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Classiques Garnier

À propos de l’interprétation d’une prophétie d’Isaïe dans Israël et la Revélation

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2014 – 1, n° 4
    . Les religions politiques
  • Auteur : Courtine-Denamy (Sylvie)
  • Résumé : Au chapitre 13 ­d’Israël et la Révélation, Eric Voegelin interprétant deux oracles du prophète Isaïe ­conseillant aux rois Achaz et Ezéchias de placer leur foi en Dieu plutôt que dans le pouvoir des armes pour ­s’assurer la victoire sur leurs ennemis, semble faire de lui ­l’ancêtre de ce ­qu’il nomme la « foi métastatique », et partant, des idéologies ­contemporaines, facteurs du « désordre » de la modernité.
  • Pages : 99 à 111
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812429392
  • ISBN : 978-2-8124-2939-2
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2939-2.p.0099
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 07/07/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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À propos de l’interprétation
d’une prophétie d’Isaïe
dans Israël et la Revélation

C’est au refus de la convention en vertu de laquelle l’histoire des idées ne commencerait qu’avec la philosophie grecque classique que nous devons ce premier volume d’Ordre et Histoire, Israël et la Révélation1, publié en 1956 et qui compte quelques six cent pages. Dans la première partie du volume, le philosophe s’intéresse aux empires cosmologiques du Proche Orient. La Mésopotamie, l’empire achéménide, l’Égypte, ont élaboré des symboles mythologiques et poétiques, reflets de l’ordre cosmique, ainsi que des rituels à l’aide desquels les sujets se représentaient l’ordre politique comme un analogon cosmique, un microcosmos dans lequel le roi était le représentant du peuple devant le dieu et du dieu devant le peuple. La seconde partie, qui nous intéresse aujourd’hui, est consacrée au symbole de la Révélation faite à Israël. E. Voegelin considérant ce volume comme le premier livre qui ait jamais été écrit sur les idées politiques d’Israël2, nous invite ainsi à réfléchir sur la source métaphysique de l’ordre. En se différenciant du symbolisme cosmologique mythique plus compact des empires proche orientaux, Israël aurait accompli pour la première fois un « saut dans l’être » en découvrant que l’être transcendant est la source de l’ordre dans l’homme et la société, faisant ainsi entrer l’humanité dans l’histoire et se constituant en messager d’une nouvelle vérité3 : « sans Israël il n’y aurait pas d’histoire », écrit Voegelin. En répondant à

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l’appel du Dieu transcendant au monde, Israël a de ce fait créé un présent historique, une « forme d’existence interne »– c’est-à-dire une action s’orientant de façon consciente à la lumière de la réalité transcendante. L’autre saut dans l’être s’étant produit dans le monde occidental a été accompli avec la découverte du nous par les philosophes grecs auxquels Voegelin consacre les volumes 2 et 3 de Ordre et Histoire4.

Le mystère d’Israël

L’expression « saut dans l’être » implique une transition de la « compacité » vers la « différenciation », soit, sinon un « progrès », du moins un degré de clarté supérieur dans l’approche de la communauté d’être originelle – Dieu et l’homme, le monde et la société –, et Voegelin souligne alors ce qu’il appelle « le mystère d’Israël ». Celui-ci tiendrait dans le fait absolument unique que ce peuple a inversé l’ordre en fonction duquel une société se forme, à savoir : à partir de rites et de mythes primitifs dans un premier temps, pour n’évoluer éventuellement, que dans un second temps et progressivement vers la spiritualité d’une religion transcendante :

C’est Israël qui, pour la première fois, a créé l’histoire en tant que forme de vie, à savoir, le fait que des êtres humains reconnaissent que leur existence est régie par un dieu transcendant, et évaluent leurs actions en termes de conformité ou d’apostasie par rapport à la volonté divine5.

Autrement dit, au cours de l’expérience de l’Exode, grâce à la Révélation faite à Moïse du Dieu transcendant au monde et à l’Alliance

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contractée au Sinaï, le peuple élu d’Israël rompant avec la forme cosmologique de son existence s’est constitué dans l’histoire avant même de se doter d’un ordre temporel.

Toutefois, à partir du onzième siècle, les Philistins menaçant d’étendre leur territoire sur Canaan et incitant en outre les Israélites à adorer leurs idoles, ceux-ci réclamèrent à Samuel « un roi comme toutes les autres nations ». Yahvé y consentant, Samuel reconnut successivement pour souverains Saül, puis David dont la dynastie s’étendra sur quatre siècles. L’alliance avec la lignée de David entraîna alors d’innombrables conflits entre « l’Israël entendu comme un peuple particulier, soumis à la royauté de Dieu, et l’Israël disposant d’un roi, au même titre que les autres nations », c’est-à-dire des conflits entre ordre temporel et ordre divin. Très critique vis-à-vis de cette expérience monarchique, qu’il désigne comme « l’hypothèque de Canaan » – la confusion entre le royaume de Dieu et le Royaume d’Israël –, E. Voegelin interprète ces conflits en termes de « déraillements » susceptibles de faire retomber le peuple d’Israël dans le Shéol des civilisations cosmologiques6, autrement dit, en termes de « chute à partir de l’être ». L’Alliance, constate-t-il, si elle avait bien

fourni la juste relation entre Dieu et les hommes, de même qu’entre les membres du peuple élu, […] n’avait en revanche pris aucune disposition en vue de l’organisation d’un gouvernement qui assurerait l’existence du peuple dans le champ de puissance de l’histoire pragmatique7.

C’est ce vide que le symbolisme cosmologique, en l’occurrence l’organisation de la conquête de David, est venu combler à titre de « supplément » nécessaire à la survie d’Israël, engendrant du même coup les tensions entre l’Alliance du Sinaï et l’Alliance de David8. Confrontés au désordre – injustices dues au comportement royal, à la politique étrangère, et aux maux sociaux –, les prophètes intervinrent alors et tentèrent de réordonner le monde grâce à la connaissance (daath) de Dieu. En appelant à une renaissance spirituelle du peuple, ils lui enjoignirent de se souvenir que l’ordre d’Israël tirait son origine de Moïse et de l’Alliance au Sinaï.

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Les prophéties d’Isaïe

Au chapitre 13 d’Israël et la Révélation, Voegelin interprétant deux oracles du prophète (nabi) Isaïe semble faire de lui l’ancêtre de ce qu’il nomme la « foi métastatique », et partant, des idéologies contemporaines, autant de mouvements gnostiques à ses yeux, et ce, bien que nous soyons au viiie siècle avant J.-C. :

la conception prophétique d’un changement dans la constitution de l’être est à la racine de nos croyances contemporaines en la perfection de la société, soit par le biais du progrès, soit par le biais d’une révolution communiste9.

Un bref rappel du vocabulaire employé par Voegelin s’impose ici. Dès 1938, renonçant à interpréter les mouvements idéologiques contemporains en termes de « religions politiques10 », le philosophe substitua successivement à cette expression celle de « religions supramondaines » pour désigner les religions spirituelles qui trouvent le Realissimum, l’être le plus réel, dans le fondement du monde, et celle de « religions intramondaines » pour les religions qui trouvent pour leur part le divin dans « des éléments partiels du monde », tels que l’État, la science, la race ou la classe11. Le terme de gnose fait quant à lui son apparition dans La Nouvelle Science du politique. Une Introduction (1952), ainsi que dans la conférence Science, Politique et Gnose (1958)12. La gnose selon lui présente six caractéristiques13 : une insatisfaction par rapport à la situation présente imputable à la mauvaise organisation du monde ; la croyance

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qu’il est possible d’échapper au mal inhérent à ce monde en changeant l’ordre de l’être, un tel changement étant tout à fait possible au sein de l’histoire à condition de savoir comment s’y prendre. Selon Voegelin ces caractéristiques se retrouveraient à l’œuvre chez tous les penseurs modernes. Toutefois, dans ses Réflexions autobiographiques datant de la fin de sa vie, E. Voegelin indiquait qu’il avait dû réviser sa position et qu’outre l’application de la catégorie de la gnose aux idéologies modernes, d’autres facteurs devaient être pris en compte, telle « l’apocalypse métastatique qui dérive directement des prophètes hébreux », et il renvoyait alors à la prophétie d’Isaïe14. La question qui se pose donc ici est celle de la légitimité de l’interprétation par Voegelin de la prophétie d’Isaïe en termes de métastase de la réalité. Pour Voegelin la croyance en la possibilité d’un changement de la structure de l’être constitue en effet « l’une des grandes sources de désordre, sinon la principale, dans le monde contemporain », si bien que la nécessité de « comprendre le phénomène ainsi qu’y trouver des remèdes avant qu’elle ne nous détruise est pour nous tous une question de vie ou de mort15 ».

Isaïe, dont le nom, Yechayah, en hébreu, signifie « Yahvé-est-délivrance » est né vers 765 av. J.-C. Suite à une vision – la Bible désigne souvent les prophètes du nom de « voyants » –, où Yahveh Sabbaot lui apparut assis sur un trône élevé, sa traîne emplissant le Temple de Jérusalem et sa gloire (kavod) emplissant la terre, (Is. 6), il reçoit sa vocation prophétique, et se porte volontaire pour la mission que Dieu lui confie : « Me voici, Envoie moi ! » (6, 8-9). Il s’agit en l’occurrence d’annoncer la ruine d’Israël et de Juda en punition de la corruption et des infidélités du peuple (6, 1-13). Isaïe est l’incarnation même de la foi totale en la toute puissance et en la sainteté de Yahvé. Une sainteté qui doit s’étendre au peuple lui-même, lequel ne doit plus se contenter d’accomplir un rituel formel et purement extérieur, dissocié des exigences morales et éthiques dans la vie quotidienne, car il faut désormais que l’Alliance soit écrite au cœur et non plus seulement sur des tables de

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pierre. C’est pourquoi l’enseignement du prophète passe tour à tour du blâme au message d’amour, de la menace d’un châtiment divin à la promesse de la rédemption. Il s’agit en outre d’un prophète qui participe activement aux affaires politiques de son pays puisque son ministère s’étend sous trois règnes : de la mort du roi Osias en 740 av. J.-C., auquel succèdent respectivement Joatham, Achaz, et Ezéchias, tandis que, selon la tradition juive, il périt sous le règne de Manassé, fils d’Ezéchias (698-642).

Sous le règne de Joatham, un roi pieux, et alors que le royaume de Juda est en paix, l’oracle d’Isaïe (2, 6-22) se contente de fustiger l’orgueil et la prospérité du peuple élu rebelle à Yahvé16. Mais l’oracle d’Isaïe que met en cause Voegelin se situe pour sa part au début du règne du roi Achaz, en pleine crise politique. Le roi de Damas et le roi d’Israël (le royaume du Nord), veulent en effet entraîner Achaz dans une coalition contre Téglat Phalasar III, roi d’Assyrie, qui menace tout le Proche Orient. Sur les conseils d’Isaïe le jeune roi de Juda refuse, et la ligue déclare alors la guerre à Juda. Alors qu’Achaz est en train de s’interroger sur l’opportunité de recourir à l’aide de Téglat, Yahvé demande à son prophète Isaïe d’intervenir : « Attention, lui recommande-t-il, ne te trouble pas ne crains pas, que ton cœur ne faiblisse pas à cause de ces deux bouts de tisons fumants [la Syrie et Israël]17 » (7, 4-9). Mais le roi – dont Voegelin loue le « bon sens » –, refuse le conseil d’Isaïe de placer sa confiance en Dieu qui lui avait pourtant assuré par la bouche de son prophète : « cela ne tiendra pas ; cela ne sera pas18 », entendons : les desseins de l’ennemi ne seront pas couronnés de succès (7, 6-7). Au cas où le roi – adorateur des idoles et qui avait même offert en holocauste son fils aîné –, refuserait le conseil du prophète, Yahvé avait également prévu un avertissement sous forme de menace : « Mais si vous ne tenez à moi » ou, d’après le commentaire de l’École biblique de Jérusalem « si vous ne croyez pas », « vous ne tiendrez pas » (7, 9), c’est-à-dire vous ne subsisterez pas. Isaïe propose alors à Achaz de demander à Dieu un « signe » tangible, un gage à sa convenance, pour lui confirmer qu’Il lui prêtera assistance. Le roi lui oppose un nouveau refus (7, 10-13), signifiant

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par là à Isaïe qu’il outrepasse ses fonctions et empiète sur son domaine réservé, la prise de décision politique. Le prophète lui annonce néanmoins la naissance de l’Emmanu-el (Dieu-avec-nous), ce Prince-de-Paix qui, contrairement au souverain actuel, saura rejeter le mal et choisir le bien (7, 14-16)19. Il faut d’ailleurs noter qu’Isaïe n’annonce cette naissance à Achaz qu’à contre-cœur et uniquement sur ordre de Yahweh, et qu’il ne confiera dès lors plus ce secret qu’à ses disciples (limmudim) (8-16)20. Cette nouvelle prophétie ne concerne cependant plus le présent mais un futur très éloigné, « dans la suite des temps », car le règne de justice de lEmmanu-el sur lequel Yahvé aura fait descendre son esprit (ruach), ne s’établira qu’au terme d’une époque où le pays aura été complètement dévasté et dans lequel ne subsistera plus qu’un dizième de ses habitants, un « reste » saint (13).

Deux décennies plus tard, le prophète doit à nouveau intervenir lorsque le royaume de Juda, désormais gouverné par Ezéchias et menacé par une invasion assyrienne cette fois-ci, cherche à s’allier à l’Égypte (30, 1-7). Isaïe conseille alors : « Dans la conversion et le calme était le salut, dans une parfaite confiance était votre force » (30, 15)21 et, prédisant le malheur à ceux qui chercheraient protection dans les chars et la cavalerie au lieu de placer leur espoir dans le Saint d’Israël et de consulter Yahvé, il rappelle : « L’Égyptien est un homme et non un dieu, ses chevaux sont chair et non esprit [ruach] » (31, 1-3)].

L’interprétation de Voegelin

Dans les deux oracles adressés à Achaz et à Ezéchias observe Voegelin, il s’agit moins de se résigner à perdre la guerre en s’abstenant de la violence en vue d’obtenir la grâce de Dieu, que bien plutôt de gagner

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la guerre par des moyens plus assurés que les seuls moyens humains. Il rejette comme anachronique l’analyse du théologien Gerhardt von Rad qui interprétait ces passages à la lumière des traditions du rituel de la Guerre sainte, lesquelles étaient menées par Yahvé lui-même au nom de son peuple élu. Voegelin marque en outre sa réprobation par rapport à l’intervention divine qui semble réduire l’homme à l’inaction et à l’attente passive au lieu d’être un acteur politique et de jouer pleinement son rôle dans le « drame de l’histoire ». La seconde critique que Voegelin adresse aux prophètes tient en ce qu’ils interfèrent dans des domaines qui relèvent de la prérogative royale en vue de transformer la réalité sociale. Autrement dit, les prophètes ne parviennent pas à « maintenir l’équilibre entre les exigences de la situation pragmatique et de la vérité transcendante. Dans le premier cas ils refusent de reconnaître ce qui est nécessaire dans la situation pragmatique, et dans le second cas ils souhaitent aller au-delà de ce qui est possible dans le domaine politique », commente John Ranieri22.

Mais Voegelin va plus loin lorsqu’il interprète cette suprématie du « charisme prophétique » par rapport aux armes sur le champ de bataille en termes de « magie ». Dans sa conférence Eranos de 1977, intitulée « Wisdom and the Magic of the Extreme », il utilise en effet le terme de magie comme synonyme de cette Seconde Réalité – un terme qu’il emprunte à Musil et à von Doderer –, caractéristique du refus de ceux qu’il qualifie de « rêveurs activistes » de percevoir la réalité dans laquelle ils vivent et qui lui en substituent une autre. Et il cite entre autres Hegel23, Marx et Nietzsche, autant de penseurs fiers à l’en croire du caractère magique de leur entreprise et de leur position de « sorciers24 ». Pour étayer son hypothèse d’un Isaïe recourant à la magie, il propose

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un rapprochement tout d’abord avec des textes antérieurs tel le cri que pousse Élisée lorsqu’Élie est emporté dans les cieux « Mon père ! mon père ! Char d’Israël et son attelage ! » (2 R, 2, 12). Le « père », c’est-à-dire le prophète était la véritable armure d’Israël, suggère alors Voegelin. Et lorsque le roi Joas venu rendre visite au prophète sur son lit de mort s’exclame à son tour « Mon père ! mon père ! », Élisée, croyant entendre un appel à sa fonction, guide alors la main du roi « par des actes de magie sympathique qui devaient assurer la victoire sur la Syrie » (2R, 13, 14-19), commente Voegelin. Il esquisse ensuite un rapprochement avec un passage des livres ultérieurs des Chroniques où, au moment de livrer bataille contre les Moabites et les Ammonites, le roi Josaphat exhorte ses troupes en reprenant les paroles mêmes d’Isaïe : « Ayez foi en Yahvé votre Dieu et vous subsisterez, ayez foi en ses prophètes et vous réussirez » (2 Ch., 20, 20). À la lecture de ces textes, « il semblerait, écrit Voegelin, qu’on ne puisse écarter complètement le problème de la magie, car la “composante utilitariste”, c’est-à-dire la conviction que le succès est la récompense de la foi, n’est pas sans rapport avec la magie dans la mesure où elle peut être comprise soit comme une magie spiritualisée, soit comme une foi qui a sombré au niveau de la magie25 ».

Voegelin pourtant, se sentait quelque peu mal à l’aise avec sa propre interprétation. Lui-même rappelait en effet ce passage du Deutéronome (18, 10-12) qui interdit la pratique de la magie au risque d’encourir la peine capitale :

Qu’on ne trouve chez toi personne qui s’adonne à la divination, à l’astrologie, à la magie, à la sorcellerie, aux incantations, à la consultation de spectres ou d’esprits, ou à l’évocation des morts.

Israël ne devant écouter que la parole de Yahvé transmise par ses prophètes. Et si Moïse et Aaron peuvent quant à eux susciter des « prodiges » – qu’on songe par exemple à la séparation des eaux de la mer Rouge, à la manne dans le désert, au bâton divin d’Aaron qui surpasse les magiciens de Pharaon – sans pour autant enfreindre la Loi, c’est uniquement parce qu’ils sont les messagers élus de Dieu. Voegelin soumit son interprétation à des théologiens protestants tels Gerhard von Rad et Rudolf Bultmann, ainsi qu’au théologien juif Nahum N. Glatzer

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qui se récrièrent effectivement avec indignation26. Il consentit alors à forger un nouveau terme pour décrire cette croyance en une transfiguration de la réalité grâce à un acte de foi : la « foi métastatique », afin de distinguer ce type de magie « spiritualisée » des types de magie plus primitives. Toutes deux avaient néanmoins un point commun à ses yeux, à savoir « la tentative de produire un résultat escompté grâce à des moyens extérieurs aux relations naturelles de cause à effet27 », et c’est pourquoi dans ses Réflexions autobiographiques il revint finalement à son interprétation première28.

Les composantes « magiques » à l’œuvre dans la foi inconditionnelle qu’Isaïe place en Dieu s’expliqueraient donc par son insatisfaction face à la réalité présente et par son impatience à en faire advenir une autre. Or, « vouloir transformer la réalité en quelque chose que par essence elle n’est pas, équivaut à se rebeller contre la nature des choses telle qu’elle a été décrétée par Dieu29 ». Et, même s’il s’agit ainsi que le concède Voegelin, d’une « rébellion sublime dans la foi d’Isaïe », elle n’en comporte pas moins le danger de déraillements dans différentes directions30. L’autre composante magique à l’œuvre dans la prophétie d’Isaïe tiendrait dans le fait qu’Isaïe « connaît » le plan divin, à savoir qu’Il veut « la survie de Juda en tant que peuple organisé dans l’histoire pragmatique » : l’élément gnostique consisterait ici dans « la connaissance de la recette pour amener à l’existence le royaume plus parfait (voici ce qui est gnostique : la recette) », écrit-il dans « In Search of the Ground31 ». Et Voegelin n’hésite pas à voir dans ces deux éléments le germe des phénomènes ultérieurs de la gnose moderne.

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Les objections à l’interprétation de Voegelin

En recommandant au roi Achaz de déposer les armes, fermement convaincu qu’il est que l’intervention divine transformera la structure même de la réalité temporelle de manière à assurer la victoire de son peuple élu, Isaïe aurait tenté l’impossible selon Voegelin : rejetant l’ordre temporel, il aurait « confondu le saut dans l’être avec un saut hors de l’existence32 », témoignant ainsi d’un déséquilibre entre l’ouverture de la conscience à l’expérience de la transcendance et l’attention nécessaire à l’ordre temporel. Le gnosticisme d’Isaïe consisterait ici en ce qu’il fait intervenir le fondement divin dans l’ordre temporel d’Israël alors même qu’en vertu du saut dans l’être accompli par Israël et de la différenciation de la vérité de son ordre le fondement divin résidait dans un au-delà du cosmos. Mais, pourrait-on lui objecter ici, en entendant la souffrance de son peuple et en le faisant sortir du pays de Pharaon, le Dieu d’Israël avait bel et bien choisi de s’engager dans l’historicité de l’existence humaine, d’adresser Sa Parole en termes humains et de faire connaître son action souveraine dans les relations de la société.

Voegelin, nous l’avons vu, estimait également que le conseil d’Isaïe au roi Achaz de s’en remettre à Dieu plutôt que de compter sur les fortifications de Jérusalem ou sur la force de son armée condamnait à l’apolitisme. Ainsi, pour le théologien américain Maurice P. Hogan, éditeur et préfacier d’Israël et la Révélation, Isaïe, loin d’inciter Achaz à l’inaction, lui conseillerait bien plutôt d’avoir confiance en Dieu et d’attendre calmement que se manifeste Sa volonté afin d’éclairer son action. Selon lui, le conseil que donne Isaïe au roi constituerait moins un « programme politique » qu’une « exhortation spirituelle » destinée à l’instruire et à le guider. Il observe en outre que l’appel réaliste au calme et à la confiance face à la crise « loin de remplacer l’action, y préparent en fait33 ». D’après l’interprétation de ces passages que propose Martin Buber dans La foi des prophètes, nous serions là en présence du « noyau de l’enseignement théopolitique » d’Isaïe :

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Quiconque se commet avec les puissances se désolidarise d’avec la puissance des puissances, qui accorde et reprend le pouvoir, et en paye le prix par la perte de son secours ; tandis que celui qui reste calme, parce que confiant, obtient précisément le discernement et la force politiques nécessaires pour tenir ferme malgré le danger34.

Buber reconnaît pour sa part qu’il s’agit bien d’un « programme politique », lequel n’a pas seulement un caractère négatif car, c’est de ce demeurer calme et confiant, à l’image de l’attitude de Dieu qui « d’où [Il est] [i.e du ciel], regarde, impassible, comme la claire chaleur issue de la lumière, comme une nuée de rosée au chaud de la moisson35 » (18, 4), que doit advenir le royaume de droit, de justice et de sécurité perpétuelle (32, 15).

S’agissant maintenant de la prophétie de l’Emmanu-el, un autre théologien américain, Bernhard W. Anderson, reconnaît que la vision d’une nouvelle société empreinte de paix et de justice s’oppose bien à la société corrompue à laquelle les prophètes avaient à faire face, mais étant donné que celle-ci ne s’accomplit que grâce à « l’“amour jaloux de Yahvé Sabaot”, c’est-à-dire grâce à une merveilleuse intervention divine36 », elle échappe à l’accusation de gnosticisme. Or, le même raisonnement peut s’appliquer dans le cas de la prophétie qui nous occupe : alors que les penseurs gnostiques prétendent parvenir à cette transfiguration de la réalité par la seule action humaine, sans intervention divine, compte tenu de la « fermeture de [leur] âme » à la transcendance, Isaïe au contraire fait exclusivement confiance à l’intervention divine et non pas précisément au pouvoir des hommes. Pour le dire autrement encore, Isaïe incite les hommes à orienter exclusivement leur âme vers l’ouverture au Fondement.

B. W. Anderson, objecte en outre à Voegelin qu’aucun élément ne saurait démontrer qu’en se dotant d’un roi comme toutes les autres nations Israël serait retombé à partir de l’être dans le Shéol des civilisations cosmologiques, les différents prophètes eux-mêmes n’étant pas

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unanimes à ce sujet. Voegelin lui-même ne rappelait-il pas d’ailleurs dans son Introduction à Israël et la Révélation que « les formes symboliques des empires cosmologiques et d’Israël ne s’excluent pas mutuellement [mais] qu’elles font partie d’un continuum », c’est-à-dire que « la forme cosmologique ne perd pas son sens lorsque le centre d’organisation de la symbolisation s’est déplacé vers l’expérience de la Révélation de Dieu à l’homme, pas plus que l’histoire du peuple élu ne perd son sens avec l’avènement du Christ37 ».

Et si B. W. Anderson admet par ailleurs l’éventualité que la vision marxiste puisse être une vision sécularisée de la manière dont les prophètes comprenaient l’histoire, il récuse toutefois l’idée selon laquelle la conception prophétique serait à la racine des désordres de l’époque contemporaine. Enfin, quant à la vision attribuée à Isaïe et à Michée (Is. 2, 1-4 ; Mic. 4, 1-4) de la nouvelle Jérusalem en tant qu’omphalos de paix universelle vers laquelle afflueront les nations, elle concerne les temps futurs, l’horizon eschatologique de l’histoire, et l’auteur en conclut fort justement à notre avis : « on ne trouve aucun fondement dans la prophétie pour l’illusion moderne selon laquelle l’homme peut édifier le royaume de Dieu sur terre, fût-ce au moyen d’une planification technologique ou grâce au zèle révolutionnaire. Cette notion est tout à fait étrangère à l’intelligence prophétique de Dieu et de l’homme38 ».

En conclusion on peut se demander si en recourant aux vocables de « foi métastatique » et de « magie » pour qualifier la prophétie d’Isaïe, Voegelin ne récuse pas l’idée que la confiance (èmounah) en Dieu puisse être le garant de la sécurité (bitahon) d’Israël, en un mot que « la foi est la ferme assurance des choses qu’on espère, [la preuve des réalités qu’on ne voit pas] » d’après l’Épître aux Hébreux (11, 1) ?

Sylvie Courtine-Denamy

Cevipof (IEP, Paris), ITEM

1 E. Voegelin, Collected Works 14, Order and History, t. 1, Israel and Revelation, ed. with an Introduction by Maurice P. Hogan, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2001, [trad. fr. et Préface par Sylvie Courtine-Denamy, Éd. du Cerf, 2012].

2 Id., Lettre 78 du 5 Juillet 1954 à Henry B. McCurdy, CW 30, Selected Correspondance, T. 2, 1950-1984. Translations from the German by Sandy Adler, Thomas A. Hollweck and William Petropoulos, ed. with an Introduction by Thomas Hollweck, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2007, p. 223.

3 Id., CW, 14, Order and History, t. 1, op. cit., p. 168. E. Voegelin avait d’ailleurs envisagé plusieurs autres titres pour ce volume, « Israël et l’histoire », ou « L’Exode. La création de l’histoire par Israël », ou encore « De la mythologie à l’histoire », voir notamment sa Lettre 93 à Helen Wolff du 14 Février 1955, CW 30, op. cit., p. 242-243.

4 Il s’agit respectivement de CW 15, Order and History, t. III, The World of the Polis, ed. with an Introduction by Athanasios Moulakis, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2000, et de CW 16, Order and History, t. IV, Plato and Aristotle, ed. with an Introduction by Dante Germino, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2000 (traduction de T. Gontier, à paraître aux éd. du Cerf). Ces deux volumes qui, à l’exception de la Préface et de l’Introduction, étaient déjà rédigés avant même Israël et la Révélation, parurent l’année suivante, soit en 1957.

5 E. Voegelin, OH 1, p. 5.

6 Ibid., p. 365.

7 Ibid., p. 349.

8 ibid., p. 350.

9 Ibid., p. 23-24.

10 Die politischen Religionen, Vienne, Bermann Fischer, 1938 / The Political Religions, CW 5, Modernity without Restraint, ed. and with an Introduction by Manfred Henningsen, trans. by Virginia Ann Schildhauer, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2000, The Political Religions [trad. fr. et Avant-Propos Jacob Schmutz, Les Religions politiques, Paris, ed. du Cerf, 1994].

11 Ibid., p. 38.

12 Id., CW 5, Modernity Without Restraint, The New Science of Politics, Science, Politics and Gnosticism, op. cit., [traduit, préfacé et annoté par S. Courtine Denamy. La Nouvelle Science du Politique. Une Introduction, Paris, Seuil, 1999. Wissenschaft, Politik und Gnosis, trans. by William J. Fitzpatrick, in ibid. [trad. de l’allemand par Marc B. de Launay, Science, Politique et gnose, Paris, Bayard, 2004]).

13 On se reportera à l’article le plus clair sur ce point « “Religionsersatz” : Die gnostischen Massenbewegungen unserer Zeit », Wort und Wahrheit. XV, I, p. 5-18 / trans. by Helen Lee Potter, « Ersatz Religion : The Gnostic Mass Movements of Our Time », Politeia, 1964 (Volume 1, n. 2), repris in CW vol. 5, Modernity without Restraint, op. cit., p. 295-313.

14 E. Voegelin, CW 34, Autobiographical Reflections, Revised edition, ed. with an Introduction by Ellis Sandoz, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2006 / Réflexions autobiographiques, Traduction, Préface et Anntotations S. Courtine-Denamy, Paris, Bayard, 2004], p. 103.

15 E. Voegelin, OH 1, p. 24.

16 Voir par exemple Is. 2, 12-17.

17 « Prends garde et reste calme », dans la traduction de Martin Buber, La foi des prophètes, Paris, Albin Michel, 2003, Préface de Dominique Bourel, trad. Marie-Béatrice Jehl p. 210.

18 « Cela ne se réalisera pas, cela n’adviendra pas » d’après la traduction de Martin Buber, ibid., p. 211.

19 « La jeune femme » (almah) dit l’oracle (Is. 7, 14), est sur le point de donner naissance à un enfant qu’elle appellera Emmanu-el. Il existe toute une controverse pour déterminer s’il s’agit en l’occurrence de la la reine, l’épouse d’Achaz, ou bien d’une « vierge », comme le laisse entendre la version des Septante.

20 E. Voegelin, OH 1, p. 531.

21 « Dans le retour et le répit vous serez sauvés, dans le calme et l’assurance sera votre force » dans la traduction de M. Buber, La foi des prophètes, op. cit., p. 210.

22 John Ranieri, Eric Voegelin and the Good Society, University of Missouri Press, Columbia et Londres, 1995, p. 155.

23 Voir également l’essai de Voegelin « On Hegel : A Study on Sorcery », CW 12, Published Essays 1966-1985 ; with an Introduction by Ellis Sandoz, Louisiana State University Press, 1990. À propos de l’évolution de la pensée de Voegelin concernant Hegel, voir l’essai de Barry Cooper, « Decrypt : Voegelin and Kojève’s Hegel », http://www.lsu.edu/artsci/groups/voegelin/society/2009%20Papers/Barry%20Cooper2.shtml

24 E. Voegelin, « Wisdom and the Magic of the Extreme », Eranos Conference 1977, Ascona, in Eranos Yearbook 46 (Francfort, 1977), repris dans CW 12, Published Essays 1966-1985, ed. with an Introduction by Ellis Sandoz, Louisiana State University Press, Columbia et Londres, 1990, p. 324. Sur la magie chez Hegel voir également l’essai de Voegelin « On Hegel : A Study in Sorcery », in ibid., p. 213-255.

25 E. Voegelin, OH 1, p. 729-730.

26 Ibid., p. 732, n. 1.

27 Réflexions autobiographiques, op. cit., p. 106.

28 Ibid.

29 OH 1, p. 733.

30 Ibid., p. 752.

31 « In Search of the Ground », CW 11, Published Essays, 1953-1965, ed. Ellis Sandoz University of Missouri Press, Columbia et Londres, 2000, p. 244.

32 OH 1, p. 731.

33 M.-P. Hogan, OH 1, p. 69.

34 M. Buber, La foi des prophètes, op. cit., p. 212.

35 « Je reste calme et observe l’intérieur de ma forteresse [Sion] comme une chaleur claire sur la lumière, comme un nuage de rosée au plus chaud de la moisson », M. Buber, La foi des prophètes, op. cit., p. 211.

36 B. W. Anderson, « Politics and The Transcendent. Eric Voegelin’s Philosophical and Theological Analysis of the Old Testament in the Context of the Ancient Near East », in The Political Science Reviewer, p. 36. http://www.mmisi.org/pr/01_01/anderson.pdf

37 E. Voegelin, OH 1, p. 521.

38 B. W. Anderson, « Politics and The Transcendent », art. cit.