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Classiques Garnier

Prendre soin et prodiguer des soins Le souci de soi, des autres et de la nature

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Éthique, politique, religions
    2013 – 2, n° 3
    . Prendre soin de la nature et des hommes
  • Author: Gens (Jean-Claude)
  • Abstract: Taking care and caring for : concern for self, others and nature. The aim of the article is to sketch out the idea that care has to be thought of as an existential concept, i.e., a way of being, which, as such, concerns simultaneously the self, the other, human beings and nature. In the context of globalization this existential care also implies a political dimension. Unless the existential and the political dimensions of care are articulated together, discourses on care run the risk of being reduced, as is often the case today, to the determining of technical rules for behavior whose aim is to moralize human relations.
  • Pages: 31 to 44
  • Journal: Ethics, Politics, Religions
  • CLIL theme: 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN: 9782812421204
  • ISBN: 978-2-8124-2120-4
  • ISSN: 2271-7234
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-8124-2120-4.p.0031
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-06-2014
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Prendre soin et prodiguer des soins

Le souci de soi, des autres et de la nature

Pourquoi est-il si souvent question du soin ou du care aujourdhui ? Au premier abord, il semble quil faille simplement se réjouir de la nouvelle attention qui lui est accordé. Il est pourtant nécessaire de sinterroger sur la raison de ce succès et sur la consistance de la diversité des discours relatifs au soin. Car, quel que soit leur succès, est-il nécessaire et possible dimporter innocemment dans le vieux monde langlicisme de care dans la mesure où les théories du care sélaborent initialement sur un arrière-plan très particulier, puisquelles répondent à une philosophie morale et politique anglo-saxonne longtemps focalisée sur les questions de justice et de droit ? Il conviendrait ainsi de se demander si – comme le suggérait Luther à propos des concepts grecs que la théologie scolastique sétait approprié – ce terme ne devrait pas dabord être « conduit au bain » dès lors quil est transplanté dans un autre forum, et dexaminer ce que ces théories ajoutent à ce que la médecine et la philosophie grecques disaient déjà du soin. Si lon sait par ailleurs que la prolifération des discours sur un thème donné est toujours lindice dun problème, de quoi lattention nouvelle accordée au soin est–elle le symptôme ?

De son côté, la consistance de ces discours relatifs au soin demande à être interrogée au regard du fait quils sont souvent amputés de deux dimensions. Linjonction contemporaine davoir à prendre soin des autres est en effet coupée de celle, déjà antique, davoir à se soucier de soi. Elle est par ailleurs coupée de la nécessité de prendre soin de la nature (par exemple, lorsquelle se focalise sur la question de la souffrance animale), alors même que lon reconnaît aujourdhui limportance croissante des facteurs environnementaux des maladies susceptibles de nous affecter. Pour penser la corrélation entre ces trois dimensions du soin, il convient, avant dinterroger le caractère à la fois étrange et évident de lidée dun soin de la nature, de reconsidérer le thème antique du souci de soi.

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La nouvelle attention accordée au soin se caractérise par lextension dune part de la sphère du soin à lensemble de la vie – et non plus à ses phénomènes expressément pathologiques –, et dautre part de la responsabilité du soin à chacun – et non plus aux seuls professionnels du soin. Comment entendre ce phénomène ? Lextension du soin au-delà de la sphère proprement médicale est en rupture avec la tradition médicale moderne qui dominait jusqualors et conférait, comme on sait, la tâche du soin non pas aux médecins chargés, eux, de « guérir », du cure comme disent les Anglo-saxons, mais aux « soignants » – dont la tâche était, et reste encore, hiérarchiquement subalterne1.

Un tel rejet du soin à la marge de la sphère proprement médicale tient à lavènement de lanatomie et du mécanisme à partir des Temps modernes, qui conduit à concevoir le médecin comme un ingénieur ou un mécanicien, et le corps comme constitué de parties dont linterdépendance nexcède pas celle des pièces dun mécanisme, et dont les relations à lenvironnement relèvent du même schème mécanique. Autrement dit, bien quune telle conception du corps ait entre autres permis le déploiement de la chirurgie moderne, considérer, comme le fait Claude Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale, que « les malades ne sont au fond que des phénomènes physiologiques2 » limite par avance ce que lon peut attendre du soin : il devient périphérique, pour ne simposer comme ersatz du traitement que lorsque la maladie savère incurable. La médecine hippocratique était au contraire dabord une médecine préventive au regard de laquelle la manifestation dune maladie témoignait déjà dun échec médical. Irréductible aux pratiques ou aux techniques de soin destinées à remédier à un trouble, cest-à-dire à guérir, le soin signifiait dabord lattention accordée à la vie organique – une attention destinée à en prévenir ou à en limiter les perturbations.

Lextension actuelle de la sphère du soin à lensemble de la vie et de la responsabilité du soin, des autres comme de soi, à chacun, est par ailleurs directement corrélée dune part à la diminution des fonctions exercées

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par lÉtat-Providence qui visait à pallier à lindifférence dindividus atomisés les uns à légard des autres dans les sociétés libérales occidentales, et dautre part à lémergence dun impératif social de sollicitude déjà pointé par Baudrillard dans La Société de consommation et obligeant à la normalité ou à la « correction » dune vie saine et heureuse. Moral, cet impératif nest pas moins économique puisquil appelle simultanément tout un chacun à se soucier de soi en consommant des « produits de soin » corporels, voire en recourant à la chirurgie esthétique. Cette extension du soin à lensemble de la vie, leffacement de la frontière entre le médical et le non médical, nest donc pas dénué dambiguïté pour autant que ce phénomène relève, comme la, par exemple, montré le psychiatre Edouard Zarifian, dune médicalisation de lensemble de lexistence. Une telle conception du soin, qui relève dabord dune idéologie, nest pourtant pas sans analogie avec ce que Platon pouvait déjà observer et dénoncer dans sa République.

Dans le cadre dune réflexion relative à la justice, le livre III de la République compare en effet celui qui recourt constamment aux tribunaux pour réparer les torts dont il sestime être victime à celui qui passe dun cabinet de médecin à un autre, de clinique en clinique (405 a), cest-à-dire recherche toujours le principe de la justice et la santé au dehors et non en lui-même. Lattention au moindre malaise ou à la moindre fatigue conduit ainsi à passer « son existence à se soigner » (406 b), à être obnubilé par limpératif de ne pas sécarter de ses régimes (406 c) – ce soin (épiméléia) excessif du corps (407 b) conduisant à linvention de « nouveaux et étranges noms de maladie » (405 e). Lhypocondrie dune telle société exclusivement soucieuse du corps nest, aux yeux de Platon, que lenvers dune vie déréglée, cest-à-dire de la négligence de soi – dun soi quil appelle lâme, cest-à-dire lessence ou la pointe de lhumain. Et cest au contraire à « lattention », à la connaissance de ce soi quinvite le fameux oracle de Delphes. Cette attention, ce souci impliqué par le soin, les Grecs lappelaient une kèdia3, qui implique de sexercer (406 c) à la vertu, cest-à-dire à des pratiques concrètes relevant dune mélétè (406 d). Comme on sait, cest cette connaissance de soi qui nest pas essentiellement théorique, mais pratique, que thématise lAlcibiade majeur4 comme, de nos jours, Patočka

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ou Foucault5 : le premier lorsquil considère que lhéritage de Platon, et plus largement de la philosophie classique grecque, cest le soin de lâme, le second lorsquil invite à revenir à une herméneutique du sujet6.

La République en déduit quil faut donc distinguer deux sortes de médecins et de patients (406 d) ; ceux qui se livrent à une « culture » de la maladie (407 b) et à une constante préoccupation du corps, et ceux qui assument le caractère décisif du choix de leur « genre de vie » (407 d, 408 b), qui soignent leur corps par lâme (408 e) en sexerçant à la vertu et dabord à la tempérance. En cette acception, prendre soin de soi implique une conversion de lattention qui permette de revenir au soi, cest-à-dire à une vie plus simple ou sobre, libérée de linessentiel. Dans quelle mesure un tel souci et le soin des autres sont-ils corrélés ?

Sauf à le réduire au respect de protocoles de soins destinés à les guérir dune pathologie donnée, le soin des autres est incompatible avec la « négligence » ou labsence de soin (laméléia) de soi. Cette négligence signifie en effet la négation ou labsence de rassemblement ou de collection que dit legere (lire, collecter), en dautres termes le laisser aller ou la dispersion. La République invite en ce sens à revenir de la paresse et de la licence ou de lintempérance dune vie déréglée (akolasias) (405 d, 408 b) ne méritant pas de soin (408 b), cest-à-dire dune jouissance sans retenue qui est si peu jouissance quelle a besoin de sétourdir, de se perdre elle-même dans lébriété de la stupeur ou, au contraire, de la frénésie. Si, comme on la vu et conformément à lusage dexpressions communes comme « prendre soin de », « être soigneux », le soin signifie au contraire lattention ou le souci accordé à un être ou à une chose, il relève dabord dun mode dêtre qui concerne aussi bien le soi, les autres hommes, que la nature. Trois notions grecques convergent pour dire ce mode dêtre.

Dabord celui daidos qui dit une réserve ou une pudeur, un certain sens de la distance qui préserve chacun des deux termes dune relation, et dont relève aussi le sens de la distance entre ce que lon est et ce que lon aspirerait à être, comme lentendaient Nietzsche ou Max Scheler.

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Une telle pudeur exclut une négligence ou une obscénité qui porterait en quelque manière atteinte à lintégrité non seulement des personnes humaines, mais puisquil sagit dun mode dêtre général, à légard de tout être ou de toute chose. Cette re-tenue de la pudeur, qui répond à la ré-flexion sur un plan théorique, nest donc pas celle du « dernier des hommes », celui qui, comme le dit le Prologue dAinsi parlait Zarathoustra, a « peur de se gâter lestomac » ; elle ne relève pas dun mode de vie susceptible dêtre étudié par une éthologie, mais précisément dune tenue, dune allure de lexistence. Dans ce cadre, le souci ou le soin ne qualifie pas simplement un mode dêtre parmi dautres, car il ny en a que deux dans la mesure où une certaine retenue est simplement humaine, et on ne peut pas, à proprement parler, « choisir » dêtre négligent, de « se laisser vivre ». Ainsi, même sil y a une diversité de modes de vie déterminés par des géographies, des climats et des genres dactivité, si la vie du paysan diffère de celle du pécheur …, elles relèvent toutes du soin ou de la négligence.

Le pendant de cette pudeur qui préserve la distance, cest la philia ou lamitié politique en tant quelle relie les membres dune communauté donnée. Cest en effet dabord une telle amitié qui implique le souci à légard de ses membres, même si le sens de cette amitié varie en fonction de la diversité des communautés auxquelles nous appartenons : celles des autres hommes et celle de la biosphère. Déjà suggérée par le mythe de Prométhée, la complémentarité entre la pudeur et lamitié demande enfin à être pensée à partir de la douceur ou de la bienveillance, la praotès. Celle-ci nest pas seulement dordre politique comme chez Platon, où elle régit les relations entre les gardiens de la cité (République, 375 c) ou les relations entre les interlocuteurs dun dialogue (Gorgias, 489 b), mais fait signe vers un mode dêtre général comme lorsquelle sert à désigner lattitude de Socrate confronté à sa mort prochaine7. Comme le dit le verbe allemand pflegen qui signifie à la fois soigner et avoir lhabitude de, laidos, la philia et la praotès qui sont constitutives du soin relèvent ainsi de ce quAristote appelait une hexis, cest-à-dire dune disposition

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habituelle et délibérée à agir qui se traduit par des comportements ou des actes8. Cette disposition à agir de façon délibérée, cette puissance relevant dune vertu impliquant une maîtrise intérieure de ses désirs, relève dune « tenue ».

Si la modalité du rapport aux autres est ainsi indissociable du genre de rapport que lon entretient à soi, de linquiétude relative à son soi, si la sollicitude à légard des autres est difficilement compatible avec la négligence à légard de soi, prendre soin de soi et plus largement des hommes implique-t-il de prendre soin de la nature ? Lidée est à la fois étrange et triviale.

La question serait étrange pour les Grecs qui, certes, pensent linscription de lhomme à la fois dans la polis et dans le cosmos, mais sans pour autant considérer que les animaux soient un objet naturel de la kèdia – la communauté politique à laquelle se référait, par exemple, le cosmopolitisme stoïcien restant celle de lhumanité. Mais cette question se pose dans toute son acuité aujourdhui dans la mesure où – sur larrière-plan dune anthropologie qui défend une conception atomistique de lhomme et pense son rapport à la nature en termes de maîtrise technique ou darraisonnement – la nature sest révélée vulnérable aux effets de la technique moderne. Bien que lon ait commencé à revenir aujourdhui dune telle anthropologie pour redécouvrir le caractère relationnel de lexistence humaine et le caractère social de nombres de pathologies, la reconnaissance du caractère environnemental des maladies susceptibles de nous affecter et lidée dun soin de la nature, appelée par sa vulnérabilité, suscite en revanche plus de résistances, dont il convient dexaminer les raisons.

La première tient au présupposé qui voudrait que le modèle ou larchétype du soin soit celui que les hommes prennent deux-mêmes, et la seconde au présupposé qui voudrait que prendre soin de la nature impliquerait que celle-ci soit malade. Que les êtres naturels puissent appeler un soin de la part des hommes est loin dêtre une idée nouvelle, propre à une pensée écologique comme celle dAldo Leopold. Comme le montrent ses Essais, Montaigne pense en effet déjà le caractère relationnel ou l« assortiment » des créatures9 pour en déduire la nécessité, pour les hommes, dun respect et dobligations spécifiques à leur égard, dont

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témoigneraient certaines coutumes comme celle des Turcs qui « ont des ausmones et des hospitaux pour les bestes » :

Quand tout cela en seroit à dire, si y a-il un certain respect qui nous attache, et un général devoir dhumanité, non aux bestes seulement qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grace et la bégninité aux autres créatures qui en peuvent estre capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle10.

En dehors du fait que Montaigne restreigne ici nos obligations aux espèces animales et végétales, certains de ses exemples laissent, là encore, croire que le soin sadresse essentiellement à des êtres malades. En ce qui concerne la nature, on pourrait assurément invoquer des phénomènes comme celui de la réduction de la biodiversité, de lapparition de continents de déchets de matières plastiques ingérées par les animaux marins que nous consommons, de la réduction de la fertilité des vivants, y compris des hommes, due à la pollution environnementale, etc. Dans son Almanach dun comté des sables dont la troisième partie nhésite pas à employer un vocabulaire médical, Leopold invite ainsi à constituer une « science de la santé de la terre (land)11 ». Et, si la santé pouvait être définie en termes de capacité à « se renouveler soi-même », si les symptômes de la santé dune communauté biotique tiennent à son intégrité, à sa beauté et à sa stabilité12, les perturbations dont il vient dêtre question peuvent être entendues comme des « symptômes » du fait que la terre est « malade » (the land is sick)13, ou, dans les termes de Montaigne, du désassortiment des créatures.

Il nen reste pas moins que considérer la question du soin de la nature au seul regard des perturbations qui laffectent est réducteur. Car cest confondre la visée du soin et celle dune thérapeutique, la préservation et la restauration. Car le soin ne suit pas simplement lémergence dun trouble ou dune pathologie ; cest au contraire cette émergence qui atteste le manque ou linsuffisance du soin. Ainsi, « prendre soin » dun enfant,

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ce nest pas attendre quil présente des troubles pour lui « prodiguer » des soins. Il faut ainsi distinguer entre le soin de la nature qui vise en « prodiguant des soins » spécifiques à remédier aux perturbations engendrées par une activité négligente des hommes – par exemple la restauration despaces naturels dégradés – dune part, et un soin plus primordial qui, par une attention et un souci, non seulement prévient ou limite par avance ces perturbations mais permet le déploiement de la vie naturelle dautre part. La « protection » de la nature, de réserves et de parcs naturels, contribue en ce sens à cette double dimension du soin qui caractérise aussi celui accordé aux enfants : prendre quotidiennement soin deux afin de préserver les possibilités qui leurs sont propres et leur prodiguer des soins lorsquil leur arrive dêtre blessés. Les malentendus, les désaccords, relatifs à la question de savoir si la nature appelle un soin de la part des hommes tiennent en effet à lobscurité de ce que lon entend aussi bien par « soin » que par « nature ».

Le primat du soin en tant que mode dêtre en général, lattention qui conduit à « prendre soin », ne saurait, au regard du caractère étrange et farouche de la nature sauvage, être réservé aux hommes ou aux animaux domestiques ; en revanche, ce sont effectivement ces derniers qui appellent quon leur « prodigue des soins ». Ainsi, de même que le soin donné aux autres et le soin de soi sont irréductibles lun à lautre, il va de soi que la modalité du soin accordé à la nature différera selon quil concerne une nature domestiquée ou sauvage, un verger ou une forêt primaire. Il serait par ailleurs artificiel dopposer le souci et le soin accordé aux hommes et celui qui est susceptible de lêtre à la nature, ou de le restreindre à des espaces naturels protégés, puisque les espaces humains et naturels sont le plus souvent mutuellement imbriqués comme le montrent les exemples très différents de la menace qui pèse sur certaines sociétés amazoniennes et, simultanément, sur leurs forêts, et de la catastrophe de Bhopal, ou plus simplement celui des pollutions environnementales14.

Il est néanmoins remarquable que, dun autre côté, lidée de concevoir notre rapport à la nature en termes de soin est une idée aujourdhui à

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la fois triviale, voire « correcte », mais sans que le plus grand nombre nen tire une conséquence pratique. Pour le dire plus concrètement, les constats, par exemple, de lHistoire dun ruisseau (1869) dElisée Reclus15 ou du Printemps silencieux (1962) de Rachel Carson, ont été très peu suivis deffets et laissent le plus grand nombre indifférent. Certes, il nest pas plus facile quà lépoque de Platon de se soucier dautre chose que de son corps, de surmonter la croyance quen prenant soin de lui, cest-à-dire en consommant des « produits » de beauté et en se livrant à des régimes, on prendra soin de soi, et aujourdhui dautant moins que le discours publicitaire quotidien dit le contraire. Ce souci ou ce soin est à lantipode de la décontraction, de la spontanéité ou du style cool ou « décomplexé » que chacun est supposé afficher, voire de lexubérance qui appartiendrait à la vie elle-même – un impératif social que disent encore des expressions symptomatiques en cours ces dernières années comme pas de problème, pas de souci. Autrement dit, comme le remarquait Hans Jonas, on ne voit pas pourquoi les consommateurs se restreindraient deux-mêmes spontanément, cest-à-dire changeraient de vie, face à la facilité de la pure jouissance des biens de consommation et à livresse quelle semble pouvoir procurer.

La tâche du soin implique en ce sens une transformation ou une conversion du mode dêtre de lhomme contemporain, cest-à-dire un changement du « paradigme » qui régit la manière dont il pense la nature et son rapport à celle-ci, ou un changement relevant de ce que lÉcole de Palo Alto appelle un « recadrage ». Dans Changements, dont le titre même aborde de front cette question, Watzlawick définit ainsi ce processus de recadrage :

Re-cadrer (to reframe) signifie [] modifier le contexte conceptuel et/ou émotionnel dune situation, ou le point de vue selon lequel elle est vécue, en la plaçant dans un autre cadre, qui correspond aussi bien, ou même mieux, aux « faits » de cette situation concrète, dont le sens par conséquent change complètement16.

Watzlawick donne lexemple suivant de limportance du point de vue ou de la « ponctuation » qui conduit à classer les phénomènes dune certaine manière :

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Cest lhistoire dun homme qui monte au ciel et y retrouve un vieux copain en compagnie dune appétissante jeune femme assise sur ses genoux. « Ciel ! dit le nouveau venu. Cest ta récompense ? » – « Non, répond tristement le vieil homme : je suis sa punition17 ».

Il est remarquable, et compréhensible, que Watzlawick se réfère ensuite à deux reprises à Epictète, puisque ce sont les Stoïciens qui ont le plus mis laccent sur limportance de la manière dont nous jugeons les choses et ont invité, pour ce faire, à prendre le point de vue du tout.

Un tel recadrage permettrait de revenir de lenlaidissement du monde, celui, par exemple, des paysages monotones des cultures, ou encore de ces plantations forestières « en quinconce et à distance égale » déplorées par Reclus18, et de découvrir la possible beauté dune jachère ou dun terrain significativement qualifié de « vague19 ». Le souci de sensibiliser à la beauté est, avec le souci de vulgarisation scientifique, lun des deux objectifs de Formes artistiques de la nature dErnst Haeckel, mais également celui dAldo Leopold, de biologistes comme Adolf Portmann et Uexküll, qui corrèle lexténuation de la capacité à ressentir la beauté de la nature à labsence de « respect » à son égard, ou de Pierre Rabhi, par exemple dans les derniers mots de lavant-propos de Vers la sobriété heureuse20. De ce point de vue, léthique jonassienne de la responsabilité selon laquelle seule lanticipation de la menace est susceptible de nous sauver est faible ou insuffisante ; car toute exhortation à changer de vie, et plus largement toute éducation, et même tout dressage, qui repose essentiellement sur la crainte est moins efficace que celle qui promet la joie et la beauté … Mais la puissance dun tel recadrage au regard de la tâche actuelle du soin – un soin relatif à soi, aux autres comme à la nature – semble néanmoins dérisoire.

Dabord, au regard du fait quil semble souvent nécessaire dattendre quune génération passe avant que de nouveaux comportements, induits par une autre éducation, soient possibles. Ensuite et surtout, car à supposer même que croissent lattention et le soin accordés à la nature, il serait naïf de ne pas prendre en considération un phénomène nouveau, inconnu des Grecs et de Montaigne : les impératifs économiques de la logique à laquelle obéissent les sociétés modernes et plus largement

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lavènement de la globalisation – une logique qui non seulement, et comme le montrait Baudrillard, génère la rareté au lieu de labondance quelle promet, mais va à lencontre dun tel souci. Car, si la tâche du soin continue, comme le défend Platon, de relever dune conversion de la pensée et du mode dêtre des individus, sa difficulté actuelle tient au fait que, à la différence de, ou plus que ne le pensait déjà La République, elle ne saurait relever dune entreprise purement individuelle. Autrement dit, et comme le pensait Jonas, le soin destiné à préserver ou à restaurer lenvironnement ne saurait éluder le politique, cest-à-dire à la fois une vigilance des citoyens relative aux décisions politiques, et, du côté des hommes politiques, ce que lon appelle le courage face à la puissance des lobbies des industries agro-alimentaires et pharmaceutiques. Car le propre de leur puissance, cest de reposer sur le mensonge – un mensonge qui narrange pas moins ceux qui en sont dupes que ceux qui en usent.

Ce mensonge ne consiste pas seulement à changer la dénomination dun phénomène pour laisser croire que quelque chose à changé, comme le remarquait par exemple déjà Tocqueville à propos de la gabelle qui, abolie à la révolution, réapparait sous un autre nom, ou pour répondre à une correction sociale comme lorsque les aveugles se voient qualifiés de « malvoyants » (ce qui sous-entend quils voient en quelque manière…). Ce mensonge va :

des dissimulations comme celle de la commission européenne qui – « harmonisant » en août 2008 les limites maximales en résidus de pesticides autorisées (les LMA) dans chaque produit alimentaire en les alignant sur les normes les plus basses des pays européens – prend soin de ne plus parler que de « résidus » en omettant de préciser « de pesticides »,

aux déterminations supposées scientifiques des critères de la santé et de la maladie (ainsi, il a, par exemple, suffi de modifier les critères de lostéoporose aux États-Unis pour augmenter de plusieurs millions les patients supposés en souffrir et devoir être « traités21 ») ou de la pollution22,

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aux dénominations comme celle qui voudrait faire croire que les pesticides (herbicides, insecticides…) sont des « produits phytosanitaires », cest-à-dire littéralement qui « soignent23 », que le nocif est en réalité très sain – cette stratégie ne différant pas fondamentalement de slogans comme le fameux « La guerre, cest la paix » de 198424 – ou comme celle, plus récemment inventée, d« éco-terrorisme » destinée le plus souvent à couper court à toute forme de contestation qui ne se restreindrait pas à celles que prévoient les lois en vigueur,

jusquaux manipulations des données scientifiques déjà pointées en 1957 par Rachel Carson à propos de la propagande du Ministère américain de lagriculture pour promouvoir léradication par les insecticides des fourmis, et, plus récemment par un manifeste de chercheurs dénonçant la manipulation de données par ladministration Bush pour légitimer sa politique25.

La difficulté de la dénonciation de ces formes de mensonge, qui conduit à nier le caractère environnemental de certaines maladies ou la dévastation de certains milieux naturels, tient à ce que le simple fait de dire ce qui est, de le montrer – ce qui caractérisait déjà les cyniques grecs – implique souvent aujourdhui de disposer de fonds nécessaires pour financer des enquêtes et des tests par des laboratoires indépendants.

La transformation des modes individuels dexistence est pourtant loin dêtre aussi dérisoire quil pourrait le sembler comme le montre lanalyse de la confrontation à des situations extrêmes similaires : la confrontation à lavènement de la bombe atomique et la confrontation à un système totalitaire. La première est considérée par Jaspers dans La Bombe atomique (1957), et la seconde par Vaclav Havel dans un beau texte intitulé « Le

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pouvoir des sans pouvoirs » (1978) dédié à Patočka. Si les analyses de Jaspers et de Havel sont comparables, la simplicité de lexemple qui sert de point de départ à ce dernier est suffisamment lumineuse. Aux yeux de Havel, le seul pouvoir dont disposent les « sans-pouvoirs » pour contrer le mensonge, cest ce quil appelle, à la suite de Patočka, « la vie dans la vérité », cest-à-dire de la vie qui refuse le mensonge.

« Le pouvoir des sans pouvoirs » thématise ainsi, dans un nouveau contexte, le thème platonicien du souci de lâme, dont lEurope est, aux yeux de Patočka, lhéritière. Lexemple de Havel, cest celui dun marchand de légumes qui place dans sa vitrine la banderole déclarant Prolétaires de tous les pays, unissez-vous, livrée avec les oignons et les carottes. Placer cette banderole dans sa vitrine, cest sassurer la tranquillité. Il refuserait « une banderole à laquelle serait ajoutée “Jai peur, cest pourquoi jobéis”, car il ne pourrait même plus préserver un semblant de dignité26 ». Aujourdhui, un commerçant refuserait dajouter au-dessus de son rayonnage : Je sais que ce produit est nocif pour la santé, mais il faut bien que je vive. Havel ne voit pas dans ce mensonge une spécificité de la vie dans les pays du bloc soviétique de lépoque, mais « une autre forme de la société industrielle de consommation27 », et cest en ce sens quil demande : « La grisaille et le vide de la vie dans le système post-totalitaire ne sont-ils pas finalement limage caricaturale de la vie moderne en général28 ? ». À la limite, la vie dans ces pays du bloc de lEst témoigne simplement de manière plus visible que ce mensonge « est le système29 », de telle sorte que « chacun est tout ensemble prisonnier et gardien de prison30 ».

Si ce qui menace le plus radicalement le mensonge, cest la vérité, « la vie dans la vérité », qui, une fois découverte, trouve, aux yeux de Havel, un allié dans linclination des hommes pour la vérité, cela signifie que le conflit entre le système et la vie « passe de facto par chaque individu », et que leur confrontation a donc lieu « sur le terrain existentiel » du pré-politique. Autrement dit, « la vie dans la vérité », le « pouvoir

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des sans-pouvoirs », est la condition pré-politique du politique31 – cette expression pointant la nécessaire articulation entre un changement des consciences ou leur recadrage dune part et laction visant à transformer les institutions juridiques et politiques dautre part.

Il convient donc de distinguer entre dune part la célébration du soin par une société hypocondriaque et bien-pensante, soucieuse de se conformer à de « bonnes pratiques », mais qui nimplique pas de revenir de la « négligence » de lexistence, et dautre part un soin relevant dun mode dêtre attentif et soucieux : lêtre soigneux. Autrement dit, avant de signifier des soins prodigués par des soignants destinés à remédier à des perturbations pathologiques, le soin désigne le mode dêtre de celui qui prend soin aussi bien de soi, des autres que de la nature. Si les Grecs ne pouvaient pas penser lidée dun soin de la nature, cette idée est en revanche déjà explicite chez Montaigne, et elle simpose aujourdhui comme une tâche dautant plus difficile au regard dune vulnérabilité nouvelle de la nature, dautant plus que cette vulnérabilité ne relève plus de phénomènes locaux et quelle indiffère, ou est simplement niée en tant que telle. À cet égard, si lexigence de la vie dans la vérité constitue le socle du soin en ce qui concerne soi-même, les autres hommes et la nature, limpossibilité de sen remettre aussi bien aux seules initiatives individuelles, à laction purement locale, quau seul engagement politique, au sens étroit de ce terme, implique darticuler ces deux dimensions que Havel appelle le pré-politique et le politique.

Jean-Claude Gens

Université de Bourgogne,
UMR 5605

1 Sur cette tension entre la médecine et le soin, voir, dans le même sens, Céline Lefève, « La philosophie du soin », in Matière et esprit, no 4, « Médecine et philosophie », avril 2006, p. 25-34.

2 Claude Bernard, Introduction à la médecine expérimentale (1865), Paris, Champ Flammarion, 1984, p. 279.

3 Voir Jean-Jacques Alrivie, « Le souci, kèdos, kédéia », in Le Cercle herméneutique no 18-19, La kedia – Gravité, soin, souci, premier et second semestre 2012.

4 Platon, Alcibiade majeur, 127 d-e, 132 b-c, 135 e.

5 Michel Foucault, Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1997, p. 17, 57 et 59 sur les « techniques dexistence ».

6 Jan Patočka, Platon et lEurope, Lagrasse, Verdier, 1983, en particulier p. 87-96, où le sens platonicien de ce souci est comparé à celui qui lui est donné par Démocrite, ou Essais hérétiques, Verdier, 1999, p. 109 sq.

7 Platon, Criton, 43 b ; voir en un sens analogue, par exemple, la fin de léloge dEros par Agathon (Eros nous « emplit du sentiment dappartenir à la même famille, [] apporte la douceur alors quil écarte lagressivité, [] est généreux en bienveillance », Banquet, 197 d), ou le portrait de Théétète (Théétète, 144 e). Sur cette douceur, voir Jacqueline de Romilly, La Douceur dans la pensée grecque, Paris, Les Belles Lettres, 1979.

8 Aristote, Ethique à Nicomaque, IV, 4, 1122 b 1.

9 Montaigne, Essais, II, 30, « Dun enfant monstrueux », Paris, Garnier Flammarion, 1969, p. 374.

10 Montaigne, Essais II, 11, « De la cruauté », op. cit., p. 104. Sur Montaigne, voir Raffaele Carbone, « “Commerce” et”obligation mutuelle” entre les hommes et les autres créatures chez Montaigne », dans « La Nature et son souci », LArt du comprendre, no 21 / 2012, p. 39-54.

11 Voir Aldo Leopold A Sand County Almanac, Oxford University Press, 1989, p. 196, trad. A. Gibson, Almanach dun comté des sables, Paris, Garnier Flammarion, 2000, p. 248.

12 Ibid. p. 224 sq., trad. p. 283.

13 Ibid. p. 194 et 197, trad. p. 246 et 250.

14 Sur la distinction analogue par Joan Tronto entre quatre dimensions du care – se soucier de, prendre soin, prodiguer et recevoir des soins, caring about, taking care of, care-giving, care-receiving, qui se réduisent à trois pour autant que les deux dernières sont corrélatives –, voir Leyla Raïd, « De la Land ethic aux éthiques du care », in Tous vulnérables ?, dans S. Laugier éd., Paris, Payot, 2012, p. 202 sq.

15 Elisée Reclus, Histoire dun ruisseau, Paris, J. Hetzel et Cie, 1869, p. 284 sq.

16 Paul Watzlawick, J. Weakland, R. Fish, Changements (1974), trad. P. Furlan, Seuil, « Points », 1981, p. 116.

17 Paul Watzlawick, La Réalité de la réalité, trad. E. Roskis, Seuil, « Points », 1984, p. 67, note 2.

18 É. Reclus, Histoire dun ruisseau …, p. 283.

19 Rachel Carson, Le Printemps silencieux (1962), trad. éd. Wildproject, 2009, p. 85, 130, 228.

20 Pierre Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Arles, Actes Sud, 2010, p. 41, 79, 89, 97 et 106.

21 Voir H. Gilbert Walch, Lisa M. Schwartz, S. Woloshin, Le surdiagnostic. Rendre les gens malades pour la poursuite de la santé, trad. F. Turcotte, Laval, Presses Universitaires de lUniversité de Laval, 2012.

22 En dehors de lexemple précédent relatif à la détermination des taux acceptables de traces de pesticides dans lalimentation, voir encore les récentes controverses relatives à la pollution radioactive de la région de Fukushima.

23 Il nest à cet égard peut-être pas anodin que le « traitement » qui est un terme médical ait servi aussi à désigner lépandage de pesticides pour finir par signifier labsence de respect, le fait de maltraiter, cest-à-dire dinsulter.

24 Qualifier les pesticides de « produits phytosanitaires », témoigne à la fois de la conscience de la nécessité de prendre soin de la nature, de limpossibilité aujourdhui de publicités pour des insecticides comme celle dont le slogan, entre 1943 et 1945, était shoot to kill dune part, et de la tentative de dissimuler leffet réel de ces produits dautre part.

25 Voir Le printemps silencieux, p. 157 sq., et le Restoring Scientific Integrity in Policy Making signé entre février et juillet 2004 par 4000 chercheurs américains dont 48 prix Nobel (www.ucsusa.org.), comme J. Stauber, S. Rampton, Lindustrie du mensonge. Relations publiques, lobbying et démocratie, trad. Y. Coleman, Marseille, Agone, 2012.

26 Vaclav Havel, « Le pouvoir des sans pouvoirs » (1978), in Essais politiques, trad. E. Errera, Paris, Calmann-Lévy, 1989, p. 72 sq. et 74.

27 Ibid. p. 72.

28 Ibid. p. 72.

29 Ibid. p. 86.

30 Ibid. p. 59.

31 Ibid. p. 89 sq. et 93.