Vers un autre soin de la nature Les rêves de l’eau et l’image du tourbillon
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2013 – 2, n° 3. Prendre soin de la nature et des hommes - Auteur : Dicks (Henry)
- Résumé : Le point de départ de cet article est l’idée qu’afin d’aborder le thème de « prendre soin de la nature et des hommes » nous ne pouvons pas nous focaliser uniquement sur le soin, car nous devons également repenser le socle commun qui lie la nature aux hommes. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les analyses de l’eau comme « matière à rêver » avancées par Gaston Bachelard et Ivan Illich afin, par la suite, de nous concentrer sur l’image fondamentale de la nature (en tant que physis) que propose Edgar Morin : celle du tourbillon. Cette image de la nature comme tourbillon « auto-producteur » se retrouve chez deux penseurs importants de l’écologie. Aldo Leopold, père de l’éthique environnementale, développe une image de la terre comme « fleuve rond » dont l’homme serait le navigateur. Et Janine Benyus, théoricienne importante de la biomimétique, propose d’imiter le faire de la nature en intégrant notre faire et notre agir avec son courant tourbillonnaire. La conclusion principale de nos analyses est que « prendre soin de la nature et des hommes » consiste à « laisser être » l’autos d’êtres auto-producteurs.
- Pages : 121 à 151
- Revue : Éthique, politique, religions
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- EAN : 9782812421204
- ISBN : 978-2-8124-2120-4
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2120-4.p.0121
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/02/2014
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Vers un autre soin de la nature
Les rêves de l’eau et l’image du tourbillon
Les dieux laissent surgir le fleuve qui rage en ses liens ; le laissant surgir, ils l’abandonnent à ce surgissement original et à la destination qui, en lui, va pousser au loin ses tourbillons. Les hommes ne sont pas capables de prêter l’oreille à cette fureur et à cette rage ; ils prennent la fuite.
Martin Heidegger, « Le Rhin », Les Hymnes de Hölderlin
La prise de conscience d’une crise écologique émergente au milieu du vingtième siècle a été marquée, dès le début, par l’emploi d’un vocabulaire médical. Dans “The Round River : A Parable”, le père de l’éthique de l’environnement, Aldo Leopold, parle de la possibilité pour l’écologiste de se voir comme un « médecin1 » et dans Silent spring, Rachel Carson parle sans cesse de la Terre comme souffrant de « maladies », « diseases », et « illnesses2 ». Plus récemment, James Lovelock a reformulé la théorie de Gaïa comme « géophysiologie » ou « science pratique de la médecine planétaire3 ». Conforme à sa vision de Gaïa comme un système cybernétique autorégulateur, traiter ou soigner la terre signifierait la tentative de minimiser ou corriger tout écart par rapport à l’homéostasie planétaire.
Comme le suggère ce dernier exemple, une approche « médicale » à la nature risque de réduire le « soin de la nature » à l’accumulation de connaissances scientifiques et à l’application de techniques d’ingénieurs.
Mais, si c’est le cas, on peut se demander s’il est vraiment approprié d’employer la notion de « soin » dans ce contexte. Peut-être peut-on « traiter » des « maladies » écologiques par les interventions de « médecins planétaires », mais est-ce que c’est la même chose que de « soigner » ou « prendre soin » de la nature ? La question se complique lorsqu’on considère la façon dont on va parfois concevoir la notion du « soin » dans un contexte humain. Dans Vulnérabilité : Pour une philosophie du soin, par exemple, Jean-Philippe Pierron distingue le soin technoscientifique, celui de la technique médicale dispensée selon une logique d’efficacité opérationnelle, du soin humain, celui de la reconnaissance de l’autre à travers ses demandes, sa dignité, et ses besoins communicationnels4. Or, ces trois façons de penser un soin qui ne se réduit pas à la médecine technoscientifique ne concernent que les humains. Que J.P. Pierron invoque Levinas pour penser l’exigence éthique d’amener au malade un verre d’eau, Kant pour respecter la dignité sans prix du sujet, ou encore Habermas pour penser la dimension communicationnelle du soin, c’est toujours le soin du sujet humain dont il est question. Mais, tant que la philosophie du soin se base sur une distinction entre les objets physiques et les sujets humains, il sera très difficile de concevoir ce que peut être un soin de la nature qui ne voit pas celle-ci comme un simple corps physique à traiter par la science médicale et qui ne la transforme pas non plus en visage, être rationnel, ou sujet communicationnel. Dès lors, une possibilité se présente : que nous pouvons certes appliquer à la nature les concepts « technoscientifiques » de la médecine, mais nous ne pouvons pas y appliquer la notion plus « éthique » du soin.
Le point de départ de cet article est donc la tentative d’échapper à l’alternative suivante. Ou bien réduire la nature à n’être qu’un simple objet physique par transfert de concepts relevant de la science médicale. Ou bien anthropomorphiser la nature en y appliquant des concepts du domaine du soin dispensé à l’humain. Poser le problème ainsi souligne un danger qui guette tout discours sur le thème de « prendre soin de la nature et des hommes », à savoir que ce discours se focalise uniquement sur le soin5, laissant ainsi de côté toute réflexion ontologique sur la nature et les hommes. Ceci ne veut pas dire que nous pouvons nous passer
du concept de soin pour centrer la réflexion sur des questions ontologiques traditionnelles. Qu’est-ce que la nature ? Qu’est-ce que l’homme ? Quel est le rapport entre eux ? Au contraire, la question pertinente est plutôt : qu’est-ce que la nature et les hommes ont en commun pour qu’on puisse parler de « soin » dans les deux cas ? Dans cette optique, il n’est pas question d’appliquer un concept « humain » à la sphère de la nature mais plutôt de penser un socle commun qui relie l’homme à la nature et permette de penser leur relation comme une relation de soin. Et, parce que ce socle commun ne peut être que du côté de la nature, notre tâche principale sera de penser celle-ci autrement que comme un simple objet physique à traiter par les connaissances et les techniques de la science médicale.
Sur le plan philosophique, cette tâche impliquera la mise en question de chacune des trois branches de la philosophie moderne : (i) la métaphysique et l’épistémologie ; (ii) l’esthétique ; (iii) l’éthique et la politique. Suite à la montée de la physique comme science fondamentale et paradigmatique, la métaphysique est tombée en désuétude, laissant la place à l’épistémologie, laquelle se trouve chargée d’asseoir nos connaissances scientifiques. L’esthétique, quant à elle, se conçoit comme un rapport subjectif et désintéressé à des objets – qu’ils soient naturels ou artistiques – possédant certaines qualités dites « esthétiques » (beauté, sublimité, etc.). Enfin, l’éthique et la politique sont rangées du côté du sujet, dans la mesure où, selon l’argument célèbre de Hume, on ne peut pas déduire les valeurs ou les devoirs des sujets à partir de faits objectifs.
Contrairement à ce schéma moderne, nous adopterons dans cet article une division de la philosophie qui remonte aux origines grecques de la pensée occidentale. Calquée sur la physiologie, plutôt que sur la physique, la nature sera pensée selon un concept absent de la physique moderne : la physis. L’épistémologie, quant à elle, ne sera pas pensée en premier lieu comme l’étude de l’épistème de la théoria (savoir), mais plutôt comme l’étude de l’épistème de la tekhnè (savoir-faire)6. À la place
de l’esthétique, nous étudierons plutôt la poésie, pensée selon sa racine grecque de « poiesis », dont le sens est « faire émerger » ou « amener dans l’ouvert ». De ce point de vue, les êtres naturels et les œuvres d’art ne sont pas en premier lieu des objets dotés de qualités esthétiques, mais des êtres qui « font émerger » un monde, c’est-à-dire des êtres qui font imaginer et rêver des modalités possibles d’existence. Enfin, l’éthique ne sera plus pensée comme tout d’abord un système de règles et de devoirs qui correspond à des valeurs, mais comme un ethos, c’est-à-dire un lieu d’habitation7. L’éthique s’étend ainsi au-delà de la systématisation des règles et des devoirs pour s’ouvrir à d’autres questions concernant notre habiter, notamment celles liées à la production et à l’organisation des êtres et du monde.
Penser un « autre soin de la nature », c’est-à-dire un soin qui ne se réduit pas à des interventions technoscientifiques conçues dans le cadre de la philosophie moderne, sera donc une tâche à la fois ontologique, poétique, et éthique.
Les Rêves de l’eau
Au lieu d’aborder de façon directe cette tâche de penser un « autre soin de la nature », nous prendrons un exemple plus restreint : l’eau. Pourquoi l’eau ? En tant qu’élément, il est difficile d’attribuer à l’eau des qualités spécifiquement humaines telles que le visage, la rationalité, ou la communication intersubjective. Pourtant, l’eau n’est pas non plus un objet physique avec lequel il serait complètement inconcevable d’entrer dans un rapport de soin, comme cela semblerait être le cas pour un atome ou un électron. L’eau se prête donc de façon intéressante à une analyse à partir des trois théories classiques de l’éthique environnementale. Selon l’éthique anthropocentrique, l’eau n’aurait pas de valeur en soi. Elle pourrait néanmoins faire l’objet de soin par l’homme, dans la mesure où cela lui serait avantageux. Selon l’éthique bio-centrique, l’eau n’aurait
pas de valeur en soi, mais serait néanmoins une valeur indispensable à la vie. Et selon l’éthique éco-centrique, l’eau aurait une valeur intrinsèque en tant qu’élément inséparable et indispensable de tout écosystème. De notre point de vue, le risque que courent toutes ces analyses est de rester dans le cadre d’une philosophie moderne de la nature : à partir d’une « base objective » dans les sciences anthropologiques, biologiques, ou écologiques, ces trois éthiques ne parlent de l’eau qu’en tant qu’objet dont la « valeur » estimée nécessaire pour un engagement éthique ou politique n’est établie que par la suite – et toujours de façon discutable.
Il existe une autre façon de penser l’eau. Dans l’œuvre de Gaston Bachelard, les quatre éléments sont étudiés dans le cadre de ce qu’il appelle « l’imagination matérielle8 ». L’eau, de ce point de vue, n’est pas pensée selon les concepts scientifiques (H2O, etc.) mais sera plutôt « rêvée » à travers des images et des imaginaires poétiques : l’eau pure, l’eau féminine, l’eau douce, etc. Néanmoins, force est de constater que Bachelard reste au niveau de l’analyse des rêves poétiques, sans que ces rêves ne soient pensés par rapport à l’éthique (au sens d’un ethos), c’est-à-dire par rapport à notre habiter. C’est dans ce contexte que l’essai d’Ivan Illich, « H2O : Les Eaux de l’Oubli9 », nous intéresse. Prenant le concept bachelardien d’« imagination matérielle » comme point de départ, Illich propose d’analyser sa portée dans une situation concrète : l’invitation – suite à l’annonce par la ville de Dallas de créer un lac en plein cœur de la ville – du Dallas Institute of Humanities and Culture à réfléchir sur « l’eau et les rêves dans la mesure où ils contribuent à faire fonctionner la ville » (Illich, « H2O : Les Eaux de l’oubli », p. 465). Sans entrer dans les détails des analyses d’Illich, deux idées retiennent notre attention : i) alors que la conception scientifique de l’eau comme H2O serait une production de la société industrielle, l’eau « elle-même » serait plutôt une matière dotée d’une « capacité quasi illimitée de véhiculer des métaphores » (Illich, ibid., p. 480) et donc de nourrir un nombre quasi infini de rêves ; ii) ce sont l’imaginaire et le rêve poétiques – en l’occurrence de l’eau – qui rendent une ville « habitable », car ce sont eux qui font émerger une division de la ville en un dedans et un dehors. Sans eux, on ne pourrait que « vivre » dans une ville comme
Dallas, qui, dès lors, serait comprise de façon cartésienne, c’est-à-dire en termes de coordonnées géométriques, adresses postales, et critères de recensement (Illich, ibid., p. 470). De ce point de vue, on peut dire qu’Illich suit non seulement Bachelard, pour qui « l’espace habité transcende l’espace géométrique » (Bachelard, La Poétique de l’espace, p. 58), mais aussi Heidegger, qui ajouterait que ce n’est que « poétiquement » que l’homme « habite10 ». Nous verrons plus loin l’importance de ces deux points. Pour l’instant, nous voudrions plutôt souligner que, malgré l’intention affichée, les réflexions d’Illich ne franchissent pas vraiment la frontière de l’engagement éthique et politique. À ce titre, il est significatif que son essai se termine par un double négatif : « Il me semble que ces réflexions ne sont pas sans portée si, au cœur de Dallas, doit naître un lac. » (Illich, op. cit., p. 516) Il reste donc à voir quelle est la portée de ces réflexions.
L’Image du tourbillon
À notre avis, la difficulté qu’éprouve Illich à franchir le seuil de l’engagement éthique est liée à la richesse de l’imaginaire de l’eau. Nous avons beau « limiter » nos analyses à un seul élément, celui-ci s’avère doté d’une capacité « quasiment illimitée » de véhiculer des symboles, des métaphores, et des images. Or, s’il est vrai que des images poétiques de la nature ne sont pas sans portée pour notre habiter, et donc pour notre éthique, il est également vrai que ces images doivent préalablement se concrétiser ou prendre forme. Pourtant, comme le montre Bachelard, l’eau elle-même n’est pas une image concrète ou une forme, mais plutôt une matière informe à partir de laquelle notre imagination « produit des germes » et par-là lui « donne vie » (Bachelard, L’Eau et les rêves, p. 8). Nous allons donc nous concentrer sur une seule image : celle du tourbillon11.
Dans le cadre de la philosophie moderne, la pensée est comprise comme une opération portant sur des concepts (signifiés), même si, en fonction de besoins communicationnels, ceux-ci doivent nécessairement être codifiés en formes phénoménales (signifiants). De ce point de vue, un tourbillon pourrait se conceptualiser ainsi : « système qui s’autoproduit grâce à un apport continu d’énergie ». Or, ce processus d’abstraction conceptuelle nous fait perdre l’image originale pour n’en garder que le concept. Certes, le concept peut ensuite s’incarner dans d’autres images d’autres éléments, tels le feu (les étoiles) ou l’air (les tornades)12 ; n’empêche qu’une coupure s’installe ici entre concept et image. Tenant bien compte de ceci, considérons l’analyse avancée par Heidegger du poème Le Rhin de Hölderlin, et plus précisément la partie intitulée « à propos de la différence entre compréhension poétique et représentation scientifique de la nature ». Ici, Heidegger explique que le poète ne saurait trancher entre concept et image :
…le poète non seulement peut, mais doit alternativement parler du fleuve et du destin ; ce faisant, il ne sous-entend pas le fleuve comme image chargée de rendre sensible, et le destin comme le concept abstrait qui lui correspond. Dans les deux, il pense une seule et même chose. Le fleuve Rhin est un destin, et le destin n’advient que dans l’histoire de ce fleuve. Toute tentative de trancher entre image et concept manque nécessairement la vérité poétique (Heidegger, « Le Rhin », p. 182).
Donc, alors que Heidegger pense que la poésie maintient le concept et le « véhicule phénoménal » (image, son, mot écrit, etc.) dans une unité originaire, la pensée scientifique cherche à les séparer. En effet, selon la pensée scientifique, le « véhicule phénoménal » du concept – l’image, par exemple – est au mieux un ornement esthétique et au pire une pathologie qui risque de nous détourner du sens exact du concept13. Mais, comme les concepts ne peuvent se passer d’un tel « véhicule », l’idéal de la pensée scientifique – soutenue bien sûr par la philosophie moderne – est de formaliser les concepts par le truchement du langage logique et mathématique de sorte que les « pathologies » de l’image et/ou
de la langue naturelle ne posent plus de dangers épistémologiques. Or, si la poésie est l’unité originaire entre concept et forme phénoménale, il s’ensuit que la pensée moderne exclut la poésie, comme l’atteste la plupart des textes scientifiques, ainsi que ceux qui relèvent du domaine de la philosophie analytique. Dans le cas de ce que Heidegger appelle la « vérité poétique », par contre, un tourbillon n’est ni une simple image dépourvue de sens, ni un concept abstrait dépourvu d’image, mais les deux en même temps14.
Dans La Question de la technique15, Heidegger approfondit cette thèse de l’exclusion de la poésie, cette fois-ci dans le contexte de la technique. Il n’affirme pas directement que la technique exclut la poésie, mais plutôt qu’elle exclut la poiesis, mot qu’il interprète comme « faire émerger » (hervorbringen), et qui, d’après lui, se décline chez les grecs en tekhnè (poiesis en alloi) et physis (poiesis en heautoi). Si la poésie se trouve aujourd’hui « exclue », c’est donc à travers deux événements étroitement liés : 1. l’oubli de l’être en tant que physis ; 2. le creusement d’un écart radical entre poiesis et tekhnè, qui a pour conséquence de réduire la tekhnè à la technique et la poiesis à la poésie. C’est cette double réduction qui donne lieu à l’opposition radicale qu’observe Heidegger entre la compréhension poétique du Rhin que l’on trouve chez Hölderlin et l’exploitation technique du Rhin comme simple source d’énergie dans la centrale électrique16. Néanmoins, Heidegger cite aussi la parole célèbre de Hölderlin – « Mais, là où il y a danger, là aussi / Croît ce qui sauve » – pour affirmer que la poiesis, « ce qui sauve », pourrait émerger des racines de la technique.
Si c’est vraiment dans les racines de la technique que peut croître la poiesis, on pourrait chercher les débuts de cette croissance dans les textes fondamentaux de la cybernétique, science transdisciplinaire, laquelle, selon Heidegger, a remplacé la philosophie et la poésie, inaugurant ainsi l’oubli « total » de l’être17. Or, on trouve dans The Human Use of human beings18 – livre écrit par Norbert Wiener, père de la cybernétique, dans le but de vulgariser les concepts plus formels élaborés dans son livre précédent, Cybernetics19 – un passage fort curieux où apparaît l’image du tourbillon :
We are but whirlpools in a river of ever-flowing water. We are not stuff that abides, but patterns that perpetuate themselves (Nous ne sommes que des tourbillons d’un fleuve intarissable. Nous ne sommes pas substance qui demeure, mais modèles qui se perpétuent) (Wiener, The Human Use of human beings, p. 96)
Ce passage nous intéresse pour deux raisons, l’une poétique, l’autre ontologique.
Du côté de la poésie, regardons de près le contraste entre “stuff that abides” (substance qui demeure) et “patterns that perpetuate themselves” (modèles qui se perpétuent). Citant Gerard Manley Hopkins et Paul Valéry, Roman Jakobson définit la poésie comme “speech wholly or partially repeating the same figure of sound” (parole qui répète, entièrement ou en partie, la même figure de son) (Hopkins, cité dans Jakobson, “Linguistics and poetics”, p. 39) et « hésitation entre le son et le sens » (P. Valéry, cité dans Jakobson, op. cit., p. 45). À condition d’ajouter que la possibilité de cette hésitation découle de l’« unité originaire » du son et du sens, ces deux définitions nous permettent de comprendre l’aspect poétique du contraste proposé par Wiener : à la différence de “stuff that abides”, non seulement on constate dans “patterns that perpetuate themselves” la répétition des mêmes figures de son de “patterns” dans “perpetuate” (le « p » et le « t » se dédouble, le « er » se répète), mais cette répétition va de pair avec le concept que Wiener cherche à illustrer – que ces patterns se
perpétuent –, manifestant ainsi ce que Heidegger, à propos de la poésie (de Hölderlin), appelle « la plénitude de sa vérité, où le son et le sens ne sont pas encore désunis » (Heidegger, « Le Rhin », p. 211).
À cette dimension poétique, s’ajoute une dimension ontologique : Wiener dit ce que nous sommes. Ce constat ontologique ne se fait pas à travers un langage scientifique qui propose une définition formelle de l’être vivant, mais plutôt à travers ce qui semblerait au premier abord être une métaphore poétique, celle du tourbillon. Or, il n’est pas difficile de montrer que cette métaphore « déconstruit » l’idée fondamentale sur laquelle la cybernétique se base, c’est-à-dire l’idée que les êtres vivants que nous sommes peuvent être compris par cette autre métaphore qu’est la machine autorégulatrice ; les tourbillons diffèrent fondamentalement de ces machines, puisque, tandis que les machines cybernétiques sont produites par l’homme (poiesis en alloi), les tourbillons s’autoproduisent (poiesis en heautoi). En outre, Wiener aurait du mal à désavouer cette métaphore du tourbillon, par exemple en disant qu’elle était censée être « ornementale », mais qu’au final elle s’avère plutôt « pathologique » : il commence le chapitre dans lequel cette image se trouve en disant qu’il « contient un élément de fantaisie » et que la fantaisie « a toujours été au service de la philosophie », proposition qu’il justifie en disant que « Platon n’avait pas honte d’habiller son épistémologie dans la métaphore de la caverne. » (Wiener, op. cit., p. 95) Nous sommes d’accord, mais nous ajouterions que l’on sort ainsi du domaine propre de la cybernétique, et on entre, comme on vient de le voir, dans le domaine de la poésie et de la philosophie.
Cette lecture « déconstructive » de Wiener se confirme par la thèse d’Edgar Morin, selon laquelle la cybernétique nous empêche de voir la physis et la poiesis20. Selon Morin, les concepts clés de la cybernétique, tels l’autorégulation et la rétroaction, nous empêchent de voir la physis et ses concepts clés que sont l’autoproduction et la récursion. Cette physis, que Morin décrit dans des tourbillons de toutes sortes (étoiles, remous, tornades…), n’est rien d’autre, selon lui, que l’être, car c’est grâce à l’autoproduction que les premiers êtres « se font émerger » et du coup « existent ». Cette existence autoproduite inaugure, d’ailleurs, la distinction fondamentale entre soi et autre, dedans et
dehors, sans laquelle, nous l’avons déjà vu, l’« habiter » est impossible21. Néanmoins, Morin rappelle que ces premiers êtres auto-producteurs ne sont pas encore vivants ; les tourbillons ne deviennent vivants que lorsque le « génotype », ce qui génère l’être phénoménal, se différencie du « phénotype », l’être phénoménal lui-même22. De ce point de vue, un organisme n’est pas, comme le pense Richard Dawkins23, un « véhicule » ou un « robot » construit pas des molécules égoïstes pour que ces mêmes molécules puissent poursuivre leur « quasi-but » de se répliquer ; car la vie n’a pas pour origine un cristal apériodique (le génotype) qui bâtit une autre structure cristalline (le phénotype) autour de lui-même afin de survivre et de se répliquer dans un milieu fluide (eau ou air). Au contraire, la vie est un mouvement fluide et tourbillonnaire à l’intérieur et à la frontière duquel ont émergé des structures cristallines. Comme le dit Michel Serres dans son étude de la physique de Lucrèce :
Soit un écoulement donné, un flux atomique. Par la déclinaison, la première tangente à la courbe formée, puis par le tourbillon, une chose est constituée, relativement stable. Reste en écart à l’équilibre, prête à se rompre et à mourir ou disparaître, mais résistante par ses conjonctions établies, entre le flot torrentiel et le fleuve d’aval. C’est une turbulence stationnaire. Au sein de ce noyau formé, les coniuncta se cristallisent en réseau. (M. Serres, La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, p. 155)
De ce point de vue, la différenciation du génotype et du phénotype est un processus secondaire, voire tertiaire, précédé par l’émergence d’un être auto-producteur, ainsi que par la reproduction de celui-ci par un processus de scission spontanée24. En effet, ce n’est que suite à l’émergence par reproduction d’une multiplicité de ces êtres auto-producteurs que peut s’exercer un processus de sélection naturelle en faveur d’un génotype partiellement différencié du phénotype où s’inscrit le patrimoine génétique nécessaire à la perpétuation de ces êtres désormais « vivants ».
Cette différenciation secondaire ou tertiaire du génotype et du phénotype explique, par ailleurs, l’importance de l’image du tourbillon : le fondement de la vie est la physis, c’est-à-dire le mouvement tourbillonnaire ou auto-producteur, mais, à mesure que la vie émerge de la physis à travers des processus évolutifs qui favorisent la différenciation croissante du génotype et du phénotype, l’image du tourbillon commence à s’embrouiller. L’importance de cette image est donc la coïncidence originaire entre le phénotype et le génotype qu’elle donne à voir : le phénomène que nous observons (un être qui s’auto-génère) est la même chose que le processus responsable de son existence (l’auto-génération d’un être). Une conclusion importante en découle : la vie est un tourbillon complexe, mais, à mesure qu’elle se complexifie, elle ne ressemble plus à ce que, dans ses racines ontologiques, elle est toujours : un tourbillon. « Une image travaillée perd ses vertus premières », disait Bachelard (op. cit., p. 211). « L’être aime à se voiler », disaient Héraclite et Heidegger (« Alèthéia », p. 311-341).
L’oubli cybernétique de l’être comme physis s’accompagne d’un oubli de la poiesis. Comme l’observe Morin, la poiesis – mot qu’il n’emploie pas comme Heidegger au sens phénoménologique de « faire émerger », mais plutôt lorsqu’il est question d’une production « créative » – ne peut avoir lieu sans des êtres auto-producteurs capables de créer des organisations plus complexes (étoiles, êtres vivants, écosystèmes, mais non pas pierres, tables, robots)25. Or, si, par le biais de la différenciation du
génotype et du phénotype, émergent des « fonctions » et des « organes » (ou organites), c’est toujours à l’intérieur du processus fondamental qu’est l’autoproduction, sans quoi l’être en question cesse d’exister ou périt. La cybernétique, en revanche, pose dès le début une distinction entre le but et l’outil (ou bien l’organe) par quoi ce but s’accomplit. Les buts que nous assignons à des machines cybernétiques à travers nos programmes sont exclus de la théorie cybernétique des mécanismes d’autorégulation par lesquels ces buts s’accomplissent26. Un constat similaire s’applique à l’explication « techno-logique » de l’origine de la vie qu’avance Richard Dawkins. Dans un premier temps, explique Dawkins, il existait des « molécules égoïstes » qui possédaient le « quasi-but » de se répliquer et qui peuvent donc être qualifiées de « quasi-agents ». Ce n’est que dans un deuxième temps, dit-il, que ces molécules deviennent des gènes, c’est-à-dire des entités capables de générer un phénotype, compris comme le véhicule cybernétique par lequel le « quasi-but » des « molécules égoïstes » finissent par s’accomplir. Cette théorie pose donc une séparation ontologique fondamentale entre le « quasi-but » qu’ont les molécules égoïstes de se répliquer et le véhicule cybernétique par lequel ce but finit par s’accomplir27. De façon similaire, dans la théorie cybernétique
du langage, c’est-à-dire la théorie de l’information, le sens d’une phrase, ce que nous voulons dire, est exclu de cette théorie, qui, elle, ne porte que sur des questions de probabilité liées à la transmission des signifiants28. Or, pour nous, ce qui caractérise la poésie est précisément le refus de trancher entre d’une part le concept (le signifié), ce que nous voulons dire, et d’autre part la forme phénoménale (le signifiant), ce par quoi nous disons ce que nous voulons dire. En poésie, la forme phénoménale n’est pas un « véhicule » qui nous permet de dire ce que nous voulons dire et qui pose d’ailleurs le danger pathologique de nous faire dire autre chose que ce nous voulons dire (d’où la nécessité du langage formel). Une telle différenciation est en effet secondaire par rapport à l’unité originaire du concept (ou génotype)29 et de la forme phénoménale (ou phénotype) que nous donne à voir l’image du tourbillon30.
L’image du tourbillon, en tant qu’image fondamentale de la nature au sens de la physis, s’étend, au-delà des êtres vivants, aux écosystèmes. Dans “The Round River : A Parable”, Aldo Leopold nous raconte la
découverte de Paul Bunyan à Wisconsin de Round River : « un fleuve qui s’écoulait en lui-même, circulant ainsi autour d’un circuit sans fin » (Leopold, “The Round River : A parable”, p. 158). Or, selon Leopold, ce « fleuve rond » n’est pas seulement quelque chose que Wisconsin « possède », car, selon lui, Wisconsin « est » un fleuve rond31. Ce que Leopold veut dire par cette parabole est qu’un écosystème comme celui de Wisconsin s’autoproduit de façon circulaire à la manière d’un fleuve rond, voire, ajoutons-nous, d’un tourbillon. D’ailleurs, comme c’est le cas chez les êtres vivants, Leopold pense que ce mouvement circulaire se complexifie pour former un réseau fertile et hautement diversifié, au point d’acquérir une stabilité telle qu’il peut durer pendant des milliers d’années. Leopold en dégage la conclusion suivante : « Le destin de l’écologie est de devenir la science [lore] du fleuve rond. » (Leopold, ibid., p. 159)
Cette parabole du fleuve rond fournit aussi une nouvelle conception du rapport entre l’homme et la nature :
We of the genus Homo ride the logs that float down the Round River, and by a little judicious ‘burling’ we have learned to guide their direction and speed. This feat entitles us to the specific appellation sapiens. The technique of burling is called economics, the remembering of old routes is called history, the selection of new ones is called statesmanship, the conversation about oncoming riffles and rapids is called politics (Êtres du genre Homo, nous nous trouvons sur des rondins qui voguent le long du Fleuve Rond, et grâce à l’enlèvement judicieux de leurs « nœuds », nous avons appris à guider leur direction et leur vitesse. Cet accomplissement nous octroie le titre spécifique de sapiens. La technique de travailler les rondins s’appelle « l’économie », le souvenir des vieilles routes « l’histoire », la sélection de nouvelle routes « la direction de l’État », et la conversation sur des vagues ou des rapides à venir « la politique ») (Leopold, ibid., p. 158)
On pourrait peut-être objecter que cette image de l’homme comme « navigateur » ressemble au fameux « kybernetes » (barreur) de Wiener, qui corrige par une procédure de rétroaction négative tout ce qui l’écarte de sa destination choisie32. La différence est que le barreur léopoldien guide son vaisseau sur des courants circulaires et non pas sur une mer informe qui lui permet de choisir arbitrairement sa propre destination. En d’autres termes, l’homme ne peut pas seulement se choisir des
objectifs à atteindre sur un plan linéaire (trajet de A à B), mais doit plutôt reconnaître que sa liberté est à la fois produite et limitée par le courant circulaire dans lequel elle a lieu.
Une autre théorie écologique célèbre où apparaît l’image du tourbillon est la « biomimétique » de Janine Benyus :
Getting your boat into an eddy is hard work. You must cross the line of tension, the rip between the downstream torrent and the curling upstream flow. […] In the same way, our transition to sustainability must be a deliberate choice to leave the linear surge of an extractive economy and enter a circulating, renewable one (Ce n’est pas facile de faire entrer son bateau dans un tourbillon. Il faut traverser la ligne de tension, la déchirure entre le torrent en aval et le flux qui boucle en amont. […] De façon similaire, notre transition vers la durabilité doit être un choix délibéré de quitter le torrent linéaire d’une économie fondée sur l’extraction et d’entrer dans une économie circulaire et renouvelable) (Benyus, Biomimicry, p. 56)
Malgré certaines similarités évidentes, cette image se différencie de celle de Leopold. Alors que Leopold voit la nature comme un fleuve rond et se demande comment s’y prendre pour le naviguer, Benyus constate que notre économie actuelle est un « torrent linéaire », pour se demander ensuite comment nous pouvons « imiter la vie » et faire de cette économie une économie circulaire. Il est essentiel, cependant, de ne pas penser la biomimétique en se référant au concept platonicien de « mimésis ». Ceci impliquerait de réduire la connaissance de la nature à une représentation dégradée des Idées pures et abstraites. Comme l’explique Paul Ricœur, traduire mimésis par imitation suppose une logique platonicienne, alors que mimésis peut également être compris au sens aristotélicien, selon lequel elle peut créer ou faire émerger des possibilités inédites33.
Une telle réflexion philosophique est certes absente du livre Biomimicry, mais elle y est néanmoins implicite. Comme Benyus le montre à travers des exemples abondants, produire ou créer de façon biomimétique veut dire se rendre attentif à la façon dont la vie ou la nature produit ou crée (poiein), pour ensuite s’inspirer de ce « poiein » dans ses propres productions ou créations. Certes, ceci nous impose des limites dans la mesure où la nature n’est et ne peut être qu’un fleuve rond ; mais à l’intérieur de ce fleuve rond nous pouvons néanmoins créer ou faire émerger à notre façon.
Il s’ensuit qu’au lieu de connaître des faits sur la nature (ex : l’eau est H2O) pour ensuite manipuler celle-ci selon notre volonté, notre tâche est plutôt de reconnaître et reproduire le faire de la nature, ce qui ne veut pas dire « copier » ou « imiter » ce que la nature a déjà fait, car cela équivaudrait à imiter ou à répéter de façon secondaire et dégradée les créations d’un autre, mais plutôt d’intégrer notre « faire » (poiein) avec celui du fleuve rond34. D’ailleurs, dans la mesure où l’imagination biomimétique vise à reproduire ou recréer le poiein de la nature, la biomimétique est une technique « poétique » ; elle surmonte l’oubli de la physis (l’être comme autoproduction) et, ce faisant, ramène la poiesis de son exil dans la poésie. De ce point de vue, il est tout à fait logique que Benyus écrive :
Because nature spins her spell in such a small space, her creations read like a poem that says only what it means. / Studying these poems day in and day out, biomimics develop a high degree of awe, bordering on reverence (Comme la nature déploie sa magie dans si peu de place, ses créations lisent comme un poème qui dit seulement ce qu’il veut dire. / Etudiant ces poèmes jour après jour, les biomiméticiens cultivent un niveau élevé d’émerveillement, proche de la révérence). (Benyus, op. cit., p. 7)
Cette interprétation poétique de la nature diffère donc très nettement du regard désintéressé sur elle que porte l’esthétique. En effet, la nature n’est pas pensée ici en termes d’objets dotés de qualités esthétiques, mais en termes d’êtres qui peuvent « faire émerger » un monde, c’est-à-dire des êtres qui font imaginer et rêver des modalités possibles d’existence.
Un autre soin de la nature
Tant que ceux qui visent à « soigner » ou « prendre soin » de la nature restent dans le cadre de la philosophie moderne, il ne sera pas question de la « compréhension poétique » de la nature, ou, pour reprendre des
exemples aquatiques, de la mer informe, de la source originale, du fleuve destinal, ou du tourbillon créateur. De même, il ne sera pas question de tourbillons ; les tourbillons n’entrent même pas dans le débat, car il est évident qu’on ne peut pas « soigner » ou « prendre soin » d’un tourbillon comme cela pourrait à la limite être le cas – si on ne craint pas les pathologies qui peuvent résulter d’un discours métaphorique – pour une mer ou un fleuve « malade ». Et il est vrai qu’on ne peut pas « soigner » ou « prendre soin » d’un simple tourbillon ; mais il est vrai aussi que notre analyse du tourbillon nous permet de penser un « autre soin de la nature ».
Dans le cas d’une machine, il n’est pas question de soigner, mais plutôt de réparer. Dès qu’une machine ne fonctionne plus, il s’agit simplement de lui restituer sa fonctionnalité perdue. Dans le cas d’un tourbillon, par contre, l’absence de fonctions et d’organes rend impossible le soin. Il s’ensuit que le soin ne se situe ni au niveau de la machine, où génération et existence phénoménale sont originairement dissociées, ni au niveau du tourbillon, où génération et existence phénoménale se trouvent encore dans une unité originaire avant toute différenciation (le génotype est le phénotype). En revanche, le soin porte sur des êtres auto-producteurs au sein desquels fonctions et organes ont émergé à travers la différenciation intérieure de ces êtres. Cependant, comme c’est l’être et donc l’autoproduction que nous avons « oubliés35 », le danger principal que nous courons aujourd’hui est de réduire le soin à des interventions techniques linéaires. De ce point de vue, soigner ou prendre soin de la nature veut dire veiller à ce qu’elle puisse être ce qu’elle est, c’est-à-dire s’autoproduire.
Comprendre ainsi le soin de la nature a des conséquences très concrètes. Dans le deuxième tome de La Méthode, Morin écrit :
Génétisme et environnementalisme, tout en se combattant, ont pour trait commun d’annihiler l’autonomie phénoménale de l’individu. Plus ils se disputent l’autorité causale, moins ils en laissent à l’être vivant lui-même, et celui-ci, laminé entre genos et oikos, n’est plus qu’une mince pellicule qui les sépare. / C’est qu’incapable de reconnaître l’auto-détermination et
l’auto-causalité, la logique simplificatrice écrase l’autos, soit sous les déterminismes et aléas supérieurs du Milieu, soit sous les déterminismes et aléas supérieurs de l’empire des Gènes. Les êtres vivants apparaissent donc comme des jouets et marionnettes dont le ressort et les ficelles viennent toujours d’ailleurs qu’eux-mêmes. (Morin, La Méthode, Tome 2 : La Vie de la vie, p. 139)
Or, la négation selon laquelle l’être phénoménal ne peut être produit que par autre chose que lui-même – ses gènes ou son environnement – va de pair avec la maîtrise et la domination des êtres vivants par le truchement d’interventions techniques linéaires. Est révélateur l’exemple des manipulations génétiques en agriculture qui visent à rendre des plantes résistantes aux produits toxiques appliqués à leur environnement, notamment les herbicides et les pesticides synthétiques. Une telle manipulation constitue un « arraisonnement » de l’être vivant, c’est-à-dire une tentative d’établir des raisons pour lesquelles l’être phénoménal est comme il est36 – ses gènes, son environnement – afin d’en manipuler ces deux variables en fonction de la volonté humaine. Cette négation de l’autos de l’être vivant s’accompagne de l’écrasement de l’autos de l’agriculteur, qui ne produit plus du tout pour lui-même et pour ses proches, et dont l’existence même se trouve déterminée par les aléas du marché mondial ainsi que par sa capacité d’acheter chaque année des semences génétiquement manipulées et des produits « phytosanitaires » de grandes sociétés internationales37. De ce point de vue, prendre soin d’un être – que ce soit un être vivant ou un être humain – c’est laisser être son autos, au sens de son autoproduction, auto-organisation, autonomie,
et ainsi de suite. De façon similaire, soigner un être malade aura pour visée de lui restituer son autos temporairement perdu ou affaibli.
Une telle conception du soin ne veut pas dire que seul compte l’autos, d’où l’importance de ce que Morin appelle la « pensée complexe ». Celle-ci évite toute théorisation d’un autos substantiel, c’est-à-dire un soi complètement indépendant de l’autre, et essaie plutôt de penser les rapports de dépendance entre les deux :
Le principe d’identité ce n’est pas : Soi = Soi. L’identité surgit, non comme équivalence statique entre deux termes substantiels, mais comme principe actif relevant d’une logique récursive […]. À la différence de l’en-soi des substantialismes philosophiques, cette identité a besoin du tiers (le flux énergétique, la relation écologique, la paternité d’un autre soi) […]. (Morin, La Méthode, Tome 1 : La Nature de la nature, p. 212).
Néanmoins, s’il est vrai que tel ou tel autos existe, cela ne peut être que parce qu’il s’autoproduit. De même qu’une table ne peut venir à l’être que grâce à la production d’une table, un autos ne peut venir à l’être que grâce à la de production d’un autos, c’est-à-dire grâce à l’autoproduction. Ainsi, alors que l’existence de l’écosystème terrestre dépend de l’énergie solaire, ce n’est pas l’énergie solaire qui le produit ; l’écosystème terrestre s’autoproduit grâce à et en tant que courant circulaire de nutriments qui circulent entre les producteurs, les consommateurs, et les décomposeurs.
Comme le montre ce dernier exemple, notre critique de la pensée technique linéaire s’applique aussi aux écosystèmes, compris comme êtres auto-producteurs au sein desquels ont émergé des organismes divers et variés, chacun remplissant une ou plusieurs fonctions. Or, comme le constate Barry Commoner, le grand défaut de notre pensée technique est de raisonner de façon linéaire et non pas circulaire :
We have become accustomed to think of separate, singular events, each dependent upon a unique, singular cause. But in the ecosphere every effect is also a cause : an animal’s waste becomes food for soil bacteria ; what bacteria excrete nourishes plants ; animals eat the plants. Such ecological cycles are hard to fit into human experience in the age of technology, where machine A always yields product B, and product B, once used, is cast away, having no further meaning for the machine, the product, or the user. […] Here is the first great fault in the life of man in the ecosphere. We have broken out of the circle of life, converting its endless cycles into man-made, linear events (Nous nous sommes accoutumés à penser des événements singuliers et séparés, chacun dépendant d’une cause unique et singulière. Mais dans l’écosphère chaque effet est aussi une cause : le déchet d’un animal devient
nourriture pour les bactéries du sol ; les excréments des bactéries nourrissent les plantes ; les animaux mangent les plantes. De tels cycles écologiques sont difficilement réconciliables avec l’expérience humaine à l’âge de la technique, où la machine A produit toujours le produit B, et le produit B, une fois utilisé, est jeté, n’ayant plus aucun sens pour la machine, pour le produit, ou pour l’utilisateur. […]. Voici donc le premier grand défaut de la vie de l’homme dans l’écosphère. Nous nous sommes échappés du cercle de la vie, en convertissant ses cycles sans fin en événements linéaires produits par l’homme) (Commoner, The Closing Circle, p. 12)
Commoner décline cette idée par l’analyse de quatre grands problèmes environnementaux, chacun correspondant à un élément : le feu nucléaire, l’air de Los Angeles, la terre d’Illinois, et le Lac Erie38. Ces analyses montrent comment la pensée technique linéaire finit toujours par produire des pollutions inattendues, lesquelles ne peuvent être intégrées aux grands cycles de la nature et, par conséquent, peuvent même menacer l’existence de ces cycles. De plus, dans la mesure où les solutions techniques proposées sont également linéaires, elles ne peuvent réussir d’après Commoner. Ainsi, la solution linéaire proposée à l’eutrophisation du Lac Erie ne résout pas le problème : l’installation de nouvelles stations d’épuration – ayant pour but de transformer des matières organiques en matières inorganiques susceptibles d’être rejetées dans le lac – peut même aggraver le problème de l’eutrophisation, car ces matières inorganiques s’accumulent au fond du lac, où elles risquent d’être reconvertis en matière organique, augmentant ainsi la demande biologique en oxygène, cause directe de l’eutrophisation39. Comme dans nos exemples précédents, prendre soin de la nature équivaudrait donc chez Commoner au « laisser-être » d’un autos, évitant ainsi la transformation de l’autoproduction en des processus techniques linéaires qui commencent par la volonté, se réalisent dans des produits phénoménaux, et se terminent en déchets nocifs et/ou irrécupérables.
Si Commoner n’a pas de difficulté à identifier la cause fondamentale du problème – la pensée technique linéaire –, il est assez pessimiste quant à la possibilité de restaurer ou soigner un écosystème « malade » comme
le Lac Erie40. Le biomiméticien, John Todd, qui travaille principalement sur la dépollution des eaux, est plus optimiste. De manière similaire à Commoner, Todd observe que l’industrie du traitement des eaux usées est elle-même un grand pollueur. Il la critique sur trois points ; 1. elle produit des boues d’épuration toxiques dont elle ne sait pas quoi faire ; 2. elle utilise des produits chimiques polluants, notamment le chlore ; 3. elle est très coûteuse et ne produit aucun sous-produit de valeur économique. Face à ces inconvénients, Todd s’inspire explicitement du faire de la nature pour proposer une technique alternative qu’il nomme « machine vivante ». À la différence d’une station d’épuration classique, qui traite l’eau par des processus physiques et chimiques, et même d’une station d’épuration qui fonctionne par « boues activées », les machines vivantes de Todd s’inspirent des zones humides (marais, marécage, etc.) pour traiter l’eau au sein d’un écosystème complexe constitué de bactéries, plantes, insectes, poissons, et autres êtres vivants. Non seulement ces machines vivantes résolvent les trois problèmes des stations d’épuration classiques, produisant des boues non-toxiques, évitant l’usage de produits chimiques, et permettant de produire de nombreux sous-produits économiques, mais elles offrent d’autres avantages encore, tel l’usage d’énergie solaire41.
Fort de cette expérience des machines vivantes, Todd affirme qu’une partie importante de la nature que nous avons dépouillée peut être « restaurée ». En effet, de même que ses machines vivantes traitent des eaux usées de manière biomimétique, Todd pense que nous pouvons utiliser des techniques similaires pour restaurer les eaux polluées (lacs, fleuves, etc.), d’où sa création d’un Centre for the Protection and Restoration of Waters42. Ces techniques de restauration emploient des méthodes qui appartiennent à ce qu’on appelle aujourd’hui la « bioremédiation », c’est-à-dire l’usage d’êtres vivants pour restaurer les écosystèmes dégradés par l’activité humaine.
On peut, cependant, émettre un doute par rapport au vocabulaire de « restauration » employé par Todd : devrait-on parler ici de « restaurer » ou plutôt de « soigner » ? Parler de « restaurer » se heurte à deux problèmes.
Le premier concerne une certaine façon de concevoir la restauration de la nature. Selon une conception courante de la nature, dès que l’homme entre en contact avec elle il la dénaturalise, la transformant en ce que Bruno Latour appelle « objet hybride », ni pleinement naturel, ni pleinement social43. Dès lors, restaurer la nature serait une tâche impossible, car on ne pourrait jamais recréer l’état exact de la nature avant les interventions humaines. Nos tentatives de restauration ne pourraient jamais être que des « imitations » dégradées d’une nature pré-anthropisée. Il n’est pas difficile de voir que cette vision de la restauration obéit à une logique platonicienne de la mimésis, selon laquelle toute imitation est nécessairement dégradée par rapport à un modèle. En revanche, si on interprète la nature comme physis, c’est-à-dire comme production circulaire au sein de laquelle peut émerger une grande diversité d’êtres, de chemins, et de relations, restaurer la nature voudrait plutôt dire restaurer – ou plutôt participer à l’auto-restauration de – cette autoproduction complexe et diversifiée. « Laisser être » la nature, de ce point de vue, ne veut pas dire « ne pas toucher » la nature, évitant ainsi de la transformer en « objet hybride », mais plutôt veiller à ce qu’elle puisse s’autoproduire, ce qui peut nécessiter des interventions importantes, telles que le passage à l’emploi généralisé des énergies renouvelables.
Le deuxième problème concerne le fait que le mot « restauration » s’applique aussi aux êtres humains, et plus particulièrement à leur consommation de nourriture. En raison d’une dépense énergétique due au travail, à l’exercice, voire même au simple maintien de l’existence, l’être humain a besoin d’être « restauré », c’est-à-dire de recevoir l’énergie et les nutriments qui commencent à lui manquer. Or, cette situation se distingue de celle d’une maladie : dans le premier cas, il s’agit d’un simple manque ; dans le second cas, il s’agit d’un dysfonctionnement d’un système, souvent provoqué par des entités « étrangères ». En ce qui concerne les dysfonctionnements qui découlent de la pollution de l’eau – par nitrates, pesticides, métaux lourds, ou autre –, on a donc clairement affaire à une maladie à soigner, et non pas à un simple manque à combler, car la présence d’entités étrangères met en danger l’autos de l’écosystème, notamment son autoproduction, auto-organisation, et autorégulation. De plus, la logique de la restauration est telle qu’elle
nécessite des interventions récurrentes ; que l’on parle de la restauration d’un être humain ou d’une œuvre d’art plastique, une seule instance de restauration ne pourra jamais suffire, car tôt ou tard un nouvel apport d’énergie (ou de travail) s’avérera nécessaire. Dans le cas d’une maladie, par contre, l’élimination de l’agent problématique pourrait être définitive et le malade pourrait donc retrouver son autos temporairement perdu ou affaibli.
Il y a, cependant, une complication concernant l’analogie entre le soin médical et le soin éco-systémique : un médecin ne fait pas partie de l’être qu’il soigne. Il peut donc intervenir de façon ponctuelle, puis ne plus avoir affaire avec cet être, lequel peut dès lors vivre de façon autonome et indépendante dudit médecin. Or, non seulement c’est généralement l’homme qui rend les écosystèmes malades, mais l’homme fait généralement partie des écosystèmes qu’il rend malades. Comment, donc, ces écosystèmes pourraient-ils retrouver leur autonomie ? Pour répondre à cette question, il convient de faire une distinction entre un écosystème autonome et un écosystème autonome par rapport à l’homme. Ce que doit viser le soin éco-systémique est la première forme d’autonomie, car ce qui compte, en effet, est l’intégration des activités humaines au sein de ces êtres auto-producteurs, auto-organisateurs et autonomes que sont les écosystèmes.
À partir de ces analyses, nous pouvons voir que soigner les écosystèmes rendus malades par l’homme n’est pas prendre soin d’êtres malades autres que l’homme, car ces écosystèmes incluent l’homme. Cependant, il découle également de notre compréhension de la maladie comme dysfonctionnement du système que la maladie fondamentale ici est en quelque sorte l’homme lui-même. Accuser l’excès de CO2, les produits chimiques synthétiques, ou tout autre polluant, c’est fermer les yeux sur le fait qu’ils proviennent tous de l’activité humaine. De ce point de vue, notre analyse ressemble à celles des écologistes profonds qui accusent l’homme d’être, par rapport aux écosystèmes, un virus ou un parasite. Elle en diffère, cependant, dans la mesure où nous ne pensons pas que ce soit l’homme en tant qu’espèce biologique qui pose problème – comme si nous avions des mauvais gènes qui nous poussent inéluctablement à détruire notre oikos –, mais plutôt l’oubli humain de l’être, c’est-à-dire l’oubli de la physis. Soigner la nature serait donc, et avant tout, soigner le rapport qu’a l’homme à la nature, c’est-à-dire
transformer sa pensée technique dominante – qui ne pense que la production linéaire – en une pensée qui essaye d’intégrer la production linéaire au sein de « l’autoproduction » qu’est la physis.
Concluons par un exemple : le livre célèbre de Rachel Carson, Silent spring44. L’argument de ce livre est que les produits techniques que nous avons créés pour atteindre nos buts isolés et linéaires finissent par se propager de manière inattendue le long des circuits naturels. Les insecticides que nous appliquons à des plantes se font ingérés par des vers, qui, eux, se font mangés par des oiseaux, qui, eux, en meurent en grands nombres. Le phénomène qui en résulte est ce que Carson appelle un « silent spring » (printemps silencieux). Or, celui-ci ne signifie pas seulement une réduction de la complexité de tel ou tel écosystème. Le chant printanier des oiseaux est une métonymie de la fertilité de la nature. L’absence de ce chant, en revanche, est la métonymie d’un mal ou d’une maladie profonde, qui risque de se généraliser. C’est pour cette raison que Silent spring commence par une section intitulée « Une Fable pour demain » (p. 21-22), où Carson décrit une situation imaginaire où la mort s’étend au-delà des populations d’oiseaux pour toucher à un grand nombre d’espèces, dont l’homme. De plus, le titre du livre est tout à fait conforme à notre analyse précédente du langage poétique : inspiré d’un vers d’un poème de J. Keats, « La belle dame sans merci », non seulement ce titre répète poétiquement la même figure de son (le « s » par lequel commence « silent » aussi bien que « spring »), mais la douceur mélancolique de ces deux « s » nous susurre le mal profond d’un monde qui ne sait plus écouter ou laisser être la poiesis de la nature.
Face à ce mal profond, décrit explicitement en termes de « illnesses », « maladies », et « diseases », Carson évoque le poème de Robert Frost, The Road not taken (La Route non prise), pour expliquer que nous avons le choix entre deux itinéraires : soit nous pouvons poursuivre une approche purement technique de l’agriculture qui ne vise que le rendement maximal d’un seul produit, et qui aujourd’hui poursuit son chemin par les manipulations génétiques, les produits chimiques toxiques, les semences hybrides, et la généralisation d’un marché mondial qui écrase et ignore les frontières locales et nationales ; soit nous pouvons passer à une autre forme d’agriculture qui « imite » le faire de la nature dans
la mesure où ce sont surtout des autres organismes qui contrôlent les diverses nuisances qui menacent la récolte45. Cette seconde technique, proche à certains égards de ce que nous appelons aujourd’hui « agriculture biologique46 », ouvre la possibilité de laisser être et de prendre soin de l’autos des plantes cultivées, des agriculteurs, et des écosystèmes dans lesquels elle a lieu.
Tenant compte de ce choix, notons la raison pour laquelle on a tendance à penser que le livre de Carson a été un succès environnemental : il a contribué à l’interdiction de l’usage du DDT. De ce point de vue, l’importance essentielle du livre est d’avoir établi une nouvelle connaissance scientifique : le DDT est hautement toxique. Ensuite, dans la mesure où cette toxicité va à l’encontre de nos « valeurs », telle que la valeur que nous attribuons à notre propre existence ou à celle d’autres êtres vivants, le DDT devrait être interdit. Or, tant que Silent spring est réduit à une preuve du danger que représente le DDT à nos valeurs, la pensée technique dominante ne fera que proposer le remplacement de ce pesticide toxique par d’autres ; une solution technique linéaire remplacera une autre à la manière dont on répare une machine dont une des pièces ne fonctionne plus. Ceci est exactement ce qu’on constate aujourd’hui au niveau de la production agricole mondiale, laquelle continue sa poursuite linéaire de rendements maximaux par la monoculture de plantes génétiquement modifiées résistantes à des nouveaux pesticides considérés « moins impactants » que le DDT. De notre point de vue, en revanche, l’importance du livre de Carson est d’avoir contribué au dévoilement d’un autre chemin : une pensée renouvelée de l’être comme physis dont la découverte ontologique principale est que génotype et
phénotype, concept et forme phénoménale, sont originairement unifiés et ne peuvent se distinguer que partiellement, c’est-à-dire en tant que parties du tout auto-producteur auxquels ils participent. Soigner la nature ne pourra donc passer que par la tentative de soigner l’homme, c’est-à-dire de remplacer la maladie qu’est la pensée purement technique par une pensée qui « laisse être » l’autos des êtres auto-producteurs.
Conclusion
Revenons à notre critique de la philosophie moderne. Celle-ci est calquée sur la physique et donc, pour reprendre l’expression de Heidegger, sur une interprétation de la nature comme « complexe calculable et prévisible de forces » (Heidegger, op. cit., p. 29). Notre analyse, en revanche, est calquée sur la physiologie, comprise comme l’étude de la physis au sens d’autoproduction. Comme l’ont montré nos analyses précédentes, étudier la nature comme physis ne veut pas dire simplement accepter la physiologie telle qu’on la conçoit aujourd’hui, car, dans un cadre moderne qui vise à établir les raisons de toute chose comme autres que la chose elle-même, on a tendance à penser même les phénomènes que sont les êtres vivants comme des objets déterminés par des causes physiques linéaires : les gènes et l’environnement. De ce point de vue, un simple transfert de concepts médicaux à la nature se révèle inadéquat, car, tant que nous n’aurons pas repensé la nature comme physis, nous continuerons de la réduire à un objet mécanique déterminé de manière prévisible par des causes physiques linéaires, elles-mêmes gouvernées par des forces, tandis que, de notre point de vue, il faut plutôt concevoir la nature comme l’autoproduction grâce à laquelle vient à être des « autos » dont nous pouvons prendre soin.
Dans le cadre de la philosophie moderne, la métaphysique – comprise comme ce qui va « au-delà de la physique » – cède de plus en plus sa place à l’épistémologie, qui vise à assurer, dans la mesure du possible, l’exactitude des connaissances scientifiques, sans laquelle la prévisibilité et la maîtrise physique ne serait pas possible. Dans notre perspective, par contre, l’épistémologie signifie plutôt l’étude de l’épistème de la
tekhnè, comprise comme ce « savoir-faire » qui laisse être et prend soin de la physis. C’est pour cela que nous nous sommes intéressés à l’image proposée par Aldo Leopold de l’homme comme « navigateur du fleuve rond » ; aux techniques qui nous permettent de « close the circle » (fermer le cercle) préconisées par Barry Commoner ; à la biomimétique de Janine Benyus et John Todd, qui vise le développement de techniques qui nous permettent d’entrer dans le courant circulaire de la nature ; et à la « route non prise » d’une agriculture biologique que théorise Rachel Carson. Même la reformulation proposée par James Lovelock de la théorie de Gaïa comme « géophysiologie » ou « science pratique de la médecine planétaire » pourrait trouver sa place dans notre épistémologie, à condition que l’on repense Gaïa d’un point de vue vraiment physiologique, c’est-à-dire en tant qu’être auto-producteur, et non pas d’un point de vue purement technique, c’est-à-dire par simple analogie avec des machines cybernétiques conçues par des ingénieurs dans le but d’atteindre ou maintenir un état fixe (une température, une composition chimique, ou autre)47.
Une telle transformation du champ actuellement occupé par la métaphysique et l’épistémologie ne pourrait se produire sans une transformation parallèle du champ qu’occupe aujourd’hui l’esthétique. Considérons de nouveau le tourbillon. Dans une perspective esthétique, un tourbillon est un objet qui pourrait en principe être doté de certaines qualités esthétiques, telles que la beauté, la sublimité, l’harmonie, la symétrie, ou l’ordre. En outre, en tant qu’objet esthétique, il se trouve radicalement séparé du sujet qui l’observe ; tout rapport subjectif à cet objet serait donc « désintéressé », en ce sens qu’il ne concerne pas l’« être » du sujet. De notre point de vue poétique, par contre, non seulement le tourbillon peut « faire émerger » un monde, au sens d’inspirer une nouvelle façon d’habiter ensemble la Terre, mais il nous concerne au fond de notre « être », car, à un niveau ontologique fondamental, « nous ne sommes que des tourbillons d’un fleuve intarissable » (Wiener).
Penser la nature comme physis transforme également le champ de l’éthique. Dans un cadre moderne, celle-ci est pensée comme un ensemble de lois à respecter (déontologie) ou de calculs à faire (utilitarisme), lesquels sont établis par une combinaison de raisonnements
logiques et d’expériences (empiriques ou « de pensée »), suivant ainsi le paradigme de la physique (avec ses lois, ses calculs, et ses expériences). De notre point de vue, en revanche, l’éthique émerge de la production de l’autos qui a lieu dans l’autoproduction, et donc de la production d’une frontière entre le soi et l’autre. Dès lors, le monde ne peut pas être un espace homogène gouverné par des règles ou des calculs universels (qu’ils soient éthiques, économiques, physiques ou autres), mais un champ découpé en un réseau complexe de lieux habités par des êtres divers : des individus, des communautés, et même la Terre elle-même. Dans cette optique, un problème comme le changement climatique est un problème éthique en ce sens qu’elle concerne notre échec à « laisser être » l’autos de la Terre : en allant à l’encontre de l’autoproduction terrestre, l’emploi linéaire des énergies fossiles installe un rapport malsain entre la terre et son environnement, ne laissant plus repartir hors de la terre suffisamment d’énergie solaire. L’enjeu fondamental de l’éthique, de ce point de vue, n’est pas de décider de la « valeur » relative des êtres ou de formuler des règles qui gouvernent nos interactions avec eux, mais plutôt de reconnaître l’autos des êtres auto-producteurs, au lieu de les voir comme de simples objets mécaniques que l’on peut manipuler en appuyant sur leurs causes physiques, ou, dans le cas des êtres humains, des sujets dont la volonté permet précisément cette manipulation des objets physiques. Il s’ensuit que « prendre soin de la nature et des hommes » implique beaucoup plus qu’une nouvelle attitude éthique envers des êtres que nous continuons à penser dans un cadre moderne calqué sur la physique ; il dépend d’une interprétation de la nature comme physis, et donc de l’émergence comme science fondamentale de la physiologie, au sens de l’étude de la physis48.
Henry Dicks
Université Jean-Moulin – Lyon 3
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1 A. Leopold, “The Round River : A parable”, Round river, OUP, 1953, p. 165.
2 R. Carson, Silent spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962.
3 J. Lovelock, Gaia : The Practical Science of planetary medicine, London, Gaia Books Limited, 1991.
4 J.P. Pierron, Vulnérabilité : Pour une philosophie du soin, Paris, PUF, 2010.
5 On peut imaginer qu’un discours focalisé sur le soin mette l’accent sur des questions telles que ses sphères d’application, son contexte d’émergence historique, sa déclinaison en « prendre soin », « soigner », et « faire des soins », et son lien à des mots étrangers plus ou moins équivalents tels que l’allemand « Sorge » et « Pflege » ou bien l’anglais « care ».
6 Dans « La Question de la technique », Heidegger écrit : « Jusqu’à l’époque de Platon, le mot tekhnè est toujours associé au mot épistème. Tous deux sont des noms de connaissance au sens large. Ils désignent le fait de pouvoir se retrouver en quelque chose, de s’y connaître. » (M. Heidegger, « La Question de la technique », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 18.)
7 Ici encore, nous suivons l’analyse de Heidegger : « ethos signifie séjour, lieu d’habitation. Ce mot désigne la région ouverte où l’homme habite. » (M. Heidegger, « Lettre sur l’humanisme », Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1966, p. 115-116.)
8 G. Bachelard, L’Eau et les rêves, Paris, Librairie Générale Française, 2011.
9 I. Illich, « H2O : Les Eaux de l’oubli », Œuvres complètes volume 2, Paris, Fayard, 2005, p. 461-541.
10 Cf. M. Heidegger, « L’homme habite en poète », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 224-245.
11 Il est à noter que cette image n’est pas analysée par Bachelard dans L’Eau et les rêves, vraisemblablement parce qu’elle relève plutôt de l’imagination formelle.
12 L’exception est bien sûr la terre, élément dont la « solidité » semblerait exclure la « fluidité » nécessaire au tourbillon.
13 Sur ce point, voir J.P. Pierron, Les Puissances de l’imagination : Essai sur la fonction éthique de l’imagination, Paris, Cerf, 2012.
14 Cette idée est très proche de la prémisse sur laquelle Sarah Allan base son étude de l’eau et le végétal dans la philosophie chinoise antique (S. Allan, The Way of water and sprouts of virtue, Albany, SUNY, 1997). Selon Allan, la philosophie chinoise se fonde sur des « métaphores-souches » (root metaphors) tirées de l’eau et du végétal, à partir desquelles s’est développée une pensée conceptuelle abstraite qui n’arrive jamais à se dissocier entièrement des images auxquelles ses concepts de base étaient originairement unifiés.
15 M. Heidegger, « La Question de la technique », p. 9-48.
16 Cette opposition entre le fleuve en poésie et le fleuve comme source d’énergie est tout à fait conforme à la thèse d’Edgar Morin, selon laquelle l’exil de la poiesis dans la poésie s’accompagne de son remplacement comme principe physique de générativité par l’énergie, laquelle se prête à une manipulation humaine : « La poiesis a été renvoyée à la poésie, mais la physique peut se passer de générativité depuis qu’elle a enfin, en tout élément matériel isolé, dégagé et manipulé sa génératricité : l’énergie. Dès lors la nouvelle générativité de l’univers physique devient la manipulation anthropo-sociale. » (E. Morin, La Méthode : Tome 1, La Nature de la nature, Paris, Editions du Seuil, 1977, p. 366).
17 Cf. M. Heidegger, « Séminaire du Thor 1969 », Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1969, p. 415-458.
18 N. Wiener, The Human Use of human beings : Cybernetics and society, New York, Da Capo, 1954.
19 N. Wiener, Cybernetics : Or control and communication in the animal and the machine, 2e ed., New York, MIT Press, 1961.
20 Cf. Morin, op. cit.
21 À de nombreux égards, la position de Morin ici est conforme à celle de Heidegger, d’après qui c’est à partir de la pensée de l’être qu’il faut penser l’habiter (et donc l’éthique au sens d’une réflexion sur l’ethos). Dans La Lettre sur l’humanisme, par exemple, Heidegger écrit : « Parler de la maison de l’être, ce n’est nullement reporter sur l’être l’image de la “maison”. Bien plutôt, c’est à partir de l’essence de l’être pensée selon ce qu’elle est que nous pourrons un jour penser ce qu’est une “maison” et ce qu’est “habiter” » (Heidegger, « La Lettre sur l’humanisme », p. 121). De façon similaire, de même que Morin pense l’être comme physis au sens d’« autoproduction », Heidegger reprend l’analyse d’Aristote, selon laquelle, « l’être est physis, à savoir ce qui de soi se manifeste » (Heidegger, Le Principe de raison, p. 162). Cette comparaison ne veut pas dire, bien sûr, que l’« automanifestation » (Heidegger) et l’« autoproduction » (Morin) sont identiques à tous les égards. En effet, les points de convergence et de divergence entre Morin et Heidegger sur ce point mériteraient sans doute d’être approfondis.
22 Il va de soi que nous adoptons ici une interprétation du génotype et du phénotype qui est plus large et plus profonde que celle que suppose la biologie contemporaine. Celle-ci interprète le génotype comme l’ensemble du patrimoine génétique d’un organisme et le phénotype comme la constitution observable d’un organisme, correspondant à une réalisation du génotype.
23 Cf. R. Dawkins, The Selfish Gene, Oxford, OUP, 1989.
24 Cf. S. Kauffman, At home in the universe : The Search for the laws of self-organization and complexity, Oxford, OUP, 1995. Kauffman ne dit pas exactement que les tourbillons sont à l’origine de la vie ; il pense l’origine de la vie à partir d’« ensembles autocatalytiques » qui partagent toutefois cette propriété essentielle des tourbillons : « Dans les ensembles autocatalytiques, il n’y a pas de séparation entre génotype et phénotype. Le système est son propre génome » (p. 73).
25 Morin, op. cit., p. 161-181.
26 Ceci est conforme à l’interprétation de la cybernétique proposée par Louis Couffignal : « Une action, un acte, un programme sont efficaces s’ils conduisent au but assigné. […] La cybernétique est l’art de rendre efficace l’action. » (L. Couffignal, La Cybernétique, Paris, PUF, 1963, p. 21-23)
27 Dans Into the cool, Eric Schneider et Dorion Sagan écrivent : « [L]es parties d’un organisme ne sont pas seulement profondément interconnectées, mais en fait se produisent entre elles. Ainsi, elles ne peuvent être le produit d’un concepteur de type humain. […] Une perspective thermodynamique qui reconnaît le comportement complexe de systèmes à la recherche de l’équilibre nous présente un schéma alternatif à une conscience externe et délibérative, modélisée sur des expériences humaines de charpenterie, d’horlogerie, et même de programmation informatique. […] Il est ironique qu’en rejetant des récits religieux de la création, la science ait acquis une perspective presqu’aussi anthropocentrique, basée sur des expériences humaines de construction mécanique. » (E. Schneider, D. Sagan, Into the cool : Energy flow, thermodynamics, and life, Chicago and London, University of Chicago Press, 2005, p. 317, nous traduisons.) Cette critique vise précisément les interprétations « techno-logiques » de la vie que proposent des auteurs comme Dawkins, d’après qui les organismes sont produits par la sélection naturelle, elle-même interprétée explicitement comme un « horloger aveugle » (Cf. R. Dawkins, The Blind Watchmaker. New York, W.W. Norton & Company, 1986). Mais comprendre les gènes comme à la fois susceptibles de « mutations » et agissant de façon « aveugle » – d’où, par ailleurs, le « quasi » des « quasi-buts » et des « quasi-agents » – laisse intact le schéma technologique sous-jacent. Sur ce point, Dawkins ne rompt pas du tout avec le platonisme, c’est-à-dire l’interprétation d’êtres vivants comme la réalisation phénoménale d’idées, interprétation qui, selon Heidegger, est modélisée sur la production technique humaine (Cf. M. Zimmerman, Heidegger’s confrontation with modernity : Technology, politics, art, Indianapolis, Indiana University Press, 1990). Chez Heidegger lui-même, interpréter la vie comme appartenant à la physis – ce qui de soi se manifeste – implique le rejet de toute analogie avec la tekhnè (Cf. M. Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la physis », Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 567).
28 Cf. C. Shannon and W. Weaver, The Mathematical Theory of communication, Chicago and London, University of Illinois Press, 1971.
29 Ce rapprochement entre concept et génotype peut paraître surprenant. Mais c’est seulement surprenant du point de vue de la philosophie moderne, où le concept est pensé comme la « saisie » (Begriff en allemand) d’une idée préexistante, laquelle, par la suite, peut être représentée par un véhicule phénoménal. De notre point de vue, par contre, le concept est plutôt – c’est-à-dire avant d’être « saisi » – ce qui génère ou fait émerger le phénomène, comme c’est le cas dans la « conception » d’un enfant ou d’un nouveau produit.
30 Il est instructif de comparer ces analyses avec la « grammatologie » de Jacques Derrida (J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967). Selon Derrida, la métaphysique prétend que le signifiant est à la fois une représentation transparente qui ne modifie en rien le signifié et un danger pathologique qui risque de détourner son sens. Nous sommes d’accord, mais la conclusion que nous en dégageons est différente. Au lieu de dire comme Derrida que le signifiant est « toujours déjà ajouté », nous pensons qu’il n’est pas question d’« ajouter » quoi que ce soit ; il est question d’une unité originaire qui se différencie en signifié et signifiant, et non pas d’un signifié toujours déjà altéré – pour le bien et pour le mal – par le signifiant. Ceci ne veut pas dire que, pour nous, l’unité originaire est un paradis perdu ou une harmonie parfaite dont nous serions forcément nostalgiques. Comme Serres nous le rappelle, un tourbillon détruit autant qu’il construit : « Le tourbillon, instable et stable, fluctuant et en équilibre, est ordre et désordre à la fois, il détruit les vaisseaux en mer, il est la formation des choses » (Serres, op. cit., p. 40-41).
31 Leopold, op. cit., p. 158
32 Wiener, Cybernetics, p. 11-12.
33 P. Ricœur, Temps et récit : Tome 1, L’Intrigue et le récit historique, Paris, Editions du Seuil, 1983.
34 Cette idée n’est pas à confondre avec celle d’une immersion totale de l’homme dans les « fleuves ronds » que sont les écosystèmes, ce qui nous noierait dans l’éco-fascisme, puisque ce n’est pas un être particulier que nous avons oublié, mais l’être dans toutes ces manifestations ontiques, c’est-à-dire l’autos de tous les « tourbillons » ou « fleuves ronds » : étoiles, plantes, animaux, humains, écosystèmes, sociétés humaines, poèmes…
35 De ce point de vue, la thèse de Heidegger de l’« oubli de l’être » s’approche de celle de Michel Serres à propos du rejet historique de la physique tourbillonnaire de Lucrèce : « Il se trouve, et je n’y peux rien, car je suis son esclave, que la science de l’Occident n’a jamais cessé de choisir autrement que par Lucrèce. » (M. Serres, op. cit., p. 135)
36 André Préau, le premier à avoir traduit Gestell par « arraisonnement », explique son choix en se référant à la critique du principe de raison suffisante développée par Heidegger dans Le Principe de raison (Cf. Heidegger, « La Question de la technique », p. 26). Comme nous l’avons montré dans un article précédent, le principe de raison suffisante nous empêche de voir l’être comme physis, au sens d’autoproduction ou autopoiesis, car il cherche toujours à établir la raison pour telle ou telle chose comme autre qu’elle-même (Cf. H. Dicks, “The Self-Poetizing Earth : Heidegger, Santiago Theory, and Gaia Theory”, Environmental Philosophy, 8 (1), 2011, p. 47-52).
37 Il existe encore des exceptions à la domination générale de l’agriculture industrielle. En France, par exemple, les agriculteurs paysans continuent à produire au moins en partie pour eux-mêmes et pour les marchés locaux. Il est également intéressant de noter que plus la production d’une ferme est diverse – comme c’est le cas en agro-écologie ou permaculture –, et donc moins orientée vers la production d’une « culture de rente » à vendre sur les marchés internationaux, plus il est possible de produire pour soi-même et ses proches.
38 Il est intéressant de noter que les quatre éléments – feu, air, terre, et eau – se prêtent à nombre de grands thèmes discutés dans cet article : les grands enjeux environnementaux (Commoner), le renouvellement de la pensée présocratique de la physis et la poiesis (Heidegger, Morin), et la poétique des éléments (Bachelard).
39 Commoner, op. cit., p. 101-110.
40 Commoner, op. cit., p. 111.
41 J. Todd, N. J. Todd, From eco-cities to living machines : Principles of ecological design, Berkeley, North Atlantic Books, 1993, xvi-xvii, et p. 165-176.
42 J. Todd, ibid., xv et xxii.
43 Cf. B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, Éditions la Découverte, 1991.
44 R. Carson, op. cit.
45 Carson, ibid., p. 240-257.
46 Nous avons déjà soutenu que la biomimétique ne se réduit pas à l’imitation platonicienne de la nature, car elle nous permet également de créer à notre façon, pourvu que cette création se fasse à partir de – ou en tout cas conformément à – la reconnaissance de la nature en tant qu’autoproduction. Il en découle que la biomimétique n’exclut pas nécessairement l’usage de tout produit phytosanitaire artificiel. La décision d’exclure un produit artificiel dépendra de sa nocivité générale pour les autos des êtres auto-producteurs (plantes, écosystèmes, agriculteurs, consommateurs…) et ne pourra se prendre pour la seule raison que le produit en question est artificiel. De ce point de vue, la biomimétique ne suit pas tout à fait l’agriculture biologique, ou en tout cas la philosophie qui a tendance à la soutenir, c’est-à-dire l’idée « antihumaniste » selon laquelle toute création humaine originale va à l’encontre de la nature. Néanmoins, Benyus a sans doute raison de dire qu’« il y a plus à découvrir qu’à inventer » (Benyus, op. cit., p. 4).
47 Cf. Dicks, op. cit., p. 52-58.
48 Je tiens à remercier Cécile Nou pour sa lecture attentive de ce texte.