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Classiques Garnier

« Religions politiques » : usage et limites d’un concept Une réflexion à partir d’Eric Voegelin

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2014 – 1, n° 4
    . Les religions politiques
  • Auteur : Gontier (Thierry)
  • Résumé : Le syntagme de « religion politique » désigne-t-il tout type ­d’interférence du religieux et du politique ? En 1938, Voegelin, emploie le terme en un sens assez large pour englober ­l’Égypte ­d’Akhénaton, le corps mystique chrétien, le Léviathan hobbesien et les régimes totalitaires ­contemporains. Par la suite, distinguera plus clairement les sociétés centrées sur un pouvoir mondain des sociétés ­confessionnelles reconnaissant un ordre de ­l’existence au-delà de ­l’homme et de la société.
  • Pages : 27 à 46
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812429392
  • ISBN : 978-2-8124-2939-2
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2939-2.p.0027
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/07/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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« Religions politiques » :
usage et limites d’un concept

Une réflexion à partir d’Eric Voegelin

Introduction

Depuis les années 1960, l’expression « religion politique » est couramment associée aux mouvements politiques totalitaires – ou, par extension, à ceux que l’on considère comme leurs précurseurs1. En témoigne le titre d’une revue anglaise créée en 2000 sous le titre significatif de Totalitarian Movements and Political Religions2. Stricto sensu, on ne saurait donc dire que toute interférence entre politique et religion puisse être comprise sous ce syntagme de « religion politique ». Lorsque Tocqueville, par exemple, parle de « l’action directe de la religion sur la politique » aux États-Unis3, il fait signe vers un lien entre religion et politique qui n’est en rien précurseur du totalitarisme –  les tocquevilliens libéraux du xxe siècle n’ont pas manqué de mettre ce point en valeur dans le contexte politique contemporain. Toute forme de politisation de la religion d’une part, toute forme de sacralisation de la politique d’autre part, ne sauraient être subsumées sous le concept de « religions politiques » : sans quoi il n’y aurait d’autre alternative au totalitarisme qu’une théologie « puriste », tel le christianisme apolitique qu’Erik Peterson pensait trouver chez Augustin4, ou une politique strictement

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« laïque », telle celle revendiquée par Bakounine contre la religiosité socialiste de Mazzini5.

On pourrait sans doute prendre ce syntagme de « religion politique » en un sens plus large et qui déborde son application stricte aux régimes totalitaires. Mais se pose alors le problème de la limite de l’usage de la notion. Je donnerai ici deux exemples d’usages révélateurs de la difficulté de cette question terminologique. 1 / Dans son ouvrage sur Les Religions du politique, Emilio Gentile écrit que si l’on peut faire une distinction entre « religion politique » et « religion civile », cette distinction « n’est pas aussi précise dans la réalité historique et n’exclut pas non plus d’éventuelles affinités et similitudes entre ces deux formes de religions de la politique6 ». Le terme de « religions de la politique » est ici employé par Gentile en un sens plus large que celui de « religion politique », pour s’appliquer à toute forme d’intégration du religieux à l’intérieur de la sphère politique, non sans que cette extension se fasse au prix d’une ambiguïté sémantique (le génitif pourrait laisser entendre que c’est le politique qui fait l’objet d’une religion, ce qui est loin d’être toujours le cas dans les exemples donnés dans l’ouvrage) et d’un certain flottement terminologique (le terme étant pris tantôt comme synonyme, tantôt comme distinct, de celui de « religion politique7 »). 2 / Un autre exemple pourrait être trouvé dans l’ouvrage récent de Barry Cooper, New Religions, or an Analysis of Modern Terrorism8, qui compare les mouvements islamiques radicaux contemporains à des religions politiques (et donc,

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implicitement, à des résurgences totalitaires)9. Barry Copper mobilise pour son analyse un certain nombre de catégories voegeliniennes, telle celles de « pneumopathologie » ou de « foi métastatique », pour désigner « la perversion de l’expérience de la foi en un instrument d’action politique pragmatique10 ». Il est clair que le sectarisme et l’usage de la violence comme d’un moyen d’action politique représentent des traits récurrents du totalitarisme : mais sont-ils à eux seuls suffisants pour caractériser un régime, ou une doctrine, comme « totalitaire » ?

Je voudrais, dans cette étude, analyser dans quelle mesure la pensée d’Eric Voegelin, dont Emilio Gentile écrit qu’il a inventé sinon le terme même (dont il repère les usages plus anciens), tout du moins le concept de « religion politique11 », nous donne des outils pour penser les limites de l’usage de ce concept. Ayant déjà évoqué plusieurs de ces points de façon générale dans un article récent12, je m’attacherai ici plus particulièrement à l’ouvrage emblématique de 1938, Les Religions politiques.

Les ambiguïtés terminologiques

La lecture de ce fascicule n’apporte malheureusement guère de réponse immédiate à notre question. La terminologie de Voegelin peut nous paraître relativement imprécise – ce qui est au fond normal si l’on pense que cette association des notions des syntagmes « religion politique » et « totalitarisme », quoique déjà présente dans les courants intellectuels chrétiens (catholiques et protestants) des années 1930, n’est devenue commune que dans les années 1960, dans le contexte de la guerre froide. Si l’on met à part le titre même de l’ouvrage, qui a sans doute plus fait pour le destin de l’expression que son contenu, Voegelin n’utilise que rarement l’expression littérale de « religion politique »

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(politische Religion). Dans ses premières apparitions, étrangement, elle n’est pas associée aux totalitarismes modernes, mais au culte solaire des Égyptiens, qui est, écrit Voegelin, la « plus ancienne religion politique d’un peuple civilisé13 ». L’expression revient encore deux fois dans ce chapitre, lorsque Voegelin parle, toujours à propos du culte égyptien d’Aton, des « limites de la religion politique », puis, dans le même contexte, lorsqu’il mentionne les « éléments de l’essence de l’homme » qui se sont développés indépendamment de cette « religion politique14 ».

L’expression réapparaît à différents endroits dans la suite de l’ouvrage. Mais elle est en général précisée par un adjectif supplémentaire, celui d’« intramondaine » ou de « moderne ». La première occurrence sert à désigner les transformations que Frédéric II fait subir à l’augustinisme : Voegelin caractérise la nouvelle religion comme « la première religion politique intramondaine » (die erste innerweltliche politische Religion)15. On retrouve une association terminologique presque équivalente dans l’expression de « religion communautaire intramondaine », utilisée pour désigner le Léviathan hobbesien16. Enfin, Voegelin, à la fin de son ouvrage, oppose la « religion politique intramondaine » des modernes à la « religion spirituelle du christianisme17 » : et nous savons par les chapitres sur l’ecclesia et sur l’Empire chrétien médiéval que cette religion, aussi spirituelle soit-elle, n’est pas sans avoir un rôle politiquement structurant. Pour l’expression de « religions politiques modernes » (die modernen politischen Religionen)18, elle qualifie les religions séculières caractérisées par une dynamique apocalyptique, et tendues vers une réalisation des fins de l’homme à l’intérieur de l’histoire terrestre. Voegelin emploie donc le terme de « religion politique » en un sens assez large, en gros équivalent de celui de « religion de la politique » utilisé par Emilio Gentile.

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On retrouve cette expression au sens large lorsque Voegelin parle de « l’homme politiquement religieux » (der politisch-religiöse Mensch)19 ; ou encore dans les expressions plus ou moins proches de celles de « religion politique, comme celles de « forme étatique de la religion » (Staatsform der Religion), de « théologie étatique » (Staatstheologie) ou de « religion d’État » (Staatsreligion)20, de « culte d’État » (Staatskult), de « lien du domaine humain et politique avec le domaine divin » (die Verbindung des menlisch-politischen Bereiches mit dem göttlischen)21, ou, dans un registre un peu différent, de « religiosité politique » (politische Religiosität)22. Lorsque Voegelin veut utiliser le terme pour qualifier plus précisément les totalitarismes ou les régimes qui les annoncent historiquement, il le précise par l’ajout d’un adjectif, laissant entendre qu’il y a deux formes différentes de religions politiques23. Voegelin utilise donc le syntagme de « religion politique » en un sens suffisament large pour incorporer des formes non « intramondaines » et non « modernes » de relations entre théologie et politique : en font partie les formes qui vont, dans cet ouvrage, de la religion égyptienne à l’Empire chrétien médiéval.

La thématisation de ces distinctions reste cependant peu explicite dans l’ouvrage de 1938. Ce qui frappe en premier lieu dans le texte, c’est plus le fait que toutes les figures théologico-politiques, de la religion égyptienne au nazisme, se trouvent désignées sous le terme unique de « religion politique », que le fait qu’une scission oppose des « religions politiques » de nature fondamentalement différentes, au point qu’on peut difficilement les considérer comme des espèces d’un même genre. Ainsi Voegelin donne-t-il en fin d’ouvrage une liste des différents symboles « de la pénétration de l’expérience mondaine par l’expérience transcendante et divine » dans l’espace méditerranéen et européen24. Voegelin nomme quatre symboles, à savoir 1 / la hiérarchie imprégnée du flux de sacralité divine, 2 / l’ecclesia comme communauté

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centrée sur la présence mondaine de la divinité, 3 / l’apocalypse comme révélation terrestre et historique du règne de Dieu, 4 / les monarques sacrés comme médiateurs entre la divinité et la communauté. Or il est clair qu’on ne saurait parler ici univoquement de « religions politiques », ni considérer que ces symboles entrent au même titre dans la formation de l’idée totalitaire. 1 / Le symbole de la hiérarchie comme celui de la sacralité du pouvoir politique sont des composantes essentielles de l’ordre politique en général. 2 / Pour l’ecclesia, comprise comme corps mystique du Christ25, elle est si loin d’annoncer l’idée totalitaire qu’elle en constitue, dans le texte que nous avons cité, le principal antagoniste26. 3 / Le symbole de la monarchie sacrée s’applique à la conception « ministérielle » de la monarchie plus qu’à la constitution du pouvoir politique comme realissimum. 4 / L’apocalypse, entendue comme réalisation historique d’une réalité eschatologique par une transformation du monde, constitue en revanche un élément central de la formation de l’idée totalitaire : Voegelin approfondira ce point lorsqu’il analysera, dans les années 1950, la modernité politique en terme de « gnosticisme ». Elle constitue, au sein de cette liste des symboles des religions politiques, une sorte d’intrus.

Voegelin rassemble donc ici des réalités assez lointaines, voire antagonistes. Elles seront bien plus précisément distinguées et opposées entre elles dans les années 1950 (et en particulier dans la Nouvelle science du politique de 1952), une fois que Voegelin aura forgé les concepts fondamentaux de son anthropologie historique des symboles politico-religieux qui ne se trouvent qu’à l’état d’ébauche dans l’ouvrage de 1938, tels ceux en particulier liés à l’équivalence des symboles, à la distinction entre symboles compacts et articulés ou encore aux expériences d’ouverture et de fermeture de l’âme humaine à la vérité de l’être.

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Un autre exemple de cette imprécision peut être trouvée dans le traitement qui est fait de la religion d’Akhénaton dans l’ouvrage de 1938. En quoi celle-ci peut-elle être comprise sous le terme général de « religion politique » ? Pour la première fois, selon Voegelin, la religion ne s’intéresse plus seulement au destin de l’âme individuelle : elle sort du domaine « eschatologique » et « personnel » pour entrer dans le domaine politique, en revêtant le gouvernant d’une aura de sacralité27. Il y a bien en retour une forme d’instrumentalisation du religieux par le politique. Mais peut-on parler de « religion politique » au sens où le terme se rapporte aux totalitarismes ? C’est là un point contestable dès lors que le politique ne revendique pas la mobilisation de la « totalité » de la vie humaine. Voegelin en effet précise qu’à côté d’Aton, subsistaient les dieux non politiques du vieux polythéisme, tel Osiris, dont le culte était soutenu par le clergé : « Le travail de création religieuse d’Akhénaton n’est pas allé au-delà du développement du mythe du soleil, et ne contenait pas d’éléments d’éthique personnelle ou une solution aux questions personnelles sur la vie ou la mort28 ». L’eschatologie ne se résorbe donc pas totalement dans une réalité mondaine. Si une part de la religion est captée par la politique, il reste, écrit Voegelin, que « les autres éléments de l’essence de l’homme pouvaient développer leur propre religion à côté de la religion politique29 ». Ce polythéisme résiduel laisse subsister une religion personnelle et non politique (le culte d’Osiris, par exemple), préservant ainsi la religion d’Aton de se constituer en un proto-totalitarisme. Il y a donc peut-être une instrumentalisation du religieux, mais non une substitution du politique au religieux. La « théologie politique », au sens varronien, des polythéismes anciens n’est pas la « religion politique » du totalitarisme moderne.

Le chapitre 3 d’Israël et la Révélation, écrit quelques vingt ans plus tard, donne une image assez différente, et en vérité plus précise, de la religion égyptienne, comme d’une « nouvelle religiosité, à partir de laquelle une communauté d’hommes immédiatement régis par leur

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Dieu aurait pu se développer », même si, précise Voegelin, « pour autant que nous le sachions, un tel développement ne s’est pas produit30 ». Ce qu’annonce – sans toutefois le réaliser – l’épisode monothéiste d’Akhénaton, en faisant du roi « l’émanation de Dieu », un « mystique esthète […] capable d’animer la forme par sa ferveur spirituelle31 », est le « saut dans l’être » accompli par le judaïsme d’une part, par les Grecs et Platon d’autre part, bien plus que sa déformation en une « religion politique » totalitaire. Il y a donc une différence très importante entre l’ouvrage de 1938 et celui de 1956. Dans les deux ouvrages, la religion d’Akhénaton ne se constitue pas en religion de type totalitaire. Mais, dans le premier cas, c’est du fait de n’avoir pas résorbé les éléments résiduels de résistance, ce qui fait qu’on peut dire que la politique d’Akhénaton tend vers l’intégration totalitaire, sans y parvenir pleinement, alors que dans le second cas, il y a une opposition d’essence entre la politique d’Akhénaton, ouverte à l’expérience du fondement, et la politique totalitaire qui part de l’expérience inverse de fermeture de l’âme au fondement de son existence.

On sait que Voegelin abandonnera après 1938 ce terme de « religions politiques ». Il donne deux raisons à cet abandon dans ses Réflexions Autobiographiques de 1973. La première est que le terme de « religion » est « trop vague » et « constitue déjà une déformation du véritable problème des expériences en les mêlant avec celui du dogme ou de la doctrine ». La seconde, qui nous intéresse plus particulièrement ici, est que l’emploi de ce terme conduit à regrouper « des phénomènes tels que le mouvement spirituel d’Akhenaton, les théories médiévales sur le pouvoir temporel et spirituel, les apocalypses, le Léviathan de Hobbes et certains symbolisme nationaux-socialistes, alors qu’une traitement adéquat eût requis des différenciations beaucoup plus importantes entre ces divers phénomènes32 ». C’est bien ici l’univocité du terme de « religion politique » qui pose problème dans son application à des réalités opposées, et Voegelin note dès 1938 que « certains penseurs chrétiens s’opposent […] au fait de mettre sur le même plan, fut-il seulement

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langagier, la religion politique intramondaine et la religion spirituelle du christianisme33 ».

À quoi tiennent les imprécisions du texte de 1938 ? Sans doute pour une part à l’immaturité relative de la pensée de Voegelin – encore que les Religions politiques de 1938 contiennent en résumé, quoique assez obscurément, l’essentiel de la pensée qu’il va développer ensuite. Elles tiennent aussi, et peut-être surtout, au fait que plusieurs projets distincts se croisent dans l’ouvrage. J’en distinguerai ici trois :

1 / L’analyse du totalitarisme en termes de mouvement religieux. Cette assimilation culmine avec les citations finales des Chants du Reich de Gerhardt Schmumann, hymne pseudo-religieux à la gloire du Führer34. Thomas Mann écrit à Voegelin qu’il aurait souhaité qu’il procède à une condamnation morale plus explicite du nazisme. Voegelin lui répond indirectement dans la préface de l’édition de 1939 :

Le collectivisme [i.e. la personne humaine réduite à l’exemplaire d’une collectivité ou d’une masse] n’est pas seulement une apparition politique et morale ; c’est sa composante religieuse qui me paraît beaucoup plus importante35.

Ceci dit, les descriptions du totalitarisme en terme de captation du religieux, d’« abandon de Dieu » (Abfall von Gott) ou de « décapitation de Dieu » (der Dekapitierung Gottes)36, de constitution de l’État en « esprit du peuple » et de son centre de pouvoir en realissimum37, de négation de la relation de la personne humaine à la transcendance, d’historicisation de l’eschatologie, etc., comprennent bien une condamnation implicite – ce qui n’échappera pas aux autorités après l’Anschluss. Le totalitarisme est compris à la fois comme une perversion religieuse (une religion qui a perdu son rapport à l’expérience originaire de la transcendance) et une perversion du religieux (réorienté vers la sacralisation d’un pouvoir mondain)38.

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2 / Le second projet est un projet généalogique. Voegelin veut montrer que le totalitarisme n’est pas un accident de l’histoire, mais qu’il découle des évolutions de ce que nous nommons la « modernité ». Les analyses de l’Empire chrétien médiéval, des révolutions nationales, du sectarisme religieux anglais, du Léviathan de Hobbes, des philosophies de l’État de Fichte ou de l’histoire de Hegel, de Marx et de Comte vont en ce sens, et leur juxtaposition ne contribue pas toujours à la lisibilité du projet d’ensemble, d’autant plus que les brèves analyses se succèdent sans faire apparaître clairement une progression générale. Ce type d’approche du problème trouvera lui aussi des développements dans les écrits ultérieurs de Voegelin. Il s’agit moins ici de condamner le totalitarisme que de l’utiliser comme un prisme d’interprétation d’une modernité dont il constitue la figure ultime, afin de condamner de façon générale le processus de « sécularisation de l’esprit » opérée par cette modernité (et, pour autant que le processus de la modernité s’identifie à celui de la sécularisation, il est clair que Voegelin est un « anti-moderne », même si nous verrons que cette position doit être nuancée39), conduisant à la constitution progressive d’une substance sacrale intramondaine autonome. Citons la préface à l’édition de 1939 :

Il est épouvantable (grauenhaft) d’entendre continuellement que le nazisme n’est qu’une régression vers la barbarie, vers le sombre Moyen Âge, vers des temps antérieurs aux progrès modernes de l’humanité, sans que ceux qui parlent ainsi se doutent un seul instant du fait que c’est précisément cette

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sécularisation de la vie, qui amena avec elle l’idée d’humanité, qui se trouve être le sol même sur lequel un mouvement religieux antichrétien comme le national-socialisme a pu prospérer40.

Il en découle logiquement que le remède au totalitarisme ne saurait être trouvé dans le rationalisme laïque des Lumières, comme pourrait être tenté de le penser le démocrate libéral contemporain. D’où la réponse, dans une lettre de 1939, à l’accusation de neutralité de Thomas Mann : « Mon “objectivité” prend sa source dans un pessimisme profond quant à la capacité du monde occidental à combattre le nihilisme41 ». Cette perspective généalogique conduit à masquer les traits essentiels du totalitarisme, et en particulier à laisser inexpliqué pourquoi la modernité n’est pas dans son ensemble totalitaire. Les textes ultérieurs tenteront de préciser ce point, déjà ébauché dans les ouvrages de 1933 sur la race, en soulignant le facteur essentiel que constitue l’inscription des révolutions nationales et de la formation des symboles identitaires à l’intérieur du processus général de sécularisation.

3 / Le troisième projet de Voegelin dans les Religions politiques touche à l’anthropologie. Il s’agit de montrer que le totalitarisme, en tant même que « religion politique », répond à une tendance constitutive de l’esprit humain. Cette perspective pourrait sembler se situer dans le prolongement de la précédente : elle conduit en réalité à des visions qui sont souvent contradictoires. Car la dimension première autour de laquelle se déploie cette perspective n’est pas celle de la rupture historique, mais plutôt celle de la récurrence des expressions historiques d’une tendance spirituelle permanente : on comprendra que le terme de « religion politique » puisse ici être employé pour désigner des situations historiques assez éloignées. Cette tension entre ces divers projets, sociologiques, historique et anthropologique, les premiers gouvernés par le schème du progrès ou de la régression, le dernier par celui de la récurrence ou de l’équivalence, constitue l’une des sources de l’ambivalence du terme de « religion politique » dans son emploi pour désigner certaines formes anciennes de relation du politique et du religieux.

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Religions politiques supramondaines
et intramondaines

Ce projet anthropologique, qui est sans doute le plus original des trois, se développera dans les années 1950 en un projet phénoménologique et une théorie de la conscience. Toute l’histoire des « religions politiques » (au sens le plus général) se déploie sur l’expérience fondamentale que fait l’homme de sa relation à la un fondement transcendant de sens – transcendant, au sens où l’homme fait l’expérience d’un ordre ou d’un flux dans lequel il s’insère, sans qu’il se trouve sous son contrôle. Cette expérience, que l’on peut nommer « religieuse » en un sens très large, a un prolongement politique pour ainsi dire « naturel ». La société politique n’est pas pour Voegelin une société composée d’individus dépossédés de leur personnalité et réduits au statut d’agents dotés d’une rationalité instrumentale : elle est une société d’êtres qui partagent une expérience primordiale du divin. Ce personnalisme politique s’articule chez Voegelin à une sociologie des symboles politiques et des superstructures d’inspiration wébérienne. Citons l’épilogue des Religions politiques :

La vie des hommes dans la communauté politique ne peut être délimitée comme une sphère profane, dans laquelle nous aurions seulement affaire à des questions d’organisation du droit et du pouvoir. La communauté est également un domaine d’ordre religieux, et toute connaissance d’une situation politique restera insuffisante sur un point décisif, si elle n’englobe pas les forces religieuses de la communauté et les symboles dans lesquels elles s’expriment, ou encore si, tout en les englobant, elle ne les identifie cependant pas comme telles et les transpose dans des catégories areligieuses. L’homme vit dans sa communauté politique avec tous les traits de son être, tant corporel que spirituel et religieux […]. La communauté politique est toujours incorporée dans le rapport entre l’expérience humaine du monde et celle du divin42.

La section du chapitre i, intitulée « La religion », précise ces points et constitue sans doute la première esquisse voegelinienne d’une phénoménologie de la religion, encore très inspirée par les références pragmatiques américaines : l’homme vit son existence comme une existence tendue

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vers un fondement de sens situé au-delà de lui-même. Cette tension n’est pas par elle-même orientée vers un objet défini. La religion, telle que la comprend Voegelin est, dans son expression première, non une doctrine ni un corps de croyances ou de rites, mais un mouvement de l’esprit indéterminé quant à son objet. C’est aussi cette indétermination qui lui permet de pouvoir être « détournée » vers un objet mondain, et qui permet en retour à la politique, en tant que collectivité mondaine organisée autour d’un centre de pouvoir, de se constituer en un objet sacré.

Au sens strict tel que nous l’avons défini, seules ces religions intramondaines devraient être nommées des « religions politiques ». Mais les religions supramondaines ne sont pas pour autant sans portée politique, dès lors que les communautés politiques sont des communautés d’hommes partageant cette expérience religieuse et qu’elles s’organisent autour de symboles qui visent à exprimer cette expérience. Si donc toute politique n’est pas une « religion politique », on peut dire qu’en retour, aucune politique ne peut faire abstraction de l’élément religieux.

Il devient dès lors nécessaire d’opérer une distinction parmi les symboles politico-religieux. Les symboles de la hiérarchie ou de la médiation, par exemple, dont l’Égypte constitue une sorte de prototype, ne peuvent être considérés comme équivalents à celui de l’apocalypse. La hiérarchie suppose l’émanation d’un flux de substance d’origine surnaturelle qui s’étend au pouvoir mondain. Le médiateur tire de même son pouvoir mondain d’une origine plus haute que lui-même. Il en va ainsi (même si Voegelin ne souligne que peu cette spécificité) dans la religion de l’empire d’Akhénaton, qui attribue au pharaon « la fonction de médiateur » et fait « descendre à partir de lui la volonté de Dieu sur le peuple43 ». Le symbole de l’ecclesia regroupe les deux précédents, en faisant de l’Église terrestre, et plus largement, dans le Sacrum Imperium, de la communauté du genre humain, le corps mystique du Christ. Une différence essentielle entre le corpus mysticum ainsi élargi en Empire sacré et la société totalitaire est que le premier ne s’identifie pas au Royaume (d’où l’étude par Voegelin des deux cités chez Augustin) et qu’il n’apporte aucune certitude de salut terrestre (en témoigne le sac de Rome au moment de la christianisation de l’Empire44). Comme l’écrit Voegelin dès 1938, « la divinisation de la hiérarchie terrestre, sa clôture intramondaine et par la

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même occasion la décapitation du dieu transcendant, tout cela reste lié à un plus grand nombre de conditions45 » – ces conditions ne sont en rien réunies dans la société confessionnelle médiévale. Il faut en particulier que l’ecclesia ne soit plus « traversée par le flux sacral depuis la source ultime », mais qu’elle devienne « elle-même la substance sacrale46 », sous la forme de l’État mondain divinisé.

Le premier chapitre de la Nouvelle Science du politique de 1951, qui porte pour titre « Représentation et existence », montre que quelle que soit la procédure par laquelle une société désigne ses gouvernants, et cela vaut aussi bien pour les différentes procédures employées en démocratie, celle-ci reconnaît la légitimité de son ordre politique dans la mesure où elle se représente cet ordre comme participant à un ordre plus haut. C’est là un équivalent voegelinien de la distinction wébérienne entre la domination rationnelle et la domination charismatique. Voegelin analysera lui-même en détail au chapitre 7 du même ouvrage la notion de charisma, qu’il lie à la fonction ministérielle du chef. Le chef est donc revêtu d’une aura de sacralité pour autant, précisément, qu’il est reconnu comme subordonné à une source de pouvoir plus élevée. Le roi oint par l’évêque relève ainsi d’un registre tout autre que le Duce plébiscité par son peuple (Voegelin précise d’ailleurs dès l’ouvrage de 1938 que le plébiscite n’est pas un mode de désignation mais un rite cultuel par lequel la communauté affirme son lien sacré à son chef divinisé47). Dans le premier modèle, l’origine de pouvoir reste supra-mondaine, le représentant mondain du pouvoir politique bénéficiant lui-même de l’aura charismatique diffusée depuis cette origine surnaturelle jusqu’à sa personne48.

La « religion politique », en son usage contemporain, désigne bien la perversion de ce modèle, à travers la substitution à la divinité surnaturelle d’une divinité mondaine – ce que Voegelin décrit à travers les termes de « décapitation de Dieu » et de formation de l’État comme

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« realissimum ». « Lorsque Dieu lui-même est devenu invisible au monde », écrit Voegelin, « alors ce sont les contenus de ce monde qui deviennent divins49 ». Les religions politiques modernes ne peuvent être opposées à la laïcité des Lumières : elles en sont au contraire les produits. La religion politique trouve en dernier recours sa genèse historique dans la foi des Lumières en l’homme « comme source du Bien et du perfectionnement du monde50 » et sa genèse anthropologique dans l’amor sui, qui est, selon le théologien mystique francfortois cité en conclusion de l’ouvrage de 1938, le diabolique en l’homme lui-même. Cette référence à la Theologia Deutsch introduit pour la première fois dans l’œuvre de Voegelin le thème de la révolte égophanique : on ne saurait donc dire, comme Thomas Mann, que, dans l’ouvrage même de 1938, la notion de « religion politique » ne porte pas en elle une condamnation morale. Les écrits des années 1950, et les analyses du concept de gnosticisme, auront pour fonction de préciser l’étiologie de cette perversion, et d’expliquer comment, pour reprendre les termes de la préface de la réédition de 1939 des Religions politiques, le « diabolique » peut devenir une « force très attractive ».

Ces précisions devraient nous permettre de distinguer les « religions politiques » stricto sensu (totalitaires ou pré-totalitaires) de deux formes qui paraissent présenter des parentés, à savoir l’État autoritaire et l’État confessionnel. Voegelin n’est pas comme Carl Schmitt un partisan de la dictature par principe (principes moraux, théologiques, juridiques). Il s’en tient sur ce point à un registre pragmatique. Il reste que, fonctionnellement parlant, ses positions dans les années 1930 rejoignent celles

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de Schmitt avant 193351. Une forme dictatoriale de gouvernement peut être en certaines circonstances (et Voegelin ne confond pas ici l’exception et la norme) un mal nécessaire pour combattre le désordre profond que constitue le totalitarisme52. Totalitarisme et autoritarisme ne sont pas du même ordre : le premier désigne une perversion de l’ordre de l’âme humaine et du corps politique, alors que le second ne définit qu’une procédure de gouvernement, en général méprisable, voire haïssable53, mais néanmoins quelquefois nécessaire. Le rapport est donc celui de fin à moyens, ou de contenu anthropologique à mesures de prudence politique. Voegelin trouvera trop imprécise la critique de la tyrannie dans le commentaire du Hiéron de Leo Strauss. Peut-on assimiler tyrannie (et le totalitarisme est sans doute de toutes les tyrannies la plus terrible) et le « césarisme » que Voegelin désigne comme un « gouvernement post-constitutionnel » ? Ce dernier peut être un « châtiment mérité » pour punir les « méfaits d’un peuple corrompu54 ». Par derrière le débat sur le tyran de Xénophon, c’est le prince de Machiavel, figure du mal politique pour Leo Strauss, qui est réhabilité par Voegelin en tant qu’il « contraint à l’obéissance par la peur et la terreur » : Voegelin l’assimile à une forme moderne d’archonte platonicien, qui use de moyens extra-légaux afin

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de maintenir la société dans l’ordre, c’est-à-dire dans son orientation spirituelle vers le bien. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, un platonisme des fins peut s’articuler à un machiavélisme des moyens – c’est là un thème essentiel de l’exposé de la doctrine politique platonicienne dans le Plato and Aristotle de 195755. L’autoritarisme politique représente ainsi un moyen d’exception pouvant, dans des circonstances extrêmes de corruption sociale, être légitimement mis au service du rétablissement du bon ordre de l’âme et de la société. Cela est aussi vrai pour un gouvernement qui use de moyens autoritaires pour maintenir ses sujets dans l’orthodoxie religieuse. Dans un article de 1953 consacré aux « penseurs politique d’Oxford », où Voegelin examine l’ouvrage de Collingwood, le Nouveau Léviathan, celui-ci fait aussi la critique d’un texte d’Alessandro Passarin d’Entrèves en préface aux Écrits politiques de Thomas d’Aquin (dont la traduction est publiée à Oxford en 1948). Passerin d’Entrèves avait qualifié de « totalitaire » le modèle politico-religieux thomiste, parce qu’il faisait du pouvoir politique le bras séculier du pouvoir religieux. Dans cet article, Voegelin tente de distinguer le totalitarisme à la fois des formes autoritaires et des formes confessionnelles de gouvernement.

[Le terme de « totalitarisme »] ne dénote pas les mesures d’une extraordinaire atrocité dont ces mouvements font usage en vue de leur expansion et de leur domination, mais la foi dans une perfection humaine intramondaine (et non transcendante) à travers l’action politique de groupes qui sont en possession d’un savoir eschatologique sur la fin de l’histoire. La substitution à l’idée chrétienne de perfection par la grâce dans la mort, de l’auto-salvation de l’homme et de quelque chose comme une auto-transfiguration de la nature humaine à travers l’action historique est, en vérité, une question de principe [i.e. et non d’une simple question de méthode] […]. La politique totalitaire est fondée sur une anthropologie philosophique immanentiste par opposition aux anthropologies platonico-aristotélicienne et chrétienne qui mettent au centre de la personnalité humaine les expériences de la relation de l’homme à la réalité transcendante. Il me paraît impossible d’appliquer le terme de totalitarisme identiquement aux deux types : un tel usage indistinct du terme conduit à oblitérer cette différence de principes pour mettre en avant des similitudes inessentielles ayant trait à la prudence politique [i.e. et non au contenu de cette politique et aux fins qu’elle vise] dont, dans certaines circonstances historiques, il peut être fait usage afin de protéger la société contre la désintégration spirituelle56.

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Un état autoritaire confessionnel ne saurait être comparé à un état totalitaire, dès lors que le politique reconnaît sa subordination au religieux, et ne prétend pas être « le total », pour reprendre la formule de Carl Schmitt dans sa préface à la réédition de 1934 de sa Théologie politique de 1922. Le modèle archontique platonicien, avec ses traductions augustinistes et césaro-papistes, doit donc être distingué du modèle totalitaire, l’archonte et l’empereur du Sacrum Imperium restant essentiellement des ministres au service d’un ordre qu’ils reconnaissent comme transcendants au monde et à la société politique. Et cela est aussi vrai pour le gouvernant aristotélicien, dont le but est favoriser chez les citoyens l’acquisition des vertus morale et intellectuelles, toutes deux ordonnées à la vita contemplativa.

Conclusion

Quelles que soient donc les hésitations terminologiques des Religions politiques de 1938, il importe de bien distinguer ce que nous nommons « religion politique » de certaines formes de politisation de la religion ou de fondation religieuse du pouvoir politique. Il y a bien de la différence entre déification et sacralisation, entre d’une part l’aura dont est revêtue un Hitler, et d’autre part celle qui entoure l’Empereur carolingien, et même byzantin, ou encore (pour reprendre un exemple développé par Emilio Gentile) un Washington. L’autorité des seconds émane d’une origine plus élevée de pouvoir, alors que celle du premier prétend se substituer à toute autorité transcendante. De ce point de vue, on pourra aussi dire qu’il y a plus de différence entre le chef d’une théocratie de type médiévale et le chef d’une société totalitaire, qu’entre les gouvernants de certaines républiques libérales démocratiques et laïques, qui ne reconnaissent d’autre origine de légitimité qu’une origine humaine et intramondaine, et ce même chef totalitaire.

Cela veut-il dire que Voegelin défend le retour à un idéal de théocratie, ou même une reconfessionalisation de la politique à l’âge contemporain ? On pourrait le croire à lire ce texte de la préface de l’édition de 1939

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des Religions politiques : « La guérison [à la crise totalitaire] ne peut être amenée qu’à travers un renouvellement religieux, que ce soit dans le cadre des églises historiques ou en dehors delles (außerhalb)57 ». Notons cependant la formule finale : dès 1939, Voegelin doute de la capacité des églises « historiques » à opposer une force efficace de résistance contre le totalitarisme. Il critiquera durement, dans son cours de 1964 sur Hitler et les Allemands, le manque de courage des églises allemandes, luthérienne comme catholique, et leur abdication devant le pouvoir établi. Il n’en reste pas moins que Voegelin exprime sa sympathie pour un christianisme œcuménique et heuristique, opposé au sectarisme et au dogmatisme. Mais, même ici, il précise, dans une lettre à Alfred Schütz de 1953, « Mon intérêt pour le christianisme n’a en réalité strictement aucun fondement religieux58 ». Bref, si Voegelin s’intéresse à la religion, c’est pour des raisons essentiellement politiques, ou anthropologico-politiques, dans la mesure où la religion est capable d’endiguer les excès d’une « modernité effrénée », pour reprendre un terme de la Nouvelle science du politique. Aussi la religion n’est-elle pas l’unique rempart contre la tendance moderne de constitution du politique en « realissimum » : la culture classique, dont Voegelin critique durement le mépris actuel par les universités, a aussi ce rôle59. Au niveau politique même, la division des pouvoirs en son modèle américain constitue un facteur de responsabilisation du citoyen qui l’empêche de devenir le simple fonctionnaire d’une société ou l’exemplaire d’une collectivité. Ce qui compte donc pour Voegelin, c’est moins la reconfessionalisation de l’État (lui-même, d’ailleurs, n’était pas pratiquant), que la préservation d’une instance critique de la politique. Plus que tout autre régime, la démocratie a besoin de cette instance pour se conserver comme telle, tout en protégeant les libertés contre la « tyrannie de la majorité ». Voegelin ne fait ici que donner un statut normatif à la description que Tocqueville faisait de la « religion de la politique » américaine : « En même temps que la loi permet au peuple américain de tout faire, la religion l’empêche de tout

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concevoir et lui défend de tout oser60 ». C’est là la raison pour laquelle on ne saurait en aucun cas, du point de vue de Voegelin, parler de la religion civile américaine comme d’une « religion politique », même si elle heurte quelquefois notre esprit laïque européen.

Voegelin apparaît moins ici comme un antimoderne que comme le partisan d’une modernité de compromis (celle de Nicolas de Cues, Machiavel, Bodin, Vico, des grands pragmatistes américains ou encore de Bergson61), qui tempère l’immanence de son geste fondateur en s’entourant de garde-fous contre les tentations nihilistes attachées à ce geste. La religion, prise en ce sens, est l’un de ces garde-fous, et c’est à ce titre qu’elle doit continuer à jouer un rôle structurant dans les sociétés contemporaines.

Thierry Gontier

IRPhiL (Université Lyon 3),
Institut universitaire de France

1 Voir en particulier Emilio Gentile, Les Religions du politique. Entre démocraties et totalitarismes, trad. A. Colao, Paris, Seuil, 2005, en particulier, sur le totalitarisme, p. 107 sq.

2 Cette revue a changé de titre en 2011, pour prendre le nom de Politics, Religion and Ideology.

3 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, I, 2, 9, éd. Gallimard, « Folio », t. I, p. 430.

4 Erik Peterson, Le Monothéisme : un problème politique, trad. A.-S. Astrup avec la collaboration de G. Dorival, préface de B. Bourdin, Paris, Bayard, 2007.

5 Mihai Aleksandrovitch Bakounine, La Théologie politique de Mazzini et lInternationale, Neuchâtel, 1871, rééd. dans Œuvres complètes, Leyde, éd. Brill, t. I, 1961, réimpr. Paris, Champ Libre, 1973.

6 E. Gentile, Les Religions du politique…, op. cit., p. 259 (je souligne).

7 Le modèle américain, par exemple, est désigné dans l’introduction de l’ouvrage comme une « religion de la politique » et une « religion civile », sans être toutefois être qualifié de « religion politique » (E. Gentile, Les Religions du politique…, p. 12 et 14), même si, à cet endroit, on pourrait croire que ces expressions sont équivalentes. Mais, un peu plus loin, au début du ch. 1, nous lisons que les « religions de la politique relèvent d’un phénomène plus général de religion séculière » (Ibid., p. 31), expression dont il est ici difficile de dire si elle est considérée comme équivalente à celle de « religion politique », comme c’est en général l’usage depuis Raymond Aron (et d’ailleurs l’usage que fait Gentile lui-même de ce terme, p. 20 : « Les concepts mêmes de “religion séculière” et de “religion politique” ont été forgés et employés précisément pour déterminer la nouveauté et l’originalité des totalitarismes issus de l’entre-deux-guerres »).

8 B. Cooper, New Religions, or an Analysis of Modern Terrorism, Columbia (Miss.), University of Missouri Press, 2004.

9 « It is impossible to understand contemporary terrorism without paying close attention to the religiosity or spirituality that terrorists experience as central to their own activities » (Ibid., p. 7).

10 B. Cooper, New Religions, or an Analysis of Modern Terrorism, op. cit., p. 90 (je traduis).

11 Voir E. Gentile, Les Religions de la politique…, op. cit., p. 33.

12 Th. Gontier, « Totalitarisme, religions politiques et modernité chez Eric Voegelin », dans Ph. de Lara (dir.), Naissances du totalitarisme, Paris, Le Cerf, 2011, p. 157-181.

13 E. Voegelin, Die politischen Religionen, Vienna, Bermann-Fischer, 1938 ; 2e éd. avec une nouvelle préface, Stockholm, Bermann-Fischer, 1939 ; rééd. avec une postface de Peter Opitz, München, Wilhelm Fink Verlag, 1996, p. 19. Trad. anglaise, The Political Religions, trad. V. A. Schnildhauer, dans The Collected Works of Eric Voegelin, ed. by P. Caringella, J. Gebhardt, Th.A. Hollweck and E. Sandoz, Columbia and London, University of Missouri Press, 1997-2009, 34 vol. (abrégée par la suite « CW »), t. 5, p. 34. Trad. fr. J. Schmutz, Les Religions politiques, Paris, Les Éditions du Cerf, 1994, p. 41.

14 Ibid., p. 40 et 41, trad. fr., p. 51 et 53 / Die politischen Religionen…, 1996, p. 26 et 27.

15 Ibid., p. 44, trad. fr., p. 59 / Die politischen Religionen …, p. 38.

16 Ibid., p. 54, trad. fr., p. 77.

17 Ibid., p. 71, trad. fr., p. 109.

18 Ibid., p. 51, trad. fr., p. 72 / Die politischen Religionen…, op. cit., p. 40.

19 Ibid., p. 62, trad. fr., p. 90-91 / Die politischen Religionen…, op. cit., p. 38.

20 Cf. ibid., p. 34, 35, 36, 37, 40, 41, 46 et 48 ; trad. fr., p. 42, 43, 44, 47, 51, 52, 63 et 65 (Die politischen Religionen …, 1996, p. 19, 20, 21, 23, 26, 27, 34 et 36).

21 Ibid., p. 42, trad. fr., p. 55 / Die politischen Religionen…, p. 29.

22 Ibid., p. 59, trad. fr., p. 86 / Die politischen Religionen…, p. 48.

23 Tout cela n’empêche pas Voegelin de parler de la politique fasciste comme d’une « politique religieuse » (religiöse Politik), sans autre précision. Cf. ibid., p. 65, trad. fr., p. 95 (Die politischen Religionen …, p. 56).

24 Ibid., p. 70 ; trad. fr., p. 108.

25 Sur les proximités entre Voegelin et Henri de Lubac sur cette question, voir notre article « Corps mystique et société politique chez Eric Voegelin », Noèsis, no 12, 2007, p. 89-116.

26 Il n’en va pas de même de l’ecclesia sécularisée des mouvements sectaires anglais du xviie siècle et du Léviathan de Hobbes (ibid., p. 55 ; trad. fr., p. 78). Voegelin affinera sa lecture de Hobbes dans les textes ultérieurs : mais, dans l’ouvrage de 1938, il interprète le contrat social hobbesien comme une sécularisation de l’Ancienne Alliance (ibid., p. 54 et 56, trad. fr., p. 76 et 80) qui conduit à faire entrer la théocratie juive dans la réforme anglaise, de même qu’il interprète l’État – « Dieu mortel » comme une forme de divinisation du pouvoir politique, annonçant les « religions politiques » contemporaines (alors que chez Hobbes, il y a plutôt analogie de proportion entre les deux pouvoirs que substitution d’un pouvoir mondain au pouvoir divin).

27 Dans le premier volume d’Ordre et histoire, Voegelin approfondira cette généalogie et fera remonter plus en amont l’histoire des symbolisations religieuses de la politique – à l’empire achédémide, à la Mésopotamie, voire à l’âge paléolithique.

28 The Political Religions, p. 40-41, trad. fr., p. 52.

29 Ibid., p. 41, trad. fr., p. 53.

30 Order and History, CW I, t. 14, p. 138 ; trad. fr. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Cerf, 2012, p. 233.

31 Ibid., p. 149-150, trad. fr., p. 250-251.

32 Autobiographical Reflections, dans CW, t. XXXIV, p. 78 (trad. fr. de S. Courtine-Denamy, Réflexions autobiographiques, Paris, Bayard, 2004, p. 83).

33 Ibid., p. 71, trad. fr., p. 109.

34 Ibid., p. 67-69, trad. fr., p. 99-104.

35 Ibid., p. 23, trad. fr., p. 24.

36 Ibid., p. 44 et 64, trad. fr., p. 58 et 95 / Die politischen Religionen …, p. 31 et 55.

37 Ibid., p. 29, trad. fr., p. 34.

38 On notera que donner une interprétation « religieuse » des totalitarismes n’est pas en soi particulièrement original à l’époque de Voegelin – on trouverait cette comparaison non seulement chez Louis Rougier (Voegelin dit dans ses Réflexions autobiographique – CW, 34, p. 78 ; trad. fr., p. 83 – avoir été influencé par le titre de l’ouvrage, Les Mystiques politiques), mais dans les courants personnalistes, spiritualistes et chrétiens. Que les combats d’aujourd’hui soient des combats spirituels est un thème que l’on trouve de façon récurrente chez de Simone Weil (voir Sylvie Courtine-Denamy, « La chasse aux démons. Eric Voegelin et Simone Weil : points communs et divergences », dans Th. Gontier (dir.), Politique, religion et histoire chez Eric Voegelin, Paris, Les Éditions du Cerf, 2011, p. 67-87). Et les Deux Sources de la morale et de la religion de Bergson, ouvrage qui a eu une grande influence sur la philosophie de Voegelin, oppose les sociétés « fermées » et les sociétés « ouvertes » à partir du rapport différent, voire opposé, que le politique entretient vis-à-vis du religieux. Signalons à ce propos trois feuillets dans les Archives Voegelin de la Hoover Institution (Folder 49-1) portant pour titre « Schulungsbrief der Hitler Jugend », qui contiennent une sorte de mémo en 50 points, rédigé par Voegelin, de la doctrine hitlérienne enseignée aux jeunes : on voit bien dans ce texte que ce qui a retenu d’emblée l’attention de Voegelin dans le nazisme est la captation du religieux par le politique (la nouvelle doctrine est le message idéologique, sa nouvelle Jérusalem est Nuremberg, le nouveau Dieu est le destin du peuple allemand, etc.), et le rejet corrélatif du christianisme historique (religion d’esclave, égalitaire, sous-produit de la religion juive, etc.).

39 Sur ce point, voir aussi notre article, Th. Gontier, « Gnosticisme et sécularisation : la critique voegelinienne de la modernité », à paraître dans la revue Droits.

40 The Political Religions, CW, t. 5, p. 24 ; trad. fr. (légèrement modifiée), p. 26 (Die politischen Religionen …, p. 6).

41 Selected Correspondance 1924-1949, CW, t. 29, p. 203.

42 The Political Religions, CW, t. 5, p. 70 ; trad. fr., p. 107-108.

43 Ibid., p. 66, trad. fr., p. 97.

44 Ibid., p. 47-48, trad. fr., p. 64-65.

45 Ibid., p. 44, trad. fr., p. 59.

46 Ibid., p. 59, trad. fr., p. 85.

47 Ibid., p. 67, trad. fr., p. 98.

48 C’est encore le cas chez Bodin, pour qui le souverain reste lié à Dieu (Ibid., p. 43, trad. fr., p. 57). Bodin est un penseur auquel Voegelin se réfère toujours comme ayant su articuler politique et mystique – il est le représentant d’une modernité encore contenue par la tradition chrétienne (et Voegelin partage avec Carl Schmitt, pour des raisons assez semblables aux siennes, cette vision très positive de Bodin).

49 The Political Religions, op. cit., p. 60, trad. fr., p. 87. Cette idée permet à notre sens de tempérer l’opposition faite par Laurent Jaffro entre « sécularisation » et « divinisation du social » (« La divisnisation du social », dans M. Foessel, J.-F. Kervegan et M ; Revault d’Allonnes (dir.), Modernité et sécularisation…, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 145-153). Précisément, pour Voegelin, la sécularisation est l’ultime conséquence d’un processus de divinisation du monde et de la politique – le moment hobbesien, par opposition au moment puritain, qui consiste à dénier à l’homme la relation de son existence à un fondement transcendant de sens, et ce au nom de la paix civile. Pour Voegelin (qui rejoint ici par d’autres voies certaines conclusions de Carl Schmitt), cette dénégation ne parvient pas plus à la paix (la modernité se caractérise plutôt par une « dogmatomachie » et, au niveau politique, par les « guerres immenses » prophétisées par Nietzsche (voir p. ex. l’article de 1944 sur « Nietzsche, la crise et la guerre », CW, 10, p. 129), qu’à la réalisation de son idéal d’un État laïque – les totalitarismes en sont la preuve.

50 Ibid., p. 71 ; trad. fr., p. 109.

51 Voir mon étude, « From “political theology” to “political religion” : Eric Voegelin and Carl Schmitt », The Review of Politics, volume 75, issue 01, p. 25-43.

52 Il faut replacer ces discussions dans le contexte de menace totalitaire. Voegelin a été, sinon un militant en faveur de, tout du moins un défenseur résigné du régime autoritaire de Dollfuss et de ses successeurs. Sans être comme Carl Schmitt un admirateur de Mussolini (dans son ouvrage de 1936 sur l’État autoritaire, il fait bien de l’Italie fasciste une figure du totalitarisme (ibid., p. 65-66, trad. fr., p. 95-97) – il sera ensuite plus nuancé, le fascisme italien lui paraissant certes un fascisme de par sa doctrine, sans l’être dans les faits – voir sur ce point mon étude, Th. Gontier, « Totalitarisme, religions politiques et modernité chez Eric Voegelin », art. cit., p. 162.), il a pensé, jusqu’à la désillusion de 1938, qu’une alliance avec l’Italie mussolinienne pouvait sauver l’Autriche de l’hitlérisme.

53 Si Voegelin se rallie, dans son Plato and Aristotle, à l’idée d’une société gouvernée, à travers la médiation du philosophe usant de persuasion, selon l’ordre de la sagesse, il exprime dans le même ouvrage ses réserves sur le modèle (bien répandu dans les années 1950) de la dictature d’un chef militaire charismatique inculte. Ainsi, et contrairement aux idées reçues, dans la République, Platon « explique, de façon aussi élaborée que puisse le souhaiter tout spécialiste de science politique, pourquoi le gouvernement d’une élite fougueuse et idéaliste, présenté comme une alternative à la démocratie en période de crise, n’est pas seulement indésirable, mais aussi désastreux » (CW, t. 16, p. 154 – je traduis).

54 « Recension de Leo Strauss, De la tyrannie », CW, t. 13, p. 172 ; trad. fr. in L. Strauss – E. Voegelin, Correspondance 1934-1964. Foi et philosophie politique, éd. P. Emberley et B. Cooper, trad. S. Courtine-Denamy, Paris, Vrin, 2004, p. 77.

55 Sur Platon et Machiavel, voir en particulier CW, t. 16, p. 279.

56 E. Voegelin, « Les philosophes politique d’Oxford », 1953, CW, t. 11, p. 31-32 (je traduis).

57 The Political Religions, op. cit., p. 24 ; trad. fr., p. 25 (Die politischen Religionen, op. cit., p. 6) – je souligne.

58 Lettre à Alfred Schütz du 1er Janvier 1953, CW, t. 30, Selected Correspondance 1950-1984, p. 122 (je traduis).

59 Sur ce point, voir mon étude, « Eric Vœgelin et les études classiques », suivi d’une traduction de l’article de Voegelin, « Sur les études classiques », revue Commentaire, no 134, été 2011, p. 329-338.

60 A. de Tocqueville, La Démocratie en Amérique, I, II, 9, dans Œuvres, éd. sous la dir. d’A. Jardin, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. II, 1992, p. 338). Voir aussi sur ce point l’étude de Pierre Manent, Tocqueville et la nature de la démocratie, Paris, Gallimard, 2006 (1re éd. 1982), p. 117-149.

61 Sur Nicolas de Cues, voir notamment Histoire des idées politiques, CW, 21, p. 109-110 ; sur Machiavel, Histoire des idées politiques, CW, 22, p. 44-45 ; sur Jean Bodin, Anamnesis, CW, 6, p. 393-398 ; sur Vico, Histoire des idées politiques, CW, 23, p. 23 ; sur la pensée pragmatiste et institutionnaliste américaine, voir Réflexions autobiographiques, CW, 34, p. 56-61, trad. fr. S. Courtine-Denamy, p. 55-61 ; sur Bergson, enfin, les références sont nombreuses : voir notre article, “The Open Society, from Bergson to Voegelin”, Social Science Research Network, 2012 (http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm ?abstract_id=2111016).