qui nest pas nécessairement irrationnelle.

Le 10e trope dÉnésidème permet donc de délimiter ce qui est de lordre du dogmatisme et ce qui ne lest pas. Il permet enfin de qualifier plus avant laction sceptique basée sur lobservation de la vie quotidienne. Cette dernière désigne le rapport épistémique quun sujet entretient avec son environnement dans le cadre de laction : par le contact des parents, dun environnement social, et même de discours, nous apprenons des normes dactions sans pour autant avoir à les théoriser. Nous commençons par faire avant de penser, et nos sentiments moraux et politiques proviennent dabord de ce sol-là. Le 10e trope dÉnésidème permet ensuite de faire comprendre, à qui sinterrogerait sur lorigine de ces sentiments, combien cette expérience est relative et variable. La confrontation de ce texte avec laffirmation de PH I, 23-24 aboutit donc à la définition de ce que devrait être une position sceptique cohérente vis-à-vis de la tradition des lois et des coutumes : il sagit de les suivre pragmatiquement tout en ayant conscience de la fondamentale relativité de ces règles, lesquelles ont une origine purement empirique, constituée, donnée, et pas nécessairement rationnelle.

Leffet politique de la suspension du jugement prônée par Sextus Empiricus naboutit donc pas à un conformisme : Sextus ne dit pas quil faut être conformiste, tout au plus dit-il que le scepticisme est un conformisme de facto, cest-à-dire que son action est une sorte dimitation

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de ce quil observe dans la vie quotidienne. Lanalyse de lexemple religieux a montré quil ne sagit pas de reprendre les croyances de la société dans laquelle nous vivons, mais simplement les gestes des autres hommes observés dans certaines situations. Il consiste à faire pareil que tout le monde, mais dans un état desprit différent de la plupart des gens, puisque sans opinion17. Enfin, lanalyse du conflit des lois, des coutumes et des modes de vie montre que loin de considérer « la tradition des lois et des coutumes » comme un fait intangible, la tradition pyrrhonienne est pleinement consciente du caractère relatif et institué de ce corpus de normes. Cela place le sceptique dans une situation complexe : il est capable davoir des intuitions morales et politiques tout en ayant conscience de leur caractère relatif et institué.

Ces points invitent donc à changer de regard sur lidée même du conformisme traditionnellement attaché à la tradition pyrrhonienne. Le conformisme ne désigne pas tant une prescription minimale daction quune sorte de loi naturelle permettant dexpliquer laction de tous les hommes. La différence entre le dogmatique et le sceptique, ce nest donc pas tant entre deux façons dagir (être déterminé par soi-même et être déterminé par des déterminations extérieures), mais entre ignorer ce fait et en être conscient.

Le sceptique peut-il résister au tyran ?

Un autre texte (AM XI 162-165) va servir à analyser la question de lobéissance. Le texte recoupe en partie celui des Esquisses mais fait apparaître un élément nouveau : en posant le problème à partir dun exemple clairement politique – celui de lobéissance au tyran – il caractérise plus précisément le rapport dogmatique à laction que cherche à éviter la position sceptique.

Donc celui qui suspend <son jugement> sur tout ce qui dépend de lopinion jouit dun bonheur parfait, et même sil est troublé dans ses sentiments involontaires et irrationnels car « il nest pas fils dun chêne ou dune pierre, mais

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il était du genre humain18 », il est affecté avec modération. Pour cette raison il faut aussi mépriser ceux qui pensent que le sceptique est réduit à linaction ou à la contradiction. À linaction, au prétexte que, la vie tout entière consistant dans des choix et des refus, celui qui ne choisit ni ne fuit rien refuse en puissance la vie et gît là comme une plante. À la contradiction, parce que, une fois sous le pouvoir dun tyran et contraint de faire quelque chose dindicible, soit il naccepte pas lordre et choisit volontairement la mort, soit fuyant les souffrances, il fera ce quon lui ordonne et ainsi ne sera pas « privé de choix et de refus » comme le dit Timon, mais choisira une chose et séloignera de lautre, ce qui serait du ressort de ceux qui saisissent avec confiance quil y a quelque chose à fuir et quelque chose à choisir. Mais lorsquils disent cela, ils ne comprennent pas que le sceptique ne vit pas suivant un raisonnement philosophique (le sceptique est inactif, en effet, en ce qui concerne ce dernier) (κατὰ μὲν τὸν φιλόσοφον λόγον οὐ βιοῖ σκεπτικός – ἀνενέργητος γάρ ἐστιν ὅσον ἐπὶ τούτῳ), mais suivant lobservation non philosophique (κατὰ δὲ τὴν ἀφιλόσοφον τήρησιν), il peut choisir certaines choses et en fuir dautres. Donc sil est contraint par un tyran à faire quelque chose de défendu il choisira au cas par cas (τυχὸν) une chose et en fuira une autre selon la préconception des lois nationales et des coutumes. Et il supportera plus facilement la dureté que les autres dogmatiques parce que, par rapport aux dogmatiques, il najoute rien dextérieur à ces questions19.

Analyse logique ou politique de laction ?

La présentation de la réponse de Sextus se fait, comme pour les § 21-24 du livre I des Esquisses, à partir de lobjection de lἀπραξία : soit le sceptique refuse la vie, soit il agit et est en contradiction avec ses principes. Sextus donne cependant quelques détails supplémentaires sur le procédé de réfutation dogmatique en rapportant le double sens de lἐποχή (qui signifie à la fois suspendre et occuper un espace) : la suspension du jugement est une négation de laction, donc de la vie elle-même, du moins de la vie humaine. La première branche du dilemme est purement théorique ; de fait le sceptique vit, et la négation de la vie ne peut être que virtuelle (δυνάμει τὸν βίον ἀρνεῖται). Doù la seconde branche

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du dilemme : la contradiction. Puisquil vit et agit le pyrrhonien, qui cherche à vivre selon Timon « sans choix ni refus » (ἀφυγὴς καὶ ἀναίρετος ἔσται), est en contradiction avec son propre projet, laction supposant un ensemble de choix et de refus20. Cest pour montrer cette contradiction que le dogmatique fait référence à la situation de lobéissance au tyran. Quoi quil fasse, le sceptique sera en contradiction avec ses principes : sil désobéit au tyran, il choisit volontairement la mort ; sil obéit au tyran, il refuse de mourir.

Présentée sous cette forme, la question politique nest pas essentielle pour largument : on aurait pu en dire autant de toute situation où le sceptique doit agir, lorsquil doit dormir, manger, etc., pour cette raison un certain nombre de commentateurs soulignent le fait que poser le problème ici nest en réalité ni moral ni politique mais logique21. Mais lexemple pris par Sextus incite à donner de ce texte une interprétation politique ; linsistance sur laspect inacceptable de lordre du tyran, par exemple, présente une dramatisation qui na rien de nécessaire : dire que ces actes sont « indicibles » serait complètement superflu en dehors dune lecture politique de lexemple. Et de fait, dautres sources nous apprennent que les sceptiques devaient répondre à des objections plus politiques, notamment Aristoclès22 et Diogène Laërce23.

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Vie commune et vie philosophique

La réponse de Sextus consiste à montrer que la logique de laction sceptique suppose de séparer la forme dogmatique dagir (guidée par des principes) de laction sceptique selon « ce qui est observé dans la vie quotidienne ».

Cette réponse refuse de se mettre au niveau de la provocation dogmatique en énonçant ce que le sceptique devrait faire ou ne pas faire. La réponse pyrrhonienne nentre pas dans la définition du contenu de ces actions. Il faut refuser le coup de force dogmatique qui réclame une règle universelle pour décider de lengagement ou du désengagement politique. La question « le sceptique obéira-t-il ou nobéira-t-il pas à la force » est déjà pleine de présuppositions dogmatiques : elle suppose que lon puisse savoir indépendamment de toute circonstance ce que lon doit faire, à partir uniquement de nos idées ou de nos croyances dogmatiques. Or, la position pyrrhonienne défendue suppose un tout autre rapport à laction, à la décision, et enfin, à lengagement. Cest ce qui apparaît dans la fin de ce passage du Contre les moralistes où Sextus fait apparaître deux éléments essentiels pour redéfinir ce rapport à laction : (i) dune part, la position explicite de la différence entre la vie « selon le raisonnement philosophique » et la « vie selon lobservation non-philosophique », (ii) dautre part, la reconnaissance de la part des aléas dans la prise de décision.

Sextus, enfin, caractérise de manière essentielle lopposition entre discours sceptique et dogmatique. Celle-ci ne réside pas simplement dans lopposition entre deux sortes de λόγοι24 mais entre, dune part, le discours ou le raisonnement philosophique (κατὰ μὲν τὸν φιλόσοφον λόγον), et, dautre part, « lobservation non philosophique (κατὰ δὲ τὴν ἀφιλόσοφον τήρησιν). On retrouve donc ici le terme qui caractérise « lobservation de la vie quotidienne » et qui désigne le rapport empirique entre le sujet sceptique et le monde extérieur. Dun côté, il y a le projet philosophique qui consiste à déterminer sa vie – et donc son action – à partir dune

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théorie, à chercher une cohérence entre des principes théoriques et son action, à chercher dans sa vie à appliquer, à produire un « art de vivre25 ». Si le projet sceptique consistait à vivre une vie philosophique, alors il serait possible de dire ce que devrait faire le sceptique, de même que le dogmatique appartenant à une école peut dire, non pas ce que ferait effectivement le philosophe, mais au moins ce quil devrait faire. De ce point de vue, ou comme dit Sextus « en ce qui concerne le raisonnement philosophique », le sceptique reste inactif, parce quil nagit pas de cette façon : sil devait définir son action à partir de ses principes il resterait inactif puisque les raisons dagir dune façon ou dune autre se seraient neutralisées dans lisosthénie. Mais le sceptique agit suivant une autre logique qui repose sur lobservation empirique, sur lusage, et donc sur les éléments définis dans la première partie, formulés ici comme « la préconception des lois nationales et des coutumes ».

Cette nouvelle logique daction ne permet donc pas de dire – comme le sous-entend lobjection morale – que le sceptique obéira. Elle ne permet pas non plus de dire quil désobéira : elle consiste précisément à montrer que la réponse à ce type de situation ne peut pas être donnée a priori, et cela pour plusieurs raisons. De manière générale parce que, comme nous lavons dit, la règle de « la tradition des lois et des coutumes », nest en réalité pas une règle mais une description du déroulement de laction. À la limite peut-on inférer de la formule « faire quelque chose de défendu » que le sceptique choisira plutôt de désobéir sil se fie uniquement aux « lois nationales ». Mais en réalité la situation est plus complexe que cela : lordre du tyran met en conflit des déterminations pathologiques, comme dirait Kant, (« la conduite de la nature ») avec les lois et les coutumes. Rien ne permet de dire quel sera le processus du choix ; tout se passe donc comme si lanalyse de laction selon Sextus consistait avant tout à supprimer létape philosophique ou dogmatique pour dévoiler un autre fonctionnement propre à la vie quotidienne.

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Conclusion :
Quelle politique sceptique ?

La politique sceptique se réduit-elle à un conformisme ? Il y a certes des points communs entre le scepticisme et le conformisme politique : les deux positions reposent sur une neutralisation des croyances théoriques censées être à lorigine de lengagement et une référence à la tradition des lois et des coutumes. Mais, à la différence du conformiste, le sceptique ne considère pas tant quil faut suivre la tradition des lois et des coutumes – parce que cela serait moins dangereux par exemple que dinventer une nouvelle voie – mais il constate que de fait nos actions peuvent toujours être reconduites – quoi quon en ait – à une tradition ; son analyse consiste en ce sens davantage en une déconstruction du dogmatisme politique à partir du fait de la tradition quen une injonction à suivre la tradition. Le conformiste dit quil faut agir en conformité avec la tradition des lois et des coutumes ; le sceptique que nous agissons la plupart du temps en conformité avec cette tradition.

Cette différence permet de comprendre, malgré le caractère parcimonieux des remarques de Sextus Empiricus sur la politique, lapport dune philosophie sceptique en politique. Le scepticisme cherche à faire prendre conscience de la cause des malheurs du dogmatique : cest parce quil se fait des illusions sur la puissance de la philosophie quil est malheureux, parce quil croit quune chose est bonne ou mauvaise par nature quil safflige davoir ou de perdre cette chose. Sextus ne nie pas laspect douloureux de la réalité – par exemple la douleur de recevoir lordre de tuer son père – mais il ne fait que dire quon est moins malheureux si en plus on ne simagine pas que la mort est un mal, ou que le parricide est puni par les Erynnies, etc26. De même aucune thèse philosophique ne permet de dire si quelquun aura la force de résister au chantage tyrannique ; lanalyse de Sextus fait apparaître au contraire que la résistance ou lobéissance dépend finalement dautres facteurs que ceux de la décision rationnelle et du discours philosophique.

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Cette position réside donc dans la prise de conscience de la difficulté propre aux choix politiques ou moraux : aucun choix nest juste ou injuste indépendamment dune situation ; et le scepticisme propose de ne pas ajouter au problème de départ celui de savoir si ce qui a été choisi est bien par nature. Cet aspect critique des prétentions de la philosophie morale à produire des principes qui guideraient une politique, en faisant ressortir la dimension empirique, situationnelle de la vie commune et plus particulièrement de la vie politique met donc la philosophie dehors de la politique. Et on peut se demander dans quelle mesure ce geste libérateur nest pas en lui-même créateur : il rend possible la philosophie politique dans une certaine mesure, un peu comme la critique sceptique du dogmatisme rend possible la science empirique.

Cette philosophie politique que rend possible le scepticisme repose sur les bases suivantes : la critique du dogmatisme restaure lidée de décision personnelle, lattention à la situation correspond à lattention à lidiosyncrasie dans le domaine de la connaissance. La critique de luniversel débouche donc sur une réappropriation du politique contre la philosophie politique en reconnaissant la complexité de la décision27.

Stéphane Marchand

ENS de Lyon,

Institut dhistoire de la pensée classique / UMR 5037

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Thorsrud, Harald, « Is the Examined Life Worth Living? A Pyrrhonian Alternative », Apeiron: A Journal for Ancient Philosophy and Science, 2003, no 3, p. 229-249.

1 Cf. Lom [2001] p. 44 pour qui le pyrrhonien est apolitique et « indifferent to politics ». Voir aussi p. 10 : « Sextus is silent about politics ; indeed, his writings are without any political conclusions at all » et p. 36 sq.

2 Voir Nussbaum [2000], notamment p. 192-194.

3 Sur la question du conformisme, voir déjà Thorsrud [2003].

4 Trad. Pellegrin [1997] modifiée ; voir aussi PH I, 237.

5 Cf. Penelhum [1983] p. 292.

6 Cf. Bett [2011], p. 12 : « But the skeptic does do the same kinds of things as the ordinary conventional member of his society does, and this is no accident. Challenging the status quo would require one to have some dispositions at odds with the prevailing norms ; but, as we saw, Sextus cites the prevailing norms of ones society as precisely one of the central influences on the character of the skeptics dispositions ».

7 Voir Plutarque, Contra Colotès 1108, 1119 ; DL IX 104 ; Cicéron, Acad. Priora, II, xxxi, 99 ; Sextus, PH, I, 226 ; AM VII, 30. Cf. Burnyeat [1980] et Striker [1980].

8 Cf. e.g. Stobée, Ecl. II, 88, 1 : « toute impulsion est un assentiment » (SVF III, 171).

9 Cf. PH I, 21 où Sextus explique que le critère a deux sens « celui que nous prenons pour nous convaincre de lexistence ou de la non-existence de quelque chose » et « celui qui concerne laction ». Voir aussi AM VII, 30 qui parle du « critère de choix et de refus ».

10 Cf. Spinelli [2008] p. 43 : « il reste pour le sceptique la possibilité de régler son propre comportement sur la base de normes de conduites déduites de ce qui est observable dans la vie quotidienne ».

11 Sur le rôle de la nature chez Sextus, cf. Annas [1993], p. 207-213.

12 Voir PH III, 2 et AM IX, 49. Sur cette réduction cf. Corti [2009] chapitre v, qui ne parle pas particulièrement cependant de laffirmation selon laquelle les dieux existent.

13 Sextus dit dailleurs à ce sujet « sans doute se trouvera-t-il [le sceptique] plus en sécurité que les autres philosophes » (AM IV, 49).

14 Sur ce point, cf. Burnyeat [1980] p. 34.

15 Cf. PH I, 145-163 et III, 198-234.

16 Cf. Thorsrud [2011] p. 106 qui cite PH III, 208 ; III, 221, AM I, 149.

17 Cf. Bett [2011] p. 12.

18 Le premier vers vient dHomère, Odyssée, XIX, 163 ; il est cité aussi par Cicéron, Acad. Pr. II, xxxi, 101.

19 Je traduis ; sur ce texte voir avant tout Laursen [2004].

20 Largument est donc dirigé dabord contre Timon. La citation de Timon ne se retrouve dans aucune autre source mais selon Bett [1997] (commentaire ad loc.) le premier pyrrhonisme promeut une attitude de passivité et dindifférence qui peut être distinguée de la solution de Sextus.

21 Cf. Corti [2009] p. 37 ; Bett [1997] p. 176. Cest ce qui explique la réticence des commentateurs à tirer réellement les conséquences politiques de ce texte, comme le souligne Laursen [2004] p. 208.

22 Aristoclès apud Eusèbe, PE, XIV, 18, 18 sq. « Il faut aussi considérer ceci : quel citoyen, quel juge, quel conseiller, quel ami, ou finalement quel homme serait un pareil individu ? devant quels forfaits reculerait-il, lui qui ne regarde rien comme vraiment mal ou honteux, juste ou injuste. Car quon naille pas dire que ces gens-là craignent les lois et les châtiments, avec linsensibilité et lataraxie dont ils se targuent. »

23 DL IX, 108 : « Quand les dogmatiques disent que le sceptique aura la possibilité de vivre à condition de ne pas éviter, si on le lui ordonne, de dépecer son père, les sceptiques disent quil aura la possibilité de vivre en sabstenant de toute enquête sur les questions dogmatiques, mais non sur celles qui intéressent la vie quotidienne et les usages ordinaires ; de la sorte, disent-ils, nous effectuons des choix et des rejets conformes aux habitudes, et nous observons les lois et les coutumes ». Le texte est compliqué, nous suivons la construction de J. Brunschwig.

24 Sextus ne répugne pas toujours à utiliser le terme λόγος pour décrire le discours sceptique, voir PH I, 17 ; AM XI, 149. Reste que lorsquil veut caractériser en propre le discours sceptique, il utilisera dautres termes.

25 Cf. lensemble des critiques de Sextus contre la τεχνή τοῦ βιοῦ : PH III, 239-278 et AM XI, 168-182.

26 Cf. Laursen [2004].

27 Je remercie Karine Laborie et Thierry Ménissier pour leur invitation à luniversité Pierre-Mendès-France de Grenoble où une première version de cet article a été discutée.