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Classiques Garnier

Avant et après Voegelin Interprétations de la religion politique

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2014 – 1, n° 4
    . Les religions politiques
  • Auteur : Gentile (Emilio)
  • Résumé : Cet article porte sur les différentes interprétations du ­concept de religion politique avant et après la publication du livre de Voegelin, Die politischen Religionen. Il montre notamment ­l’origine de ce ­concept chez les théologiens et intellectuels catholiques et protestants des années 1930, qui ­considéraient la forme totalitaire, ­comme un phénomène moderne inhérent au processus de sécularisation, érigeant des entités séculières ­comme la nation, la race ou la classe au rang de nouvelles idoles.
  • Pages : 15 à 26
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812429392
  • ISBN : 978-2-8124-2939-2
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2939-2.p.0015
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/07/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Avant et après Voegelin

Interprétations de la religion politique

Mon étude retracera de façon synthétique les origines du concept de religion politique et son élaboration avant comme après la publication de l’essai de Voegelin1. Dans un premier temps je me centrerai plus particulièrement sur les interprètes catholiques et protestants du phénomène des religions politiques que l’on considère comme un résultat inéluctable du processus de sécularisation : initié par l’humanisme, celui-ci s’est poursuivi avec l’affirmation de l’État moderne, de l’absolutisme au libéralisme, pour aboutir ensuite à l’État totalitaire. Le lien entre religion politique et modernité délimite chronologiquement l’origine et le développement du phénomène des religions politiques en le distinguant de toutes les expériences historiques précédentes qui ont identifié pouvoir et religion, qu’il s’agisse de la déification du roi ou de la symbiose du trône et de l’autel. Dans cette perspective, les religions politiques ont été associées au nouveau phénomène de la politique de masse, que l’on a considéré comme une matrice véritablement moderne de la sacralisation politique d’entités telles que la Nation, l’État, la Race, le Prolétariat. Dans un second temps, je retracerai de façon sommaire la manière dont le concept de religion politique a été utilisé dans les études sur le totalitarisme après 1938 et jusqu’aux années cinquante, et en conclusion je ferai brièvement allusion à l’éclipse du concept lui-même avant sa récente réapparition dans les nouvelles recherches concernant la religion et la politique à l’époque contemporaine2.

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Dans un écrit autobiographique de 1973, Voegelin se référant à son livre sur Les Religions politiques, écrivait qu’en employant cette expression il s’était conformé « à l’usage d’une littérature qui interprétait les mouvements idéologiques en termes de religions3 ». Toutefois, le seul ouvrage auquel Voegelin faisait référence était le livre de Louis Rougier, Les Mystiques politiques contemporaines et leurs incidences internationales, publié en 19354. Dans ses références bibliographiques, Voegelin déclarait en outre que le contenu historique effectif de son essai s’appuyait « presque exclusivement sur les sources elles-mêmes » et que les « considérations théoriques et les interprétations n’étaient pas nouvelles, mais reflétaient l’état actuel de la recherche5 ». Or, aucun des auteurs qui s’étaient déjà occupés des religions politiques et des manifestations politico-religieuses contemporaines au cours des années précédentes n’est mentionné dans sa bibliographie, à l’exception de l’article d’Étienne De Greef Le Drame humain et la psychologie des “mystiques” humaines, publié en 1937 dans lequel cependant le concept de religion politique n’était pas employé6.

Il semblerait donc que Voegelin n’était pas au courant de tout ce qui avait été écrit jusqu’alors sur les religions politiques lorsque lui-même a écrit son essai, compte tenu du fait qu’il soutenait dans son premier chapitre que « parler de religions politiques et interpréter les mouvements de notre temps non seulement comme politiques, mais encore et surtout comme religieux ne va pas encore de soi aujourd’hui, alors que

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les états de fait devraient pourtant contraindre l’observateur attentif à un tel discours7 ». En réalité, l’interprétation des mouvements politiques en termes de religions politiques avait commencé bien des années avant que Voegelin publie son essai, et le terme même de religions politiques avait une histoire antérieure à l’avènement du totalitarisme.

À ma connaissance, le terme de « religion politique » a été introduit pour la première fois au xvisiècle par Tommaso Campanella qui l’emploie pour définir l’utilisation politique de la religion dans le domaine des relations entre christianisme et État. Le terme a également été employé dans le même sens par Daniel Clasen dans son ouvrage De religione politica, publié en 1655. Presque un siècle plus tard les termes qui annoncent déjà une religiosité purement laïque, qui n’est plus liée à l’emploi de la religion chrétienne, entrent en vigueur. En 1749, Benjamin Franklin soutient « la nécessité d’une religion publique en fonction de son utilité publique8 », laquelle devait être inculquée aux jeunes grâce à l’enseignement de l’histoire, tandis qu’en 1762 Rousseau élaborait le concept de religion civile.

Dans le Contrat social Rousseau proposait « une profession de foi purement civile dont il appartient au Souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d’être bon citoyen ni sujet fidèle (50). Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l’État quiconque ne les croit pas ; il peut le bannir, non comme impie, mais comme insociable, comme incapable d’aimer sincèrement les lois, la justice, et d’immoler au besoin sa vie à son devoir ». Rousseau condamnait aussi bien l’intolérance civile que l’intolérance religieuse, mais une ambiguïté de fond sur le caractère tolérant de sa religion civile naissait de son affirmation qui faisait suite à la présente citation : « Que si quelqu’un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu’il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes, il a menti devant les lois9 ».

Cette ambiguïté est évidente dans la manière dont les révolutionnaires français ont essayé d’élaborer une profession de foi purement civile,

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comme le remarqua immédiatement Concorcet. En fait, s’inspirant de Rousseau, de nombreux révolutionnaires proposeront pendant la Révolution française d’instituer une religion civile pour célébrer la nation et l’enseignement des principes de la démocratie, mais Condorcet déclara en 1790 que cela était contraire à l’adoption de ce qu’il définit comme « une sorte de religion politique », susceptible de violer « la liberté dans ses droits plus sacrés sous prétexte d’apprendre à les chérir10 ». En 1793 Christophe Martin Wieland écrivait que les Jacobins et l’armée révolutionnaire française étaient animés d’une « nouvelle religion politique11 ».

Presque un demi siècle plus tard, en 1838, Abraham Lincoln souhaitait que la vénération des lois « devienne la religion politique de la nation » et que les Américains, quel que soit leur âge, leur sexe, leur couleur et leur condition sociale, « consentent d’incessants sacrifices sur ses autels12 ». Et en 1875, dans ses mémoire, le patriote Luigi Settembrini définissait la Jeune-Italie de Mazzini comme « une nouvelle religion politique13 ».

Au vingtième siècle, le terme de « religion politique » fait sa réapparition au milieu des années vingt et se répand au cours des années trente, essentiellement pour définir les mouvements et les régimes totalitaires. En 1924, le catholique antifasciste Igino Giordani définit le fascisme comme une religion politique anti-chrétienne. Au cours des années suivantes, les termes de religion politique, de religion séculière, de religion laïque, de mystique politique ont été employés comme synonymes pour définir les mouvements totalitaires comme des manifestations d’une nouvelle religiosité aux origines vraiment séculières, car elle ne dérivait pas des religions traditionnelles. À la fin des années vingt, le concept français de « mystique » fit son apparition pour définir les mouvements politiques contemporains qui professaient des idéologies dogmatiques. La mystique, expliquait Louis Rougier en 1929, était toute doctrine

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politique qui se transformait en une « religion irrationnelle » avec un dogme intolérant. En 1931, Gustave Le Bon dans son dernier ouvrage Bases scientifiques dune philosophie de lhistoire14, examinait la force psychologique des croyances politiques qui suscitaient chez leurs adeptes le fanatisme propre aux religions nouvelles.

Le terme de religion politique refit son apparition dans les années trente pour définir la sacralisation de la politique dans les régimes totalitaires du communisme, du fascisme et du national-socialisme. En 1935, Karl Polanyi a analysé la « tendance du national-socialisme à produire une religion politique15 », le théologien protestant Reinhold Niebhur appliquant pour sa part le même concept au marxisme et au communisme soviétique. Il est probable que le premier intellectuel à avoir explicitement élaboré le concept de religion politique pour analyser la dimension sacrale de la politique moderne a été le philosophe libertaire Rudolf Rocker, dans un livre sur le nationalisme et la culture, écrit en grande partie avant l’accession de Hitler au pouvoir, et publié aux États-Unis en 1937. Rocker indiquait quels étaient les facteurs décisifs dans le processus de formation et d’affirmation de la sacralisation de la politique dans la religion civile de Rousseau, dans le jacobinisme, dans l’expansion de l’État moderne et surtout dans le nationalisme et la Grande Guerre. Ces facteurs ont atteint leur point culminant dans les religions du fascisme et du national socialisme, lesquelles professaient ouvertement le culte de l’irrationnel et le dogmatisme de la foi en tant qu’essence de leur politique. Mais Rocker observait que le communisme soviétique faisait lui aussi partie de ce processus, nonobstant sa profession d’athéisme. En Russie, le communisme s’était de fait substitué à l’Église orthodoxe, « faisant de l’État le seul dieu omniscient et omnipotent, et de Lénine son prophète16. »

Au cours des années trente, ce sont essentiellement les intellectuels catholiques et protestants qui ont analysé les aspects religieux des totalitarismes, en se servant de concepts tels que : religion laïque, religion séculière, idolâtrie, mystique. Selon eux, le triomphe des idéologies, des mouvements et des régimes politiques qui sacralisaient des entités

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séculières et des chefs de parti n’était pas seulement un problème théorique, mais un phénomène de nouveau paganisme, grave et dangereux en ce qu’il menaçait l’avenir de la chrétienté par la diffusion d’une « idolâtrie collective », comme la définissait en 1933 le prêtre Luigi Sturzo, fondateur du Parti populaire et l’un des premiers antifascistes contraint à s’exiler17. Sturzo fut peut-être le premier parmi les intellectuels chrétiens à élaborer entre 1932 et 1938 une interprétation du totalitarisme en tant que religion politique centrée sur la déification de l’État. Les régimes totalitaires, affirmait Sturzo en 1936, étaient essentiellement des religions laïques qui sacralisaient des entités séculières comme la Nation, l’État, la Race, la Classe, créant des liturgies nouvelles pour rendre un culte au chef et pour endoctriner et mobiliser les masses autour de dogmes et de rites appropriés aux idéologies. Les religions politiques des régimes totalitaires niaient les valeurs morales chrétiennes même lorsque, comme c’était le cas du fascisme et du national socialisme, elles professaient leur respect pour l’Église et même si elles signaient le concordat avec le saint Siège18.

D’après Sturzo et d’autres interprètes catholiques des religions politiques, le caractère religieux du totalitarisme consistait essentiellement en ce qu’il contrôlait tous les aspects de la vie de l’homme, et il était par conséquent incité à entrer en contradiction avec les Églises en cherchant à les détruire comme en Russie, ou à les transformer en instruments de domination totalitaire comme en Italie et en Allemagne. Mais, comme l’observa Jacques Maritain en 1936, les ambitions de l’État totalitaire allaient en outre au-delà, du fait qu’il désirait lui-même être une religion et une Église, et qu’il était par conséquent, par sa nature même, intrinsèquement incompatible avec la religion chrétienne et nécessairement hostile à son indépendance. C’est la raison pour laquelle Maritain insistait sur la différence d’essence entre la tradition du césaro-papisme et du totalitarisme, lequel prétendait être lui-même une religion et une Église19.

Pour les interprètes du totalitarisme en tant que religion politique, le phénomène totalitaire était la conséquence de la sécularisation et de l’extension du pouvoir de l’État dans la société moderne qui avait incité

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les Églises soit à reculer vers la sphère privée, soit à se conformer aux mythes et à la politique de l’État laïque. En 1935 l’historien catholique anglais Christopher Dawson soutenait que le principe essentiel de l’État totalitaire avait déjà été adopté de fait par le libéralisme avant même que l’on parlât de fascisme. Le totalitarisme avait poussé jusqu’à ses extrêmes conséquences le « sécularisme organisé », liquidant la démocratie parlementaire dans la mesure où elle était un obstacle à l’affirmation totale de l’absolutisme étatique, pour importer la dictature d’un parti unique, organisé à la manière d’un ordre religieux.

D’après le penseur catholique, les religions politiques du totalitarisme étaient les filles de la modernité laïque. La liberté conquise par l’homme moderne n’était rien d’autre que la disponibilité à être à nouveau transformé en esclave, sacrifiant sa propre personne à la puissance de grandes organisations anonymes. L’ambition de maîtriser son propre destin pour être semblable à Dieu s’était transformée en l’adoration des nouveaux maîtres et des nouvelles idoles. En 1931 Pie XI avait condamné l’idolâtrie de l’État fasciste qu’il considérait comme un nouveau paganisme ; en 1937, dans son Encyclique contre le communisme, le pape déclencha l’alarme contre « un certain faux mysticisme qui communique aux foules, séduites par de fallacieuses promesses, un élan et un enthousiasme contagieux20 ». La même année, le criminologue belge Étienne de Greeff observait que « par un étrange retour des choses, le siècle de l’analyse scientifique et du dénombrement des cieux s’est réveillé sous le signe des idoles21 ». La même année le pasteur français Élie Gounelle, directeur de la Revue du Christianisme social parlait lui aussi du retour des vieilles idoles. Les mystiques de la Classe, de la Race, du Sang, de la Nation, de la Force et de la Guerre se sont partout substituées à la mystique salvatrice de l’Évangile : dans l’opinion, dans la presse, dans les partis, dans la politique et même dans certains sanctuaires complices, écrivait-il22.

Une grande partie des intellectuels chrétiens recherchaient les origines du totalitarisme non pas dans les traditions du césaro papisme ou de l’absolutisme, mais dans les processus spirituels à partir desquels il

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était issu et à partir desquels s’étaient développées la sécularisation, la modernité et la politique de masse. La crise de l’homme moderne et la désagrégation de la société traditionnelle renversée par la violence d’une modernisation tendant à réaliser le règne de Dieu sur terre, en faisant l’économie de Dieu, telles étaient les conditions qui avaient favorisé l’incubation des religions politiques. La révolution française avait été la grande matrice malfaisante de la modernité satanique anti-chrétienne. Les dévastations et les révolutions provoquées par la Grande Guerre donnèrent ensuite naissance aux religions politiques triomphantes du totalitarisme, le plus grand ennemi que la chrétienté ait jamais eu. Un ennemi qui, en se présentant comme une nouvelle religion de salut et de pouvoir, susceptible de réaliser le paradis sur cette terre, avait lancé un défi mortel aux religions du Christ mettant en jeu le destin même de la civilisation humaine.

À la fin des années trente, protestants et catholiques s’accordaient sur la perspective inévitablement apolitique qui s’ouvrait devant l’humanité compte tenu du fait que les religions politiques du totalitarisme constituaient un défi mortel pour le christianisme et pour l’humanité tout entière23. La menace mortelle consistait dans la commune volonté des totalitarismes de substituer à la religion du Christ la religion de l’État, de la Race ou du Prolétariat, en ayant pour objectif ultime de remodeler l’être humain en fonction des principes et des valeurs de la religion politique. De nombreux théoriciens évoquèrent l’apocalypse dans leur interpétation du totalitarisme. Le théologien suisse Adolf Keller se demandait en 1936 si la guerre du bolchévisme contre le christianisme et la présence même d’une puissance aussi immense et aussi démoniaque ne devait pas être considérée à la lumière de la prophétie apocalyptique, comme l’apparition de la Bête qui surgit du fond de l’abîme, l’Ennemi, l’Antéchrist24. Les religions politiques étaient les religions de l’Antéchrist, soutenait en 1938 Roger Lloyd, chanoine de Winchester : l’État totalitaire, qu’il soit de gauche ou de droite « est une révolution et une religion, il est l’Antéchrist25 ».

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Après 1938, le concept de religion politique devient un thème central dans les analyses du totalitarisme chez les intellectuels, qu’ils soient laïques, catholiques ou protestants, tels Raymond Aron, Waldemar Gurian, Alfred Cobban, Frederick Voigt, Carlton Hayes, ou encore Sigmund Neumann. La religion politique totalitaire n’était pas selon eux un résidu de la religiosité antique païenne, pas plus qu’elle n’était un phénomène que l’on pouvait reconduire à des époques plus anciennes, mais elle était une conséquence de la modernité et de la sécularisation, liée à la société de masse, au déclin des religions traditionnelles, à la diffusion de l’irrationalisme et de l’activisme, à l’extension du pouvoir bureaucratique de l’État, au « nouveau machiavélisme » des chefs et des partis totalitaires qui utilisaient le besoin de croire des masses pour imposer leur propre domination. Notre époque, écrivait Aron en 1939, est une « époque de religions politiques » : les hommes luttent non seulement en raison d’intérêts opposés, mais également en raison d’intérêts « métaphysiques, ou plus exactement, de dogmes rivaux » car « ils exigent qu’on justifie leur action ou leurs sacrifices par une valeur absolue26 ».

La même année, Waldemar Gurian développa le concept de religion politique dans le domaine d’une typologie du totalitarisme. Il le définissait comme un système de pouvoir dominé par une nouvelle élite, organisé de façon hiérarchique en un parti unique, soumis à un chef, uni par la croyance absolue en sa propre mission. La nouvelle élite totalitaire avait substitué la nouvelle formule de la religion politique à la légitimation sociale ou traditionnelle de l’ancienne classe dirigeante, écrivait-il. Mais outre le fait de justifier le pouvoir du parti unique, la religion politique avait pour fonction de consacrer le primat de son autorité en tant que source unique de la loi, et de façonner par en haut l’opinion publique dans un sens favorable au régime. À la différence des autres formes d’absolutisme, ce qui caractérisait en particulier l’État totalitaire, soutenait Gurian, c’était qu’il ne tolérait pas « l’acceptation passive et extérieure de l’autorité », le totalitarisme exigeant « un soutien total et intérieur ». La religion totalitaire avait pour fondements l’« obéissance aveugle au chef d’une part, et un amoralisme cynique d’autre part », destiné à susciter l’enthousiasme des masses pour les transformer en

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un matériau actif, avec lequel le groupe dominant entendait satisfaire ses propres ambitions et construire sa propre politique de puissance : « l’État totalitaire fondé sur cette religion politique méprise beaucoup plus les masses que l’ancien État absolutiste qui les considérait comme un instrument passif : l’État totalitaire cherche à les conduire vers un état hypnotique d’enthousiasme actif27 ».

Toutefois, pour Gurian, contrairement à Aron, la religion politique n’était pas seulement un moyen machiavélique d’assujettir les masses. En suivant l’élaboration du concept de totalitarisme et de religion politique dans les années de la Seconde Guerre mondiale jusqu’à la moitié des années cinquante, Gurian parvient à rendre compte du totalitarisme en tant que phénomène religieux. Ainsi qu’il l’écrit en 1952, interpréter la religion politique uniquement comme « un instrument en vue d’ériger un système politique dans lequel l’État concentre entre ses mains le maximum de pouvoir », aurait empêché de comprendre la véritable importance des religions politiques au xxe siècle. « Ces religions politiques, les différentes formes de totalitarisme, aspirent non seulement à ériger un État fort, mais à contrôler complètement l’homme et la société28 ».

L’expérience de la religion politique du fascisme et du nazisme a trouvé sa conclusion avec la Seconde Guerre mondiale alors que l’expérience de la religion politique du communisme soviétique a continué à être associée au culte de la personnalité jusqu’à la mort de Staline et elle s’est réadaptée à partir de 1956 en fonction des différentes transformations internes du régime totalitaire, tout en maintenant cependant certains caractères constants. La religion politique de l’époque staliniste a eu des imitateurs parmi les nouveaux régimes communistes qui sont apparus en Europe de l’Est, en Asie, et en Amérique latine, lesquels ont reproduit les caractéristiques typiques des religions totalitaires, de la sanctification du parti à la dogmatisation de l’idéologie, du culte du chef à l’endoctrinement des masses.

Cependant, malgré la diffusion de nouvelles expériences de sacralisation de la politique après 1945, on a constaté une longue éclipse de l’emploi du concept de religion politique dans les interprétations du totalitarisme depuis la fin des années cinquante jusqu’à la fin des

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années quatre-vingt. Dans son analyse des origines du totalitarisme, Hannah Arendt polémiquant avec Gurian et Voegelin, rejette résolument ce concept, lui préférant celui, traditionnel, d’idéologie. Quant à Voegelin, il abandonna lui-même le concept de religion politique : ainsi qu’il l’écrit dans ses Réflexions autobiographiques, il n’estimait plus utile d’employer le terme de « religion » pour caractériser les mouvements politiques, car il était trop vague et qu’il déformait le problème réel de ces expériences en les mêlant avec celui du dogme ou de la doctrine29. Voegelin reconnaissait cependant qu’il n’était pas davantage opportun de mêler des phénomènes comme la religion d’Akhenaton, les théories apocalyptiques, le Leviathan de Hobbes et le national socialisme, en observant très justement qu’« un traitement adéquat eût requis des différenciations beaucoup plus importantes entre ces divers phénomènes30 ».

C’est seulement après 1980 qu’a commencé, et que se poursuit de nos jours encore, une phase nouvelle et plus féconde en matière d’études des religions politiques, ainsi qu’une renaissance des études sur le totalitarisme, une phase qui a contribué à l’analyse critique du concept lui-même en vue de mieux définir sa signification et son champ d’application31. Le problème de la religion politique est toujours ouvert. Et ce, non seulement pour des raisons théoriques, mais également suite aux nouvelles, et souvent tragiques, expériences de symbiose entre religion et politique qui ont marqué le début du troisième millénaire. Avant ces événements, les études sur les religions politiques du vingtième siècle avaient déjà ouvert une réflexion nouvelle sur le rapport entre religion et politique à l’époque moderne, contribuant à reprendre la discussion sur la théorie de la sécularisation entendue comme un processus irréversible de « désenchantement du monde », compte tenu de la disparition progressive du sacré dans la société moderne, ou de son confinement à la sphère privée. Rien de tel ne s’est produit. Dans le monde actuel, le phénomène de la

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sacralisation de la politique se pose dans une nouvelle perspective compte tenu de l’affirmation de nouvelles manifestations visant à l’empiètement de la religion sur la politique et à l’empiètement de la politique sur la religion, comme dans le cas de l’islamisme et du fondamentalisme chrétien. Il se peut que le concept de religion politique soit inadéquat, voire qu’il nous égare en ce qui concerne ces phénomènes. Mais il n’en est pas moins permis de se demander quelle influence les expériences de telles religions politiques, en tant que symbioses de la religion, de la politique et de la modernité ont pu avoir sur les nouvelles formes de politisation des religions traditionnelles qui ont également tendance à associer de manière intégrale, exclusive et totalisante la politique et le sacré. Nous ne pourrons affronter ce problème de manière consciente que si nous avons préalablement compris en quoi a vraiment consisté le phénomène des religions politiques au vingtième siècle.

Emilio Gentile

Université de Rome La Sapienza

(Traduit de l’italien par
Sylvie Courtine-Denamy)

1 E. Voegelin, Die politischen Religionen, Vienne, Bermann-Fischer, 1938 / Les Religions politiques, trad. de l’allemand et Avant-Propos par Jacob Schmutz, Les Religions politiques, Paris, éd. du Cerf, 1994.

2 La littérature consacrée au phénomène des religions politiques est immense, c’est la raison pour laquelle je me contente de signaler les contributions les plus pertinentes par rapport au thème de cet article : J.-P. Sironneau, Sécularisation et religions politiques, La Haye, Mouton éditeur, 1982 ; E. Gentile, Le religioni della politica. Fra democrazie e totalitarismi, Roma-Bari 2001 [Les religions de la polique. Entre démocraties et totalitarismes, trad. A. Colao, Paris, éd du Seuil, 2005] ; Id., « Political religion : a Concept and its Critics. A Critical Survey », Totalitarian Movements and Political Religions, 2005, p. 19-31 ; Id., « Fascisme, totalitarisme et religion politique : Définitions et réflections critiques sur les critiques d’une interprétation », Raisons politiques, 2006, p. 119-173 ; Totalitarianism and Political Religions, Edited by Hans Maier, translated by Jodi Bruhn, London and New York, Routledge, Volume I (2004), Volume II (2007), Volume III (2007) ; Ph.De Lara (éd.), Naissances du totalitarisme, Paris, éd. du Cerf, 2011 ; Political Religion Beyond Totalitarianism : The Sacralization of Politics in the Age of Democracy, Edited by Joost Augusteijn, Patrick G. C. Dassen and Maartje J. Janse, Palgrave Macmillan, 2013.

3 Id., Collected Works vol. 34, Autobiographical Reflections, revised ed. with a Voegelin Glossary and Cumulative Index, ed. with an Introduction by Ellis Sandoz, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2006 [Réflexions autobiographiques, trad. de l’anglais, préfacé et annoté par Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Bayard, 2004], p. 83.

4 L. Rougier, Les Mystiques contemporaines et leurs incidences internationales, Recueil Sirey, 1935.

5 E. Voegelin, Les Religions politiques, op. cit., p. 113.

6 E. de Greef, « Le Drame humain et la psychologie des “mystiques” humaines », « Foi et “Mystiques” humaines », Études carmélitaines, 1937, p. 105-155.

7 E. Voegelin, Les Religions politiques, op. cit., p. 29.

8 B. Franklin, Proposals Relating to the Education of Youth in Pennsylvania, Philadelphia, 1749, p. 22.

9 J.-J. Rousseau, Œuvres Complètes, Tome III, Du Contrat Social. Écrits politiques, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1964, Livre IV, chapitre viii, « De la religion civile », p. 468.

10 Condorcet, « Premier mémoire sur l’Instruction publique », in Œuvres de Condorcet, Paris 1847, v. vii, p. 212. Pour une élaboration théorique de la distinction entre religion civile et religion politique au cours des différentes expériences historiques de sacralisation de la politique, je me permets de renvoyer à mon livre Les Religions de la politique, p. 14-17 ; 57-102 ; 257-266.

11 C. M. Wieland, « Betrachtungen über die gegenwärtige Lage des Vaterlandes », (1793) in C. M. Wieland, Sämmtliche Werke, v. 29, Leipzig 1797, p. 404.

12 In Encyclopedia of Religion in American Politics, Poenix (Ariz.) 1999, p. 53.

13 L. Settembrini, Ricordanze della mia vita, a cura di M. Themelly, Milano 1961, p. 96.

14 G. Le Bon, Bases scientifiques dune Philosophie de lHistoire, Paris, Flammarion, 1931.

15 J. K. Polanyi, « The Essence of Fascism », in Lewis, K. Polanyi, D. K. Kirchin (éd.), Christianity and the Social Revolution, London 1935, p. 385.

16 R. Rocker, Nationalism and Culture, New York 1937, p. 61-62.

17 L. Sturzo, Miscellanea londinese, v.II, Bologna, 1967, p. 286.

18 L. Sturzo, « The Totalitarian State », in Social Research, 3, 1936, p. 222-35.

19 J. Maritain, Humanisme intégral. Problèmes temporels et spirituels dune nouvelle chrétienté (1936), Préface de René Rémond, Paris, Aubier, 2000, p. 302.

20 Encyclique Divini Redemptoris, Lettre encyclique de sa Sainteté le Pape Pie XI, publiée le 19 mars 1937, « Le Communisme athée », article 8.

21 É. de Greeff, « Le drame humain et la psychologie des “mystiques” humaines », in « Foi et mystiques humaines », Études carmélitaines, 1937, p. 105.

22 É. Gounelle, « Éditorial », in La Revue du christianisme social, 4, p. 113-114.

23 Sur ce point voir : E. Gentile, Contro Cesare. Cristianesimo e totalitarismo nellepoca dei fascismi, Milan, 2010 [Pour ou contre César ? Les religions chrétiennes face aux totalitarismes, trad. S. Lanfranchi, Paris, Aubier, 2013]

24 A. Keller, Church and State on the European Continent, London 1936, p. 91.

25 R. Lloyd, Revolutionary Religion : Christianity, Fascism and Communism, New York-London 1938, p. 8.

26 R. Aron, LÈre des tyrannies d’Élie Halévy, in « Revue de Métaphysique et de Morale », février 1939, p. 306.

27 W. Gurian, « Totalitarian State », in Proceeding of the Philosophical Catholic Association, 1939, p. 55-66.

28 Id., « Totalitarian Religions », in Review of Politics, 1, 1952, p. 3-14.

29 E. Voegelin, Réflexions autobiographiques, op. cit., p. 83.

30 Id., ibid., p. 84.

31 E. Gentile, “Fascism as political religion”, Journal of Contemporary History, 1990, 229-251 ; Id, Il culto del littorio. La sacralizzazione della politica nellItalia fascista, Roma-Bari 1993 [La religion fasciste. La sacralisation de la politique dans lItalie fasciste, trad.J. Gayrard, Paris, Perrin 2002] ; H. Maier (éd.) Totalitarianism and Political Religions, trad.J. Bruhn, London and New York, Routledge, Volume I, 2004 ; Volume II-III, 2007 ; J. Augusteijn, P. G. C. Dassen, M. J. Janse (éds.), Political Religion Beyond Totalitarianism : The Sacralization of Politics in the Age of Democracy, New York, Palgrave Macmillan, 2013.