Recensions
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2013 – 2, n° 3. Prendre soin de la nature et des hommes - Auteurs : Nou (Cécile), Cavagnis (Julien), Desbiolles (Blondine)
- Pages : 185 à 211
- Revue : Éthique, politique, religions
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- EAN : 9782812421204
- ISBN : 978-2-8124-2120-4
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2120-4.p.0185
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/02/2014
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Mireille Delmas-Marty, Le travail à l’heure de la mondialisation, Paris, Bayard, Collège de France, 2013, 111 pages.
Le travail à l’heure de la mondialisation est issu d’une conférence prononcée en 2011 dans le cadre des « Lundis du Collège de France » et augmentée de deux textes inédits « Le mythe de l’humanisme juridique » et « Une utopie réaliste ». L’auteure propose une réflexion sur le travail en le plaçant d’emblée dans la perspective du défi actuel de civiliser, au sens juridique du terme, non seulement les relations entre États et institutions nationales dans un contexte d’ouverture des marchés, mais également les relations interpersonnelles. Elle avance que les effets déshumanisants de la mondialisation sur le travail tiennent à un déséquilibre de développement entre droit du commerce international et droits sociaux. Mireille Delmas-Marty appelle de ses vœux des droits sociaux internationaux ayant force contraignante et susceptibles d’instituer des relations humanisées à l’endroit du travail. Un humanisme juridique rénové devrait être en mesure d’assumer la tension entre l’espace d’expérience marqué par les effets déshumanisants de la mondialisation sur le travail et un horizon de possibles à déployer dans un cadre juridique qui permette de répondre aux réclamations de justice sociale. Mais, passant du statut de mythe à celui d’utopie réaliste, l’humanisme juridique doit notamment faire face à une tension interne entre universalisme et diversité culturelle. Au terme de cette analyse exploratoire des raisons historiques d’une discordance entre travail et mondialisation, la question subsiste de savoir ce que doit rendre possible l’institution de droits sociaux internationaux sur le plan social et culturel. En effet, qu’est-ce qu’implique concrètement humaniser le travail ? Et quel apport peut-on escompter de l’humanisme juridique qui entre en résonance avec des considérations d’ordre moral et identitaire contestables lorsque le champ d’application des normes s’étend au contexte mondial ? Ne faut-il pas dès lors penser ce processus d’humanisation en d’autres termes ? S’il s’agit de contrer les effets déshumanisants de la mondialisation, ne faut-il pas que l’institution d’un nouveau droit ouvre concrètement la possibilité pour chaque travailleur de chaque culture d’être justement
reconnu pour sa contribution sociale ? Autrement dit, le droit, dans sa fonction de médiation des rapports intersubjectifs et interinstitutionnels, n’est-il pas voué à être l’instrument normatif de la reconnaissance constitutive de l’identité, qu’elle soit individuelle, sociale ou culturelle ? La médiation juridique que propose Mireille Delmas-Marty pourrait ainsi gagner à être articulée aux enjeux de reconnaissance qui sous-tendent les injustices dans le champ du travail comme dans celui des cultures.
Cécile Nou
Université Lyon 3
IRPhiL
Michel Foucault, Du Gouvernement des vivants. Cours au Collège de France, 1979-1980, éd. M. Senellart, Paris, Seuil/Gallimard, coll. « Hautes Études », 2012.
En éditant le cours prononcé par Michel Foucault entre janvier et mars 1980 au Collège de France, Michel Senellart apporte une nouvelle contribution – l’une des dernières – à l’entreprise débutée en 1997 par l’édition de « Il faut défendre la société » (cours 1976), dessinant ce qui compose désormais la « troisième face » du corpus foucaldien : après les livres publiés, les Dits et Ecrits, celle des treize années de cours au Collège de France séparant la leçon inaugurale en 1970 de la mort de Foucault en 1984. De ce point de vue, un chainon supplémentaire est ainsi donné, contribuant à préciser non pas tant les cadres d’un système philosophique que la courbe générale d’une série de déplacements, apportant le lot de « surprises » habituel dans le cas d’un auteur – et d’un professeur – qui ne se répète jamais tout à fait.
Deux raisons font cependant de l’édition du Gouvernement des vivants un événement d’une portée toute particulière. La première tient à la place d’un tel cours dans la chronologie des recherches de Foucault. Depuis quelques années, en effet, la dénomination assez énigmatique de « dernier Foucault » exprime l’étonnement provoqué, en 1984 déjà lors de la parution des tomes II et III de l’Histoire de la sexualité, et plus récemment encore par l’édition des trois derniers cours au Collège de France, devant des analyses semblant avoir quitté les problématiques politiques qui étaient les leurs durant les années 1970 pour se consacrer plutôt à la spiritualité hellénistique et tout particulièrement au « souci de soi » (1982), aux dialogues platoniciens, aux cyniques et à la Grèce antique (1983 et 1984). Il faut dire qu’entre Naissance de la biopolitique (cours 1979) traitant du néolibéralisme et forgeant la notion de « biopouvoir », et L’Herméneutique du sujet (cours 1982) portant sur les exercices spirituels de l’Antiquité, un saut a manifestement été accompli. Se situant au plein cœur d’un tel déplacement, Du Gouvernement des vivants apporte quelques clefs nouvelles dans la compréhension d’une telle évolution.
La deuxième raison tient au sujet même du cours : le christianisme primitif. Il peut sembler étrange, à première vue, de « découvrir » une année entière de cours consacrée par Foucault aux pères de l’Eglise, et
tout particulièrement à la question de la préparation au baptême, à la seconde pénitence et aux premières institutions monastiques entre les iie et ive siècles. Il faut dire, néanmoins, même si cela n’a pas encore retenu l’attention des recherches françaises1, que les questions religieuses n’ont jamais été absentes des travaux de Foucault. Nous les retrouvons au contraire très régulièrement, de la première préface à l’Histoire de la folie à la dernière année de cours au Collège de France en passant par les articles consacrés à la Révolution islamique d’Iran en 1978. De manière plus significative, le christianisme avait d’ailleurs acquis une place de plus en plus importante au fil de la décennie 1970, d’abord par la généalogie des pratiques d’aveu (plus de deux leçons dans Les Anormaux, cours 1975) étendue à une histoire de la sexualité (La Volonté de savoir, 1976), puis surtout par l’analyse de la pastorale chrétienne comme modèle de « gouvernementalité » distinct du modèle juridique de la souveraineté (quatre leçons dans Sécurité, territoire, population, cours 1978). Si, de ce point de vue, Du Gouvernement des vivants s’inscrit dans la continuité d’un intérêt foucaldien déjà avéré pour la chose religieuse et tout particulièrement pour le christianisme, trois points au moins caractérisent sa nouveauté. La période étudiée, tout d’abord : Foucault y traite du premier christianisme là où il se concentrait jusque là sur des périodes plus tardives, et tout particulièrement les xvie et xviie siècles. La méthode et l’ampleur de l’entreprise, ensuite : là où Foucault se contentait de quelques grandes tendances jouant le rôle de modèles-types, le cours de 1980 propose une étude lente et minutieuse des textes et de leurs vocabulaires techniques, comme si de simples illustrations du discours foucaldien ceux-ci prenaient alors la place centrale, reléguant la parole du cours au second rang, celui de l’analyse et du commentaire. Enfin, et il faut y insister, alors que le christianisme n’était advenu jusqu’alors dans les analyses foucaldiennes que pour des raisons « généalogiques », autrement dit à partir de problèmes ou d’enjeux extérieurs, en tant qu’il permettait d’éclairer des pratiques ou discours contemporains que Foucault souhaitait étudier (histoire de la médecine, système pénal, État ou gouvernementalité modernes), l’analyse proposée en 1980 est bien davantage « archéologique » ou synchronique, en ce sens qu’elle opère un point d’arrêt sur une période particulière,
qu’elle cherche à mettre en lumière les tensions, problèmes et principes de constitution propres au christianisme primitif, ainsi étudié – pour la première fois chez Foucault – « pour lui-même ».
Certes, des projets plus vastes, comme celui de l’Histoire de la sexualité et plus encore de l’« histoire de la gouvernementalité » que Foucault prévoyait alors d’écrire, ne sont pas pour rien dans l’élaboration d’un tel cours. Nous ne pouvons que renvoyer, pour la précision de tels liens, à l’éclairante « situation du cours » proposée en fin de volume par Michel Senellart. Il n’en reste pas moins, et dans le même temps, que celui-ci s’organise dans une unité et une cohérence propres, avec ses questions, ses points d’articulation, et son cheminement séré pour y répondre, et surtout qu’il porte une série de propositions ou de thèses qu’il n’est possible de repérer avec cette clarté ni avant ni même après 1980, le cours de l’année suivante (Subjectivité et vérité) devant tout à la fois revenir aux enjeux plus stricts de l’Histoire de la sexualité et acter – de manière définitive – la remontée généalogique de Foucault du premier Moyen âge à l’Antiquité gréco-romaine. C’est donc un peu comme l’« étude ultime » de Foucault sur le christianisme qu’il est possible de lire Du Gouvernement des vivants. C’est en tant que telle que nous tenterons ici d’en dégager les points majeurs, tant sur le plan de l’épistémologie que de l’histoire du christianisme.
Du « savoir-pouvoir » au « régime de vérité »
Sur le plan de la méthode et de l’épistémologie, l’une des propositions phares du Gouvernement des vivants est sans aucun doute l’invitation à se « débarrasser » du thème « usagé et rebattu » du « savoir-pouvoir » (p. 12-13). Cela ne manque pas de surprendre : ce couple fut en effet le thème – presque le mot d’ordre – forgé par Foucault lui-même, depuis le début de la décennie 1970, pour qualifier l’ensemble de ses analyses des relations entre pouvoir et savoir en les distinguant d’une histoire des idées classique ou du schème de l’« idéologie ». En revenant sur ce couple, Foucault n’abandonne cependant pas les enjeux qu’il permettait de cibler. Au contraire : c’est bien le « gouvernement des hommes par la vérité » (p. 12) que se donne pour objet, dès la première leçon, le cours de 1980, et
c’est précisément dans la perspective d’une telle tâche que le paradigme savoir-pouvoir ne suffit plus. Celui-ci, précise en effet Foucault, enfermait l’analyse dans un repérage des impacts négatifs – oppressifs – du pouvoir, présupposant donc un état premier de liberté ou d’accès immédiat à la vérité qu’il viendrait annuler, et condamnant surtout toute étude à ignorer ses dimensions productives et créatrices. C’est cela que le remplacement du terme de « pouvoir » par celui de « gouvernement », désignant les principes de « conduite des conduites des hommes », avait acté entre 1976 et 1978. C’est cela que le cours de 1980 se propose d’accomplir à propos de la notion de « savoir », en se détachant notamment de deux idées que les approches antérieures n’avaient pas assez interrogées. Tout d’abord (et c’est le sens de l’exemple du plafond de Septième Sévère qui ouvre le cours) le savoir n’est pas réductible à sa dimension d’outil du pouvoir : il y a toujours un « surplus » de savoir, énonce Foucault, par rapport aux besoins strictement utilitaires et économiques du pouvoir. Deuxièmement, la relation du savoir et du pouvoir – ou du gouvernement des hommes – ne se réduit pas au modèle moderne d’une connaissance objective et scientifique portant sur la société ou la population, comme Foucault l’avait lui-même étudié, mais se déploie également sous d’autres modalités historiquement tout aussi effectives.
Dans ce travail de précision et de distinction, émerge une problématique nouvelle portant sur un gouvernement des hommes « propre » à l’ordre du vrai, sur un lien unissant « directement » la vérité et la conduite des hommes, autrement dit la vérité et la subjectivité, sans nécessairement transiter par une utilisation ou une volonté politique. C’est d’ailleurs pour l’étudier au mieux, précise Foucault, que le cours prend comme point d’appui historique le premier christianisme, exemple « qui ne relève pas du politique » (p. 18). Une telle remarque est fondamentale : elle précise encore la nouveauté de l’approche de 1980 vis-à-vis des approches précédentes menées par Foucault : ce n’est pas (ce n’est plus) directement comme technique de gouvernement au sens de 1978, c’est-à-dire d’une gestion organisée des populations, que le christianisme est analysé en 1980, mais bien plutôt comme exemple d’un « pouvoir de la vérité », d’un lien étroit entre vérité et conduite ne relevant pas d’une technique gouvernementale administrative ou institutionnelle au sens classique de ces termes.
En conséquence de tel déplacements, émergent deux schèmes méthodologiques nouveaux : celui d’« acte de vérité » (ou d’« alèthurgie ») et celui de « régime de vérité ». Si par ces termes, le rejet habituel d’une
histoire portant uniquement sur des systèmes de représentations ou de croyances pris en eux-mêmes est reconduit au profit d’une analyse de leurs conditions et procédures de constitution, l’analyse des « actes de vérité » ne se concentre plus, comme le faisait l’analyse du « savoir-pouvoir », sur la production de savoirs rationnels produits par un pouvoir sur ses « gouvernés », mais à l’inverse sur des vérités produites par les sujets eux-mêmes. En étudiant les « actes de vérité », il s’agit ainsi d’étudier les actes dans lesquels les individus produisent ou manifestent de la vérité – et tout particulièrement de la vérité sur eux-mêmes – et non plus la manière dont un État ou une institution produit de la connaissance sur sa population. De tels actes d’alèthurgie n’adviennent pour autant pas de nulle part, d’où la nécessité de la deuxième proposition conceptuelle, celle de « régime de vérité ». Par là est désigné le cadre dans lequel de tels actes de vérité sont accomplis, l’ensemble des « obligations » ou « invitations » à produire et à manifester, pour les individus, ces vérités. Une telle articulation ne va pas sans poser problème, et Foucault ne cache pas sa gêne à ce propos. Elle pourrait en effet indiquer, en contradiction avec la mise au point que nous venons de résumer, la réintégration, dans l’analyse, d’une composante « politique ». Peut-être touchons-nous, ici, une des tensions principales du cours. Contentons-nous à présent de la noter, avant de pouvoir y revenir brièvement, une fois interrogée son application à l’étude du premier christianisme.
Le christianisme, « religion du salut
dans la non-perfection »
L’intérêt de tels recadrages ne se juge en effet que par la pertinence des analyses effectives qu’ils permettent de produire. Celles-ci se caractérisent d’abord par une posture méthodologique forte : à une analyse d’« histoire des idées » classique, abordant le christianisme en tant que corps doctrinal, ensemble de croyances ou de représentations, Foucault propose en effet de l’aborder dans le cadre d’une « histoire des pratiques de la vérité », par ses modalités propres de « véridiction » ou d’« aléthurgie », autrement dit par ses techniques de production ou de manifestation du vrai.
Les questions centrales ne sont plus, alors, « quelle vérité est portée par le christianisme ? » ou « à quelle vérité le christianisme demande-t-il à ses sujets de croire ? », mais plutôt « quel mode de production de vérités le caractérise ? » ou « quels types de vérités demande-t-il à ses fidèles de produire ? ». Alors la nouveauté du christianisme vis-à-vis des religions païennes ou des philosophies hellénistiques apparaît-elle sous un jour nouveau – et là se trouve l’une des thèses majeures du cours : dans le christianisme, et d’une manière bien spécifique, une telle « histoire des véridictions » ou des « productions de la vérité » y rencontra – et dans une certaine mesure y produisit – l’« histoire de la subjectivité ». En effet, alors que la place des sujets, dans les différentes procédures de véridiction qui lui étaient antérieures, était principalement celle du spectateur (le témoin, le fidèle) et dans une moindre mesure, pour certains d’entre eux, de l’opérateur (le devin, le prophète, le prêtre), émerge dans le christianisme une procédure d’alèthurgie dans laquelle chaque sujet devient tout à la fois spectateur, sujet et objet de celle-ci : le sujet ne doit plus simplement accepter ou accueillir une vérité mais la produire lui-même, et cette vérité n’est plus seulement celle de la nature, des dieux, du Dieu ou du monde, mais celle du sujet lui-même, et de chaque sujet. Un « régime de vérité indexé à la subjectivité » (p. 81), « la manifestation de la vérité dans la forme de la subjectivité » (p. 79) : voilà donc ciblée ce qui constituerait la spécificité du christianisme dans cette histoire de l’alèthurgie.
Alors reparaît la place centrale, déjà présente avant 1980, de la pratique de l’« aveu » dans les approches foucaldiennes du christianisme. Là encore, pourtant, Du Gouvernement des vivants opère quelques déplacements, notamment par l’investissement de deux problèmes. Il s’agit tout d’abord, en 1980, non pas de prendre l’aveu comme une composante essentielle du christianisme, mais d’en repérer au contraire l’émergence difficile dans la nouvelle religion qui, jusqu’à la fin du iie siècle, ne lui accordait aucune place spécifique. En ciblant les trois grandes institutions dans lesquelles une telle pratique s’élabora – le baptême, la seconde pénitence et le monachisme – Foucault travaille alors à suivre ses premières apparitions et conceptualisations, en distinguant par exemple ses deux grandes formes qui cohabitèrent ou se succédèrent : l’exomologesis et l’exagoreusis, tantôt manifestation collective d’une faute générique à l’humanité (premières cérémonies collectives) ou manifestation globale et théâtrale pour un individu de son état général de pécheur
(premières formes de la pénitence canonique), tantôt manifestation spécifiée et discursive des fautes personnelles singulières (apparaissant d’abord dans la vie monastique et devant se généraliser, plus tard, à l’ensemble des croyants dans l’obligation de confession). Il s’agit également de repérer l’évolution de la place de l’aveu dans l’organisation générale des pratiques de salut : alors qu’il n’y apparaissait, jusqu’au début du iiie siècle, que comme condition périphérique du rituel du baptême ou de pénitence, essentiellement constitué d’un ensemble d’enseignements et dont le principe salvateur ne provenait que du sacrement final (imposition des mains, eau sainte du baptême), l’aveu – la publicatio sui, l’herméneutique de soi – devint progressivement une pièce maitresse de telles procédures en acquérant en lui-même une vertu de rédemption.
La deuxième question est celle des conditions d’émergence et de généralisation d’une telle pratique. Pourquoi et comment le sujet chrétien fut-il ainsi appelé à établir un tel lien d’herméneutique et de vérité à lui-même ? Pourquoi et comment la vérité à produire ne prit-elle pas seulement la forme d’une connaissance objective, mais d’une vérité individuée sur chaque sujet ? Autrement dit, pourquoi et comment, dans ce premier christianisme, émergea ce lien inédit entre vérité et subjectivité ? Dans le long traitement de ces questions qui traversent l’ensemble du cours, il semble que trois grandes propositions ressortent tout particulièrement, qui se superposent comme par progression du généalogique à l’archéologique.
À un premier niveau est abordé le lien intime entre un tel déploiement des pratiques d’aveu avec la constitution de la doctrine du péché originel, apparaissant tout particulièrement chez Tertullien au tournant des iie et iiie siècles. En effet, à partir du moment où le péché ne renvoie plus aux modèles de la faute à réparer ou de la chute à compenser, mais à une imperfection ou corruption héréditaire et donc essentielle de la nature humaine, Satan s’étant ainsi logé au cœur même de chaque homme, la voie du salut ne peut être que la voie toujours précaire et répétée (et non plus accomplie une fois pour toute) d’un rapport de crainte et d’inquiétude permanentes entretenues avec soi-même, crainte à l’égard de soi ne pouvant trouver son accomplissement que dans un recours à l’autre, et plus précisément dans un dévoilement incessant des plus infimes mouvements de l’âme – alors devenue en elle-même inquiétante – au regard de l’autre.
En tentant de repérer les motifs d’une telle doctrine, le cours aborde, à un deuxième niveau, le débat dans lequel elle naquit, et tout particulièrement l’« autre » vis-à-vis duquel celle-ci se serait construite – bien plus que contre les philosophies antiques et hellénistiques : il s’agit de la gnose. Il y aurait beaucoup à dire sur l’intégration du rôle de la gnose dans les recherches foucaldiennes, de ses lectures d’H. Corbin en 1978 (dans le cadre du reportage sur l’Iran) à ses discussions avec H. C. Puech, son collègue au Collège de France, en passant par ses échanges amicaux tant avec G. Lardreau et C. Jambet (qui publièrent L’Ange en 1976) qu’avec A.J. Festugière. Elle occupe en tout cas dans le cours de 1980 une place de choix, tantôt comme rivale historique du christianisme, tantôt comme « modèle-type » dont Foucault se sert en contraste. En effet, pour plusieurs raisons historiques que le cours ne fait qu’évoquer trop rapidement, se concentrant tout particulièrement sur la question de la réintégration des lapsi succédant à la vague de persécutions du iie siècle, s’est posée au christianisme non pas tant la question de la chute et du salut que celle de la rechute, de la rechute succédant au salut. Une telle question – au cœur de l’institution de la seconde pénitence, selon Foucault, au cœur de l’institution Eglise même, pourrions-nous ajouter – ne pouvait que poser problème : comment est-il possible de fauter de nouveau, une fois le Salut du Christ, une fois les enseignements et le Salut du Baptême reçus ? Et inversement, comment est-il possible de concevoir le salut comme non-définitif ? Alors, au modèle gnostique du salut comme aboutissement d’un long processus spirituel, comme conversion finale et irréversible ou encore comme découverte et fructification du fondement divin de l’homme, le christianisme préféra – et inventa – un modèle du salut comme point de départ d’un long processus spirituel, comme conversion toujours précaire et comme s’accomplissant sur la base d’un fondement impur de l’homme. D’une « religion des Parfaits », le christianisme fut ainsi contraint de se constituer en « religion du salut dans la non-perfection » (p. 253).
À un troisième niveau, enfin, Foucault cible et conceptualise le problème quasi-structurel (archéologique) traversant la mise en place de ces nouvelles pratiques et devant d’ailleurs traverser, selon lui, l’ensemble des grandes crises du christianisme, des premières lutes anti-gnostiques jusqu’au quiétisme du xviie siècle en passant par les grandes hérésies, la mystique et la Réforme. Celui-ci provient de la réunion, dans le
christianisme, de deux modèles a priori inconciliables : celui du « salut » et celui de la « loi », l’un et l’autre typifiés par Foucault en trois principes antagonistes. Le système (juif et grec) de la « loi » s’appuie sur un partage du bien et du mal portant sur les actions commises et non sur les sujets de l’action d’une part, s’organise dans une indistinction temporelle et un principe de répétabilité de la faute d’autre part, et s’applique sur des sujets de volonté. À l’inverse, le schéma du « salut » (représenté ici par la gnose mais aussi par certaines écoles hellénistiques) opère un partage portant sur la qualité des sujets et non des actions d’une part, s’organise dans une temporalité structurée par un principe d’irréversibilité d’autre part, et s’applique sur des sujets de connaissance. En effet, alors que la loi définit et sanctionne de bonnes ou de mauvaises actions pouvant être repérées, le salut opère une coupure dans l’histoire du sujet entre un avant et un après, ancrée dans une conversion, une illumination ou une connaissance le délivrant de manière irréversible de l’imperfection. Ainsi se précise, pour Foucault, la « spécificité » du christianisme, ni complètement religion de salut, ni complètement religieux de la loi – et de même pas uniquement religion de la faute – mais religion s’organisant sur la combinaison impossible et profondément problématique de ces deux modèles. « Le christianisme – et cela a été en un sens un de ses grands problèmes historiques, un des grands défis historiques qu’il a fallu qu’il relève –, le christianisme a eu à penser ce rapport loi-perfection, ou encore, si vous voulez, ce problème de l’irréversibilité du rapport sujet-vérité et de la répétition de la faute » (p. 178).
Ces grandes articulations du cours, telles que nous avons tenté de les reconstituer, nous permettent d’apporter quelques réponses, pour finir, au questionnement duquel nous étions partis à propos du « régime de vérité ». Une telle notion, demandions-nous, ne renvoie-t-elle pas à un principe politique dont Foucault semblait pourtant s’écarter pour se concentrer sur la « force du vrai » ? Alors pouvons-nous répondre positivement, si l’on considère, comme le fait Foucault, qu’il y a une force ou une « politique » propres à la vérité – i.e. comprise dans la production de vérité elle-même – mais négativement si l’on entend par là une institution ou une décision politique. Car en effet, comme nous venons de le suivre à propos du premier christianisme, le « régime de vérité », autrement dit le cadre organisateur des divers actes de vérité, ne naît pas d’une décision mais bien plutôt d’un problème, d’une sorte de « précipité
culturel », ni produit à dessein par quelque pouvoir, ni conçu comme le résultat inévitable d’une évolution historique, mais au contraire comme un point de départ – un creux énigmatique – autour duquel s’enroulent et s’organisent les discours et les pratiques donnant corps à une positivité historique particulière. Ainsi se précise la distinction entre une approche déterministe et une approchante « contingentiste » de l’histoire. Ainsi se précise surtout la courbe devant mener au dénommé « dernier Foucault », courbe qui, tout à la fois, aboutit celle de l’analytique du pouvoir de la décennie 1970 et reboucle avec des perspectives ouvertes dès Les Mots et les choses ou L’Archéologie du savoir : celle d’une histoire de la pensée entendue comme une histoire des pratiques de vérité ; celle d’une histoire où les ruptures définissent et redéfinissent les continuités ; celle enfin d’une archéologie devenant « anarchéologie » (p. 77) : non plus analyse des principes fondateurs d’une épistémé, mais à l’inverse de l’émergence contingente, à partir de discours et de pratiques donnés, de problèmes structurants dont les nouveaux discours et nouvelles pratiques composant l’histoire ne sont toujours que des résolutions précaires.
Julien Cavagnis
Universités Lyon 3 & Beyrouth Saint-Joseph
IRPhiL
Thomas Nagel, Secular Philosophy and the Religious Temperament. Essays 2002-2008, Oxford University Press, 2010.
Thomas Nagel est professeur de philosophie et de droit à l’Université de New-York, ainsi que l’ancien élève et ami de John Rawls. S’il appartient à la grande tradition de la philosophie analytique américaine, il n’a de cesse de rappeler que l’objectivité scientifique n’est pas nécessairement toujours le seul cadre épistémique et rationnel viable, et que la quête de la connaissance ne peut évacuer ce que notre perception du monde a de subjectif : elle doit au contraire l’inclure, en réintégrant le point de vue individuel humain au cœur des diverses constructions théoriques qui nous permettent d’appréhender notre réalité. Nagel n’entend pas bâtir un subjectivisme ou un relativisme quelconque, auxquels il s’oppose rigoureusement, mais simplement repenser la connaissance objective dans une perspective plus proche de nos facultés gnoséologiques. Il s’agit dès lors pour lui d’enquêter, avec une précision et un sérieux propres à sa formation analytique, sur la pertinence et la légitimité de nos repères épistémologiques traditionnels afin de refonder une philosophie scientifique, politique et éthique « à taille humaine ».
La collation d’essais publiée sous le titre Secular Philosophy and the Religious Temperament présente les écrits qui ont marqué cette recherche entre 2002 et 2008. L’ouvrage est organisé en trois parties, la première consacrée à la religion et donnant son titre à l’ensemble, la seconde à la politique, et enfin la dernière à l’éthique et la philosophie de l’esprit. L’ensemble apparaît au premier abord assez disparate, Nagel n’ayant ajouté aucune transition entre les chapitres, aucune explication de leur organisation ni aucune récapitulation conclusive qui permettrait de proposer, à partir des éléments dégagés au fil des essais, une thèse positive et substantielle. Mais une lecture plus attentive révèle une cohérence interne réfléchie, dont les articulations sont à reconstruire à partir des silences, des manques et des ellipses que Nagel a laissés entre chaque essai. Car l’auteur nous propose en réalité un panorama critique de notre quête de vérité qui élabore, en creux, sa conception philosophique du lien entre connaissance, objectivité et perspective humaine. Chaque partie succède à la précédente afin d’approfondir cette thèse, l’évaluer, la justifier et la discuter, dans un débat autour des problèmes philosophiques les plus récents alimenté par sa lecture de penseurs contemporains. Il y a ainsi,
derrière les divisions formelles de l’ouvrage, une concaténation interne qui justifie la numérotation continue des chapitres d’une partie à une autre. Cette recension propose, outre le compte-rendu critique des thèses que Nagel soumet dans Secular Philosophy and the Religious Temperament, de redéployer cette logique sous-jacente et de montrer comment chaque essai permet de filer progressivement une trame philosophique bien plus consistante qu’elle ne peut le sembler au premier coup d’œil.
Religion
Dans cette partie Nagel avance sur un terrain glissant : se présentant lui-même comme un penseur athée, son refus de ce qui est devenu d’après lui un préjugé scientiste contre le « tempérament religieux », ainsi que l’attention qu’il porte aux perspectives subjectives et personnelles de l’homme le conduisent à prendre au sérieux l’hypothèse théiste quant à l’origine et la finalité de notre vie. Il entend en rechercher une alternative séculière, cette démarche le conduisant à examiner avec attention le conflit opposant tenants de l’évolutionnisme biologique et défenseurs de l’hypothèse du Design Intelligent.
Son raisonnement s’appuie, au chapitre 1, sur deux constats : premièrement, les individus possédant ce que Nagel appelle un « tempérament religieux » sont tenaillés par la question « Que fais-je ici ? », et cherchent une vision du monde pouvant jouer un certain rôle dans leur vie intérieure, une réconciliation cosmique entre leur être et l’univers. Second constat, ni la philosophie analytique ni l’existentialisme ou l’humanisme n’ont réussi à fournir une alternative séculière satisfaisante au réconfort apporté par les réponses religieuses : ils ont soit évacué le tempérament religieux du domaine de l’investigation philosophique, soit ramené l’univers à l’échelle strictement humaine. Mais de telles réponses ne suppriment pas pour autant le besoin d’une explication rendant compte de notre existence au sein du cosmos, de son origine et de sa finalité, et elles soulignent cruellement notre incapacité à trouver une telle explication, créant ainsi un sentiment d’incompréhension, de doute ou d’absurdité. Reste une dernière solution, qui tente d’adopter un
point de vue cosmique et universel : au-delà de la perspective humaine, il y a l’ordre naturel dans lequel nous évoluons, nous nous transformons, nous nous adaptons. Cette incroyable complexité et perfection des organismes et de l’évolution biologique a-t-elle un sens ? Une finalité ? Une intentionnalité ? C’est cette dernière piste que Nagel va explorer dans la suite de la partie « Religion » : car elle conduit au conflit entre la théorie de l’évolution biologique et l’hypothèse du Design Intelligent.
Nagel entend démontrer que dans le domaine de la biologie l’argument du Design est scientifiquement envisageable quoique contestable. Ce positionnement est assez troublant à la lecture, le terme de « Design » étant chargé de présupposés religieux et marqué par une histoire intellectuelle houleuse. Mais il faut préciser ici deux points. D’abord Nagel prend au sérieux la perspective explicative suggérée par les hypothèses religieuses, en montrant que la question de fond est la suivante : l’explication de notre existence atteint-elle ses limites sur le plan physique ou, au-delà, sur le plan mental ou spirituel ? En d’autres termes, jusqu’où l’explication peut-elle légitimement remonter ? Or il y a un point au-delà duquel l’explication physique et évolutionniste ne peut aller : celui de l’origine et de l’éventuelle finalité de la vie humaine. Et c’est sur ce point que se cristallise la critique qu’adresse Nagel, dans le chapitre 2, au biologiste Richard Dawkins : le réductionnisme que ce dernier défend, outre ses faiblesses philosophiques et les déformations de l’argument du Design sur lesquelles il s’appuie, évacue brutalement cette question et fait de l’objectivité scientifique le seul mode de compréhension du monde. Les chapitres 3 et 4, consacrés au rejet analytique des hypothèses religieuses puis à la création de soi nietzschéenne, permettent alors à Nagel de montrer qu’outre la compréhension objective et scientifique du monde, nous ne pouvons nous défaire d’une curiosité ou d’une aspiration à chercher une explication au-delà des apparences physiques. Ce n’est pas là une illusion ou un égarement de la raison, mais plutôt la reconnaissance du caractère limité de notre compréhension de la réalité : il est donc légitime et humain de mobiliser d’autres moyens d’accès à la vérité comme le raisonnement moral, l’introspection, l’analyse conceptuelle, etc. Seconde précision, Nagel s’inscrit dans un héritage kantien très marqué : l’idée de finalité naturelle est un principe régulateur de la faculté de juger réfléchissante, quoiqu’il ne puisse être admis par la faculté de juger déterminante et n’autorise pas pour autant le recours
au concept de Dieu. Autrement dit si la science doit rejeter l’explication de la vie biologique par l’intervention divine, nous pouvons néanmoins envisager la possibilité d’une explication téléologique de la nature, en un sens séculier. C’est dans cet esprit que Nagel traite au chapitre 5 l’hypothèse du Design, telle qu’elle est réactivée par des ouvrages scientifiques récents qui s’interrogent par exemple sur le caractère hasardeux ou non des variations établies par la sélection naturelle. Il insiste sur ce point : là où le créationnisme, ne s’appuyant que sur le littéralisme biblique et entrant en contradiction avec les faits scientifiques, doit être rejeté hors du champ de la science, l’argument du Design en revanche reste de nature scientifique. Contrairement à l’interprétation qui en est généralement donnée, il ne vise pas à démontrer l’existence de Dieu mais à défendre une conception de ce qu’il est raisonnable de croire au sujet de l’évolution biologique si l’on a une croyance religieuse compatible avec les faits biologiques et physiques que la science établit.
C’est sur ce point que l’argument du Design est évincé par la science, parce qu’il repose sur une croyance initiale que l’on attribue à la foi ou à l’autorité ecclésiale. Mais Nagel démontre alors que le naturalisme scientifique et l’évolutionnisme reposent également sur une croyance préalable, selon laquelle l’explication doit s’en tenir au plan purement physique et exclure du domaine scientifique toute hypothèse d’une intention surnaturelle. Il s’agit là, pour Nagel, d’une pétition de principe : la science refuse de considérer comme scientifique ce qu’elle ne peut pas expliquer scientifiquement. Elle s’appuie en réalité sur le raisonnement suivant : a) Toute explication naturaliste ou non-spirituelle d’un phénomène peut être confirmée ou réfutée par une preuve empirique ou par un raisonnement causal et probabiliste ; mais b) aucune preuve empirique contre cette explication naturaliste ne peut fournir une raison de croire en l’hypothèse spirituelle, car une telle croyance résulte d’un processus cognitif différent et n’a rien à voir avec la démarche scientifique. Or pour Nagel, cette dernière limitation résulte moins d’une définition générale de la science que d’un présupposé caché quant à la rationalité : n’est rationnel que ce qui répond aux exigences de la science moderne, laquelle propose une rationalité spécifique et limitée aux phénomènes observables, quantifiables ou du moins vérifiables empiriquement ou expérimentalement. Autrement dit il s’agit d’un postulat quant aux conditions de la rationalité qui, quoique défendant la forme
d’objectivité actuellement la plus reconnue et sans doute la plus légitime, n’en résulte pas moins d’une croyance. Dès lors qu’on se situe au niveau des fondements épistémiques de chacune des deux hypothèses rivales, force est de constater que le choix d’une forme de rationalité ou d’une autre relève, ultimement, d’une croyance spontanée en l’existence ou la non-existence d’un Designer originel.
Par conséquent, et pour en revenir aux enjeux politiques et juridiques auxquels Nagel se confronte en écrivant cet essai, aussi bien mentionner le Design Intelligent que l’exclure des cours de biologie relève d’un postulat religieux : existence, ou non-existence de Dieu. Il faut reconnaître que la théorie de l’évolution, si elle est la plus probable, la plus efficace et la plus conforme aux faits, ne résout pas le problème de nos origines et peut éventuellement, pour qui croit déjà en une intelligence surnaturelle, s’accommoder d’un complément spirituel. L’école devrait donc offrir aux élèves à un moment de leur scolarité une discussion franche sur le débat entre évolutionnisme et Design, car quand bien même ce dernier serait le nouveau visage du fondamentalisme, mieux vaut l’affronter à découvert et le discuter publiquement que le rejeter sans autre forme de procès hors du champ de la rationalité contemporaine.
Cette partie laisse d’abord au lecteur une impression de flottement : Nagel semble défendre assez vigoureusement l’hypothèse du Design contre une sorte de néo-obscurantisme naturaliste, tout en en limitant la pertinence à un usage strictement séculier et en concluant finalement que cette hypothèse reste, dans le fond, assez peu probable. Quel est alors l’intérêt d’une telle analyse ? Il nous semble qu’il se situe moins au niveau de la plausibilité des théories du Design contemporaines, et des débats entre elles et l’évolutionnisme biologique – un lecteur plus averti sur ces questions pourra peut-être trouver des points de critique que nous laissons de côté ici –, que dans l’état des lieux de la rationalité que Nagel propose en arrière-fond. En rappelant les limites que ces deux cadres épistémiques rencontrent, ainsi que leur ancrage fondamental dans nos croyances, il déplace le débat. En effet si chaque cadre épistémique repose sur une croyance préalable qui, en tant que telle, ne peut être ni vérifiée ni réfutée, on peut néanmoins objecter que cela n’implique pas leur égale valeur. Peut-on réellement se satisfaire d’un statu quo entre l’hypothèse religieuse et l’hypothèse de la science physique ? La croyance en la rationalité scientifique est-elle de même
nature que la croyance en une intention divine ? L’intérêt principal de la réflexion de Nagel dans cette partie est justement de nous ramener à ce questionnement, indépendamment de toute frilosité ou de tout rejet idéologique immédiat. La réponse n’est pas tant à chercher dans les faits empiriques ou dans les démonstrations logiques qu’en nous-mêmes : quel système de valeurs pouvons-nous, ou voulons-nous nous donner pour réussir à nous penser en tant qu’espèce et qu’individus humains ? Cet essai, par son analyse logique précise et l’attention presque excessive que Nagel porte à une hypothèse qu’il ne soutient pourtant pas, oblige le lecteur à reprendre la réflexion sur la science et la religion de manière dépassionnée et à tirer les enjeux réellement importants que ce débat recouvre : ceux de l’éthique, des valeurs, au fond de la perspective humaine sur notre propre existence.
Politique
Cette partie de l’ouvrage se propose d’aborder le problème de la justice, sous diverses facettes logiquement organisées. Nagel s’intéresse en premier lieu au problème de la justice mondiale, au chapitre 6. Que pourrait être une justice socio-économique mondiale réelle et efficace, sur le plan des institutions internationales ? Cette première question soulève deux enjeux traditionnels de la théorie politique : le lien existant entre justice et souveraineté, et les limites que peut rencontrer l’égalité comme exigence de justice. En effet si la souveraineté est nécessaire à la mise en place et au maintien de la justice au sein des États, par le biais de lois et d’institutions efficaces, il semble plus difficile de trouver une structure mondiale pouvant recouvrir une telle souveraineté, et plus encore d’exiger des États la reconnaissance d’une souveraineté supranationale pouvant menacer la leur. D’autre part, les demandes de justice dans notre monde actuel sont le plus souvent émises au nom de l’égalité. Mais à qui accorder cette égalité ? Aux peuples ? Aux États ? Aux individus ? Et peut-on espérer une égalité mondiale qui ne se restreigne pas aux droits de l’homme, mais puisse être étendue à la justice socio-économique ?
Nagel commence par confronter les deux réponses traditionnelles apportées au problème de la souveraineté, le cosmopolitisme et ce qu’il appelle la « conception politique », développée par Rawls notamment dans sa Théorie de la justice. Cet examen le conduit à opter pour la conception politique rawlsienne, mais en la refondant fortement. En effet pour Rawls la justice n’est pas une valeur d’abord fondée sur des exigences morales universelles mais une valeur strictement politique, créée par les institutions de l’État et donc domestique. La conception politique ne considère alors pas l’absence de justice mondiale comme un réel problème et la restreint à une coexistence pacifique d’États souverains. Pour Nagel c’est là une insuffisance grave : considérer que la justice n’est qu’une affaire intérieure et strictement politique ne permet plus, dans notre monde actuel, de faire face aux inégalités, aux violences et aux discriminations qui le déchirent, ni de répondre aux demandes et revendications qui les accompagnent. Or ce défaut de la théorie rawlsienne est lié au choix qu’elle fait de considérer, comme unité ou sujet de la justice mondiale, les peuples. Rawls considère que si l’unité de base de la réflexion politique et morale est, sur le plan intérieur, l’individu, sur le plan international ce sont les peuples qu’il faut prendre comme entités premières, et non plus les individus. Chaque peuple, organisé par un État souverain, devient ainsi une personne morale et politique unifiée dans le jeu des relations internationales. C’est à cette personnification des peuples que Nagel s’oppose. En effet elle contraint Rawls à tolérer, au nom du respect de l’autonomie des personnes morales, des États non libéraux qui satisfont seulement le critère de décence minimale dans le traitement de leurs membres – c’est-à-dire des États qui, quoique injustes envers les individus, ne se comportent pas envers eux de manière scandaleuse ou criminelle. De plus et au niveau procédural, si ce sont les États souverains qui sont acteurs de la justice mondiale alors cette justice ne pourra être organisée que sous forme de traités et d’accords interétatiques, dans une logique associative. Or une justice de ce type, reposant sur des associations volontaires ou des contrats passés entre des parties visant des intérêts communs, ne profitera qu’aux États les plus riches, aux représentants de ces États ou aux structures économiques les plus puissantes. Ce ne sera donc qu’un simulacre de justice, ne faisant qu’aggraver les inégalités et les revendications des plus défavorisés. Il est ainsi absolument nécessaire aux yeux de Nagel, et contre Rawls,
de réinscrire les individus au cœur des exigences de justice là où pour l’instant les seules entités représentées sur le plan international sont les États. Il va alors falloir, pour établir une justice mondiale capable de prendre en compte les demandes des individus et présentant un degré plus élevé de moralité et d’égalité, remplir deux conditions : qu’elle ne soit pas établie par des contrats ou des associations volontaires, et que ses institutions possèdent une souveraineté absolue.
La première condition implique un saut qualitatif entre la justice des États et la justice mondiale : cette dernière ne pouvant être la simple extension de la justice socio-économique telle qu’elle est établie par les États au niveau domestique, elle doit être construite de manière tout à fait indépendante et souveraine, et donc imposée à ces mêmes États et à leurs populations. Or si l’on veut être sûr que cette souveraineté imposée soit néanmoins reconnue comme légitime, il faut qu’elle soit établie de telle sorte qu’elle permette l’élaboration progressive et commune de la justice : elle doit pouvoir faire place aux voix individuelles, par-delà les impératifs économiques et politiques des États auxquels elles appartiennent. Nagel propose donc une procédure radicale : il faut mettre en place des structures de pouvoir manifestement injustes et illégitimes, quoique tolérables par les États les plus puissants, de telle sorte qu’elles suscitent au niveau des individus des demandes et des revendications de légitimation, d’égalité et de démocratie. « Les régimes injustes et illégitimes sont les précurseurs nécessaires du progrès vers la légitimité et la démocratie, parce qu’ils créent un pouvoir centralisé qui peut être ensuite contesté et éventuellement orienté dans d’autres directions sans être pour autant détruit ». L’heure est à l’urgence : plutôt que de se quereller sur le choix entre cosmopolitisme et conception politique, il faut d’abord créer des institutions supranationales fortes qui ne visent pas de prime abord la justice mais des intérêts communs, et reflètent ainsi les inégalités de pouvoir entre les États existants. C’est sur cette base concrète que le travail de justification et d’élaboration d’une justice réelle et efficace sur le plan mondial pourra s’installer. « Le chemin de l’anarchie vers la justice doit passer par l’injustice », conclut Nagel : reste à déterminer à qui confier cette souveraineté, ou plus exactement à quelles structures de pouvoir.
Les chapitres suivants marquent un changement de méthode : Nagel va approfondir, dans une succession logique, les divers éléments qu’il a avancés dans ce début de partie à partir de l’examen des thèses de
philosophes contemporains, traçant ainsi sa voie à travers les conceptions politiques les plus actuelles. Le chapitre 6 n’indiquant pas encore à qui confier les structures de pouvoir de la souveraineté mondiale, cette question est examinée dans le chapitre 7, à travers le compte-rendu critique que Nagel propose du livre de Jeremy Rabkin qui traite du débat entre la réponse nationaliste et la réponse internationaliste à cette question. Nagel trouvant dans cet examen l’occasion de mieux justifier son engagement en faveur d’institutions supranationales souveraines, il est conduit au chapitre 8 à réfléchir sur l’intégration des individus dans les enjeux de la justice mondiale en réactivant une forme originale de cosmopolitisme, proposée par Kwame Anthony Appiah, qui combine la prétention universelle du libéralisme avec la diversité culturelle et éthique du monde. Enfin cette diversité étant également cause de nombreux conflits entre les différentes conceptions du bien individuelles, ainsi qu’entre elles et la justice libérale, les deux derniers chapitres envisagent deux défenses de la priorité du bien sur le juste : la conception libérale de Michael Sandel et celle, antilibérale, de Catharine MacKinnon. Si Nagel reconnaît la pertinence de plusieurs éléments chez chacun de ces penseurs, ainsi que son penchant spontané pour leur conception plus substantielle des enjeux éthiques, jamais il n’accepte d’accorder au bien une quelconque priorité sur le juste : renoncer à la priorité de la justice implique un prix moral beaucoup trop lourd à payer et le risque de dérives, aussi bien sur le plan politique qu’éthique.
La partie « Politique » de Secular Philosophy and the Religious Temperament propose une approche stimulante des enjeux actuels de justice mondiale, Nagel proposant au chapitre 6 une « troisième voie », entre conception politique et cosmopolitisme, tout à fait originale et argumentée. Mais sa conception discontinuiste peut être discutée ; ne peut-on vraiment pas envisager une extension progressive de la responsabilité collective à travers des traités entre États qui ne relèvent pas du marchandage ou de l’accord intéressé ? Nagel reconnaît lui-même a posteriori, dans la note 22, que sa thèse d’un saut nécessaire entre justice domestique et justice internationale est discutable, et que l’on pourrait peut-être le penser en termes de degrés. D’autant que cette troisième voie n’est pas sans danger : en effet imposer des structures de pouvoir injustes pour susciter, au sein de la population, des revendications de justice, de démocratie et d’égalité, est une proposition semblant oublier les risques
de récupération de ces revendications par des mouvements antilibéraux et liberticides, ou la mainmise des États ou d’autres types de pouvoir dominants sur les institutions supranationales. Les chapitres qui suivent s’ouvrent néanmoins à la critique et à des apports théoriques plus substantiels, Nagel se confrontant à des pensées très diverses tant en termes d’objet d’étude qu’en termes de méthode et de rigueur philosophique. Reste un soupçon : s’il semble se positionner assez fermement sur l’échiquier des théories politiques, est-ce à dire qu’il y défend quelque chose comme une vérité libérale ? Et, en arrière-plan, une vérité éthique à laquelle le libéralisme essaierait de se conformer ?
Le monde humain
Cette partie regroupe des essais consacrés à l’éthique et à l’esprit qui, placés à la suite de la partie politique, examinent la possibilité de dégager des principes moraux ou psychologiques susceptibles de fournir un fondement universel à nos actions et notre relation au monde. Ici Nagel ne propose pas d’abord de réflexion en son nom comme dans les deux parties précédentes, mais examine immédiatement les thèses de quatre philosophes qu’il admire pour leur originalité, quoiqu’il n’en partage pas toujours les vues. Les deux premiers chapitres de cette partie sont consacrés à Bernard Williams, qui appartient également à la tradition analytique mais se situe parmi les adversaires de Nagel. Celui-ci examine d’abord au chapitre 11 la conception de la vérité que défend Williams dans Truth and Truthfullness, et qui installe celle-ci dans les contingences de l’histoire et de la psychologie humaines. La notion de vérité joue un rôle central dans notre compréhension du monde et de nous-mêmes, et l’on ne peut en nier la réalité comme le font ces sceptiques que Williams appellent les « négateurs ». La question qu’il entend traiter n’est donc pas celle de la possibilité ou de la réalité de la vérité, mais celle de sa valeur : pourquoi lui en accorde-t-on autant ? Cette valeur ne saurait se résumer à une fonction purement instrumentale ; elle est intrinsèque et fonde ce que Williams appelle des « vertus de vérité », c’est-à-dire certaines attitudes, activités et qualités associées à la vérité, dont il propose une approche généalogique
dans son ouvrage. Le point important ici est que notre relation à la vérité et à la véracité est profondément ancrée dans l’histoire et la psychologie humaines. Cette conception épistémique fondamentale, plus détaillée que nous ne pouvons le reprendre ici, est au fondement des postures politiques et éthiques de Williams, envisagées toutes deux dans les chapitres 11 et 12.
Sur le plan politique Williams considère que toute théorie politique devrait être locale, et non pas universelle. Puisque notre relation à la vérité s’établit dans la contingence, aucun système ne peut prétendre à une quelconque universalité ni à une plus grande légitimité morale. Williams défend ainsi, dans Ethics and the Limits of Philosophy, un « relativisme de la distance » : nous ne pouvons juger un système politique, par exemple le féodalisme, comme mauvais ou injuste, tout simplement parce que nos critères actuels de justice et les principes moraux qui sont pour nous maintenant des évidences n’en étaient nullement à cette époque. La distance historique entre notre jugement et son objet doit être prise en compte et nous inciter à relativiser nos appréciations normatives. De même le libéralisme ne permet pas mieux d’atteindre la vérité parce qu’il défend les libertés individuelles ; celles-ci visent surtout à éviter la tyrannie du pur exercice du pouvoir, et les vertus de vérité, loin d’être offertes par le politique, lui résistent et l’informent. Williams refuse ainsi de penser, comme la plupart des libéraux modernes, que nous avançons enfin dans la bonne direction : le libéralisme ne peut remporter aucune palme politique ou éthique, parce qu’il est un système local et qu’il n’y a pas de vérité universelle à laquelle l’adosser. Ce relativisme ne se confond néanmoins pas avec un quelconque nihilisme : pour Williams, on peut reconnaître la relativité historique de nos valeurs et repères politiques et moraux, tout en maintenant l’exigence de droits égaux pour tous.
Cette défense de la perspective localisée est étendue par Williams à l’éthique. En effet il développe une critique des éthiques contemporaines le conduisant à renoncer à l’idée d’objectivité en morale et à développer un relativisme subjectif : pour lui la raison pratique, contrairement à la raison théorique, est toujours ancrée dans une perspective en première personne. Williams estime ainsi que l’aspiration philosophique courante à atteindre un point de vue sub species aeternitatis, qui transcenderait notre contingence et notre subjectivité humaines pour atteindre une connaissance rationnelle parfaitement objective, universelle et nécessaire, est erronée et entraîne un appauvrissement progressif du contenu
de la vie morale. Penser la réalité exige certes une certaine distance réflexive, mais celle-ci doit plutôt passer par la conscience historique de soi, c’est-à-dire par une immersion dans la contingence. En effet pour Williams les raisons d’agir en général sont fournies par l’ensemble motivationnel subjectif de l’agent, c’est-à-dire par ses raisons internes. Ces raisons internes peuvent nous inciter à agir, moralement et politiquement, de manière impartiale mais cela ne signifie ni qu’elles font appel à un quelconque idéal de la raison objective, ni que l’on puisse les réduire à une seule et même perspective universelle ; et elles ne peuvent d’ailleurs être formulées qu’en première personne. Williams rejette ainsi l’utilitarisme, qui fonde l’éthique sur un calcul impartial faisant abstraction des dispositions individuelles, et renonce même à l’élaboration de toute théorie éthique comprise comme explication générale du contenu de la moralité, puisque celle-ci ne saurait être figée en un système universel et parfaitement objectif.
Nagel s’oppose à ce relativisme éthique en adoptant une posture kantienne et réaliste qui refuse toute dissolution de la vérité objective dans l’instabilité et la subjectivité de la psychologie humaine. Mais les deux penseurs, s’ils en tirent des conséquences philosophiques inverses, s’accordent sur un même point de départ : tous deux rejettent l’idée d’un point de vue cosmique, universel, dont l’objectivité scientifique constituerait la « conception absolue de la réalité ». Il faut plutôt réintégrer au sein de notre vision de l’objectivité le caractère personnel, subjectif et contingent des perspectives humaines, ainsi que leur diversité. Ainsi que l’écrit Nagel, « La philosophie se caractérise par la réflexion et la conscience élevée de soi, pas par la transcendance maximale de la perspective humaine. La réflexion peut approfondir la compréhension sans pour autant quitter cette perspective ».
Le chapitre suivant est consacré à l’éthique que développe David Wiggins dans Ethics, qui est très proche de celle de Nagel quoique le premier s’inscrive dans un héritage humien là où le second maintient un engagement rationaliste de type kantien. Brièvement, Wiggins refuse lui aussi de réduire la morale à un système compréhensif et déterminé ; il considère au contraire que les différents éléments éthiques comme les vertus, les pratiques, les actions, les dispositions, les principes, etc., sont autant d’éléments mutuellement irréductibles et indispensables, constitutifs de la vie éthique. La morale ne doit donc pas être surrationnalisée mais
au contraire, dans une optique humienne, fondée sur des dispositions accessibles et réalisables, susceptibles de devenir pour nous une seconde nature. Autrement dit l’éthique ne repose pas sur une conception impersonnelle, impartiale et parfaitement objective du bien, mais au contraire sur la contingence propre à notre humanité : il faut renoncer aux morales héroïques, et reprendre le questionnement à partir de notre dimension humaine. Ainsi Wiggins propose comme principe éthique celui de solidarité, inspiré de la bienveillance défendue par Hume ; sur le plan politique il considère que la justice distributive n’a pas pour valeur l’égalité mais le besoin, et rejette le point de vue strictement institutionnel que la plupart des théories modernes adoptent. En revanche il combine, comme Nagel, cette reconnaissance de la perspective humaine avec une défense de l’objectivité de la morale : l’objectivité ne dépend pas d’une structure abstraite ou formelle de l’univers, mais elle est simplement fondée sur les dispositions et les réponses de la moralité humaine. Autrement dit la source de nos jugements est certes subjective, mais cela n’entame pas l’objectivité de nos principes éthiques : elle en fait partie.
Peut-on à présent justifier cette reconnaissance de la spécificité de la perspective humaine, et le refus par Nagel de thématiser nos diverses connaissances sous la seule lumière de l’objectivité scientifique ? Les deux derniers chapitres proposent un détour par la philosophie de l’esprit et la métaphysique pour esquisser une telle justification. Le chapitre 14 offre une analyse critique de la théorie de la conscience que développe O’Shaughnessy dans Consciousness and the World, tandis que le chapitre 15 réinscrit la perspective humaine dans la problématique de l’altérité sartrienne.
O’Shaughnessy propose une approche physique et phénoménale de la conscience perceptuelle : si l’on veut comprendre ce qu’est la conscience, il faut prendre en compte dès le départ son ancrage dans le corps physique. Il mobilise alors le concept de « flux de conscience », qui n’est pas à comprendre en un sens littéraire mais comme un double processus : celui par lequel le monde produit en permanence ses effets sur nous, et celui par lequel nous appréhendons de manière inconstante et changeante notre relation au monde. Cette théorie traite principalement de la perception visuelle et de la conscience qu’elle produit, mais Nagel s’intéresse surtout au refus global d’O’Shaughnessy de surintellectualiser l’esprit. Celui-ci défend en effet l’idée que nos plus hautes fonctions mentales reposent sur un fondement brut qui est dépourvu de sens : la
perception du monde. Ce fait, directement et immédiatement lié au corps physique, est constitutif de la conscience. O’Shaughnessy s’oppose ainsi à la tendance actuelle qui considère que les états psychologiques sont déjà imprégnés de pensées, de croyances, de concepts ou d’intentions. Nagel souligne la difficulté de cet ouvrage, son écriture proustienne et la nécessité de vérifier ses thèses sur le plan physiologique, mais il s’accorde avec l’idée qu’il faut, pour rendre compte de la conscience humaine, chercher une compréhension de l’intérieur ; c’est-à-dire non pas abstraire la perspective consciente hors du monde physique mais au contraire reconnaître son ancrage matériel et phénoménal dans le monde.
Enfin Nagel revient sur un problème qu’il a déjà abordé dans d’autres ouvrages, et qui tient une place importante dans sa philosophie : celui de la possibilité de penser d’autres esprits que le mien. Il le travaille ici à partir de la formulation qu’en propose Sartre dans L’Être et le Néant : comprendre Autrui comme le moi qui n’est pas moi. Sartre intéresse particulièrement Nagel en ceci qu’il ramène la conscience à des fondements éthiques et métaphysiques pré-réflexifs, qui réinscrivent l’homme dans le monde phénoménal et l’altérité brute. Pour Sartre on ne peut appréhender Autrui comme un simple objet saisi par un Je primordial et tout-puissant ; au contraire, le fait d’être perçu par Autrui me décentre de mon monde, m’oblige à le reconnaître comme un Pour-soi pour lequel je suis un objet, et donc à me reconsidérer moi-même comme un Pour-soi qui est également un En-soi. Autrement dit, ni le cogito cartésien ni le choc du regard d’Autrui ne sont des preuves de mon existence : l’un et l’autre me révèlent, respectivement, mon existence et celle d’autrui comme des phénomènes immédiats, pré-réflexifs, saisis avant toute conceptualisation. L’expérience primordiale de l’altérité est ainsi nécessaire à ma construction en tant que sujet ; en ce sens ma conscience, mon identité et mon appréhension du monde ne relèvent pas d’une perspective rationnelle, objective et toute-puissante qui serait inscrite au fondement de mon être, elles sont au contraire profondément subjectives, partielles et incarnées dans le monde qui m’entoure.
Cette dernière partie en appelle à la reconnaissance de ce que notre perception du monde peut avoir d’immédiat, de pré-rationnel et donc de nécessairement personnel. Notre conscience, dans sa dimension humaine et contingente, possède des structures qui sont antérieures à toute rationalisation et toute objectivation scientifiques. Nous sommes
profondément et irrémédiablement caractérisés par nos perspectives personnelles et subjectives ; celles-ci ne nuisent aucunement à la saisie de la vérité objective, qui doit au contraire les intégrer et prendre acte de la contingence qu’elles peuvent porter. Nagel se démarque ainsi, à la fin de Secular Philosophy and the Religious Temperament, des grands systèmes philosophiques promouvant une approche impersonnelle, absolument objective voire clinique de la connaissance. Derrière notre aspiration à la vérité absolue en matière de religion, de politique et d’éthique, il y a simplement notre dimension humaine qui, en tant que telle, ne peut jamais être réduite à un ensemble d’idées, de valeurs ou de concepts strictement scientifiques, rationnels et objectifs.
La finesse de Nagel tient en sa manière de combiner cette reconnaissance de la subjectivité humaine avec son refus constant du relativisme : la succession des essais offre un balancement entre, d’un côté, la nécessité d’en revenir à la perspective humaine et, de l’autre, les dérives politiques et éthiques que cela peut entraîner, cette alternance permettant de réfuter progressivement les conceptions porteuses de ce risque. Cet ouvrage n’est donc pas d’une lecture facile : si Nagel écrit avec précision et rigueur, dans une langue accessible et soucieuse de clarté, le format des essais ne lui permet pas toujours de développer autant qu’on pourrait le souhaiter certains points. Et surtout l’absence d’un arrière-plan conceptuel explicite unifiant ces divers essais peut susciter à tort, chez le lecteur découvrant Thomas Nagel, le sentiment d’une philosophie fragmentaire et en construction. Mais c’est là un choix éditorial pleinement cohérent avec sa conception dynamique de la philosophie : ainsi qu’il l’écrit en introduction du Point de vue de Nulle Part, « le fait de rechercher une conception hautement unifiée de la vie et du monde conduit souvent à commettre des erreurs philosophiques – à faire des fausses réductions ou à refuser de reconnaître une partie de ce qui est réel ».
Blondine Desbiolles
Université Lyon 3
1 Il convient de noter la seule exception, toute récente : Philippe Chevallier, Michel Foucault et le christianisme, Lyon, ENS Editions, coll. « La croisée des chemins », 2011.