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Classiques Garnier

Vers un autre soin de la nature Les rêves de l’eau et l’image du tourbillon

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2013 – 2, n° 3
    . Prendre soin de la nature et des hommes
  • Auteur : Dicks (Henry)
  • Résumé : Le point de départ de cet article est l’idée qu’afin d’aborder le thème de « prendre soin de la nature et des hommes » nous ne pouvons pas nous focaliser uniquement sur le soin, car nous devons également repenser le socle commun qui lie la nature aux hommes. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les analyses de l’eau comme « matière à rêver » avancées par Gaston Bachelard et Ivan Illich afin, par la suite, de nous concentrer sur l’image fondamentale de la nature (en tant que physis) que propose Edgar Morin : celle du tourbillon. Cette image de la nature comme tourbillon « auto-producteur » se retrouve chez deux penseurs importants de l’écologie. Aldo Leopold, père de l’éthique environnementale, développe une image de la terre comme « fleuve rond » dont l’homme serait le navigateur. Et Janine Benyus, théoricienne importante de la biomimétique, propose d’imiter le faire de la nature en intégrant notre faire et notre agir avec son courant tourbillonnaire. La conclusion principale de nos analyses est que « prendre soin de la nature et des hommes » consiste à « laisser être » l’autos d’êtres auto-producteurs.
  • Pages : 121 à 151
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812421204
  • ISBN : 978-2-8124-2120-4
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2120-4.p.0121
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 06/02/2014
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Vers un autre soin de la nature

Les rêves de leau et limage du tourbillon

Les dieux laissent surgir le fleuve qui rage en ses liens ; le laissant surgir, ils labandonnent à ce surgissement original et à la destination qui, en lui, va pousser au loin ses tourbillons. Les hommes ne sont pas capables de prêter loreille à cette fureur et à cette rage ; ils prennent la fuite.

Martin Heidegger, « Le Rhin », Les Hymnes de Hölderlin

La prise de conscience dune crise écologique émergente au milieu du vingtième siècle a été marquée, dès le début, par lemploi dun vocabulaire médical. Dans “The Round River : A Parable”, le père de léthique de lenvironnement, Aldo Leopold, parle de la possibilité pour lécologiste de se voir comme un « médecin1 » et dans Silent spring, Rachel Carson parle sans cesse de la Terre comme souffrant de « maladies », « diseases », et « illnesses2 ». Plus récemment, James Lovelock a reformulé la théorie de Gaïa comme « géophysiologie » ou « science pratique de la médecine planétaire3 ». Conforme à sa vision de Gaïa comme un système cybernétique autorégulateur, traiter ou soigner la terre signifierait la tentative de minimiser ou corriger tout écart par rapport à lhoméostasie planétaire.

Comme le suggère ce dernier exemple, une approche « médicale » à la nature risque de réduire le « soin de la nature » à laccumulation de connaissances scientifiques et à lapplication de techniques dingénieurs.

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Mais, si cest le cas, on peut se demander sil est vraiment approprié demployer la notion de « soin » dans ce contexte. Peut-être peut-on « traiter » des « maladies » écologiques par les interventions de « médecins planétaires », mais est-ce que cest la même chose que de « soigner » ou « prendre soin » de la nature ? La question se complique lorsquon considère la façon dont on va parfois concevoir la notion du « soin » dans un contexte humain. Dans Vulnérabilité : Pour une philosophie du soin, par exemple, Jean-Philippe Pierron distingue le soin technoscientifique, celui de la technique médicale dispensée selon une logique defficacité opérationnelle, du soin humain, celui de la reconnaissance de lautre à travers ses demandes, sa dignité, et ses besoins communicationnels4. Or, ces trois façons de penser un soin qui ne se réduit pas à la médecine technoscientifique ne concernent que les humains. Que J.P. Pierron invoque Levinas pour penser lexigence éthique damener au malade un verre deau, Kant pour respecter la dignité sans prix du sujet, ou encore Habermas pour penser la dimension communicationnelle du soin, cest toujours le soin du sujet humain dont il est question. Mais, tant que la philosophie du soin se base sur une distinction entre les objets physiques et les sujets humains, il sera très difficile de concevoir ce que peut être un soin de la nature qui ne voit pas celle-ci comme un simple corps physique à traiter par la science médicale et qui ne la transforme pas non plus en visage, être rationnel, ou sujet communicationnel. Dès lors, une possibilité se présente : que nous pouvons certes appliquer à la nature les concepts « technoscientifiques » de la médecine, mais nous ne pouvons pas y appliquer la notion plus « éthique » du soin.

Le point de départ de cet article est donc la tentative déchapper à lalternative suivante. Ou bien réduire la nature à nêtre quun simple objet physique par transfert de concepts relevant de la science médicale. Ou bien anthropomorphiser la nature en y appliquant des concepts du domaine du soin dispensé à lhumain. Poser le problème ainsi souligne un danger qui guette tout discours sur le thème de « prendre soin de la nature et des hommes », à savoir que ce discours se focalise uniquement sur le soin5, laissant ainsi de côté toute réflexion ontologique sur la nature et les hommes. Ceci ne veut pas dire que nous pouvons nous passer

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du concept de soin pour centrer la réflexion sur des questions ontologiques traditionnelles. Quest-ce que la nature ? Quest-ce que lhomme ? Quel est le rapport entre eux ? Au contraire, la question pertinente est plutôt : quest-ce que la nature et les hommes ont en commun pour quon puisse parler de « soin » dans les deux cas ? Dans cette optique, il nest pas question dappliquer un concept « humain » à la sphère de la nature mais plutôt de penser un socle commun qui relie lhomme à la nature et permette de penser leur relation comme une relation de soin. Et, parce que ce socle commun ne peut être que du côté de la nature, notre tâche principale sera de penser celle-ci autrement que comme un simple objet physique à traiter par les connaissances et les techniques de la science médicale.

Sur le plan philosophique, cette tâche impliquera la mise en question de chacune des trois branches de la philosophie moderne : (i) la métaphysique et lépistémologie ; (ii) lesthétique ; (iii) léthique et la politique. Suite à la montée de la physique comme science fondamentale et paradigmatique, la métaphysique est tombée en désuétude, laissant la place à lépistémologie, laquelle se trouve chargée dasseoir nos connaissances scientifiques. Lesthétique, quant à elle, se conçoit comme un rapport subjectif et désintéressé à des objets – quils soient naturels ou artistiques – possédant certaines qualités dites « esthétiques » (beauté, sublimité, etc.). Enfin, léthique et la politique sont rangées du côté du sujet, dans la mesure où, selon largument célèbre de Hume, on ne peut pas déduire les valeurs ou les devoirs des sujets à partir de faits objectifs.

Contrairement à ce schéma moderne, nous adopterons dans cet article une division de la philosophie qui remonte aux origines grecques de la pensée occidentale. Calquée sur la physiologie, plutôt que sur la physique, la nature sera pensée selon un concept absent de la physique moderne : la physis. Lépistémologie, quant à elle, ne sera pas pensée en premier lieu comme létude de lépistème de la théoria (savoir), mais plutôt comme létude de lépistème de la tekhnè (savoir-faire)6. À la place

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de lesthétique, nous étudierons plutôt la poésie, pensée selon sa racine grecque de « poiesis », dont le sens est « faire émerger » ou « amener dans louvert ». De ce point de vue, les êtres naturels et les œuvres dart ne sont pas en premier lieu des objets dotés de qualités esthétiques, mais des êtres qui « font émerger » un monde, cest-à-dire des êtres qui font imaginer et rêver des modalités possibles dexistence. Enfin, léthique ne sera plus pensée comme tout dabord un système de règles et de devoirs qui correspond à des valeurs, mais comme un ethos, cest-à-dire un lieu dhabitation7. Léthique sétend ainsi au-delà de la systématisation des règles et des devoirs pour souvrir à dautres questions concernant notre habiter, notamment celles liées à la production et à lorganisation des êtres et du monde.

Penser un « autre soin de la nature », cest-à-dire un soin qui ne se réduit pas à des interventions technoscientifiques conçues dans le cadre de la philosophie moderne, sera donc une tâche à la fois ontologique, poétique, et éthique.

Les Rêves de leau

Au lieu daborder de façon directe cette tâche de penser un « autre soin de la nature », nous prendrons un exemple plus restreint : leau. Pourquoi leau ? En tant quélément, il est difficile dattribuer à leau des qualités spécifiquement humaines telles que le visage, la rationalité, ou la communication intersubjective. Pourtant, leau nest pas non plus un objet physique avec lequel il serait complètement inconcevable dentrer dans un rapport de soin, comme cela semblerait être le cas pour un atome ou un électron. Leau se prête donc de façon intéressante à une analyse à partir des trois théories classiques de léthique environnementale. Selon léthique anthropocentrique, leau naurait pas de valeur en soi. Elle pourrait néanmoins faire lobjet de soin par lhomme, dans la mesure où cela lui serait avantageux. Selon léthique bio-centrique, leau naurait

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pas de valeur en soi, mais serait néanmoins une valeur indispensable à la vie. Et selon léthique éco-centrique, leau aurait une valeur intrinsèque en tant quélément inséparable et indispensable de tout écosystème. De notre point de vue, le risque que courent toutes ces analyses est de rester dans le cadre dune philosophie moderne de la nature : à partir dune « base objective » dans les sciences anthropologiques, biologiques, ou écologiques, ces trois éthiques ne parlent de leau quen tant quobjet dont la « valeur » estimée nécessaire pour un engagement éthique ou politique nest établie que par la suite – et toujours de façon discutable.

Il existe une autre façon de penser leau. Dans lœuvre de Gaston Bachelard, les quatre éléments sont étudiés dans le cadre de ce quil appelle « limagination matérielle8 ». Leau, de ce point de vue, nest pas pensée selon les concepts scientifiques (H2O, etc.) mais sera plutôt « rêvée » à travers des images et des imaginaires poétiques : leau pure, leau féminine, leau douce, etc. Néanmoins, force est de constater que Bachelard reste au niveau de lanalyse des rêves poétiques, sans que ces rêves ne soient pensés par rapport à léthique (au sens dun ethos), cest-à-dire par rapport à notre habiter. Cest dans ce contexte que lessai dIvan Illich, « H2O : Les Eaux de lOubli9 », nous intéresse. Prenant le concept bachelardien d« imagination matérielle » comme point de départ, Illich propose danalyser sa portée dans une situation concrète : linvitation – suite à lannonce par la ville de Dallas de créer un lac en plein cœur de la ville – du Dallas Institute of Humanities and Culture à réfléchir sur « leau et les rêves dans la mesure où ils contribuent à faire fonctionner la ville » (Illich, « H2O : Les Eaux de loubli », p. 465). Sans entrer dans les détails des analyses dIllich, deux idées retiennent notre attention : i) alors que la conception scientifique de leau comme H2O serait une production de la société industrielle, leau « elle-même » serait plutôt une matière dotée dune « capacité quasi illimitée de véhiculer des métaphores » (Illich, ibid., p. 480) et donc de nourrir un nombre quasi infini de rêves ; ii) ce sont limaginaire et le rêve poétiques – en loccurrence de leau – qui rendent une ville « habitable », car ce sont eux qui font émerger une division de la ville en un dedans et un dehors. Sans eux, on ne pourrait que « vivre » dans une ville comme

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Dallas, qui, dès lors, serait comprise de façon cartésienne, cest-à-dire en termes de coordonnées géométriques, adresses postales, et critères de recensement (Illich, ibid., p. 470). De ce point de vue, on peut dire quIllich suit non seulement Bachelard, pour qui « lespace habité transcende lespace géométrique » (Bachelard, La Poétique de lespace, p. 58), mais aussi Heidegger, qui ajouterait que ce nest que « poétiquement » que lhomme « habite10 ». Nous verrons plus loin limportance de ces deux points. Pour linstant, nous voudrions plutôt souligner que, malgré lintention affichée, les réflexions dIllich ne franchissent pas vraiment la frontière de lengagement éthique et politique. À ce titre, il est significatif que son essai se termine par un double négatif : « Il me semble que ces réflexions ne sont pas sans portée si, au cœur de Dallas, doit naître un lac. » (Illich, op. cit., p. 516) Il reste donc à voir quelle est la portée de ces réflexions.

LImage du tourbillon

À notre avis, la difficulté quéprouve Illich à franchir le seuil de lengagement éthique est liée à la richesse de limaginaire de leau. Nous avons beau « limiter » nos analyses à un seul élément, celui-ci savère doté dune capacité « quasiment illimitée » de véhiculer des symboles, des métaphores, et des images. Or, sil est vrai que des images poétiques de la nature ne sont pas sans portée pour notre habiter, et donc pour notre éthique, il est également vrai que ces images doivent préalablement se concrétiser ou prendre forme. Pourtant, comme le montre Bachelard, leau elle-même nest pas une image concrète ou une forme, mais plutôt une matière informe à partir de laquelle notre imagination « produit des germes » et par-là lui « donne vie » (Bachelard, LEau et les rêves, p. 8). Nous allons donc nous concentrer sur une seule image : celle du tourbillon11.

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Dans le cadre de la philosophie moderne, la pensée est comprise comme une opération portant sur des concepts (signifiés), même si, en fonction de besoins communicationnels, ceux-ci doivent nécessairement être codifiés en formes phénoménales (signifiants). De ce point de vue, un tourbillon pourrait se conceptualiser ainsi : « système qui sautoproduit grâce à un apport continu dénergie ». Or, ce processus dabstraction conceptuelle nous fait perdre limage originale pour nen garder que le concept. Certes, le concept peut ensuite sincarner dans dautres images dautres éléments, tels le feu (les étoiles) ou lair (les tornades)12 ; nempêche quune coupure sinstalle ici entre concept et image. Tenant bien compte de ceci, considérons lanalyse avancée par Heidegger du poème Le Rhin de Hölderlin, et plus précisément la partie intitulée « à propos de la différence entre compréhension poétique et représentation scientifique de la nature ». Ici, Heidegger explique que le poète ne saurait trancher entre concept et image :

…le poète non seulement peut, mais doit alternativement parler du fleuve et du destin ; ce faisant, il ne sous-entend pas le fleuve comme image chargée de rendre sensible, et le destin comme le concept abstrait qui lui correspond. Dans les deux, il pense une seule et même chose. Le fleuve Rhin est un destin, et le destin nadvient que dans lhistoire de ce fleuve. Toute tentative de trancher entre image et concept manque nécessairement la vérité poétique (Heidegger, « Le Rhin », p. 182).

Donc, alors que Heidegger pense que la poésie maintient le concept et le « véhicule phénoménal » (image, son, mot écrit, etc.) dans une unité originaire, la pensée scientifique cherche à les séparer. En effet, selon la pensée scientifique, le « véhicule phénoménal » du concept – limage, par exemple – est au mieux un ornement esthétique et au pire une pathologie qui risque de nous détourner du sens exact du concept13. Mais, comme les concepts ne peuvent se passer dun tel « véhicule », lidéal de la pensée scientifique – soutenue bien sûr par la philosophie moderne – est de formaliser les concepts par le truchement du langage logique et mathématique de sorte que les « pathologies » de limage et/ou

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de la langue naturelle ne posent plus de dangers épistémologiques. Or, si la poésie est lunité originaire entre concept et forme phénoménale, il sensuit que la pensée moderne exclut la poésie, comme latteste la plupart des textes scientifiques, ainsi que ceux qui relèvent du domaine de la philosophie analytique. Dans le cas de ce que Heidegger appelle la « vérité poétique », par contre, un tourbillon nest ni une simple image dépourvue de sens, ni un concept abstrait dépourvu dimage, mais les deux en même temps14.

Dans La Question de la technique15, Heidegger approfondit cette thèse de lexclusion de la poésie, cette fois-ci dans le contexte de la technique. Il naffirme pas directement que la technique exclut la poésie, mais plutôt quelle exclut la poiesis, mot quil interprète comme « faire émerger » (hervorbringen), et qui, daprès lui, se décline chez les grecs en tekhnè (poiesis en alloi) et physis (poiesis en heautoi). Si la poésie se trouve aujourdhui « exclue », cest donc à travers deux événements étroitement liés : 1. loubli de lêtre en tant que physis ; 2. le creusement dun écart radical entre poiesis et tekhnè, qui a pour conséquence de réduire la tekhnè à la technique et la poiesis à la poésie. Cest cette double réduction qui donne lieu à lopposition radicale quobserve Heidegger entre la compréhension poétique du Rhin que lon trouve chez Hölderlin et lexploitation technique du Rhin comme simple source dénergie dans la centrale électrique16. Néanmoins, Heidegger cite aussi la parole célèbre de Hölderlin – « Mais, là où il y a danger, là aussi / Croît ce qui sauve » – pour affirmer que la poiesis, « ce qui sauve », pourrait émerger des racines de la technique.

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Si cest vraiment dans les racines de la technique que peut croître la poiesis, on pourrait chercher les débuts de cette croissance dans les textes fondamentaux de la cybernétique, science transdisciplinaire, laquelle, selon Heidegger, a remplacé la philosophie et la poésie, inaugurant ainsi loubli « total » de lêtre17. Or, on trouve dans The Human Use of human beings18 – livre écrit par Norbert Wiener, père de la cybernétique, dans le but de vulgariser les concepts plus formels élaborés dans son livre précédent, Cybernetics19 – un passage fort curieux où apparaît limage du tourbillon :

We are but whirlpools in a river of ever-flowing water. We are not stuff that abides, but patterns that perpetuate themselves (Nous ne sommes que des tourbillons dun fleuve intarissable. Nous ne sommes pas substance qui demeure, mais modèles qui se perpétuent) (Wiener, The Human Use of human beings, p. 96)

Ce passage nous intéresse pour deux raisons, lune poétique, lautre ontologique.

Du côté de la poésie, regardons de près le contraste entre “stuff that abides” (substance qui demeure) et “patterns that perpetuate themselves” (modèles qui se perpétuent). Citant Gerard Manley Hopkins et Paul Valéry, Roman Jakobson définit la poésie comme “speech wholly or partially repeating the same figure of sound” (parole qui répète, entièrement ou en partie, la même figure de son) (Hopkins, cité dans Jakobson, “Linguistics and poetics”, p. 39) et « hésitation entre le son et le sens » (P. Valéry, cité dans Jakobson, op. cit., p. 45). À condition dajouter que la possibilité de cette hésitation découle de l« unité originaire » du son et du sens, ces deux définitions nous permettent de comprendre laspect poétique du contraste proposé par Wiener : à la différence de “stuff that abides”, non seulement on constate dans “patterns that perpetuate themselves” la répétition des mêmes figures de son de “patterns” dans “perpetuate” (le « p » et le « t » se dédouble, le « er » se répète), mais cette répétition va de pair avec le concept que Wiener cherche à illustrer – que ces patterns se

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perpétuent –, manifestant ainsi ce que Heidegger, à propos de la poésie (de Hölderlin), appelle « la plénitude de sa vérité, où le son et le sens ne sont pas encore désunis » (Heidegger, « Le Rhin », p. 211).

À cette dimension poétique, sajoute une dimension ontologique : Wiener dit ce que nous sommes. Ce constat ontologique ne se fait pas à travers un langage scientifique qui propose une définition formelle de lêtre vivant, mais plutôt à travers ce qui semblerait au premier abord être une métaphore poétique, celle du tourbillon. Or, il nest pas difficile de montrer que cette métaphore « déconstruit » lidée fondamentale sur laquelle la cybernétique se base, cest-à-dire lidée que les êtres vivants que nous sommes peuvent être compris par cette autre métaphore quest la machine autorégulatrice ; les tourbillons diffèrent fondamentalement de ces machines, puisque, tandis que les machines cybernétiques sont produites par lhomme (poiesis en alloi), les tourbillons sautoproduisent (poiesis en heautoi). En outre, Wiener aurait du mal à désavouer cette métaphore du tourbillon, par exemple en disant quelle était censée être « ornementale », mais quau final elle savère plutôt « pathologique » : il commence le chapitre dans lequel cette image se trouve en disant quil « contient un élément de fantaisie » et que la fantaisie « a toujours été au service de la philosophie », proposition quil justifie en disant que « Platon navait pas honte dhabiller son épistémologie dans la métaphore de la caverne. » (Wiener, op. cit., p. 95) Nous sommes daccord, mais nous ajouterions que lon sort ainsi du domaine propre de la cybernétique, et on entre, comme on vient de le voir, dans le domaine de la poésie et de la philosophie.

Cette lecture « déconstructive » de Wiener se confirme par la thèse dEdgar Morin, selon laquelle la cybernétique nous empêche de voir la physis et la poiesis20. Selon Morin, les concepts clés de la cybernétique, tels lautorégulation et la rétroaction, nous empêchent de voir la physis et ses concepts clés que sont lautoproduction et la récursion. Cette physis, que Morin décrit dans des tourbillons de toutes sortes (étoiles, remous, tornades…), nest rien dautre, selon lui, que lêtre, car cest grâce à lautoproduction que les premiers êtres « se font émerger » et du coup « existent ». Cette existence autoproduite inaugure, dailleurs, la distinction fondamentale entre soi et autre, dedans et

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dehors, sans laquelle, nous lavons déjà vu, l« habiter » est impossible21. Néanmoins, Morin rappelle que ces premiers êtres auto-producteurs ne sont pas encore vivants ; les tourbillons ne deviennent vivants que lorsque le « génotype », ce qui génère lêtre phénoménal, se différencie du « phénotype », lêtre phénoménal lui-même22. De ce point de vue, un organisme nest pas, comme le pense Richard Dawkins23, un « véhicule » ou un « robot » construit pas des molécules égoïstes pour que ces mêmes molécules puissent poursuivre leur « quasi-but » de se répliquer ; car la vie na pas pour origine un cristal apériodique (le génotype) qui bâtit une autre structure cristalline (le phénotype) autour de lui-même afin de survivre et de se répliquer dans un milieu fluide (eau ou air). Au contraire, la vie est un mouvement fluide et tourbillonnaire à lintérieur et à la frontière duquel ont émergé des structures cristallines. Comme le dit Michel Serres dans son étude de la physique de Lucrèce :

Soit un écoulement donné, un flux atomique. Par la déclinaison, la première tangente à la courbe formée, puis par le tourbillon, une chose est constituée, relativement stable. Reste en écart à léquilibre, prête à se rompre et à mourir ou disparaître, mais résistante par ses conjonctions établies, entre le flot torrentiel et le fleuve daval. Cest une turbulence stationnaire. Au sein de ce noyau formé, les coniuncta se cristallisent en réseau. (M. Serres, La Naissance de la physique dans le texte de Lucrèce, p. 155)

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De ce point de vue, la différenciation du génotype et du phénotype est un processus secondaire, voire tertiaire, précédé par lémergence dun être auto-producteur, ainsi que par la reproduction de celui-ci par un processus de scission spontanée24. En effet, ce nest que suite à lémergence par reproduction dune multiplicité de ces êtres auto-producteurs que peut sexercer un processus de sélection naturelle en faveur dun génotype partiellement différencié du phénotype où sinscrit le patrimoine génétique nécessaire à la perpétuation de ces êtres désormais « vivants ».

Cette différenciation secondaire ou tertiaire du génotype et du phénotype explique, par ailleurs, limportance de limage du tourbillon : le fondement de la vie est la physis, cest-à-dire le mouvement tourbillonnaire ou auto-producteur, mais, à mesure que la vie émerge de la physis à travers des processus évolutifs qui favorisent la différenciation croissante du génotype et du phénotype, limage du tourbillon commence à sembrouiller. Limportance de cette image est donc la coïncidence originaire entre le phénotype et le génotype quelle donne à voir : le phénomène que nous observons (un être qui sauto-génère) est la même chose que le processus responsable de son existence (lauto-génération dun être). Une conclusion importante en découle : la vie est un tourbillon complexe, mais, à mesure quelle se complexifie, elle ne ressemble plus à ce que, dans ses racines ontologiques, elle est toujours : un tourbillon. « Une image travaillée perd ses vertus premières », disait Bachelard (op. cit., p. 211). « Lêtre aime à se voiler », disaient Héraclite et Heidegger (« Alèthéia », p. 311-341).

Loubli cybernétique de lêtre comme physis saccompagne dun oubli de la poiesis. Comme lobserve Morin, la poiesis – mot quil nemploie pas comme Heidegger au sens phénoménologique de « faire émerger », mais plutôt lorsquil est question dune production « créative » – ne peut avoir lieu sans des êtres auto-producteurs capables de créer des organisations plus complexes (étoiles, êtres vivants, écosystèmes, mais non pas pierres, tables, robots)25. Or, si, par le biais de la différenciation du

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génotype et du phénotype, émergent des « fonctions » et des « organes » (ou organites), cest toujours à lintérieur du processus fondamental quest lautoproduction, sans quoi lêtre en question cesse dexister ou périt. La cybernétique, en revanche, pose dès le début une distinction entre le but et loutil (ou bien lorgane) par quoi ce but saccomplit. Les buts que nous assignons à des machines cybernétiques à travers nos programmes sont exclus de la théorie cybernétique des mécanismes dautorégulation par lesquels ces buts saccomplissent26. Un constat similaire sapplique à lexplication « techno-logique » de lorigine de la vie quavance Richard Dawkins. Dans un premier temps, explique Dawkins, il existait des « molécules égoïstes » qui possédaient le « quasi-but » de se répliquer et qui peuvent donc être qualifiées de « quasi-agents ». Ce nest que dans un deuxième temps, dit-il, que ces molécules deviennent des gènes, cest-à-dire des entités capables de générer un phénotype, compris comme le véhicule cybernétique par lequel le « quasi-but » des « molécules égoïstes » finissent par saccomplir. Cette théorie pose donc une séparation ontologique fondamentale entre le « quasi-but » quont les molécules égoïstes de se répliquer et le véhicule cybernétique par lequel ce but finit par saccomplir27. De façon similaire, dans la théorie cybernétique

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du langage, cest-à-dire la théorie de linformation, le sens dune phrase, ce que nous voulons dire, est exclu de cette théorie, qui, elle, ne porte que sur des questions de probabilité liées à la transmission des signifiants28. Or, pour nous, ce qui caractérise la poésie est précisément le refus de trancher entre dune part le concept (le signifié), ce que nous voulons dire, et dautre part la forme phénoménale (le signifiant), ce par quoi nous disons ce que nous voulons dire. En poésie, la forme phénoménale nest pas un « véhicule » qui nous permet de dire ce que nous voulons dire et qui pose dailleurs le danger pathologique de nous faire dire autre chose que ce nous voulons dire (doù la nécessité du langage formel). Une telle différenciation est en effet secondaire par rapport à lunité originaire du concept (ou génotype)29 et de la forme phénoménale (ou phénotype) que nous donne à voir limage du tourbillon30.

Limage du tourbillon, en tant quimage fondamentale de la nature au sens de la physis, sétend, au-delà des êtres vivants, aux écosystèmes. Dans “The Round River : A Parable”, Aldo Leopold nous raconte la

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découverte de Paul Bunyan à Wisconsin de Round River : « un fleuve qui sécoulait en lui-même, circulant ainsi autour dun circuit sans fin » (Leopold, “The Round River : A parable”, p. 158). Or, selon Leopold, ce « fleuve rond » nest pas seulement quelque chose que Wisconsin « possède », car, selon lui, Wisconsin « est » un fleuve rond31. Ce que Leopold veut dire par cette parabole est quun écosystème comme celui de Wisconsin sautoproduit de façon circulaire à la manière dun fleuve rond, voire, ajoutons-nous, dun tourbillon. Dailleurs, comme cest le cas chez les êtres vivants, Leopold pense que ce mouvement circulaire se complexifie pour former un réseau fertile et hautement diversifié, au point dacquérir une stabilité telle quil peut durer pendant des milliers dannées. Leopold en dégage la conclusion suivante : « Le destin de lécologie est de devenir la science [lore] du fleuve rond. » (Leopold, ibid., p. 159)

Cette parabole du fleuve rond fournit aussi une nouvelle conception du rapport entre lhomme et la nature :

We of the genus Homo ride the logs that float down the Round River, and by a little judicious burling we have learned to guide their direction and speed. This feat entitles us to the specific appellation sapiens. The technique of burling is called economics, the remembering of old routes is called history, the selection of new ones is called statesmanship, the conversation about oncoming riffles and rapids is called politics (Êtres du genre Homo, nous nous trouvons sur des rondins qui voguent le long du Fleuve Rond, et grâce à lenlèvement judicieux de leurs « nœuds », nous avons appris à guider leur direction et leur vitesse. Cet accomplissement nous octroie le titre spécifique de sapiens. La technique de travailler les rondins sappelle « léconomie », le souvenir des vieilles routes « lhistoire », la sélection de nouvelle routes « la direction de lÉtat », et la conversation sur des vagues ou des rapides à venir « la politique ») (Leopold, ibid., p. 158)

On pourrait peut-être objecter que cette image de lhomme comme « navigateur » ressemble au fameux « kybernetes » (barreur) de Wiener, qui corrige par une procédure de rétroaction négative tout ce qui lécarte de sa destination choisie32. La différence est que le barreur léopoldien guide son vaisseau sur des courants circulaires et non pas sur une mer informe qui lui permet de choisir arbitrairement sa propre destination. En dautres termes, lhomme ne peut pas seulement se choisir des

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objectifs à atteindre sur un plan linéaire (trajet de A à B), mais doit plutôt reconnaître que sa liberté est à la fois produite et limitée par le courant circulaire dans lequel elle a lieu.

Une autre théorie écologique célèbre où apparaît limage du tourbillon est la « biomimétique » de Janine Benyus :

Getting your boat into an eddy is hard work. You must cross the line of tension, the rip between the downstream torrent and the curling upstream flow. [] In the same way, our transition to sustainability must be a deliberate choice to leave the linear surge of an extractive economy and enter a circulating, renewable one (Ce nest pas facile de faire entrer son bateau dans un tourbillon. Il faut traverser la ligne de tension, la déchirure entre le torrent en aval et le flux qui boucle en amont. [] De façon similaire, notre transition vers la durabilité doit être un choix délibéré de quitter le torrent linéaire dune économie fondée sur lextraction et dentrer dans une économie circulaire et renouvelable) (Benyus, Biomimicry, p. 56)

Malgré certaines similarités évidentes, cette image se différencie de celle de Leopold. Alors que Leopold voit la nature comme un fleuve rond et se demande comment sy prendre pour le naviguer, Benyus constate que notre économie actuelle est un « torrent linéaire », pour se demander ensuite comment nous pouvons « imiter la vie » et faire de cette économie une économie circulaire. Il est essentiel, cependant, de ne pas penser la biomimétique en se référant au concept platonicien de « mimésis ». Ceci impliquerait de réduire la connaissance de la nature à une représentation dégradée des Idées pures et abstraites. Comme lexplique Paul Ricœur, traduire mimésis par imitation suppose une logique platonicienne, alors que mimésis peut également être compris au sens aristotélicien, selon lequel elle peut créer ou faire émerger des possibilités inédites33.

Une telle réflexion philosophique est certes absente du livre Biomimicry, mais elle y est néanmoins implicite. Comme Benyus le montre à travers des exemples abondants, produire ou créer de façon biomimétique veut dire se rendre attentif à la façon dont la vie ou la nature produit ou crée (poiein), pour ensuite sinspirer de ce « poiein » dans ses propres productions ou créations. Certes, ceci nous impose des limites dans la mesure où la nature nest et ne peut être quun fleuve rond ; mais à lintérieur de ce fleuve rond nous pouvons néanmoins créer ou faire émerger à notre façon.

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Il sensuit quau lieu de connaître des faits sur la nature (ex : leau est H2O) pour ensuite manipuler celle-ci selon notre volonté, notre tâche est plutôt de reconnaître et reproduire le faire de la nature, ce qui ne veut pas dire « copier » ou « imiter » ce que la nature a déjà fait, car cela équivaudrait à imiter ou à répéter de façon secondaire et dégradée les créations dun autre, mais plutôt dintégrer notre « faire » (poiein) avec celui du fleuve rond34. Dailleurs, dans la mesure où limagination biomimétique vise à reproduire ou recréer le poiein de la nature, la biomimétique est une technique « poétique » ; elle surmonte loubli de la physis (lêtre comme autoproduction) et, ce faisant, ramène la poiesis de son exil dans la poésie. De ce point de vue, il est tout à fait logique que Benyus écrive :

Because nature spins her spell in such a small space, her creations read like a poem that says only what it means. / Studying these poems day in and day out, biomimics develop a high degree of awe, bordering on reverence (Comme la nature déploie sa magie dans si peu de place, ses créations lisent comme un poème qui dit seulement ce quil veut dire. / Etudiant ces poèmes jour après jour, les biomiméticiens cultivent un niveau élevé démerveillement, proche de la révérence). (Benyus, op. cit., p. 7)

Cette interprétation poétique de la nature diffère donc très nettement du regard désintéressé sur elle que porte lesthétique. En effet, la nature nest pas pensée ici en termes dobjets dotés de qualités esthétiques, mais en termes dêtres qui peuvent « faire émerger » un monde, cest-à-dire des êtres qui font imaginer et rêver des modalités possibles dexistence.

Un autre soin de la nature

Tant que ceux qui visent à « soigner » ou « prendre soin » de la nature restent dans le cadre de la philosophie moderne, il ne sera pas question de la « compréhension poétique » de la nature, ou, pour reprendre des

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exemples aquatiques, de la mer informe, de la source originale, du fleuve destinal, ou du tourbillon créateur. De même, il ne sera pas question de tourbillons ; les tourbillons nentrent même pas dans le débat, car il est évident quon ne peut pas « soigner » ou « prendre soin » dun tourbillon comme cela pourrait à la limite être le cas – si on ne craint pas les pathologies qui peuvent résulter dun discours métaphorique – pour une mer ou un fleuve « malade ». Et il est vrai quon ne peut pas « soigner » ou « prendre soin » dun simple tourbillon ; mais il est vrai aussi que notre analyse du tourbillon nous permet de penser un « autre soin de la nature ».

Dans le cas dune machine, il nest pas question de soigner, mais plutôt de réparer. Dès quune machine ne fonctionne plus, il sagit simplement de lui restituer sa fonctionnalité perdue. Dans le cas dun tourbillon, par contre, labsence de fonctions et dorganes rend impossible le soin. Il sensuit que le soin ne se situe ni au niveau de la machine, où génération et existence phénoménale sont originairement dissociées, ni au niveau du tourbillon, où génération et existence phénoménale se trouvent encore dans une unité originaire avant toute différenciation (le génotype est le phénotype). En revanche, le soin porte sur des êtres auto-producteurs au sein desquels fonctions et organes ont émergé à travers la différenciation intérieure de ces êtres. Cependant, comme cest lêtre et donc lautoproduction que nous avons « oubliés35 », le danger principal que nous courons aujourdhui est de réduire le soin à des interventions techniques linéaires. De ce point de vue, soigner ou prendre soin de la nature veut dire veiller à ce quelle puisse être ce quelle est, cest-à-dire sautoproduire.

Comprendre ainsi le soin de la nature a des conséquences très concrètes. Dans le deuxième tome de La Méthode, Morin écrit :

Génétisme et environnementalisme, tout en se combattant, ont pour trait commun dannihiler lautonomie phénoménale de lindividu. Plus ils se disputent lautorité causale, moins ils en laissent à lêtre vivant lui-même, et celui-ci, laminé entre genos et oikos, nest plus quune mince pellicule qui les sépare. / Cest quincapable de reconnaître lauto-détermination et

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lauto-causalité, la logique simplificatrice écrase lautos, soit sous les déterminismes et aléas supérieurs du Milieu, soit sous les déterminismes et aléas supérieurs de lempire des Gènes. Les êtres vivants apparaissent donc comme des jouets et marionnettes dont le ressort et les ficelles viennent toujours dailleurs queux-mêmes. (Morin, La Méthode, Tome 2 : La Vie de la vie, p. 139)

Or, la négation selon laquelle lêtre phénoménal ne peut être produit que par autre chose que lui-même – ses gènes ou son environnement – va de pair avec la maîtrise et la domination des êtres vivants par le truchement dinterventions techniques linéaires. Est révélateur lexemple des manipulations génétiques en agriculture qui visent à rendre des plantes résistantes aux produits toxiques appliqués à leur environnement, notamment les herbicides et les pesticides synthétiques. Une telle manipulation constitue un « arraisonnement » de lêtre vivant, cest-à-dire une tentative détablir des raisons pour lesquelles lêtre phénoménal est comme il est36 – ses gènes, son environnement – afin den manipuler ces deux variables en fonction de la volonté humaine. Cette négation de lautos de lêtre vivant saccompagne de lécrasement de lautos de lagriculteur, qui ne produit plus du tout pour lui-même et pour ses proches, et dont lexistence même se trouve déterminée par les aléas du marché mondial ainsi que par sa capacité dacheter chaque année des semences génétiquement manipulées et des produits « phytosanitaires » de grandes sociétés internationales37. De ce point de vue, prendre soin dun être – que ce soit un être vivant ou un être humain – cest laisser être son autos, au sens de son autoproduction, auto-organisation, autonomie,

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et ainsi de suite. De façon similaire, soigner un être malade aura pour visée de lui restituer son autos temporairement perdu ou affaibli.

Une telle conception du soin ne veut pas dire que seul compte lautos, doù limportance de ce que Morin appelle la « pensée complexe ». Celle-ci évite toute théorisation dun autos substantiel, cest-à-dire un soi complètement indépendant de lautre, et essaie plutôt de penser les rapports de dépendance entre les deux :

Le principe didentité ce nest pas : Soi = Soi. Lidentité surgit, non comme équivalence statique entre deux termes substantiels, mais comme principe actif relevant dune logique récursive []. À la différence de len-soi des substantialismes philosophiques, cette identité a besoin du tiers (le flux énergétique, la relation écologique, la paternité dun autre soi) []. (Morin, La Méthode, Tome 1 : La Nature de la nature, p. 212).

Néanmoins, sil est vrai que tel ou tel autos existe, cela ne peut être que parce quil sautoproduit. De même quune table ne peut venir à lêtre que grâce à la production dune table, un autos ne peut venir à lêtre que grâce à la de production dun autos, cest-à-dire grâce à lautoproduction. Ainsi, alors que lexistence de lécosystème terrestre dépend de lénergie solaire, ce nest pas lénergie solaire qui le produit ; lécosystème terrestre sautoproduit grâce à et en tant que courant circulaire de nutriments qui circulent entre les producteurs, les consommateurs, et les décomposeurs.

Comme le montre ce dernier exemple, notre critique de la pensée technique linéaire sapplique aussi aux écosystèmes, compris comme êtres auto-producteurs au sein desquels ont émergé des organismes divers et variés, chacun remplissant une ou plusieurs fonctions. Or, comme le constate Barry Commoner, le grand défaut de notre pensée technique est de raisonner de façon linéaire et non pas circulaire :

We have become accustomed to think of separate, singular events, each dependent upon a unique, singular cause. But in the ecosphere every effect is also a cause : an animals waste becomes food for soil bacteria ; what bacteria excrete nourishes plants ; animals eat the plants. Such ecological cycles are hard to fit into human experience in the age of technology, where machine A always yields product B, and product B, once used, is cast away, having no further meaning for the machine, the product, or the user. [] Here is the first great fault in the life of man in the ecosphere. We have broken out of the circle of life, converting its endless cycles into man-made, linear events (Nous nous sommes accoutumés à penser des événements singuliers et séparés, chacun dépendant dune cause unique et singulière. Mais dans lécosphère chaque effet est aussi une cause : le déchet dun animal devient

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nourriture pour les bactéries du sol ; les excréments des bactéries nourrissent les plantes ; les animaux mangent les plantes. De tels cycles écologiques sont difficilement réconciliables avec lexpérience humaine à lâge de la technique, où la machine A produit toujours le produit B, et le produit B, une fois utilisé, est jeté, nayant plus aucun sens pour la machine, pour le produit, ou pour lutilisateur. []. Voici donc le premier grand défaut de la vie de lhomme dans lécosphère. Nous nous sommes échappés du cercle de la vie, en convertissant ses cycles sans fin en événements linéaires produits par lhomme) (Commoner, The Closing Circle, p. 12)

Commoner décline cette idée par lanalyse de quatre grands problèmes environnementaux, chacun correspondant à un élément : le feu nucléaire, lair de Los Angeles, la terre dIllinois, et le Lac Erie38. Ces analyses montrent comment la pensée technique linéaire finit toujours par produire des pollutions inattendues, lesquelles ne peuvent être intégrées aux grands cycles de la nature et, par conséquent, peuvent même menacer lexistence de ces cycles. De plus, dans la mesure où les solutions techniques proposées sont également linéaires, elles ne peuvent réussir daprès Commoner. Ainsi, la solution linéaire proposée à leutrophisation du Lac Erie ne résout pas le problème : linstallation de nouvelles stations dépuration – ayant pour but de transformer des matières organiques en matières inorganiques susceptibles dêtre rejetées dans le lac – peut même aggraver le problème de leutrophisation, car ces matières inorganiques saccumulent au fond du lac, où elles risquent dêtre reconvertis en matière organique, augmentant ainsi la demande biologique en oxygène, cause directe de leutrophisation39. Comme dans nos exemples précédents, prendre soin de la nature équivaudrait donc chez Commoner au « laisser-être » dun autos, évitant ainsi la transformation de lautoproduction en des processus techniques linéaires qui commencent par la volonté, se réalisent dans des produits phénoménaux, et se terminent en déchets nocifs et/ou irrécupérables.

Si Commoner na pas de difficulté à identifier la cause fondamentale du problème – la pensée technique linéaire –, il est assez pessimiste quant à la possibilité de restaurer ou soigner un écosystème « malade » comme

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le Lac Erie40. Le biomiméticien, John Todd, qui travaille principalement sur la dépollution des eaux, est plus optimiste. De manière similaire à Commoner, Todd observe que lindustrie du traitement des eaux usées est elle-même un grand pollueur. Il la critique sur trois points ; 1. elle produit des boues dépuration toxiques dont elle ne sait pas quoi faire ; 2. elle utilise des produits chimiques polluants, notamment le chlore ; 3. elle est très coûteuse et ne produit aucun sous-produit de valeur économique. Face à ces inconvénients, Todd sinspire explicitement du faire de la nature pour proposer une technique alternative quil nomme « machine vivante ». À la différence dune station dépuration classique, qui traite leau par des processus physiques et chimiques, et même dune station dépuration qui fonctionne par « boues activées », les machines vivantes de Todd sinspirent des zones humides (marais, marécage, etc.) pour traiter leau au sein dun écosystème complexe constitué de bactéries, plantes, insectes, poissons, et autres êtres vivants. Non seulement ces machines vivantes résolvent les trois problèmes des stations dépuration classiques, produisant des boues non-toxiques, évitant lusage de produits chimiques, et permettant de produire de nombreux sous-produits économiques, mais elles offrent dautres avantages encore, tel lusage dénergie solaire41.

Fort de cette expérience des machines vivantes, Todd affirme quune partie importante de la nature que nous avons dépouillée peut être « restaurée ». En effet, de même que ses machines vivantes traitent des eaux usées de manière biomimétique, Todd pense que nous pouvons utiliser des techniques similaires pour restaurer les eaux polluées (lacs, fleuves, etc.), doù sa création dun Centre for the Protection and Restoration of Waters42. Ces techniques de restauration emploient des méthodes qui appartiennent à ce quon appelle aujourdhui la « bioremédiation », cest-à-dire lusage dêtres vivants pour restaurer les écosystèmes dégradés par lactivité humaine.

On peut, cependant, émettre un doute par rapport au vocabulaire de « restauration » employé par Todd : devrait-on parler ici de « restaurer » ou plutôt de « soigner » ? Parler de « restaurer » se heurte à deux problèmes.

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Le premier concerne une certaine façon de concevoir la restauration de la nature. Selon une conception courante de la nature, dès que lhomme entre en contact avec elle il la dénaturalise, la transformant en ce que Bruno Latour appelle « objet hybride », ni pleinement naturel, ni pleinement social43. Dès lors, restaurer la nature serait une tâche impossible, car on ne pourrait jamais recréer létat exact de la nature avant les interventions humaines. Nos tentatives de restauration ne pourraient jamais être que des « imitations » dégradées dune nature pré-anthropisée. Il nest pas difficile de voir que cette vision de la restauration obéit à une logique platonicienne de la mimésis, selon laquelle toute imitation est nécessairement dégradée par rapport à un modèle. En revanche, si on interprète la nature comme physis, cest-à-dire comme production circulaire au sein de laquelle peut émerger une grande diversité dêtres, de chemins, et de relations, restaurer la nature voudrait plutôt dire restaurer – ou plutôt participer à lauto-restauration de – cette autoproduction complexe et diversifiée. « Laisser être » la nature, de ce point de vue, ne veut pas dire « ne pas toucher » la nature, évitant ainsi de la transformer en « objet hybride », mais plutôt veiller à ce quelle puisse sautoproduire, ce qui peut nécessiter des interventions importantes, telles que le passage à lemploi généralisé des énergies renouvelables.

Le deuxième problème concerne le fait que le mot « restauration » sapplique aussi aux êtres humains, et plus particulièrement à leur consommation de nourriture. En raison dune dépense énergétique due au travail, à lexercice, voire même au simple maintien de lexistence, lêtre humain a besoin dêtre « restauré », cest-à-dire de recevoir lénergie et les nutriments qui commencent à lui manquer. Or, cette situation se distingue de celle dune maladie : dans le premier cas, il sagit dun simple manque ; dans le second cas, il sagit dun dysfonctionnement dun système, souvent provoqué par des entités « étrangères ». En ce qui concerne les dysfonctionnements qui découlent de la pollution de leau – par nitrates, pesticides, métaux lourds, ou autre –, on a donc clairement affaire à une maladie à soigner, et non pas à un simple manque à combler, car la présence dentités étrangères met en danger lautos de lécosystème, notamment son autoproduction, auto-organisation, et autorégulation. De plus, la logique de la restauration est telle quelle

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nécessite des interventions récurrentes ; que lon parle de la restauration dun être humain ou dune œuvre dart plastique, une seule instance de restauration ne pourra jamais suffire, car tôt ou tard un nouvel apport dénergie (ou de travail) savérera nécessaire. Dans le cas dune maladie, par contre, lélimination de lagent problématique pourrait être définitive et le malade pourrait donc retrouver son autos temporairement perdu ou affaibli.

Il y a, cependant, une complication concernant lanalogie entre le soin médical et le soin éco-systémique : un médecin ne fait pas partie de lêtre quil soigne. Il peut donc intervenir de façon ponctuelle, puis ne plus avoir affaire avec cet être, lequel peut dès lors vivre de façon autonome et indépendante dudit médecin. Or, non seulement cest généralement lhomme qui rend les écosystèmes malades, mais lhomme fait généralement partie des écosystèmes quil rend malades. Comment, donc, ces écosystèmes pourraient-ils retrouver leur autonomie ? Pour répondre à cette question, il convient de faire une distinction entre un écosystème autonome et un écosystème autonome par rapport à lhomme. Ce que doit viser le soin éco-systémique est la première forme dautonomie, car ce qui compte, en effet, est lintégration des activités humaines au sein de ces êtres auto-producteurs, auto-organisateurs et autonomes que sont les écosystèmes.

À partir de ces analyses, nous pouvons voir que soigner les écosystèmes rendus malades par lhomme nest pas prendre soin dêtres malades autres que lhomme, car ces écosystèmes incluent lhomme. Cependant, il découle également de notre compréhension de la maladie comme dysfonctionnement du système que la maladie fondamentale ici est en quelque sorte lhomme lui-même. Accuser lexcès de CO2, les produits chimiques synthétiques, ou tout autre polluant, cest fermer les yeux sur le fait quils proviennent tous de lactivité humaine. De ce point de vue, notre analyse ressemble à celles des écologistes profonds qui accusent lhomme dêtre, par rapport aux écosystèmes, un virus ou un parasite. Elle en diffère, cependant, dans la mesure où nous ne pensons pas que ce soit lhomme en tant quespèce biologique qui pose problème – comme si nous avions des mauvais gènes qui nous poussent inéluctablement à détruire notre oikos –, mais plutôt loubli humain de lêtre, cest-à-dire loubli de la physis. Soigner la nature serait donc, et avant tout, soigner le rapport qua lhomme à la nature, cest-à-dire

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transformer sa pensée technique dominante – qui ne pense que la production linéaire – en une pensée qui essaye dintégrer la production linéaire au sein de « lautoproduction » quest la physis.

Concluons par un exemple : le livre célèbre de Rachel Carson, Silent spring44. Largument de ce livre est que les produits techniques que nous avons créés pour atteindre nos buts isolés et linéaires finissent par se propager de manière inattendue le long des circuits naturels. Les insecticides que nous appliquons à des plantes se font ingérés par des vers, qui, eux, se font mangés par des oiseaux, qui, eux, en meurent en grands nombres. Le phénomène qui en résulte est ce que Carson appelle un « silent spring » (printemps silencieux). Or, celui-ci ne signifie pas seulement une réduction de la complexité de tel ou tel écosystème. Le chant printanier des oiseaux est une métonymie de la fertilité de la nature. Labsence de ce chant, en revanche, est la métonymie dun mal ou dune maladie profonde, qui risque de se généraliser. Cest pour cette raison que Silent spring commence par une section intitulée « Une Fable pour demain » (p. 21-22), où Carson décrit une situation imaginaire où la mort sétend au-delà des populations doiseaux pour toucher à un grand nombre despèces, dont lhomme. De plus, le titre du livre est tout à fait conforme à notre analyse précédente du langage poétique : inspiré dun vers dun poème de J. Keats, « La belle dame sans merci », non seulement ce titre répète poétiquement la même figure de son (le « s » par lequel commence « silent » aussi bien que « spring »), mais la douceur mélancolique de ces deux « s » nous susurre le mal profond dun monde qui ne sait plus écouter ou laisser être la poiesis de la nature.

Face à ce mal profond, décrit explicitement en termes de « illnesses », « maladies », et « diseases », Carson évoque le poème de Robert Frost, The Road not taken (La Route non prise), pour expliquer que nous avons le choix entre deux itinéraires : soit nous pouvons poursuivre une approche purement technique de lagriculture qui ne vise que le rendement maximal dun seul produit, et qui aujourdhui poursuit son chemin par les manipulations génétiques, les produits chimiques toxiques, les semences hybrides, et la généralisation dun marché mondial qui écrase et ignore les frontières locales et nationales ; soit nous pouvons passer à une autre forme dagriculture qui « imite » le faire de la nature dans

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la mesure où ce sont surtout des autres organismes qui contrôlent les diverses nuisances qui menacent la récolte45. Cette seconde technique, proche à certains égards de ce que nous appelons aujourdhui « agriculture biologique46 », ouvre la possibilité de laisser être et de prendre soin de lautos des plantes cultivées, des agriculteurs, et des écosystèmes dans lesquels elle a lieu.

Tenant compte de ce choix, notons la raison pour laquelle on a tendance à penser que le livre de Carson a été un succès environnemental : il a contribué à linterdiction de lusage du DDT. De ce point de vue, limportance essentielle du livre est davoir établi une nouvelle connaissance scientifique : le DDT est hautement toxique. Ensuite, dans la mesure où cette toxicité va à lencontre de nos « valeurs », telle que la valeur que nous attribuons à notre propre existence ou à celle dautres êtres vivants, le DDT devrait être interdit. Or, tant que Silent spring est réduit à une preuve du danger que représente le DDT à nos valeurs, la pensée technique dominante ne fera que proposer le remplacement de ce pesticide toxique par dautres ; une solution technique linéaire remplacera une autre à la manière dont on répare une machine dont une des pièces ne fonctionne plus. Ceci est exactement ce quon constate aujourdhui au niveau de la production agricole mondiale, laquelle continue sa poursuite linéaire de rendements maximaux par la monoculture de plantes génétiquement modifiées résistantes à des nouveaux pesticides considérés « moins impactants » que le DDT. De notre point de vue, en revanche, limportance du livre de Carson est davoir contribué au dévoilement dun autre chemin : une pensée renouvelée de lêtre comme physis dont la découverte ontologique principale est que génotype et

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phénotype, concept et forme phénoménale, sont originairement unifiés et ne peuvent se distinguer que partiellement, cest-à-dire en tant que parties du tout auto-producteur auxquels ils participent. Soigner la nature ne pourra donc passer que par la tentative de soigner lhomme, cest-à-dire de remplacer la maladie quest la pensée purement technique par une pensée qui « laisse être » lautos des êtres auto-producteurs.

Conclusion

Revenons à notre critique de la philosophie moderne. Celle-ci est calquée sur la physique et donc, pour reprendre lexpression de Heidegger, sur une interprétation de la nature comme « complexe calculable et prévisible de forces » (Heidegger, op. cit., p. 29). Notre analyse, en revanche, est calquée sur la physiologie, comprise comme létude de la physis au sens dautoproduction. Comme lont montré nos analyses précédentes, étudier la nature comme physis ne veut pas dire simplement accepter la physiologie telle quon la conçoit aujourdhui, car, dans un cadre moderne qui vise à établir les raisons de toute chose comme autres que la chose elle-même, on a tendance à penser même les phénomènes que sont les êtres vivants comme des objets déterminés par des causes physiques linéaires : les gènes et lenvironnement. De ce point de vue, un simple transfert de concepts médicaux à la nature se révèle inadéquat, car, tant que nous naurons pas repensé la nature comme physis, nous continuerons de la réduire à un objet mécanique déterminé de manière prévisible par des causes physiques linéaires, elles-mêmes gouvernées par des forces, tandis que, de notre point de vue, il faut plutôt concevoir la nature comme lautoproduction grâce à laquelle vient à être des « autos » dont nous pouvons prendre soin.

Dans le cadre de la philosophie moderne, la métaphysique – comprise comme ce qui va « au-delà de la physique » – cède de plus en plus sa place à lépistémologie, qui vise à assurer, dans la mesure du possible, lexactitude des connaissances scientifiques, sans laquelle la prévisibilité et la maîtrise physique ne serait pas possible. Dans notre perspective, par contre, lépistémologie signifie plutôt létude de lépistème de la

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tekhnè, comprise comme ce « savoir-faire » qui laisse être et prend soin de la physis. Cest pour cela que nous nous sommes intéressés à limage proposée par Aldo Leopold de lhomme comme « navigateur du fleuve rond » ; aux techniques qui nous permettent de « close the circle » (fermer le cercle) préconisées par Barry Commoner ; à la biomimétique de Janine Benyus et John Todd, qui vise le développement de techniques qui nous permettent dentrer dans le courant circulaire de la nature ; et à la « route non prise » dune agriculture biologique que théorise Rachel Carson. Même la reformulation proposée par James Lovelock de la théorie de Gaïa comme « géophysiologie » ou « science pratique de la médecine planétaire » pourrait trouver sa place dans notre épistémologie, à condition que lon repense Gaïa dun point de vue vraiment physiologique, cest-à-dire en tant quêtre auto-producteur, et non pas dun point de vue purement technique, cest-à-dire par simple analogie avec des machines cybernétiques conçues par des ingénieurs dans le but datteindre ou maintenir un état fixe (une température, une composition chimique, ou autre)47.

Une telle transformation du champ actuellement occupé par la métaphysique et lépistémologie ne pourrait se produire sans une transformation parallèle du champ quoccupe aujourdhui lesthétique. Considérons de nouveau le tourbillon. Dans une perspective esthétique, un tourbillon est un objet qui pourrait en principe être doté de certaines qualités esthétiques, telles que la beauté, la sublimité, lharmonie, la symétrie, ou lordre. En outre, en tant quobjet esthétique, il se trouve radicalement séparé du sujet qui lobserve ; tout rapport subjectif à cet objet serait donc « désintéressé », en ce sens quil ne concerne pas l« être » du sujet. De notre point de vue poétique, par contre, non seulement le tourbillon peut « faire émerger » un monde, au sens dinspirer une nouvelle façon dhabiter ensemble la Terre, mais il nous concerne au fond de notre « être », car, à un niveau ontologique fondamental, « nous ne sommes que des tourbillons dun fleuve intarissable » (Wiener).

Penser la nature comme physis transforme également le champ de léthique. Dans un cadre moderne, celle-ci est pensée comme un ensemble de lois à respecter (déontologie) ou de calculs à faire (utilitarisme), lesquels sont établis par une combinaison de raisonnements

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logiques et dexpériences (empiriques ou « de pensée »), suivant ainsi le paradigme de la physique (avec ses lois, ses calculs, et ses expériences). De notre point de vue, en revanche, léthique émerge de la production de lautos qui a lieu dans lautoproduction, et donc de la production dune frontière entre le soi et lautre. Dès lors, le monde ne peut pas être un espace homogène gouverné par des règles ou des calculs universels (quils soient éthiques, économiques, physiques ou autres), mais un champ découpé en un réseau complexe de lieux habités par des êtres divers : des individus, des communautés, et même la Terre elle-même. Dans cette optique, un problème comme le changement climatique est un problème éthique en ce sens quelle concerne notre échec à « laisser être » lautos de la Terre : en allant à lencontre de lautoproduction terrestre, lemploi linéaire des énergies fossiles installe un rapport malsain entre la terre et son environnement, ne laissant plus repartir hors de la terre suffisamment dénergie solaire. Lenjeu fondamental de léthique, de ce point de vue, nest pas de décider de la « valeur » relative des êtres ou de formuler des règles qui gouvernent nos interactions avec eux, mais plutôt de reconnaître lautos des êtres auto-producteurs, au lieu de les voir comme de simples objets mécaniques que lon peut manipuler en appuyant sur leurs causes physiques, ou, dans le cas des êtres humains, des sujets dont la volonté permet précisément cette manipulation des objets physiques. Il sensuit que « prendre soin de la nature et des hommes » implique beaucoup plus quune nouvelle attitude éthique envers des êtres que nous continuons à penser dans un cadre moderne calqué sur la physique ; il dépend dune interprétation de la nature comme physis, et donc de lémergence comme science fondamentale de la physiologie, au sens de létude de la physis48.

Henry Dicks

Université Jean-Moulin – Lyon 3

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1 A. Leopold, “The Round River : A parable”, Round river, OUP, 1953, p. 165.

2 R. Carson, Silent spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962.

3 J. Lovelock, Gaia : The Practical Science of planetary medicine, London, Gaia Books Limited, 1991.

4 J.P. Pierron, Vulnérabilité : Pour une philosophie du soin, Paris, PUF, 2010.

5 On peut imaginer quun discours focalisé sur le soin mette laccent sur des questions telles que ses sphères dapplication, son contexte démergence historique, sa déclinaison en « prendre soin », « soigner », et « faire des soins », et son lien à des mots étrangers plus ou moins équivalents tels que lallemand « Sorge » et « Pflege » ou bien langlais « care ».

6 Dans « La Question de la technique », Heidegger écrit : « Jusquà lépoque de Platon, le mot tekhnè est toujours associé au mot épistème. Tous deux sont des noms de connaissance au sens large. Ils désignent le fait de pouvoir se retrouver en quelque chose, de sy connaître. » (M. Heidegger, « La Question de la technique », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 18.)

7 Ici encore, nous suivons lanalyse de Heidegger : « ethos signifie séjour, lieu dhabitation. Ce mot désigne la région ouverte où lhomme habite. » (M. Heidegger, « Lettre sur lhumanisme », Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1966, p. 115-116.)

8 G. Bachelard, LEau et les rêves, Paris, Librairie Générale Française, 2011.

9 I. Illich, « H2O : Les Eaux de loubli », Œuvres complètes volume 2, Paris, Fayard, 2005, p. 461-541.

10 Cf. M. Heidegger, « Lhomme habite en poète », Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 224-245.

11 Il est à noter que cette image nest pas analysée par Bachelard dans LEau et les rêves, vraisemblablement parce quelle relève plutôt de limagination formelle.

12 Lexception est bien sûr la terre, élément dont la « solidité » semblerait exclure la « fluidité » nécessaire au tourbillon.

13 Sur ce point, voir J.P. Pierron, Les Puissances de limagination : Essai sur la fonction éthique de limagination, Paris, Cerf, 2012.

14 Cette idée est très proche de la prémisse sur laquelle Sarah Allan base son étude de leau et le végétal dans la philosophie chinoise antique (S. Allan, The Way of water and sprouts of virtue, Albany, SUNY, 1997). Selon Allan, la philosophie chinoise se fonde sur des « métaphores-souches » (root metaphors) tirées de leau et du végétal, à partir desquelles sest développée une pensée conceptuelle abstraite qui narrive jamais à se dissocier entièrement des images auxquelles ses concepts de base étaient originairement unifiés.

15 M. Heidegger, « La Question de la technique », p. 9-48.

16 Cette opposition entre le fleuve en poésie et le fleuve comme source dénergie est tout à fait conforme à la thèse dEdgar Morin, selon laquelle lexil de la poiesis dans la poésie saccompagne de son remplacement comme principe physique de générativité par lénergie, laquelle se prête à une manipulation humaine : « La poiesis a été renvoyée à la poésie, mais la physique peut se passer de générativité depuis quelle a enfin, en tout élément matériel isolé, dégagé et manipulé sa génératricité : lénergie. Dès lors la nouvelle générativité de lunivers physique devient la manipulation anthropo-sociale. » (E. Morin, La Méthode : Tome 1, La Nature de la nature, Paris, Editions du Seuil, 1977, p. 366).

17 Cf. M. Heidegger, « Séminaire du Thor 1969 », Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1969, p. 415-458.

18 N. Wiener, The Human Use of human beings : Cybernetics and society, New York, Da Capo, 1954.

19 N. Wiener, Cybernetics : Or control and communication in the animal and the machine, 2e ed., New York, MIT Press, 1961.

20 Cf. Morin, op. cit.

21 À de nombreux égards, la position de Morin ici est conforme à celle de Heidegger, daprès qui cest à partir de la pensée de lêtre quil faut penser lhabiter (et donc léthique au sens dune réflexion sur lethos). Dans La Lettre sur lhumanisme, par exemple, Heidegger écrit : « Parler de la maison de lêtre, ce nest nullement reporter sur lêtre limage de la “maison”. Bien plutôt, cest à partir de lessence de lêtre pensée selon ce quelle est que nous pourrons un jour penser ce quest une “maison” et ce quest “habiter” » (Heidegger, « La Lettre sur lhumanisme », p. 121). De façon similaire, de même que Morin pense lêtre comme physis au sens d« autoproduction », Heidegger reprend lanalyse dAristote, selon laquelle, « lêtre est physis, à savoir ce qui de soi se manifeste » (Heidegger, Le Principe de raison, p. 162). Cette comparaison ne veut pas dire, bien sûr, que l« automanifestation » (Heidegger) et l« autoproduction » (Morin) sont identiques à tous les égards. En effet, les points de convergence et de divergence entre Morin et Heidegger sur ce point mériteraient sans doute dêtre approfondis.

22 Il va de soi que nous adoptons ici une interprétation du génotype et du phénotype qui est plus large et plus profonde que celle que suppose la biologie contemporaine. Celle-ci interprète le génotype comme lensemble du patrimoine génétique dun organisme et le phénotype comme la constitution observable dun organisme, correspondant à une réalisation du génotype.

23 Cf. R. Dawkins, The Selfish Gene, Oxford, OUP, 1989.

24 Cf. S. Kauffman, At home in the universe : The Search for the laws of self-organization and complexity, Oxford, OUP, 1995. Kauffman ne dit pas exactement que les tourbillons sont à lorigine de la vie ; il pense lorigine de la vie à partir d« ensembles autocatalytiques » qui partagent toutefois cette propriété essentielle des tourbillons : « Dans les ensembles autocatalytiques, il ny a pas de séparation entre génotype et phénotype. Le système est son propre génome » (p. 73).

25 Morin, op. cit., p. 161-181.

26 Ceci est conforme à linterprétation de la cybernétique proposée par Louis Couffignal : « Une action, un acte, un programme sont efficaces sils conduisent au but assigné. [] La cybernétique est lart de rendre efficace laction. » (L. Couffignal, La Cybernétique, Paris, PUF, 1963, p. 21-23)

27 Dans Into the cool, Eric Schneider et Dorion Sagan écrivent : « [L]es parties dun organisme ne sont pas seulement profondément interconnectées, mais en fait se produisent entre elles. Ainsi, elles ne peuvent être le produit dun concepteur de type humain. [] Une perspective thermodynamique qui reconnaît le comportement complexe de systèmes à la recherche de léquilibre nous présente un schéma alternatif à une conscience externe et délibérative, modélisée sur des expériences humaines de charpenterie, dhorlogerie, et même de programmation informatique. [] Il est ironique quen rejetant des récits religieux de la création, la science ait acquis une perspective presquaussi anthropocentrique, basée sur des expériences humaines de construction mécanique. » (E. Schneider, D. Sagan, Into the cool : Energy flow, thermodynamics, and life, Chicago and London, University of Chicago Press, 2005, p. 317, nous traduisons.) Cette critique vise précisément les interprétations « techno-logiques » de la vie que proposent des auteurs comme Dawkins, daprès qui les organismes sont produits par la sélection naturelle, elle-même interprétée explicitement comme un « horloger aveugle » (Cf. R. Dawkins, The Blind Watchmaker. New York, W.W. Norton & Company, 1986). Mais comprendre les gènes comme à la fois susceptibles de « mutations » et agissant de façon « aveugle » – doù, par ailleurs, le « quasi » des « quasi-buts » et des « quasi-agents » – laisse intact le schéma technologique sous-jacent. Sur ce point, Dawkins ne rompt pas du tout avec le platonisme, cest-à-dire linterprétation dêtres vivants comme la réalisation phénoménale didées, interprétation qui, selon Heidegger, est modélisée sur la production technique humaine (Cf. M. Zimmerman, Heideggers confrontation with modernity : Technology, politics, art, Indianapolis, Indiana University Press, 1990). Chez Heidegger lui-même, interpréter la vie comme appartenant à la physis – ce qui de soi se manifeste – implique le rejet de toute analogie avec la tekhnè (Cf. M. Heidegger, « Ce quest et comment se détermine la physis », Questions I et II, Paris, Gallimard, 1968, p. 567).

28 Cf. C. Shannon and W. Weaver, The Mathematical Theory of communication, Chicago and London, University of Illinois Press, 1971.

29 Ce rapprochement entre concept et génotype peut paraître surprenant. Mais cest seulement surprenant du point de vue de la philosophie moderne, où le concept est pensé comme la « saisie » (Begriff en allemand) dune idée préexistante, laquelle, par la suite, peut être représentée par un véhicule phénoménal. De notre point de vue, par contre, le concept est plutôt – cest-à-dire avant dêtre « saisi » – ce qui génère ou fait émerger le phénomène, comme cest le cas dans la « conception » dun enfant ou dun nouveau produit.

30 Il est instructif de comparer ces analyses avec la « grammatologie » de Jacques Derrida (J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1967). Selon Derrida, la métaphysique prétend que le signifiant est à la fois une représentation transparente qui ne modifie en rien le signifié et un danger pathologique qui risque de détourner son sens. Nous sommes daccord, mais la conclusion que nous en dégageons est différente. Au lieu de dire comme Derrida que le signifiant est « toujours déjà ajouté », nous pensons quil nest pas question d« ajouter » quoi que ce soit ; il est question dune unité originaire qui se différencie en signifié et signifiant, et non pas dun signifié toujours déjà altéré – pour le bien et pour le mal – par le signifiant. Ceci ne veut pas dire que, pour nous, lunité originaire est un paradis perdu ou une harmonie parfaite dont nous serions forcément nostalgiques. Comme Serres nous le rappelle, un tourbillon détruit autant quil construit : « Le tourbillon, instable et stable, fluctuant et en équilibre, est ordre et désordre à la fois, il détruit les vaisseaux en mer, il est la formation des choses » (Serres, op. cit., p. 40-41).

31 Leopold, op. cit., p. 158

32 Wiener, Cybernetics, p. 11-12.

33 P. Ricœur, Temps et récit : Tome 1, LIntrigue et le récit historique, Paris, Editions du Seuil, 1983.

34 Cette idée nest pas à confondre avec celle dune immersion totale de lhomme dans les « fleuves ronds » que sont les écosystèmes, ce qui nous noierait dans léco-fascisme, puisque ce nest pas un être particulier que nous avons oublié, mais lêtre dans toutes ces manifestations ontiques, cest-à-dire lautos de tous les « tourbillons » ou « fleuves ronds » : étoiles, plantes, animaux, humains, écosystèmes, sociétés humaines, poèmes…

35 De ce point de vue, la thèse de Heidegger de l« oubli de lêtre » sapproche de celle de Michel Serres à propos du rejet historique de la physique tourbillonnaire de Lucrèce : « Il se trouve, et je ny peux rien, car je suis son esclave, que la science de lOccident na jamais cessé de choisir autrement que par Lucrèce. » (M. Serres, op. cit., p. 135)

36 André Préau, le premier à avoir traduit Gestell par « arraisonnement », explique son choix en se référant à la critique du principe de raison suffisante développée par Heidegger dans Le Principe de raison (Cf. Heidegger, « La Question de la technique », p. 26). Comme nous lavons montré dans un article précédent, le principe de raison suffisante nous empêche de voir lêtre comme physis, au sens dautoproduction ou autopoiesis, car il cherche toujours à établir la raison pour telle ou telle chose comme autre quelle-même (Cf. H. Dicks, “The Self-Poetizing Earth : Heidegger, Santiago Theory, and Gaia Theory”, Environmental Philosophy, 8 (1), 2011, p. 47-52).

37 Il existe encore des exceptions à la domination générale de lagriculture industrielle. En France, par exemple, les agriculteurs paysans continuent à produire au moins en partie pour eux-mêmes et pour les marchés locaux. Il est également intéressant de noter que plus la production dune ferme est diverse – comme cest le cas en agro-écologie ou permaculture –, et donc moins orientée vers la production dune « culture de rente » à vendre sur les marchés internationaux, plus il est possible de produire pour soi-même et ses proches.

38 Il est intéressant de noter que les quatre éléments – feu, air, terre, et eau – se prêtent à nombre de grands thèmes discutés dans cet article : les grands enjeux environnementaux (Commoner), le renouvellement de la pensée présocratique de la physis et la poiesis (Heidegger, Morin), et la poétique des éléments (Bachelard).

39 Commoner, op. cit., p. 101-110.

40 Commoner, op. cit., p. 111.

41 J. Todd, N. J. Todd, From eco-cities to living machines : Principles of ecological design, Berkeley, North Atlantic Books, 1993, xvi-xvii, et p. 165-176.

42 J. Todd, ibid., xv et xxii.

43 Cf. B. Latour, Nous navons jamais été modernes, Paris, Éditions la Découverte, 1991.

44 R. Carson, op. cit.

45 Carson, ibid., p. 240-257.

46 Nous avons déjà soutenu que la biomimétique ne se réduit pas à limitation platonicienne de la nature, car elle nous permet également de créer à notre façon, pourvu que cette création se fasse à partir de – ou en tout cas conformément à – la reconnaissance de la nature en tant quautoproduction. Il en découle que la biomimétique nexclut pas nécessairement lusage de tout produit phytosanitaire artificiel. La décision dexclure un produit artificiel dépendra de sa nocivité générale pour les autos des êtres auto-producteurs (plantes, écosystèmes, agriculteurs, consommateurs…) et ne pourra se prendre pour la seule raison que le produit en question est artificiel. De ce point de vue, la biomimétique ne suit pas tout à fait lagriculture biologique, ou en tout cas la philosophie qui a tendance à la soutenir, cest-à-dire lidée « antihumaniste » selon laquelle toute création humaine originale va à lencontre de la nature. Néanmoins, Benyus a sans doute raison de dire qu« il y a plus à découvrir quà inventer » (Benyus, op. cit., p. 4).

47 Cf. Dicks, op. cit., p. 52-58.

48 Je tiens à remercier Cécile Nou pour sa lecture attentive de ce texte.