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Classiques Garnier

« Religions politiques » et eschatologie La question de la temporalité de l’ordre politique chez Eric Voegelin et Karl Löwith

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2014 – 1, n° 4
    . Les religions politiques
  • Author: Godefroy (Bruno)
  • Abstract: Although Eric ­Voegelin’s later works were explicitly critical of the ­concept of “political religions”, this ­concept is still frequently used as a critical tool for the interpretation of totalitarianism and other millenarian movements. This article aims to show the ­continuity between Political Religions and these later works. Emphasizing the proximity between Voegelin and Karl Löwith, it highlights the fundamental question regarding millenarian movements, namely their ­conception of history and the temporality of the political order it implies.
  • Pages: 69 to 84
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782812429392
  • ISBN: 978-2-8124-2939-2
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-2939-2.p.0069
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 07-07-2014
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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« Religions politiques » et eschatologie

La question de la temporalité de l’ordre politique
chez Eric Voegelin et Karl Löwith

« Dans l’expérience philosophique de la tension entre les pôles du temps et de l’éternité, il n’est pas d’être éternel qui devienne un objet dans le temps, pas plus que de l’être temporel n’est transposé dans l’éternité1 ». Eric Voegelin énonce cette proposition dans un de ses derniers ouvrages, Anamnesis, paru en 1966, alors qu’il a abandonné le concept de « religions politiques » élaboré en 1938 dans le cadre de sa critique du national-socialisme2. Le terme de « religion » est, selon les termes employés dans les Réflexions autobiographiques, « trop vague » et constitue « une déformation du véritable problème des expériences en le mêlant avec celui des dogmes ou de la doctrine3 ». Ce « véritable problème » que Voegelin cherchait à cerner au moyen du concept de « religion politique » n’est donc pas celui de la formation d’une doctrine et de dogmes imposés à la population, grâce notamment au développement des techniques de propagande, une vision naïve du totalitarisme qu’il critiqua dans la conférence Hitler et les Allemands4. La critique du national-socialisme en tant que « religion politique » ne doit pas davantage être comprise comme la critique d’une réponse pervertie à un vague besoin religieux de l’âme humaine. Quel est donc le « véritable problème » dont il est ici question ? Emilio Gentile, dans son ouvrage consacré aux « religions de la politique », distingue diverses manifestations de celles-ci, entre autres la fonction messianique prétendument assumée par une communauté

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dans le cadre de l’histoire de l’humanité, et, ce faisant, la conception d’une histoire sacrée, d’une histoire du salut, qui en découle5, ce sur quoi Voegelin met l’accent dans ses œuvres plus tardives. En supposant une continuité entre celles-ci et Les Religions politiques, il est possible de dépasser les analyses récurrentes en termes de « religions politiques » ou « religions de la politique » pour se confronter au « véritable problème » des expériences motivant ces phénomènes. Cet article a pour but de montrer en quoi le « véritable problème » est plus précisément celui de la religion politique comme conception ou vision de l’histoire et donc comme une expérience particulière du temps. En reliant Les Religions politiques aux œuvres tardives de Voegelin, notamment Anamnesis, et en croisant ces dernières avec la perspective de Karl Löwith, ce problème peut être reformulé comme suit. De quelle manière les « religions politiques » fondent-elles la place de l’ordre politique dans l’histoire, et donc la temporalité de celui-ci ? En quoi l’histoire comme eschatologie prend-elle elle-même une valeur politique ? Enfin, quelle réponse apporter aux « religions politiques » compte-tenu du véritable problème qu’elles impliquent.

« Troisième Reich »

Le rapport entre ordre politique et histoire n’est pas ouvertement analysé par Voegelin dans Les Religions politiques, dans la mesure où la méthode mise en œuvre dans cet ouvrage ne repose pas sur une analyse

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théorique du concept de « religion politique », mais s’articule autour de l’étude de symboles particuliers. Parmi ceux-ci, le « Troisième Reich » prend une place centrale, non seulement dans la structure du livre même, mais également dans l’approche des « religions politiques » et naturellement dans la critique sous-jacente adressée au régime national-socialiste. Mais surtout, il révèle également l’ouverture ultérieure du concept de « religion politique » à l’expérience eschatologique de l’histoire.

Le symbole « Troisième Reich » ne renvoie pas à une simple réalité historique, à la succession des empires allemands, du Saint Empire romain germanique au deuxième Empire proclamé dans la Galerie des Glaces de Versailles, mais est, comme le remarque Voegelin, un symbole apocalyptique qui perdure depuis le christianisme primitif, en particulier depuis saint Paul et saint Jean. Dans les années 1920, ce symbole se trouve en outre réactualisé principalement dans le cercle autour Stefan George. C’est cette continuité historique que souligne Voegelin :

L’apocalypse du règne chrétien et le symbolisme du bas Moyen Âge constitueront le soubassement historique de la dynamique apocalyptique dans les religions politiques modernes. […] Le symbolisme de l’apocalypse perdure dans le symbolisme du xixe et du xxe siècle, dans les trois stades de la philosophie de l’histoire de Marx et Engels, dans le Troisième Reich du national-socialisme, dans la Troisième Rome fasciste, après l’antique et chrétienne6.

De manière parallèle, l’historien Norman Cohn présente son étude du messianisme révolutionnaire au Moyen Âge comme un « prologue aux terribles bouleversements révolutionnaires de notre siècle7 ». La continuité historique mise en avant entre le « Troisième Reich » et les mouvements apocalyptiques chrétiens permet certes de placer ce symbole dans le cadre d’analyse qui lui convient, à savoir comme un symbole politique issu de ces spéculations et réutilisé en ce sens dans le cadre d’une « réactivation

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de schémas d’interprétation apocalyptiques8 ». Toutefois, l’affirmation d’une continuité historique, même telle qu’elle est répétée de manière parfois polémique dans La Nouvelle Science du politique9, ne peut tout au plus qu’être utilisée pour attaquer la légitimité d’une époque ou d’un mouvement politique, lequel ne serait que la métamorphose d’une dérive plus ancienne10, mais cette seule continuité n’explique pas la véritable effectivité politique de ce symbole apocalyptique, en particulier dans le cas du national-socialisme.

Cette portée repose précisément sur le caractère apocalyptique du symbole « Troisième Reich », c’est-à-dire, selon l’analyse de Claus-Ekkehard Bärsch, prolongeant la perspective voegelinienne :

Premièrement : le « Troisième Reich » est un empire du futur, qui est principalement qualifié par le prédicat « rédemption ». Deuxièmement : présent et futur sont séparés par un saut qualitatif. Ce saut qualitatif est précédé d’un temps de crise jusqu’à la catastrophe. […] [Troisièmement :] les nationaux-socialistes sont les instruments de la volonté divine. Adolf Hitler et ses disciples sont qualifiés de « parcelle de rédemption pour l’empire à venir ». C’est dans Adolf Hitler que le futur est déjà le plus largement développé […]11.

L’effectivité politique du symbole « Troisième Reich » repose principalement sur le renversement qu’il implique entre présent et futur, il a comme qualité principale la « rédemption future » qui donne son sens au présent et signifie donc, selon Bärsch, la « fin de la politique au sens strictement classique12 ». Alors que Rousseau, dans le chapitre xi du Contrat social, reconnaît encore la mort du corps politique comme étant « la pente naturelle et inévitable des Gouvernements les mieux constitués » et qu’il ne faut donc point songer à « le rendre éternel13 »,

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Goebbels attribue à l’« idée du futur » comme moment de la rédemption la fonction de constitution de la société. Celle-ci ne se fonde pas sur des traditions, ou comme nécessité de la vie en commun, mais comme communauté de l’attente, comme ecclesia, selon le terme utilisé par Voegelin dans Les Religions politiques : elle tire sa substance d’un futur à venir, fondamentalement meilleur que le présent, un présent où les actions à entreprendre se trouvent néanmoins justifiées au moyen de cette inversion. Comme le souligne Bärsch, « le collectif même [c’est-à-dire la race] a le caractère d’une substance intemporelle (überzeitlich)14 » qui se réalise dans l’histoire par sa manifestation, le « Führer ». La réponse à la « question sociale », au problème de la cohésion de la société, sort donc de la sphère socio-économique, cette réponse est le « Troisième Reich » même en tant que symbole apocalyptique, en tant qu’éternité à venir transcendant le temps humain.

Néanmoins, ce caractère apocalyptique du symbole « Troisième Reich », s’exprimant comme dévoilement d’une substance éternelle dans l’histoire, s’accompagne d’un caractère eschatologique, le « Troisième Reich » étant aussi compris comme un but à atteindre donnant un sens au cours des choses. Le philosophe Alois Dempf, que Voegelin rencontra à Vienne et qui devint un de ses principaux interlocuteurs et une des principales sources d’inspiration pour son interprétation de saint Paul, souligne à la fois la nécessité et la difficulté de distinguer eschatologie et apocalyptique, et ce déjà dans la théologie chrétienne, d’où ce symbole provient : « […] il manque une conception de la philosophie de l’histoire qui permettrait de différencier eschatologie et apocalyptique. […] Le fait qu’on se soit mépris à propos de la chrétienté, en la comprenant sous l’angle de l’eschatologie, est d’une certaine manière justifié par le flottement présent dans le texte biblique lui-même. […] Mais le problème de la théologie du cercle paulinien est principalement apocalyptique […] », c’est-à-dire, selon Dempf, une « doctrine de la volonté de Dieu qui se manifeste », une « doctrine du début d’un nouveau règne15 ». De ce point de vue, les religions politiques, en particulier le national-socialisme, indiqueraient par le symbole apocalyptique « Troisième Reich » avant tout le dévoilement, le début d’un nouvel ordre politique. Néanmoins,

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comme le souligne Giorgio Agamben dans son commentaire de l’Épître aux Romains, il existe une distinction entre « la fin des temps » et le « temps de la fin », leur conjonction renvoyant au « temps qui reste entre le temps et sa fin16 ». C’est cette distinction qui donne en vérité son sens politique au symbole « Troisième Reich », qui n’est pas seulement l’annonce d’un nouveau règne, mais, notamment dans les textes étudiés par Bärsch, le début de la venue de ce nouveau règne, et donc une période historique s’étendant entre la proclamation pour ainsi dire « messianique » de cette venue et la venue effective. C’est pourquoi « la succession des événements politiques est pour le peuple allemand une histoire du Salut17 », ou, selon les termes de Ernst Jünger repris par Voegelin, la réalisation de l’« Allemagne éternelle » dans la sphère « temporelle18 ».

Histoire et eschatologie

Le « véritable problème » au centre des Religions politiques est donc la formation, au moyen de l’utilisation de symboles tels le « Troisième Reich », d’une conception eschatologique de l’histoire. La « religion » dont il est question ne concerne en vérité que la proclamation d’un but, d’un eschaton, qui transforme la continuité dépourvue de sens des événements politiques passés et à venir en histoire du salut. Comment comprendre ce lien, non pas entre religion et politique, mais entre histoire – eschatologique – et politique ?

En mettant l’accent sur l’importance politique décisive de la conception eschatologique de l’histoire, Voegelin se rapproche de la perspective de Karl Löwith19, bien que les désaccords sur d’autres points

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soient marqués20. La philosophie de Karl Löwith n’est pas à proprement parler d’emblée politique, Löwith développant sa critique du national-socialisme en des termes proches de Voegelin mais sur un ton beaucoup moins polémique, et également plus différencié. Il est donc d’autant plus remarquable que les seuls propos ayant véritablement trait à l’actualité politique dans Histoire et salut interviennent dans le chapitre consacré à la spéculation historique de Joachim de Flore. En effet, l’interprétation eschatologique de l’histoire mondaine développée par ce moine franciscain du xiie siècle occupe une place centrale dans le processus de « mondanisation » ou « temporalisation » de l’eschatologie chrétienne tel qu’il est présenté non seulement chez Löwith, mais également de manière comparable entre autres chez Voegelin21, Jacob Taubes22, Hans Urs von Balthasar23 – ce dernier étant probablement à l’origine de cette reprise – et jusqu’à Lessing. Ainsi, selon Löwith :

L’attente d’un nouvel âge de la « plénitude », exprimée par Joachim, pouvait avoir deux conséquences opposées : elle pouvait promouvoir la rigueur de la vie cléricale par rapport au caractère profane de l’Église, et c’était là son intention ; elle pouvait aussi inversement stimuler l’élan vers de nouvelles réalisations historiques, et ce fut en effet le résultat tardif de sa prophétie d’un nouveau

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Testament. […] Le troisième Testament des disciples de Joachim réapparut sous la forme de la « Troisième Internationale » ou du « Troisième Reich », annoncé par un dux ou un Führer, acclamé par tous comme un rédempteur et salué d’un Heil par des millions. Cette tentative d’accomplir l’histoire par l’histoire prend sa source dans l’attente des spirituels franciscains, selon laquelle un combat ultime devait mener l’histoire du salut à sa plénitude et à son accomplissement dans l’histoire de ce monde24.

Dans l’expérience eschatologique, il est donc essentiellement question d’une direction, « vers où ? » selon les termes de Jacob Taubes, c’est-à-dire la question du but des événements, qui se trouve dans un futur désormais déterminé. L’accent mis sur le futur est déjà présent chez saint Paul, dans l’orientation vers la nouveauté radicale, vers le « jour de la colère » (Rm. 2, 5). Cette direction qu’implique la conception eschatologique de l’histoire est centrale pour en comprendre l’effectivité politique car elle concentre l’attention sur le futur, associé à la volonté, le futur étant lié à un objectif à atteindre par l’action humaine25. Ainsi, selon la métaphore significative utilisée par Karl Löwith dans la première version d’Histoire et salut : « Comparable au compas, qui nous permet de nous orienter dans l’espace et de le conquérir, le compas eschatologique nous permet de nous orienter dans le temps, dans la mesure où il indique un but ultime et, ce faisant, donne un sens ultime aux événements26 ». Il y aurait donc, de manière parallèle à la conquête en terme d’espace, une conquête du temps impliquée par la conception eschatologique de l’histoire, les deux étant intimement jointes. Mais ce temps dans lequel il est possible de s’orienter au moyen de l’eschatologie n’est pas seulement le temps an-historique, transcendant et étranger au monde de l’histoire du Salut chrétienne, rythmée par les kairoi de l’intervention divine, mais aussi le temps du monde, le temps historique. Cette dualité de l’eschatologie se trouve déjà au cœur de la Cité de Dieu de saint Augustin, une dualité qu’il n’a toutefois pas résolue, ou, comme le souligne Voegelin, seulement temporairement neutralisée27. C’est pourquoi l’eschatologie devait ici-bas jouer un rôle majeur. En effet,

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[…] ce n’est pas la tradition classique, mais la tradition biblique qui a ouvert la perspective sur le futur comme horizon d’un accomplissement à venir – d’abord au-delà, puis enfin à l’intérieur de l’existence historique. C’est seulement dans le cadre de l’histoire du Salut que sont possibles des philosophies de l’histoire comme celles de Condorcet et Turgot, de Hegel et de Comte, de Marx et de Proudhon, alors qu’elles sont inconcevables dans un cadre classique. À la suite des attentes de Salut dans l’histoire, nous avons une conscience historique moderne et futuriste qui est à la fois chrétienne de part son origine et n’est plus chrétienne ou même antichrétienne de part son intention. Les philosophies de l’histoire modernes posent toujours la question du sens sous forme de « pourquoi », mais sans trouver la réponse dans la foi selon laquelle avec le Christ, le temps est accompli28.

Au contraire, le temps est en tension vers son accomplissement, et la réponse à ce « pourquoi » orienté vers le futur n’est pas, à la suite de cette traduction de l’expérience eschatologique ici-bas, trouvée dans la foi chrétienne, mais réalisée de manière activiste dans le monde. Ainsi, selon Löwith :

Il est bien possible que le messianisme juif et l’eschatologie chrétienne, dans leur transformation mondaine, aient libéré les énergies qui transformèrent tant le monde. Ce n’était sans aucun doute pas le monde païen, mais le monde chrétien, qui mis en route ce bouleversement29.

Cette transition entre la conception eschatologique du temps et son effectivité politique se manifeste dans la transformation de la notion d’histoire impliquée par l’expérience de ce temps tourné vers le futur. En effet, l’activité politique comprise comme un progrès vers un but, impliquant donc une différence qualitative entre présent et futur, ne prend sens que dans le cadre d’une notion d’histoire substantielle. L’histoire ne désigne pas seulement la succession des événements, mais aussi une sphère de sens. Cette transformation de la notion d’histoire intervient selon Löwith uniquement « sous la condition du schéma judéo-chrétien, qui a perverti le sens temporel de historein30 ». Selon ce nouveau schéma, qui sous-tend les religions politiques, l’histoire ne renvoie plus, comme dans la pensée antique, à des événements passés, mais au contraire à un

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déroulement porteur de sens et permettant non seulement de déterminer la situation du présent dans ce processus, mais aussi de la justifier en vue du futur. À la suite d’une expérience du temps telle qu’il serait essentiellement orienté vers le futur et porteur de sens, l’histoire peut devenir un tout qui ne se rapporte plus à des événements passés, mais à un but – la réponse à la question eschatologique « vers où ? » – qui peut être atteint et lui donne rétrospectivement son sens. La succession des événements devient alors un progrès. Cette conception futuriste de l’histoire donnant à l’ordre politique une forme de nécessité n’est toutefois pas limitée aux « religions politiques », au totalitarisme. Ainsi, en 1963, Löwith constate que « la notion de progrès escamote souvent, sans qu’on le remarque, la notion de développement. Nous parlons de pays “sous-développés” et par cela voulons désigner des pays qui, en faisant leurs les progrès de la civilisation occidentale, doivent encore se développer31 ». C’est cette nécessité politique normative qu’implique la conception eschatologique du temps et de l’histoire.

Dans une perspective voegelinienne, on pourrait s’étonner de voir ces phénomènes modernes rapportés au judéo-christianisme, une des thèses les plus connues de l’œuvre de Voegelin étant l’association des « déraillements » modernes à la gnose, et non au christianisme. Bien au contraire, la gnose est davantage perçue comme une hérésie, en opposition au christianisme, et non comme un de ses produits32. Toutefois, cette « thèse de la gnose » largement répandue dans la littérature secondaire tend enfin à être relativisée33. Elle le fut en effet par

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Voegelin lui-même, qui ouvre, dans The Ecumenic Age, le quatrième tome d’Order and History, la voie à une autre interprétation. En réaction notamment aux nouvelles sources disponibles dans les années 1970, qui ne se limitent plus à la défense apologétique de la chrétienté contre les gnostiques entreprise par Irénée de Lyon, Voegelin tend également à ne plus chercher la source des idéologies modernes dans une dégénérescence du christianisme, mais dans celui-ci lui-même, bien que cette nouvelle thèse ne soit jamais affichée au grand jour mais prudemment formulée : « Au vu de l’histoire du gnosticisme et du grand nombre de ses manifestations appartenant ou dérivant de l’orbite chrétienne, j’incline à reconnaître dans l’épiphanie du Christ le grand catalyseur qui fit de la conscience eschatologique une force historique, tant en formant qu’en déformant l’humanité34 ». Cette thèse apparaît encore plus clairement dans la présentation très controversée35 que fait Voegelin de saint Paul. Dans celle-ci, il devient manifeste que la « différenciation » de la conscience que marque l’événement « théophanique » est à la fois porteuse d’un risque, elle est en effet l’embryon de la perte d’équilibre qui caractérise la modernité36. L’apport problématique du christianisme est particulièrement visible dans l’eschatologie, dans la « conscience eschatologique », dont les tendances déstabilisantes correspondent précisément à celles que Voegelin attribuait précédemment à la gnose. Ce faisant, bien qu’il n’ait pas thématisé le problème du christianisme avec la même vigueur polémique que ce fut le cas pour la gnose, il semble clair que la perspective développée dans les œuvres tardives de Voegelin peut être rapprochée de celle de Löwith. Cependant, il est

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notable que ce dernier mit plus tôt et plus distinctement cet aspect au centre du débat, Löwith assumant dès le départ une position critique vis-à-vis du christianisme, ce qui lui permit entre autres de formuler correctement le problème des religions politiques en termes d’« eschatologie politique37 ».

La réponse aux « religions politiques »

Rapporter les « religions politiques » au « véritable problème » de l’expérience eschatologique du temps et de l’histoire impose donc aussi de repenser la réponse qui doit leur être apportée. Il s’agit en effet moins de promouvoir un quelconque renouveau religieux authentique, comme peut parfois le laisser entendre Voegelin dans Les Religions politiques38, que de replacer l’homme et l’histoire dans leur véritable temporalité39. Ainsi, pour Karl Löwith, il s’agit de renouveler profondément notre « rapport au monde, et ce faisant au temps, dans son ensemble » :

La question décisive en rapport à notre obsession pour l’avenir serait donc de savoir si le temps du monde est perpétuel ou éternel, au contraire du temps fini de l’homme. Mais il est également impossible de parler judicieusement du temps fini si l’on exclut la possibilité d’un temps éternel. C’est donc seulement s’il existe quelque chose comme un temps du monde perpétuel,

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au sein duquel du nouveau apparaît pendant que de l’ancien disparaît, que le progrès pourrait perdre le poids démesuré qu’il occupe actuellement pour nous, parce que nous ne connaissons rien qui demeure40.

Sortir de la temporalité eschatologique associée à l’histoire est donc un but éminemment politique, contrairement à l’affirmation de Jürgen Habermas quant à l’apolitisme de la philosophie de Löwith41, même si cette philosophie politique masquée est essentiellement critique. Récupérer le temps éternel du monde comme contrepoids an-historique du temps historique est un programme développé par Löwith tout au long de son œuvre au moyen de la critique des conceptions eschatologiques de l’histoire et de la politique, un programme qui ne peut être ici qu’esquissé. Ainsi, en 1935, Löwith fait sienne la direction développée par Max Scheler dans son anthropologie, s’élevant « au-dessus des tempêtes et écumes de ce temps42 » pour découvrir l’éternel dans l’homme, la question du « modèle » devant selon Löwith contredire la rhétorique du « Führer » alors omniprésente, un Führer pouvant être en effet à la tête d’une œuvre de vertu, mais aussi d’une bande de brigands. Cette recherche intervient d’abord dans l’analyse de Nietzsche, chez qui la figure cosmique de l’« éternel retour du même », est articulée par Löwith contre les notions d’« instant », de crise, de vie « entre les temps », selon le titre de la revue des représentants de la « théologie dialectique », des notions qui tendent à réactiver l’attente fébrile héritée de l’eschatologie chrétienne – on pourrait également ajouter à celles-ci les notions de « catastrophisme » ou d’« accélération », actuellement en vogue43. Suite à sa rencontre fortuite mais décisive avec la culture japonaise, Löwith s’appuie en outre sur la pensée du bouddhisme zen, qui ne connaît ni « instant » ni « conscience d’époque », mais une étroite parenté entre le monde de l’histoire et le monde de la nature, leur nécessité et leur

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éternité, indépendamment de l’agir humain44. Cette perspective est développée dans l’introduction à la version réduite d’Histoire et salut et donne son sens véritable à l’œuvre, qui n’est que rarement comprise, cette introduction étant malheureusement absente de la version définitive. L’accent mis par Löwith sur l’anthropologie philosophique, en particulier sur la redécouverte de la véritable temporalité de l’homme, permet de mettre en lumière une perspective parallèle chez Voegelin, qui a également valeur de philosophie politique.

Dans sa lettre à Löwith datée du 25 mai 1952, alors qu’ils projetaient un livre en commun consacré à Nietzsche, Voegelin lui fait remarquer leur convergence quant à un « zurück zur Natur », un retour à la nature45, qu’il ne faut pas comprendre comme un retour à une nature pure et originelle, une perspective dont Voegelin se moque dans la même lettre, mais à un temps du monde comme cosmos, à l’éternité comme vis-à-vis du temps humain toujours changeant. En termes voegeliniens, cette nature est le « metaxy », la situation de l’homme entre temps et éternité. C’est pourquoi la réponse aux systèmes apocalyptiques « stop-histoire », selon les termes utilisés à la fin du volume 4 d’Ordre et histoire46, c’est-à-dire indirectement la réponse à la conception de l’histoire impliquée par les « religions politiques », doit être trouvée dans le rétablissement de la temporalité véritable de l’homme. Ainsi,

Dans l’expérience philosophique de la tension entre les pôles du temps et de l’éternité, il n’est pas d’être éternel qui devienne un objet dans le temps, pas plus que de l’être temporel n’est transporté dans l’éternité. Nous restons dans l’ “entre-deux”, dans un flux temporel de l’expérience, dans lequel pourtant de l’éternité est présente, dans un flux qui ne se dilue pas dans le passé, présent et futur du temps du monde, car il porte en chaque point la tension vers un être éternel et au-delà du temps47.

Cette dimension du temps de l’homme comme « entre-deux », développée dans Anamnesis et plus généralement dans les œuvres tardives de Voegelin, peut donc être considérée comme une réponse plus différenciée au problème déjà évoqué dans Les Religions politiques et retravaillé dans le cadre de la critique de l’eschatologie mondaine. En aucun cas

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l’histoire humaine ne peut revendiquer pour elle la sphère de l’éternité, qui ne se présente à l’homme que comme tension, la temporalité de l’homme n’étant ni le temps des événements mondains, le temps de l’histoire et de l’ordre politique, ni l’éternité an-historique. La critique des religions politiques relève ce faisant d’une anthropologie philosophique propre à Voegelin tout comme à Löwith et qui ne se centre pas sur l’« existence historique », perspective menant à l’occasionalisme politique, mais bien plutôt sur « la connaissance démodée de la nature durable de l’homme », comme le relève Löwith de manière polémique face à Heidegger. « On doit donc s’en tenir à ceci que, bien que l’homme soit inévitablement dans l’histoire et ait une histoire, il ne vit pas de celle-ci et n’est pas celle-ci, et par conséquent, l’histoire et l’homme ne se recouvrent jamais48 ».

Conclusion

La recherche du « véritable problème » des Religions politiques mène à une reformulation importante. Au centre de la question du rapport entre religion et politique se trouve en définitive le problème de la conception de l’histoire et de l’expérience du temps, dans une perspective politique. Le symbole « Troisième Reich » utilisé par le national-socialisme montre bien en quoi, précisément au moyen de tels symboles, l’ordre politique est fondamentalement transformé, passant du statut de simple organisateur de la vie en commun sur une durée limitée à celui d’ordre définitif, mettant fin à l’histoire et devant apporter la rédemption. La dimension apocalyptique et eschatologique de l’histoire soulevée par de tels symboles est en outre particulière, l’eschatologie elle-même conférant à l’histoire – en tant que cheminement vers un futur déterminé – une valeur nouvelle, politique, et donnant un sens précis à chaque événement dans le cadre de cette progression. Cette expérience du temps est certes, comme le souligne Voegelin, d’une

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certaine façon authentique49. Cependant, c’est justement la tâche d’une nouvelle science du politique, qui est aussi une anthropologie philosophique, de s’attacher à la vérité de l’ensemble, c’est-à-dire à articuler l’expérience du temps dans sa totalité complexe, comme tension entre temps et éternité, entre changement et continuité.

Bruno Godefroy

IRPhiL (Université Lyon 3)

FAU (Université d’Erlangen-Nürnberg)

1 E. Voegelin, Anamnesis. Zur Theorie der Geschichte und Politik, Freiburg/München, Karl Alber Verlag, 2005, p. 272.

2 Die politischen Religionen, Vienne, Bermann-Fischer, 1938, trad. J. Schmutz : Les Religions politiques, Paris, Cerf, 1994, p. 72-73.

3 Autobiographical Reflections, Baton Rouge/Londres, Louisiana State University Press, 1989, trad. S. Courtine-Denamy : Réflexions autobiographiques, Paris, Bayard, 2004, p. 83.

4 Hitler und die Deutschen, München, Fink Verlag, 2006, trad. M. Köller et D. Séglard : Hitler et les Allemands, Paris, Seuil, 2003.

5 Voir E. Gentile, Le Religioni della politica. Fra democrazie e totalitarismi, Gius, Laterza & Figli, 2001, trad. A. Colao : Les Religions de la politique. Entre démocraties et totalitarismes, Paris, Seuil, 2005. Étonnamment, Gentile n’aborde l’œuvre de Voegelin que très brièvement et de manière superficielle. Le concept de « religion » qu’il utilise dans cet ouvrage tend par ailleurs à justifier les réserves soulevées par Voegelin dans ses Réflexions autobiographiques. Gentile insiste en effet sur le caractère dogmatique des religions politiques, qui imposent une vision du monde et sont donc totalitaires. En considérant avant tout cet aspect, il se rapproche implicitement d’une conception « fonctionnaliste » de la religion, qui reste aveugle au « véritable problème » des expériences. Pour Voegelin, les « religions politiques » ne renvoient pas à un pouvoir coercitif imposant un dogme au moyen d’institutions particulières, mais à la réponse « intramondaine » apportée à une expérience véritable, celle de l’homme comme créature (Kreatürlichkeit).

6 E. Voegelin, Les Religions politiques, op. cit., p. 72-73.

7 N. Cohn, Das Ringen um das tausendjährige Reich, Bern, Francke, 1961, p. 270, / The Pursuit of the Millenium, Londres, Secker & Warburg / Les Fanatiques de lApocalypse. Courants millénarises révolutionnaires du xie au xvie siècle, traduit de l’anglais par S. Clémendot avec la collaboration de M. Fuchs et P. Rosenberg, Paris, Julliard, « Dossiers des lettres nouvelles », 1962 avec une postface sur le xxe siècle, ; revue et augmentée, Les Fanatiques de lApocalypse : millénaristes révolutionnaires et anarchistes mystiques au Moyen Âge, traduction revue par l’auteur et complétée par M. Angeno, Paris, Payot, « Bibliothèque historique.

8 C.-E. Bärsch, Die politische Religion des Nationalsozialismus. Die religiösen Dimensionen der NS-Ideologie in den Schriften von Dietrich Eckart, Joseph Goebbels, Alfred Rosenberg und Adolf Hitler, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2e édition 2002, p. 140.

9 E. Voegelin, The New Science of Politics. An Introduction, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 1952. Trad. française S. Courtine-Denamy : La Nouvelle Science du politique. Une introduction, Paris, Seuil, 2000.

10 Voir H. Blumenberg, Die Legitimität der Neuzeit, Francfort sur le Main, Suhrkamp, 1996 (édition remaniée). Trad. française M. Sagnol, J.-L. Schlegel, D. Trierweiler, M. Dautrey : La légitimité des Temps modernes, Paris, Gallimard, 1999, où la critique de Blumenberg se réduit justement à cet usage « illégitimant » de la continuité historique.

11 C.-E. Bärsch, op. cit., p. 141.

12 Id., Ibid., p. 93.

13 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 127.

14 C. E. Bärsch, op. cit., p. 375.

15 A. Dempf, Sacrum Imperium. Geschichts- und Staatsphilosophie des Mittelalters und der politischen Renaissance (1929), Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgemeinschaft, 1954, p. 72.

16 G. Agamben, Il tempo che resta. Un commento alla Lettera ai Romani, 2000. Trad. française J. Revel : Le temps qui reste. Un commentaire de lÉpître aux Romains, Paris, Éditions Payot & Rivages, p. 110-111.

17 C. E. Bärsch, Die politische Religion des Nazionalsozialismus, op. cit., p. 93.

18 E. Voegelin, Les Religions politiques, op. cit., p. 67.

19 K. Löwith (1897-1973), philosophe allemand au parcours mouvementé, fut élève de Husserl puis de Heidegger, avec lequel il passa son habilitation. Bien que son statut de combattant de la Première guerre mondiale, lors de laquelle il fut gravement blessé, l’ait protégé durant les premières années du national-socialisme, il dut finalement partir pour l’Italie en 1934 en raison de son ascendance juive, même s’il était baptisé protestant et dénué de toute identité religieuse marquée. Il quitte l’Italie en 1936 pour un poste au Japon, à l’université Tohoku de Sendai, qu’il occupe jusqu’à son départ précipité pour les États-Unis, en 1941. Enseignant au séminaire théologique de Hartford puis à la New School for Social Research, il retourne en 1952 en Allemagne, à l’université de Heidelberg. Sa vie sur divers continents, au croisement des multiples influences du milieu intellectuel allemand de l’époque est retracée dans l’autobiographie Mein Leben in Deutschland vor und nach 1933, Stuttgart, J.-B. Metzler, 1986 / Ma vie en Allemagne avant et après 1933 trad. Mireille Hadas-Lebel, Paris, Hachette, 1988. Son œuvre aborde principalement la phénoménologie sociale (Das Individuum in der Rolle des Mitmenschen, Munich, Drei-Masken Verlag, 1928), l’histoire des idées (Von Hegel zu Nietzsche, 1941, Zurich, Europa Verlag, 1941 / De Hegel à Nietzsche, trad. R. Laureillard, Paris, Gallimard, 1969) et la critique de la philosophie de l’histoire (Meaning in History, Chicago, University of Chicago Press, 1949 / Histoire et Salut, les présupposés théologiques de la philosophie de lhistoire, trad. M.-C. Chailliol-Gillet, S. Hurstel et J.-F. Kervégan, Paris, Gallimard, 2002.

20 Voir leur correspondance partiellement éditée en français dans la revue Conférence, 28/2009, p. 545-590.

21 J. de Flore est présent dès Les Religions politiques, op. cit., p. 70 sq.

22 J. Taubes, Abendländische Eschatologie, Berne, Francke, 1947. Trad. française R. Lellouche et M. Pennetier : Eschatologie occidentale, Paris, Éditions de l’éclat, 2009.

23 H. U. von Balthasar, Apokalypse der deutschen Seele. Studien zu einer Lehre von letzten Haltungen, I. Der deutsche Idealismus, Freiburg, Johannes Verlag Einsiedeln, 1998. La première édition porte le titre Prometheus. Studien zur Geschichte des deutschen Idealismus, Salzburg/Leipzig, Pustet, 1937.

24 K. Löwith, Weltgeschichte und Heilsgeschehen. Die theologischen Voraussetzungen der Geschichtsphilosophie, Sämtliche Schriften 2, Weltgeschichte und Heilsgeschehen (1953), Stuttgart, J.-B. Metzler, 1983, p. 172.

25 Voir G. Grant, Time as History, Toronto, University of Toronto Press, 1995, p. 19 sq.

26 K. Löwith, Weltgeschichte und Heilsgeschehen (1950), Sämtliche Schriften 2, op. cit., p. 256.

27 Voir Voegelin, La Nouvelle Science du politique, op. cit., p. 162 sqq., où Voegelin souligne le « tour de force » accompli par saint Augustin dans sa réfutation de la croyance millénariste prise à la lettre, comme eschatologie intra-mondaine, une neutralisation néanmoins définitivement abolie au plus tard par Joachim de Flore.

28 K. Löwith, Weltgeschichte und Heilsgeschehen (1950), Sämtliche Schriften 2, op. cit., p. 275.

29 Ibid., p. 278.

30 Ibid., p. 254.

31 « Das Verhängnis des Fortschritts », Sämtliche Schriften 2, op. cit., p. 392.

32 Voir E. Voegelin, La Nouvelle Science du politique, op. cit., p. 183 : « La gnose a accompagné le christianisme dès ses débuts : on en trouve trace chez saint Paul et saint Jean. L’hérésie gnostique [je souligne – BG] était le grand adversaire du christianisme aux premiers siècles […] ».

33 Voir à ce sujet l’article de M. Riedl, « Modernity as the Immanentization of the Eschaton : A Critical Re-evaluation of Eric Voegelin’s Gnosis-thesis », in P. Caringella, W. Cristaudo, G. Hughes (éd.), Revolutions : Finished and Unfinished, From Primal to Final, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2012, p. 80-107. Dans cet article, l’auteur cherche à distinguer deux « thèses de la gnose » chez Voegelin, aussi bien à partir de ces œuvres qu’à partir des sources qui étaient à sa disposition. Selon Riedl, on pourrait distinguer la lecture « hérésiologique » (p. 93) de la gnose présente principalement dans la NSP, qui formerait la première « thèse », d’une seconde « thèse de la gnose » développée surtout dans The Ecumenic Age, où Voegelin pris compte des nouvelles sources disponibles. Cette seconde thèse tend non pas à considérer la gnose comme un mouvement extérieur et opposé au christianisme, mais à discerner son origine dans la révélation judéo-chrétienne. Deux aspects problématiques sont particulièrement mis en lumière : d’une part l’eschatologie chrétienne, d’autre part la confusion entre le logos créateur (« the Beginning ») et le logos rédempteur (« the Beyond ») chez saint Jean. Stefan Rossbach développe une perspective similaire, insistant sur le caractère très problématique du christianisme chez Voegelin, dans « Understanding in Quest of Faith. The Central Problem in Eric Voegelin’s Philosophy », in : R. Hamerton-Kelly (éd.), Politics and Apocalypse, East Lansing, Michigan State University Press, p. 219-261.

34 E. Voegelin, Order and History, t. 4, The Ecumenic Age, Collected Works, vol. 17, Columbia/Londres, University of Missouri Press, 2000, p. 65 sq.

35 Voir L. Trepanier, « Eric Voegelin and Christianity », First Principles – ISI Web Journal, accessible à l’adresse <http://www.firstprinciplesjournal.com/articles.aspx ?article=1162>

36 La cause de ce processus, chez saint Paul, est « l’inclination à abolir la tension entre le telos eschatologique de la réalité et le mystère de la transfiguration, qui a effectivement lieu au sein de la réalité historique ». E. Voegelin, Order and History, t. 4, The Ecumenic Age, op. cit., p. 337.

37 K. Löwith, Von Hegel zu Nietzsche. Der revolutionäre Bruch im Denken des 19. Jahrhunderts (1939), in Sämtliche Schriften 4, Stuttgart, J. B. Metzler, 1981, p. 261.

38 Voir en particulier la préface de décembre 1938, où Voegelin évoque le besoin d’un « renouvellement religieux » rendu possible par de « grandes personnalités religieuses » (p. 25). On a pu voir en cela une proximité avec l’œuvre de Simone Weil, mais le renouveau religieux évoqué par Voegelin est équivoque. Comme le montre William Petropulos, ce renouvellement peut être compris dans le cadre de l’intérêt porté par Voegelin à Stefan George et à son cercle dans les années 1930, George étant lui-même une « grande personnalité » capable d’engager un tel renouvellement. Cette question très problématique pour la compréhension de l’œuvre de Voegelin dépasse donc nettement le seul cadre du mysticisme chrétien et de la recherche individuelle d’une forme de spiritualité. Voir Petropulos, William, « Stefan George und Eric Voegelin », Occasional Papers 51, Eric-Voegelin-Archiv, Ludwig-Maximilian-Universität München, consultable sur Internet à l’adresse <http://www.gsi.uni-muenchen.de/forschung/forsch_zentr/voegelin/publikationen/papers/index.html>.

39 Voir Platon, Timée, éd. Luc Brisson, GF Flammarion, 47a-c.

40 K. Löwith, « Das Verhängnis des Fortschritts », Sämtliche Schriften 2, op. cit., p. 410.

41 Voir J. Habermas, Karl Löwiths Rückzug vom historischen Bewußtsein, Merkur, XVII. Jahrgang, 1963.

42 K. Löwith, Mensch und Menschenwelt. Beiträge zur Anthropologie, Sämtliche Schriften 1, hrsg. von K. Stichweh und M. B. de Launay, « Max Scheler und das Problem einer philosophischen Anthropologie » (1935), Stuttgart, J. B. Metzler, 1981.

43 Voir J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand limpossible est certain, Paris, Seuil, 2002 et H. Rosa, Beschleunigung. Die Veränderung der Zeitstrukturen in der Moderne, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2005. Trad. française D. Renault : Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

44 Voir K. Löwith, Weltgeschichte und Heilsgeschehen (1950), Sämtliche Schriften 2, op. cit., chap. i.

45 K. Löwith – E. Voegelin, « Briefwechsel », Sinn und Form, 2007, p. 792.

46 E. Voegelin, Order and History, t. 4, The Ecumenic Age, op. cit., p. 403 sq.

47 E. Voegelin, Anamnesis, op. cit., p. 272.

48 K. Löwith, « Mensch und Geschichte », Sämtliche Schriften 2, op. cit., p. 359. Les différences entre Voegelin et Löwith, qui sont loin d’être secondaires et permettent de mettre en lumière des points décisifs de leurs œuvres respectives, ne peuvent être abordées ici.

49 Voir E. Voegelin, « History and Gnosis », Published Essays 1953-1965, Collected Works, vol. 11, Columbia/Londres, University of Missouri Press, 2000, p. 172 : « Au cœur de l’analyse gnostique de l’existence à notre époque, ou des spéculations gnostiques de l’Antiquité, se trouve une expérience immédiate de la situation de l’homme dans le monde. Et bien que l’interprétation de la réalité fondée sur cette expérience puisse s’égarer radicalement si elle confond la vérité fragmentaire et la vérité de l’ensemble, l’expérience immédiate elle-même ne peut être fausse. […] [nous avons une expérience] d’“existence eschatologique” ».