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Classiques Garnier

Introduction

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2014 – 1, n° 4
    . Les religions politiques
  • Auteur : Courtine-Denamy (Sylvie)
  • Pages : 9 à 13
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812429392
  • ISBN : 978-2-8124-2939-2
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2939-2.p.0009
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/07/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Introduction

Ce quatrième numéro de la revue Éthique, Politique, Religions est issu d’une Journée d’études organisée par moi-même et Alexandre Escudier au Centre de Recherches Politiques de Sciences Po (CEVIPOF/IEP Paris) le 2 décembre 2011 sous l’intitulé « Religion et Politique. Eric Voegelin ». Comme on le verra, la mention d’Eric Voegelin a incité la plupart des contributeurs à centrer leurs interventions autour du syntagme de « religion politique » que le philosophe, s’il n’en est certes pas l’inventeur stricto sensu, a néanmoins contribué à populariser par son livre Les Religions politiques1 publié en 1938, même s’il reconnaissait que « parler de religions politiques et interpréter les mouvements de notre temps non seulement comme politiques, mais encore et surtout comme religieux, ne va pas encore de soi aujourd’hui2 ». Et telle est d’ailleurs la raison pour laquelle il y renonça ainsi qu’il s’en explique dès ce même livre, puis dans ses Réflexions autobiographiques3 datant de la fin de sa vie, au profit de la distinction entre « religions intramondaines » qui trouvent lens realissimum dans les éléments partiels du monde et « religions supramondaines » qui le trouvent dans le fondement du monde. Ce concept de religion politique – sous lequel Eric Voegelin regroupait des phénomènes aussi différents que le culte du soleil des Égyptiens, l’Ecclesia, le Léviathan de Hobbes ou les totalitarismes du xxe siècle, a souvent été employé comme synonyme de religion séculière, de religion laïque, de mystique politique,

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de nouveau paganisme, et généralement associé à ceux de modernité, de politique de masse, de sécularisation, d’État totalitaire, de sacralisation d’entités telles que la Nation, l’État, la Race ou la Classe.

Or, en retraçant pour nous la genèse de ce concept, Emilio Gentile montre de façon savante qu’il s’agit là moins de son origine – laquelle remonte bien plutôt au xvie à Tommaso Campanella, voire à Daniel Clasen, en passant par la « religion publique » de Benjamin Franklin, et jusqu’à la « religion civile » de Rousseau –, que de son point d’aboutissement. Lui-même préfère au reste recourir à celui plus vaste de Religions de la politique4 lequel peut aussi bien convenir dans un système démocratique qu’autoritaire, l’essentiel à ses yeux consistant dans le rapport du religieux à la politique en tant que domaine de valeurs communes et transcendantes.

Remis au goût du jour après 1938 par des auteurs comme Raymond Aron parlant de « religion séculière », Carlton Hayes, et Waldemar Gurian, même si Hannah Arendt le repoussait au profit de celui d’« idéologie » :

J’appelle ici idéologies toutes les dénominations en -isme qui prétendent que la clé de l’explication de tous les mystères que recèlent la vie et le monde réside en un unique aspect de ceux-ci », à savoir l’idée de la race dans le national-socialisme qui prétend expliquer la lutte des races en termes de loi de la Nature, et l’idée de la lutte des classes conçue en tant que loi de l’Histoire dans le bolchevisme5,

il disparut de l’horizon à la fin des années cinquante. Toutefois, Hannah Arendt ayant laissé la porte ouverte à la possibilité que resurgisse un nouveau totalitarisme

la crise de notre temps et son expérience centrale ont suscité l’apparition d’une forme de gouvernement entièrement nouvelle. Celle-ci constitue un danger toujours présent et ne promet que trop d’être désormais notre partage6,

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on peut alors se demander si le terrorisme islamique et le fondamentalisme à grande échelle qui ont marqué le début de notre nouveau millénaire n’est pas le signe d’une résurgence de cette « logique d’une idée7 », de ce « raisonnement froid comme la glace8 » caractéristique de l’idéologie totalitaire non plus « brune » ou « rouge » mais « verte », fondée sur la guerre des religions et des civilisations, comme Barry Cooper et moi-même le suggérions récemment9.

On se souviendra par ailleurs de la polémique qui opposa Eric Voegelin et Hannah Arendt dans leur célèbre échange à propos de la recension que Voegelin avait faite des Origines dans la Review of Politics que dirigeait W. Gurian10. Si H. Arendt ne niait pas qu’il y eut un rapport entre l’athéisme et le totalitarisme, ce rapport était toutefois purement négatif, une condition sine qua non et elle n’acquiesçait nullement à la thèse de Voegelin selon laquelle « la maladie spirituelle est le trait décisif qui distingue les masses modernes de celles des siècles antérieurs », en sorte qu’un retour à la religion – fût-ce en dehors des religions –, constituerait un remède contre le totalitarisme. L’essor du totalitarisme ne venant nullement combler un besoin de religion dans la mesure où « Il n’y a pas de substitut de Dieu dans les idéologies totalitaires […] Plus encore, la place métaphysique de Dieu est restée vide […] », elle en concluait : « ceux qui concluent des événements effrayants de notre époque qu’il ne nous reste plus qu’à revenir à la religion et à la foi pour des raisons politiques, me semblent témoigner d’aussi peu de foi en Dieu que leurs opposants11. » Ce qu’H. Arendt dénonce ici c’est donc l’emploi d’un oxymore, les masses modernes se caractérisant moins par leur agnosticisme que par leur besoin de croire « pratiquement n’importe quoi ». Outre la perspective historique, qui a du moins le mérite de reconnaître que le totalitarisme

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n’est pas simplement un regrettable accident survenu dans l’histoire occidentale, les sciences sociales ont elles aussi adopté cette expression selon laquelle le communisme, le nationalisme, l’impérialisme, rempliraient la même fonction que celle dévolue aux confessions religieuses dans une société libre, ce qui revient à blasphémer en affirmant, ni plus ni moins que Hitler et Jésus remplissent la même fonction, et c’est ici le sociologue Jules Monnerot qui est ciblé12. À l’opposé des interprétations non religieuses des totalitarismes (Rauschning, Arendt, Mosse), dès son Bréviaire de la haine13, Léon Poliakov soutenait avec force le caractère religieux du nazisme en vertu de sa distinction entre les mesures « profanes » et les mesures « sacrales » (les lois de Nuremberg) des politiques antijuives destinées à protéger le sang et l’honneur allemand. L’autre exemple retenu par Philippe de Lara est celui de Marcel Gauchet pour lequel l’antisémitisme constitue « une religion à lui tout seul ».

Pour autant, le syntagme « religion politique » ne recouvre pas, tant s’en faut, toute forme de politisation de la religion d’une part, toute forme de sacralisation de la politique d’autre part, comme le souligne la contribution de Thierry Gontier qui objecte à la fois contre son amplitude et son imprécision liées à la diversité des projets en jeu dans le livre de Voegelin. Reliant les Religions politiques aux analyses ultérieures de Voegelin, Bruno Goedefroy montre que le symbole « Troisième Reich » perdure depuis le christianisme primitif, et qu’il repose sur le renversement entre présent et futur, sur une communauté de l’attente eschatologique donnant son sens au présent.

Toute l’entreprise de Voegelin consiste à lutter contre le « désordre » constaté à son époque, interprété en termes de résurgence des mouvements gnostiques sous une forme moderne, l’homme prétendant parvenir à un monde de perfection grâce à sa seule puissance. Or, au chapitre 13 d’Israël et la Révélation, Voegelin interprétant deux oracles du prophète (nabi) Isaïe semble faire de lui l’ancêtre de ce qu’il nomme la foi métastatique, et partant, des idéologies contemporaines, autant de mouvements

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gnostiques à ses yeux, et ce, bien que nous soyons au viiie siècle avant J.-C. Tel est l’objet de ma propre contribution.

Voegelin qui s’est intéressé dans la première partie d’Israël et la Révélation à l’ordre cosmologique de l’ancien Proche Orient écrit : « Sans Israël, il n’y aurait pas eu d’histoire, mais seulement le retour éternel de sociétés sous une forme cosmologique14 » . Comme le relève la contribution de Marc B. de Launay, Voegelin s’appuyant sur Genèse 2, 4, articule à juste titre les trois symboles de la pensée historienne d’Israël : toledot, berith et torot. Pourtant, il omet étrangement Genèse 22, point culminant et terme d’une série d’annonces faites à Abraham qui l’assurent que sa descendance sera un grand peuple, et dont la finalité est d’établir l’élection de ce peuple, à condition d’« exposer » son fils, c’est-à-dire de sacrifier son propre avenir.

De nombreux penseurs – Karl Löwith, Norman Cohn, Raymond Aron, Jacob Taubes, Jacob Talmon – ont emboîté le pas à Voegelin s’agissant du caractère apocalyptique de la modernité décrite en termes de « sécularisation » de la théologie chrétienne. Dans les Religions politiques Voegelin prenait en vue l’eschatologie trinitaire de Joachim de Flore (xiiie siècle) qui, en distinguant l’Âge du Père, l’Âge du Fils et l’Âge de l’Esprit Saint, lui apparaissait comme un précurseur de la modernité. L’article de Matthias Riedl s’attache à un autre un moment important dans la sécularisation de l’apocalypse, Le Manifeste de Prague (1521) du réformateur Thomas Müntzer dont la singularité tient dans l’assertion que « les élus de Dieu n’auront pas accès à la Jérusalem céleste, mais hériteront de la domination sur le monde ».

Sylvie Courtine-Denamy

Cevipof (IEP, Paris), ITEM

1 E. Voegelin, Die politischen Religionen (1938) / « The Political Religions », trans. V. A. Schnildhauer, dans The Collected Works of Eric Voegelin, ed. by P. Caringella, J. Gebhardt, Th. A. Hollweck and E. Sandoz The Collected Works of Eric Voegelin, vol. 5, Modernity without Restraint, ed. with an Introduction by Manfred Henningsen, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2000 / trad. fr et Avant-Propos Jacob Schmutz, Paris, éd. du Cerf, 1994, p. 83-84.

2 E. Voegelin, Les Religions politiques, op. cit., p. 29.

3 E. Voegelin, CW, vol. 34, Autobiographical Reflections, Revised édition with a Voegelin Glossary and Cumulative Index, ed. with an Introduction by Ellis Sandoz, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2006 / trad., préface et annotations S. Courtine-Denamy, Réflexions autobiographiques, Paris, Bayard, 2004, p. 82-83.

4 E. Gentile, Le Religioni della politica. Fra democrazie e totalitarismi, Rome, Laterza, 2001 / Les Religions de la politique : entre démocratie et totalitarisme, trad. Anna Colalo, Paris, éd. du Seuil, 2005.

5 H. Arendt, « On the Nature of Totalitarianism : An Essay in Understanding », Essays in Understanding 1930-1954, ed. by Jerome Kohn, New York/San Diego/Londres, Harcourt Brace &Company, 1994, p. 356 / « La nature du totalitarisme. Essai sur la compréhension », La Nature du totalitarisme, trad. et préfacé par Michelle-Irène B. de Launay, Paris, Payot, 1990, p. 117-118.

6 H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, Londres, George Allen and Unwin Ltd, 1951/1961, p. 478 / « Idéologie et terreur », Les Origines du totalitarisme, éd. P. Bouretz, trad. Jean-Loup Bourget, Robert Davreu et Patrick Lévy, révisée par Hélène Frappat, p. 838.

7 H. Arendt, ibid., p. 825 : « Une idéologie est très littéralement ce que son nom indique : elle est la logique d’une idée ».

8 Les Origines du totalitarisme, op. cit., p. 829-830.

9 Voir notamment B. Cooper, New Religions, or an Analysis of Modern Terrorism, Columbia (Miss.), University of Missouri Press, 2004, et S. Courtine-Denamy, « The Revival of Religion : a Device against Totalitarianism ? A Philosophical Debate between Eric Voegelin and Hannah Arendt », Voegeliniana. Occasional Papers, no 88, 2011.

10 E. Voegelin, « The Origins of Totalitarianism », Review of Politics, janvier 1953, trad. S. Courtine-Denamy, Le Totalitarisme. Le xxe siècle en débat, Textes choisis et présentés par Enzo Traverso, Paris, Seuil, 2001, p. 436-448.

11 H. Arendt, « Une réponse à Eric Voegelin », Les Origines du totalitarisme, op. cit., p. 975.

12 J. Monnerot, auteur de Sociologie du communisme. Échec dune tentative religieuse au xxe siècle, Paris, Gallimard, 1949. Suite à la publication de l’essai d’H. Arendt « Religion et Politique » dans la revue Confluence, J. Monnerot adressa une « Lettre à l’éditeur » qui fut publiée dans le no suivant (Confluence, vol. 2, no 4, décembre 1953), H. Arendt lui répliquant à son tour l’année suivante (Confluence, vol. 3, no 3, sept. 1954).

13 L. Poliakov, Le Bréviaire de la haine (1951), Bruxelles, Complexe, 1985.

14 Ordnung und Geschichte, vol. 2, Munich, Fink, 2005, p. 43 / Collected Works 14, Order and History, t. 1, Israel and Revelation, ed. with an Introduction by Maurice P. Hogan, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2001 trad. Israël et la Révélation, Introduction de Maurice P. Hogan, trad. préfacé et annoté par S. Courtine-Denamy, Paris, éd. du Cerf, 2012, p. 278-279. Notre traduction, qui se fonde cette seconde édition, diffère légèrement par endroits de celle de M. de Launay à laquelle renvoient les références ci-dessous.