Le « prendre soin » et les pensées évaluatives Le cas de l’évaluation des poissons génétiquement modifiés
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Éthique, politique, religions
2013 – 2, n° 3. Prendre soin de la nature et des hommes - Auteur : Coutellec (Léo)
- Résumé : Les valeurs, postures, procédures et outils mobilisés pour évaluer un objet peuvent s’appréhender sous le nom de « pensées évaluatives ». Dans cet article, nous montrons que les pensées évaluatives liées au « problème des Poissons Génétiquement Modifiés » sont inadaptées à l’identité particulière de ces objets. L’appréhension et l’instruction d’un tel objet demande d’adopter un autre regard et une autre posture, en d’autres termes de repenser et de refonder les pensées évaluatives qui lui sont associées. L’orientation thématique du « prendre soin » peut nous permettre de tracer une voie nouvelle pour des évaluations non-standards, en développant ce que l’on propose d’appeler des savoirs évaluatifs de la prise en soin. Nous formulons ainsi la nécessité d’élargir le spectre de la considération, à la fois scientifique et éthique. Des savoirs évaluatifs de la prise en soin impliquent une forme d’attention à l’objet et au jeu de relations engagé par celui-ci. Le « prendre soin » concerne ici aussi bien l’objet que son milieu associé et donc, a fortiori, l’homme et la nature. Il s’agit bien d’un nouvel horizon pour des pensées évaluatives qui ne se réduisent plus à un appel à la quantification et qui ne fassent plus de la centralité du concept de risque un principe organisateur. Afin d’illustrer notre propos, nous choisissons de revisiter le processus d’évaluation du premier animal génétiquement modifié destiné à être commercialisé à des fins d’alimentation humaine, un saumon Atlantique (Salmo salar). Cet exemple illustre parfaitement bien, à notre avis, cette rencontre problématique entre des pensées évaluatives inadaptées et l’identité impensée d’un objet.
- Pages : 153 à 181
- Revue : Éthique, politique, religions
- Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
- EAN : 9782812421204
- ISBN : 978-2-8124-2120-4
- ISSN : 2271-7234
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-2120-4.p.0153
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 06/02/2014
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Le « prendre soin » et les pensées évaluatives
Le cas de l’évaluation
des poissons génétiquement modifiés1
L’actualité nous montre que la question des poissons génétiquement modifiés (PoGM) est à l’ordre du jour outre-Atlantique, en particulier avec la demande de commercialisation par la firme AquaBounty Technology d’un saumon d’Atlantique GM destiné à l’alimentation humaine2. La situation en Europe est bien différente dans le sens où aucune demande de commercialisation n’a été faite jusqu’à présent, et dans la mesure où les professionnels des filières aquacoles et les citoyens européens semblent être majoritairement hostiles à cette technique. Aussi, il semblerait, en première analyse, que la question des plantes transgéniques ait balayé, voire épuisé, le sujet des Organismes Génétiquement Modifiés (OGM). La problématique des PoGM en serait-elle bien une ? La question des PoGM était-elle une non-question ? Que peut-on encore dire à propos des pensées évaluatives liées aux OGM ? Par « pensées évaluatives », nous entendons l’ensemble des valeurs, postures, procédures et outils mobilisés, à un moment donné, pour évaluer un objet.
Comme celui des plantes génétiquement modifiés (PGM), le statut des PoGM est controversé et de nombreuses représentations émergent de cet objet : êtres naturels, objets techniques, hybrides, chimères, monstres, mutants, Frankenfish3, etc4. Chacune de ces expressions qualifie une certaine représentation que l’on se fait de cet objet nouveau, mais aussi de l’idée que l’on se fait du naturel, de la nature, du vivant, de l’artifice, de la technique, de la science.
Prenons la question du caractère naturel ou artificiel de cet objet qui semble avoir été centrale dans le cas des PGM. Il apparaît très difficile d’aborder cette question directement. Si l’artificiel est ce qui reçoit de l’art humain une forme qu’il n’avait pas naturellement, en cela les PoGM (comme les PGM) sont des objets artificiels. Mais d’autres auteurs diront que ce sont toujours des objets naturels, des organismes « dont le patrimoine génétique a été à peine modifié5 ». Dans cette perspective, l’argument consiste à dire que ne pas croire à la toute-puissance de la génétique, abandonner la vieille métaphore du « programme génétique »
implique de ne pas surdéterminer l’insertion d’un gène étranger dans un organisme. En d’autres termes, la fin du tout-génétique nous inviterait à considérer l’organisme dans toutes ses dimensions (physiologique, homéostatique, interactions avec son environnement, etc.) et pas simplement selon son génome. D’un point de vue scientifique et selon cette approche, le transfert d’un gène dans le génome d’une autre espèce n’enlèverait en rien le caractère naturel de cette espèce. Mais la question est-elle seulement bien posée ? Pourquoi le caractère naturel ou artificiel de l’objet viendrait-il de l’origine de la modification (ici la transgénèse6) plutôt que de son mode d’existence, comme nous pourrions le penser dans une perspective simondonienne ?
Avec le développement rapide des connaissances sur la régulation des gènes, des travaux ont montré qu’il était possible d’obtenir des modifications génétiques quasi similaires sur un organisme sans transfert d’un gène étranger, mais par modification intragénique (ou cisgénique7). Les problèmes de l’impact de ces organismes intragénétiquement modifiés sur l’environnement et sur la santé se posent-ils de la même façon qu’avec les OGM8 ? Et dans ce cas, où l’on a une modification génétique sans transgénèse, les problèmes éthiques se posent-ils de la même façon ? Les enjeux normatifs en dépendent, faudra-t-il soumettre les organismes cisgéniques aux tests réservés aux organismes transgéniques9 ? Dans le cas des plantes, certains auteurs montrent que d’un point de vue éthique, la
modification intragénique est une solution plus acceptable10. Pourquoi ? En fait, cet exemple nous invite à ne plus considérer que le caractère naturel ou artificiel de l’objet vienne exclusivement de l’origine de la modification. Il conviendrait alors de réfléchir à son mode d’existence et dans ce cas à prendre en compte de nombreuses autres dimensions que la seule dimension technique de modification. En tout état de cause, ce qui caractérise au mieux ce qui s’appelle habituellement le « problème des OGM », est cette rencontre conflictuelle entre des pensées évaluatives et l’identité d’un objet nouveau.
Ici, nous allons postuler que les pensées évaluatives liées au « problème des PoGM » sont inadaptées à l’identité particulière de ces objets. Afin de mieux comprendre celle-ci, nous pensons qu’il faut revenir sur le caractère sensiblement intégratif11 d’un objet tel le PoGM, qui résulte d’un long processus dans lequel entre en jeu l’intersection d’une quantité de savoirs et de techniques, relevant des sciences exactes, des sciences sociales et humaines12. Le PoGM est probablement un objet « hybride13 » mais il est aussi un « objet concret14 ». Dans tous les cas, il n’est pas seulement le résultat de la transgénèse, il ne se définit pas seulement de façon technique comme le propose l’Académie des sciences, selon laquelle « un organisme génétiquement modifié (ou transgénique) est créé par l’introduction de manière stable dans ses chromosomes d’une information génétique nouvelle sous forme d’ADN (le transgène)15 ». L’appréhension et l’instruction d’un tel objet demande d’adopter un autre regard et une autre posture, de repenser et de refonder les pensées évaluatives qui lui sont associées.
L’orientation thématique du « prendre soin », compris dans cet article de façon générique comme activités de compréhension et de perpétuation d’un monde viable et vivable, peut nous permettre de tracer une voie nouvelle pour les évaluations en développant ce que l’on propose d’appeler des savoirs évaluatifs de la prise en soin. Ce concept de « prise en soin » est à mettre en lien avec celui de « science de la prise en compte » proposé par Nicolas Bouleau16. Une telle science vise à élargir le spectre de la considération dans une perspective pluraliste. Mais la prise en soin ne peut se réduire à une prise en compte car elle est aussi une forme de considération pour tous les laissés-pour-compte17, pour tout ce qui ne s’encastre pas dans un calcul, dans une comptabilité, pour tout ce qui résiste à une mise en chiffre18. Ainsi, nous formulons donc la nécessité d’élargir le spectre de la considération, à la fois scientifique et éthique. Des savoirs évaluatifs de la prise en soin impliquent une forme d’attention à l’objet et une forme de souci vis-à-vis du jeu de relations engagé par cet objet. Le « prendre soin » concerne ici aussi bien l’objet que son milieu associé et donc, a fortiori, l’homme et la nature. Il s’agit bien d’un nouvel horizon pour des pensées évaluatives qui ne se réduisent plus à un appel à la quantification et qui ne fassent plus de la centralité du concept de risque un principe organisateur.
Afin d’illustrer la façon dont on peut caractériser des objets intégratifs, nous choisissons de revisiter le processus d’évaluation du premier animal génétiquement modifié destiné à être commercialisé à des fins d’alimentation humaine, un saumon Atlantique (Salmo salar). La demande d’autorisation de mise sur le marché a été introduite aux États-Unis en
1996 et n’a pas encore abouti. Le postulat de ce travail est le suivant : prendre soin de l’objet, conformément à l’hypothèse que nous proposons dans cet article, c’est porter une attention particulière à son histoire, à ses dimensions et à sa portée. L’exemple du poisson génétiquement modifié illustre parfaitement bien, à notre avis, cette rencontre problématique entre des pensées évaluatives inadaptées et l’identité impensée d’un objet.
Après avoir démontré l’improductivité manifeste – tant social, économique que scientifique – du processus d’évaluation des PoGM, qui dure maintenant depuis plus de quinze ans, nous avancerons quelques caractéristiques de ce que pourrait être une intégration de la prise en soin dans les pensées évaluatives.
Paysage contextuel de la naissance d’un nouvel objet
De 1975 à 1996, des parcours de recherche ont abouti au premier brevet sur le saumon GM destiné à l’alimentation humaine. Ces histoires sont faites d’enchevêtrements entre recherche publique, valorisation privée et volonté de protéger l’innovation. Très éloignées d’une vision déterminisme de la trajectoire technologique du saumon GM, ces histoires nous donnent à voir la complexité des processus d’innovation.
Une anecdote circule sur la façon dont Choy Hew, Garth Fletcher et leurs équipes ont été amenés à étudier de plus près la résistance au froid de certains organismes aquatiques19. Plus qu’une anecdote, il s’agit d’un véritable cas de « sérendipité20 ». Jeune professeur de la Memorial University de Terre-Neuve au Canada, Hew travaille, au milieu des années 1970, sur la question de l’insuline au sein de l’Ocean Science Center (OSC) situé à St John’s sur la côte Est du Canada. Un matin du mois de février 1975, le
gardien du centre appelle Hew pour l’alerter de la mort, pendant la nuit, de la presque totalité des poissons qu’il utilisait pour ses études sur l’insuline. L’autopsie a montré que les cœurs de ces poissons avaient été gelés. Plus de deux cents cabillauds n’avaient pas résisté à cette nuit de grand froid. Mais dans le bac d’expérimentation de Hew quelques poissons avaient survécu, tous étaient des poissons plats (des plies rouges ; Pseudopleuronectes americanus). Sans rien savoir de particulier sur la biologie du poisson, Hew interrogea son collègue Fletcher, physiologiste des poissons, sur la cause de ce phénomène. Ce dernier proposa l’hypothèse de la présence chez ces poissons d’une sorte de « molécule antigel21 ». Ce fut le début, pour ces deux chercheurs, d’études approfondies en biologie marine sur les protéines antigel et leurs multiples applications ultérieures. Hew est aujourd’hui internationalement reconnu dans ce domaine.
Au début des années 1980, à la suite de nombreuses recherches financées par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada (CRSNG) sur le sujet des protéines antigel, Hew et Fletcher découvrent la présence dans le plasma de la loquette, ou Ocean Pout (Macrozoarces americanus), d’une protéine antigel (Anti-Freeze Protein, AFP) d’un type nouveau22. Ils montrent que ce polypeptide antigel est présent en grande quantité tout au long de l’année23 et parviennent à produire une méthode efficace pour l’extraire proprement. Ils envisagent dans un premier temps une utilisation à des fins médicales, par exemple pour la conservation des plaquettes sanguines, ou alimentaires et/ou pour la modification de la structure des crèmes glacées24. Parallèlement, des discussions s’engagent avec Arnold Sutterlin, également chercheur en aquaculture à l’OSC25, sur la possibilité de transférer la séquence d’ADN codant l’AFP dans le saumon Atlantique (Salmo salar)26 par
transgénèse. Ce dernier, comme tous les salmonidés, ne synthétise pas ce genre de protéines. Ainsi, est-il impossible de l’élever dans une eau en dessous de 0°C, température atteinte sur la côte Est du Canada en hiver. Comme le dira plus tard Fletcher, l’enjeu était de créer des lignées de saumon permettant un développement plus important de l’aquaculture dans cette partie du territoire canadien27. Le transfert du gène codant l’AFP de la plie rouge chez le saumon Atlantique est réussi au milieu des années 1980. Si durant cette décennie, les résultats sont loin d’être satisfaisants – notamment la concentration sanguine en AFP ne semble pas être suffisante pour avoir un effet protecteur28 –, la preuve est néanmoins faite que de nouvelles potentialités peuvent être conférées aux poissons par transgénèse29.
Dès 1989, ces chercheurs cherchent à appliquer la technique pour accroître les capacités de croissance du saumon Atlantique et s’attellent au transfert du gène codant l’hormone de croissance (GH, Growth Hormone). Maîtrisant la technique, ils créent une construction (opAFP-GH) composée du promoteur du gène AFP de la loquette fusionné à la séquence d’ADN codant GH du saumon du Pacifique, qu’ils injectent dans des embryons d’un saumon Atlantique. L’objectif est que le poisson soit capable de produire de l’hormone de croissance, directement dans les cellules des tissus sur lesquels elle aura un effet, alors qu’elle est naturellement sécrétée par la glande pituitaire et qu’elle agit classiquement après passage dans la circulation sanguine. L’intention est donc explicitement liée à l’efficacité de l’action de cette hormone. En 1996, des essais sont également réalisés sur la truite arc-en-ciel et l’omble chevalier. L’intention de leurs recherches prend explicitement la forme d’une volonté de faire grossir plus vite les saumons pour l’aquaculture. Plus précisément, la motivation commerciale de ce travail se situe dans
la réduction du temps requis pour que les poissons arrivent à la taille de mise sur le marché.
En 1991, Eliot Entis, Garth Fletcher, Choy Hew et Boris Rubinsky créent la société A/F Protein et sa filiale canadienne, A/F Protein Canada, basée à St John’s et présidée par Fletcher. La création d’A/F Protein Canada a été aidée par des fonds publics canadiens, notamment de l’Agence de promotion économique du Canada Atlantique et du Programme d’aide à la recherche industrielle du Conseil national de recherches du Canada. AF/Protein fait partie de ces entreprises créées à partir de la recherche universitaire publique (genre de) et aidées par des financements publics. Elle a été explicitement créée pour commercialiser les découvertes des chercheurs de l’OSC30, notamment l’extraction et la purification des protéines antigel :
Les protéines antigel isolées à partir de poissons de Terre-Neuve se vendent entre 5 000 et 7 000 dollars le gramme, sachant qu’un litre de sang de poisson donne entre un et quatre grammes. La grande majorité du sérum sanguin provient de poissons de l’écloserie de Wesleyville, où les personnes sont formées pour le prélever. Le sérum est ensuite envoyé à A/F Protein Canada où les protéines sont isolées31.
Cette entreprise a aussi pour objectif d’accompagner la fabrication et la commercialisation de saumons génétiquement modifiés.
Au milieu des années 1990, A/F Protein achète une écloserie de saumon sur Prince Edward Island pour conduire des recherches sur les stocks de géniteurs de saumons transgéniques. En 1996, la société acquiert la licence pour la technologie AquAdvantage. Le brevet, obtenu la même année, était alors entre les mains de l’université de Toronto (où travaille alors Hew) et de la Memorial University de Terre-Neuve (où travaille Fletcher). Dans les années 1990, A/F Protein accorde un droit d’utilisation de la licence de leur technologie à des entreprises en Écosse et en Nouvelle-Zélande (King Salmon) pour aider à développer leur produit32. En 2000, la partie dédiée à la recherche et au développement de la
technologie AquAdvantage s’autonomise au sein d’une nouvelle société, AquaBounty Farms, qui deviendra en 2004 AquaBounty Technology, dont le siège est aux États-Unis (Waltham, Massachusetts). Cette société reprend la salmoniculture d’expérimentation de Prince Edward Island et passe un contrat avec l’entreprise Lamasur au Panama, dans la province de Ciriqui, pour en faire une autre base d’expérimentation. Cette société panaméenne est notamment chargée d’évaluer la valeur commerciale et le goût du saumon Aquadvantage. Depuis 2006, AquaBounty Technology est une société cotée en bourse. Elle affiche des résultats financiers difficiles, notamment en 2010 où elle a perdu plus de 2,5 millions de dollars. Ses dépenses sont, en partie, liées aux charges engagées par la société pour répondre aux exigences réglementaires de l’organisme qui se chargera de l’évaluation et l’autorisation de commercialisation aux États-Unis, la Food and Drug Administration (FDA).
Effectivement, en 1996, AF/Protein s’adresse à la FDA pour enclencher le processus de demande d’autorisation pour commercialiser des œufs de saumons Atlantique génétiquement modifiés, appelés AquAdvantage Atlantic Salmon Eggs. En 2000, dans un article du New York Times, Entis, président de A/F Protein, affirmait la très prochaine mise sur le marché de son produit33. La même année, A/F Protein a déposé une demande au gouvernement canadien pour la même technologie. Mais à la suite de la publication en 2001 du rapport de la Société royal du Canada, intitulé Elements of precaution : Recommendations for the Regulation of Food Biotechnology in Canada, AquaBounty a considéré que ses efforts devaient se concentrer sur les États-Unis où l’ouverture réglementaire semblait plus probable.
D’objet de la recherche publique, le PoGM est devenu objet protégé et à valoriser. Ce sont les mêmes acteurs qui participent des dynamiques scientifiques et des dynamiques économiques. Ces histoires de recherche remettent donc en cause la vue classique selon laquelle il y aurait d’un côté un monde pur celui des scientifiques œuvrant pour la « science fondamentale » et de l’autre côté le monde de l’économie aux intérêts instrumentaux. Les catégories de « pure » et d’« appliquée » sont réductrices et se loge probablement entre elles un « insaisissable
juste milieu34 ». Bien sûr, il existe des distinctions, et celles-ci peuvent avoir un intérêt normatif, mais il est difficile de les séparer radicalement. L’objet issu de l’ingénierie est donc un vecteur de brouillage des couples traditionnels, le public et le privé, entre l’individuel et le collectif, entre le fondamental et l’appliqué. Il ne s’agit pas ici de conclure à l’obsolescence de ces couples mais de pointer la nécessité de les traiter autrement que comme des oppositions.
Les histoires de recherche que nous venons d’exposer nous invitent à considérer que les dimensions de l’objet se multiplient à mesure que l’on cherche à dépasser de telles oppositions. Ces histoires, et leurs enchevêtrements, ne sont que rarement pris en compte dans la construction des pensées évaluatives. Elles sont pourtant ce paysage contextuel qui donne un sens et une forme aux objets.
Cadre réglementaire
et (non)pensée évaluative
Aux États-Unis, il s’agit de la première demande de ce type adressée à la FDA. Et force est de constater que cette agence n’y était pas préparée. À juste titre, de nombreux commentaires pointaient les vides juridiques de la réglementation américaine sur les animaux GM. Dans la section suivante, nous décrivons en détail un processus d’instruction qui dure encore à ce jour. Comme dans le cas des plantes transgéniques, le gouvernement américain a décidé de réglementer les poissons transgéniques à l’aide des instances et outils de réglementations existants. Nous exposons ici quelques épisodes de ce que nous appelons, a posteriori, un bricolage réglementaire.
Le Federal Food Drug and Cosmetic Act (FFDCA) désignait, en 1938, la Food and Drug Administration (FDA) comme autorité compétente pour l’évaluation et l’autorisation de la mise sur le marché de nouveaux médicaments. En 1986, l’administration Reagan rédige
le Coordinated Framework on the Regulation of Biotechnology35, selon lequel la compétence de la réglementation des biotechnologies doit se baser sur l’utilisation finale36. À partir d’une interprétation de ces textes, la FDA s’est donc vue attribuer la compétence pour l’évaluation et l’autorisation de la mise sur le marché d’animaux transgéniques destinés à la consommation humaine.
La FDA utilise le terme de « new animal drug » pour un médicament destiné à être utilisé chez les animaux. Le FFDCA définit « drug » comme un « élément destiné à affecter la structure ou une fonction du corps d’un homme ou d’un l’animal ». Si l’insertion d’un transgène dans l’organisme d’un animal change sa structure et ses fonctions, alors le transgène est considéré par la FDA comme un nouveau médicament. Ce médicament étant inséparable de l’animal qui le contient, c’est l’animal tout entier qui devient, dans cette conception, une entité, appelée new animal drug, et qui doit être régulé comme un médicament. Pour ne pas être considéré comme dangereux, un new animal drug doit avoir l’approbation de la FDA dans le cadre d’une New Animal Drug Application (NADA), dont l’objectif est de démontrer la sécurité et l’efficacité du produit pour un usage particulier et voulu. C’est effectivement dans ce sens que la FDA a construit son cadre réglementaire pour les animaux génétiquement modifiés. Selon l’agence fédérale, une construction d’ADN recombinant inséré dans un organisme animal répond à la définition de médicament donnée par le FFDCA.
Lorsque la société AquaBounty s’est adressée à la FDA, les débats ont donc abouti à la conclusion suivante : le saumon GM sera évalué et réglementé comme un nouveau médicament. Cette décision est loin d’avoir fait consensus, nous y reviendrons. Il est évalué et réglementé comme un médicament, mais aussi protégé comme un médicament, notamment à partir du Trade Secret Act qui institue des lois de confidentialité empêchant les fonctionnaires de l’agence de publier les résultats, les méthodes, les enquêtes et les notifications de précommercialisation sans l’autorisation du commanditaire. Une conséquence directe de la reconnaissance du saumon GM comme un new animal drug est donc la confidentialité des données. Cette règle de confidentialité devait être respectée pendant plus
de dix ans, jusqu’à ce que la FDA puisse finalement par la suite annoncer qu’elle publierait les résultats lors d’une réunion publique programmée pour septembre 2010. La FDA a reconnu que cette obligation de secret entrerait en conflit manifeste avec le National Environmental Policy Act (NEPA) qui oblige à assurer un débat public sur les impacts environnementaux. Une autre conséquence du choix de cadre réglementaire : le centre qui a l’autorité sur l’évaluation d’animaux GM sera le Centre de la médecine vétérinaire (CMV), et le comité consultatif chargé d’émettre des recommandations sur les études réalisées par la FDA sera le Comité consultatif de la médecine vétérinaire (CCMV) et non l’agence spécialisée en sécurité alimentaire, le Food Advisory Committees du CFSAA (Center for Food Safety and Applied Nutrition).
À partir de cette décision, une série d’événements impliquant la société civile et les institutions a lieu, rendant la tâche de clarification de la position de la FDA difficile. Ce n’est qu’en 2008 que pour la première fois un document public réglementaire, A guidance for industry (GFI), et spécifique au cas des animaux GM est proposé par la FDA, il est intitulé « The Regulation of Genetically Engineered Animals Containing Heritable rDNA Constructs ». L’objectif est de clarifier les exigences et les recommandations de la FDA pour une demande de NADA et d’aider les industriels développant des animaux GM à remplir les exigences statutaires et réglementaires de la procédure. Il est donc une pièce centrale dans la construction d’une pensée évaluative relative aux PoGM. Pourtant, sa rédaction ne fut faite ni avec l’industrie ni avec la société civile ni avec les représentants politiques. Seule une période de consultation pour commentaires de trente jours fut ouverte a posteriori. La réclamation de nombreuses parties prenantes37 de prolonger cette période à soixante jours ne fut pas accordée alors qu’elles découvraient pour la première fois un élément public sur ce dossier. Un résumé des commentaires du public et les réponses de la FDA sont disponibles sur le site de la FDA38. Ce guide établit quatorze exigences pour que la NADA
soit approuvée. Ce sont les mêmes que pour un médicament classique mais avec une procédure spécifique en sept étapes de présentation des résultats liés aux animaux GM. Ces étapes se répartissent entre deux thématiques générales, l’identité et la sécurité. Les quatre premières étapes doivent permettre d’identifier et de caractériser génétiquement et phénotypiquement l’animal GM ; la cinquième étape doit permettre de montrer la durabilité du plan génotypique et phénotypique ; la sixième étape doit permettre de vérifier la sécurité alimentaire et environnementale ; et enfin la dernière est un examen de précommercialisation qui doit vérifier l’efficacité du produit par rapport aux revendications du commanditaire.
Le 25 juin 2010, le New York Times nous apprend que le dossier scientifique de la société AquaBounty de demande d’autorisation est quasiment terminé39. Effectivement, le 3 septembre 2010, la FDA rend ses conclusions sur AquAdvantage et émet un avis positif. Pour la première fois depuis plus de dix ans, des éléments du dossier d’AquaBounty sont rendus publics. Il s’agit d’un rapport de 180 pages que l’on trouve sur le site de la FDA. C’est donc au moment où l’agence a pris sa décision et demande un dernier avis à un comité consultatif, qu’elle ouvre au public son processus de décision. Le rapport est destiné au CCMV qui se réunit les 19 et 20 septembre 2010 pour émettre des avis scientifiques sur ce rapport. Il reprend la logique du GFI, à savoir : une partie liée à l’identification et à la caractérisation moléculaire et phénotypique du saumon GM, une partie liée à la sécurité alimentaire, une partie liée à l’analyse de l’impact environnemental et enfin une partie liée à la vérification des revendications du commanditaire en termes de commercialisation. Ce travail a été réalisé par un groupe de neuf experts du CVM nommé Animal Biotechnology Interdisciplinary Group.
La FDA et AquaBounty Technologies se sont mises d’accord sur une identité du produit (saumon d’Atlantique Salmo salar, femelle, triploïdes homozygotes, contenant la construction d’ADN recombinant
(opAFP-GHc2)), une revendication d’amélioration (augmentation significative du rythme de croissance) et un usage (production d’œufs pour le grossissement dans des installations aquacoles physiquement contenues). Pour chacune des trois grandes étapes du dossier le CMV émet un avis positif. Concernant la sécurité alimentaire (risques directs ou indirects associés à la consommation du produit), le CMV applique le principe d’équivalence en substance40, par comparaison avec un saumon d’Atlantique non GM, et il conclut que « la nourriture issue d’un saumon triploïde ABT qui fait l’objet de cette demande est aussi sûre que l’alimentation issue d’un saumon classique, et qu’il existe une “certitude raisonnable41” d’innocuité de la consommation de nourriture issue de saumons triploïdes ABT ».
L’étude environnementale a été réalisée sur la base d’un scénario proposé par AquaBounty quant aux conditions de productions du saumon GM, à savoir en aquaculture terrestre confinée. La production des œufs-embryons doit se faire au sein de la salmoniculture de Prince Edward Island au Canada ; ils sont ensuite expédiés au Panama où se feront le grossissement, la transformation et l’exportation des saumons GM à destination des États-Unis. Le CMV précise, à ce moment, que toute modification de ces installations ou rajout de nouvelles installations devrait avoir probablement pour conséquence une nouvelle procédure NADA. Cette évaluation environnementale a été réalisée par AquaBounty comme le préconise le cadre réglementaire choisi, selon lequel la charge de la preuve repose sur le commanditaire42. Le CVM a donc réalisé une évaluation de cette l’évaluation d’ABT en concluant qu’il n’y avait pas d’impact environnemental significatif du saumon GM dans les conditions d’élevage préconisées par AquaBounty. Le document
précisait qu’une décision finale sur l’opportunité de préparer une étude de « non-impact environnemental » (FONSI) ou « procédure d’impact environnemental » (EIE) ne serait pas prise avant que des commentaires sur l’évaluation environnementale aient été reçus du public et d’experts appropriés en dehors de l’agence.
Le CCMV est chargé de conseiller le bureau du commissaire de la FDA dans l’exercice de ses responsabilités. Il examine et évalue les données recueillies ou produites par le CMV concernant l’innocuité et l’efficacité du produit en question et formule des recommandations au commissaire. Alors que l’étude du CMV concluait positivement le 3 septembre en faveur d’une commercialisation d’AquAdvantage, l’avis du CCMV était beaucoup plus nuancé et s’est traduit par une demande de recherches supplémentaires. En France, le journal écrivait :
Le feu vert pour commercialiser du saumon transgénique n’est pas encore donné. Un comité d’experts indépendants a recommandé, lundi, à l’autorité américaine de réglementation des médicaments et des aliments (FDA) de procéder à davantage d’analyses avant d’autoriser la mise sur le marché d’un saumon qui serait le premier animal OGM à garnir les assiettes des Américains43.
Il est très rare que l’avis du CCMV soit contraire à celui de la FDA44. Cet avis plutôt réservé a impliqué une nouvelle phase de réflexion pour la FDA. Deux points principaux justifient les conclusions nuancées du comité : l’évaluation des risques environnementaux n’était pas assez poussée (notamment dans le cas de production dans des conditions non standards) et a été réalisée par le commanditaire. Certains experts, et notamment Gary Thorgaard (directeur de la School of Biological Sciences at Washington State University), ont appelé à conduire une étude d’impact environnemental (EIS) qui tienne compte de plusieurs modèles d’élevage ; l’évaluation de la sécurité alimentaire et notamment du potentiel allergène du saumon GM était basée sur une étude considérée comme non significative. Des positions individuelles de membres du comité ont été retenues à ce sujet. Nous pouvons citer celle de Jodi
Ann Lapidus (Oregon Health and Science University) qui demandait de repenser complètement le processus d’évaluation des animaux GM par la FDA.
À la suite de cet avis du CCMV et des nombreux commentaires publics allant dans ce sens, la FDA a pris la décision de réaliser des évaluations plus poussées, notamment en termes d’impact environnemental, en initiant une démarche FONSI (Finding Of No Significant Impact) sous la direction de l’Animal Biotechnology Interdisciplinary Group. Deux ans plus tard, le 21 décembre 2012, la FDA a publié les résultats de cette étude45. Elle reprend en partie l’étude environnementale réalisée par ABT qui a servi de base aux délibérations du CCMV de septembre 2010, mais l’agence précise que cette nouvelle étude « a pris en compte les recommandations de la CCMV et des autres agences gouvernementales, ainsi que les commentaires du public soumis à la CCMV46 ». Elle insiste également plus précisément sur le travail de coordination inter-agence au cours de l’évaluation. En conclusion, l’agence confirme que, dans les conditions préconisées par le commanditaire, le saumon GM soumis à évaluation est sans effets significatifs pour l’environnement : « […] les données recueillies et évaluées par la FDA indiquent que le développement, la production, le grossissement et la consommation humaine de saumon AquAdvantage dans les conditions proposées par le promoteur à l’appui d’une NADA, et comme décrites dans la présente évaluation environnementale du projet, n’entraîneraient pas d’effets significatifs sur la qualité de l’environnement humain aux États-Unis47 ».
Conformément à ses obligations, elle a ensuite ouvert une période de commentaires du public sur ce document qui va durer 60 jours (jusqu’au 25 février 2013). À l’heure où nous écrivons ces lignes, la FDA n’a toujours pas autorisé la commercialisation du saumon GM aux États-Unis. Elle n’a pas non plus effectué un travail de remise en cause de ses processus et méthodes d’évaluation. Le cadre réglementaire
a été bricolé et les catégories juridiques utilisées n’ont fait l’objet que d’une légère adaptation. Plus précisément, la construction d’une pensée évaluative s’est heurtée à deux problèmes fondamentaux : 1 – Celui de l’impossibilité de canaliser des incertitudes liées à la complexité biologique, et notamment la difficulté à prédire tous les effets de la dissémination de PoGM dans les milieux sauvages. Ce type d’incertitude comprend à la fois les conséquences inconnues de variables connues et les conséquences inconnues de variables inconnues48. 2 – Celui de la difficulté de tolérer la pluralité intrinsèque des explications du concept de fitness49 (notamment de la prise en compte des effets pléiotropiques50)51.
Le débat sur l’étiquetage de cet objet révélera les mêmes difficultés liées à une pensée évaluative faible, notamment à propos à l’interprétation que l’on fait du principe d’équivalence en substance et de la considération que l’on porte au processus de fabrication du produit. La question de l’étiquetage dépend de notre capacité à comprendre les différentes dimensions de l’objet en question.
Plusieurs associations et élus politiques en appelait dès 2008, à l’instar du Center for Food Security, à la construction d’un nouveau cadre réglementaire, notamment par la mise en place d’un programme d’évaluation environnemental. Selon cette ONG, le saumon GM ne doit pas être approuvé pour la consommation humaine sans une étude approfondie globale qui indique qu’ils sont sûrs pour les consommateurs
et l’environnement. Avec la publication le 21 décembre 2012 de la nouvelle étude environnementale réalisée sur le saumon d’Aquabounty, cette association a relancé une forte mobilisation citoyenne52. Au mois de septembre 2010, deux lettres furent adressées à la commissaire de la FDA, Margaret Haumburg, l’une de la part de vingt-neuf membres du Congrès et l’autre de dix sénateurs ; puis le 25 mai 2012, 46 sénateurs se sont de nouveau opposés à la commercialisation du saumon d’AquaBounty53. Le contenu de leur argumentation s’organise autour de la remise en cause générale de la méthode utilisée par la FDA, notamment en considérant le cadre réglementaire choisi par la FDA inapproprié.
Par ailleurs, nous notons également que le processus d’évaluation de la FDA a laissé peu de place aux spécialistes reconnus des poissons génétiquement modifiés. Malgré une utilisation récurrente de leurs travaux, des scientifiques comme Anne R. Kapuscinski54 n’ont pas eu un rôle actif dans l’évaluation. Toutefois, cette dernière a réagi régulièrement aux processus d’évaluation de la FDA, notamment en se disant très inquiète et en précisant que les évaluations exigent de nombreuses disciplines scientifiques et un processus bien plus ouvert que celui de la FDA. Elle demandait que l’étude environnementale soit plus large et évolue au-delà de la simple configuration de confinement établie par le commanditaire.
De l’improductivité de l’évaluation
De ce panorama synthétique sur l’évaluation du premier animal génétiquement modifié destiné à être commercialisé à des fins d’alimentation humaine, nous pouvons tirer quelques lignes critiques et quelques propositions théoriques. Entre un cadre réglementaire « bricolé », une ignorance des aspirations plurielles des publics et une incapacité à penser l’objet à évaluer, nous pouvons conclure à l’improductivité, tant scientifique que sociale, du processus d’évaluation choisi par la FDA. La pensée évaluative adoptée par la FDA, si toutefois il nous ai permis d’user de ce terme concernant le processus engagé par cette agence, se caractérise par une réduction importante de l’objet et un centrage sur le concept de risque.
Les impacts socio-économiques55, les aspects problématiques liés à la brevetabilité de l’innovation, à l’éventuelle dépendance des pisciculteurs aux entreprises commercialisant les œufs de saumon GM stérilisés, à la structuration du marché et à la formation des prix en découlant56, sont des considérations ignorées par le processus d’évaluation de la FDA. Autrement dit, un des problèmes de cette évaluation est qu’elle s’est concentrée sur les risques connus, avec une gestion très discutable, et a tout simplement ignoré les autres risques possibles. Et plus problématique encore, elle en est restée à une évaluation centrée sur ce concept de risque excluant de fait toute autre considération non quantifiable.
Les questions éthiques, économiques et sociales sont tout simplement ignorées par l’évaluation de la FDA. Or, de nombreux travaux montrent qu’un des principaux problèmes liés aux politiques publiques aujourd’hui vient de leur incapacité à intégrer des valeurs et des normes sociales dans les processus d’élaboration des politiques57. Comme nous l’avons
montré, la société civile reste très sensible sur ce dossier et ne cesse de demander un élargissement du spectre des intérêts pris en compte dans les processus d’évaluation depuis plus de dix ans. En 2003, la consultation mixte d’experts organisée par la FAO sur le sujet invitait en ce sens à s’interroger sur les questions d’éthique environnementale, de bien-être animal, de rapport à l’incertitude, de la place du débat public et de la transparence, et donc de la possibilité d’intégrer l’éthique dans tous les processus d’évaluation58. La consultation recommandait également « d’associer toutes les parties concernées et le public à un débat participatif en faisant connaître les avantages potentiels, les risques et les incertitudes liés à la modification génétique des animaux afin de mieux informer la population et d’accroître la confiance. Le débat participatif devrait être engagé dès le début du développement des produits et à des points clés du processus de prise de décision59 ».
Prendre soin des objets pour prendre soin
des hommes et de la nature
À la lumière de ces constats, nous sommes en mesure de formuler quelques caractéristiques de ce qui pourrait être des savoirs évaluatifs de la prise en soin. Autrement dit, nous proposons ici un renouvellement des pensées évaluatives qui prennent en considération la nécessité d’une prise en soin. La prise en soin de l’objet est ici une dimension d’une prise en soin plus globale, celle des milieux associés aux objets, celle des Hommes et de la Nature. Cela résonne avec la définition que Tronto donne du Care : « Nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, en sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible60 ».
Prendre soin, c’est élargir le spectre de la considération
et refuser le primat de la quantification
et de la standardisation dans les pensées évaluatives
L’axiome de base de cette première caractéristique est le suivant : un savoir évaluatif de la prise en soin postule le pluralisme et cherche des moyens pour identifier toutes les dimensions d’un problème. Il s’agit d’une posture qui vise à élargir le spectre de la considération et d’une démarche qui cherche à intégrer toute la « matter of concern61 ». Prendre soin d’un objet, notamment en situation d’évaluation, vise à lutter contre toute forme de réduction. Le PoGM est à l’intersection d’une multitude de « matter of concern ». A priori, toutes ces considérations doivent être reconnues et prises en compte. Le moment du soin intervient ici comme souci du pluralisme intrinsèque aux objets des sciences et des techniques contemporaines. Pour la réalisation d’une telle démarche, nous avons besoin, d’une part, de refuser le primat de la quantification et de la standardisation et, d’autre part, de mettre en place des méthodes opératives qui permettent de concrétiser ces pensées évaluatives renouvelées.
L’au-delà de l’évaluation des risques
Concernant le premier aspect, l’enjeu a été bien formulé par Roland Gori, dans le contexte de l’évaluation des personnes ou des services : « Cette recomposition du paysage des savoirs et des pratiques produite par le changement de sens du concept de valeur [nb : et l’imposition de l’évaluation quantitative], permet au pouvoir politique de faire son choix parmi les savoirs et les experts transformés en magasins de libre service et de justifier ses décisions par ces cautions sérieuses. Ce choix, assurant la promotion des savoirs et des pratiques les plus techniques, consacre la collaboration des experts qui trouvent ainsi l’occasion de faire avancer leur cause. Et ce, même lorsque les conséquences se révèlent être
éthiquement, politiquement et épistémologiquement catastrophiques62 ». Dans le contexte de l’évaluation des innovations technologiques, et plus précisément des objets qui les portent, le concept de risque est devenu central. Il agit comme un étalon, comme un référentiel et se veut être la mesure de toute chose63. Toute l’évaluation est pensée via le prisme d’une science du risque qui opère une sélection des paramètres, des causes et délimite son territoire, agissant ainsi comme un opérateur de clivage et de réduction. Parler de risque c’est prendre acte que toute évaluation est quantification. Et la convention de mesure implicite de cette quantification est la centralité du risque lui-même64. Ainsi, avancer vers des savoirs évaluatifs de la prise en soin nécessite de réduire la prétention du risque à vouloir devenir le concept central des pensées évaluatives65. Cela revient à proposer des démarches d’évaluations non-standards66, dans le sens où le risque n’est plus l’étalon qui standardise les processus d’évaluation. Cela doit permettre d’ouvrir de nouveaux espaces, de prendre en compte toutes les considérations et ne pas oublier
la dimension éthique des évaluations. Il nous faut ici rappeler que l’évaluation est un moyen qui consiste à donner une valeur à des actes et, qu’à ce titre, l’évaluation est bien d’abord une valuation avant d’être une quantification. Se pose alors la question des outils d’évaluation éthique à notre disposition.
Des méthodes pour des savoirs évaluatifs de la prise en soin :
l’exemple de la matrice éthique
Il s’agit là d’un deuxième aspect qui doit permettre de concrétiser des savoirs évaluatifs de la prise en soin. Si « prendre soin », c’est élargir le spectre de la considération et refuser le primat de la quantification, il nous faut inventer des méthodes qui rendent effective ces souhaits. Là aussi, il n’y a pas de solution miracle et la démarche expérimentale est la voie la plus cohérente. Nous trouvons dans la méthode de la « matrice éthique » une bonne illustration. Elle est née de la volonté de faire émerger collectivement l’ensemble des enjeux éthiques liés à une problématique contemporaine. Comment permettre de rendre compte des valeurs qui pourraient être mobilisées à l’occasion d’une problématique scientifique et technique, sans exclure a priori des dimensions ? La matrice éthique se présente comme une réponse, certes partielle, mais que nous considérons comme pertinente. En tant qu’outils, la matrice éthique a été développée à partir de 1996 par Ben Mepham (biologiste et spécialiste de l’éthique) et son équipe du Centre for Applied Bioethics de l’Université de Nottingham67. Elle est souvent présentée comme
étant le premier cadre formel d’aide à la délibération et à l’évaluation éthique. Depuis ses premiers développements, elle a surtout été utilisée dans les domaines médical et agro-alimentaire68, par des institutions comme le Food Ethics Council69 ou par des comités d’éthique70. Dans la consultation d’expert organisée par la FAO en 2003 sur les animaux génétiquement modifiés, la matrice éthique a été proposée comme méthode pour l’analyse des enjeux éthiques71.
Le fonctionnement de base de la matrice éthique est relativement simple. Il s’agit de spécifier un certain nombre de principes abstraits, dits prima facie, en termes concrets (on parlera alors de valeurs) par rapport à des acteurs spécifiques (les parties prenantes). La version standard utilise trois principes – le bien-être, l’autonomie et la justice – qui correspondent aux colonnes de la matrice. Cela marque une volonté de prendre en compte plusieurs références théoriques en éthique (le déontologisme kantien pour le principe d’autonomie, l’utilitarisme pour le principe de bien-être et la théorie de la justice). Comme le rappel Mepham, cette position implique que ni les droits ni les conséquences ne soient ignorés72. Ces principes sont bien sûr à déconstruire et peuvent être différents73. Certaines approches de la matrice éthique ne prédéterminent d’ailleurs pas les principes qui sont construits ou révisés par les participants dans le cadre d’une approche participative74. L’idée initiale de Mepham, à travers cette proposition, est de rendre possible l’expression d’un « bien
commun ». Ces principes sont donc spécifiés en fonction de parties prenantes qui figurent sur les lignes de la matrice. Il peut s’agir de personnes ou de groupes directement concernés (par exemple : citoyens, consommateurs, producteurs), de groupes indirectement concernés et non humains (par exemple : animaux ou environnement), et non contemporains (par exemple : les générations futures).
Le concept central pour justifier ces choix est celui d’ethical standing, que l’on peut traduire en français par « considération morale ». Ce terme fait référence à l’affirmation selon laquelle quelqu’un ou quelque chose est un sujet de réflexion éthique dans son propre droit, indépendamment de son utilité et de ses fins75. Il ne s’agit pas ici de rentrer dans le débat sur la personnalité juridique d’individu ou de groupe non humains mais seulement d’étendre le champ de la considération éthique.
La matrice éthique trace une voie à la fois pratique (susceptible d’un large consensus) et théorique (faisant une place à la réflexion substantielle). Elle n’est pas directement prescriptive car elle nous aide d’abord à cartographier et à explorer les dimensions éthiques d’un problème, elle est typiquement un exercice de valuation. La matrice éthique permet de traduire des théories éthiques complexes en termes plus simples et accessibles, tout en multipliant les paramètres. Elle implique de nous interroger sur les modes de justification de nos jugements moraux et de mesurer la pertinence d’un discours ou d’une réflexion éthique76. Enfin, elle acte la prise en compte du pluralisme des principes, des valeurs et des acteurs, et s’inscrit dans un cadre résolument collectif. En ce sens, elle s’inscrit pleinement dans le cadre de savoirs évaluatifs de la prise en soin.
Prendre soin, c’est ralentir pour promouvoir
une forme d’attention aux choses
L’axiome de base de cette deuxième caractéristique est le suivant : un savoir évaluatif de la prise en soin postule la nécessité de rentrer en résonance avec les objets étudiés et leurs milieux. Ainsi, prendre soin d’un objet pour prendre soin de l’Homme et de la Nature, c’est aussi élaborer une forme d’attention particulière à cet objet et à son milieu associé. Comme nous venons de le montrer avec le cas des PoGM, le problème central des pensées évaluatives contemporaines est cette incapacité à comprendre les objets à évaluer. Ici, le « prendre soin » rencontre des formes renouvelées de l’épistémologie qui permettent de mieux comprendre les démarches et les objets des sciences et des techniques contemporaines. L’épistémologie de la conception des objets permet d’identifier les déterminants épistémologiques des différentes théories de la conception77. Les épistémologies sociales de l’interdisciplinarité permettent de penser des démarches plurielles et situées qui visent à une forme d’élargissement du spectre de la considération78. Il s’agit de démarches qui forcent à être attentif aux autres, aux questions qu’ils posent, aux regards qu’ils proposent afin de s’interdire une appropriation privée ou disciplinaire d’une question complexe. Ici, prendre soin de l’objet, revient aussi à prendre soin d’un collectif de porteurs de savoirs.
Le « prendre soin », comme nouvelle forme d’attention aux choses, nous rapproche également, de façon plus inattendue, des mouvements Slow et en particulier des enseignements du mouvement Slow Food créé en 1989 par Carlo Petrini. L’approche de ce mouvement vise à promouvoir une attention particulière à ce que l’on mange et à la façon dont il est produit. Les mots lenteur et rapidité y ont un sens bien précis. Comme le suggère Isabelle Stengers, selon ces mouvements Slow, « la rapidité demande et crée l’insensibilité à tout ce qui pourrait ralentir, aux frictions, frottements, hésitations qui font sentir que nous ne sommes pas seuls au monde ; ralentir, c’est redevenir capables d’apprendre, de faire connaissance avec, de reconnaître ce qui nous tient et nous fait tenir, de
penser et d’imaginer, et, dans le même processus, de créer avec d’autres des rapports qui ne soient pas de capture ; c’est donc créer entre nous et avec d’autres le type de rapport qui convient entre malades, qui ont besoin les uns des autres afin de réapprendre les uns avec les autres, grâce aux autres, ce que demandent une vie digne d’être vécue, des savoirs dignes d’être cultivés79 ».
Pour autant, il ne s’agit pas d’imposer une norme du ralentissement, au moment où l’accélération agit comme la « force normative silencieuse80 » de nos sociétés modernes, mais de promouvoir un autre rapport au temps par un autre rapport aux choses, plus attentif ou plus résonnant comme le propose le sociologue et philosophe allemand Harmut Rosa. Selon ce dernier, « une vie bonne » pourrait être une vie qui serait riche d’expériences multidimensionnelles de « résonance81 ». La résonance, comprise comme opposée à l’aliénation, est un concept existentialiste qui qualifie une relation vraie, un « être au monde » qui fait sens. Selon Rosa, « Pour les sujets de la modernité tardive, le monde (qui inclut le moi) est devenu silencieux, froid, indifférent ou même repoussant82 ». Une situation de résonance est un moment où ce silence, cette négligence, est rompue83. En particulier, la négligence se traduit par la non-reconnaissance de l’autre. Le concept de résonance de Rosa peut donc être relié à celui de responsabilité avec lequel il partage un commun, celui de « répondre à » ou « répondre de ». Prendre soin se traduit alors comme une responsabilité individuelle à entrer en résonance avec les autres, avec le monde.
Les pensées évaluatives, plutôt que d’assombrir les horizons, devraient créer des opportunités de résonance collective, des formes d’attention
éthique84 aux choses, aux objets, à leurs milieux, à l’autre, au monde. C’est à cette condition que l’on pourra sortir démocratiquement des différentes crises actuelles autour des innovations techniques afin que les nécessaires décisions d’intérêt général soient prises. Ne pas satisfaire ces deux caractéristiques nous condamnent à subir des issues aliénantes comme peut l’être l’autorisation imminente du premier animal génétiquement modifié destiné à l’alimentation humaine aux États-Unis.
Léo Coutellec
Lyon 3 / INSA Lyon
1 Ce texte est une version modifiée et augmentée d’un chapitre du livre suivant : Léo Coutellec. De la démocratie dans les sciences. Epistémologie, éthique et pluralisme, Editions Matériologiques, 2012.
2 Voir, par exemple : Katia Moskvitch. Salmon steak from GM fish could soon be on your plate, BBC News technology, 23 janvier 2013.
3 Les termes frankenfood ou frankenfish (construction sémantique faisant explicitement référence à la figure de Frankenstein) sont utilisés par certains journalistes et écologistes aux États-Unis, et maintenant en France, pour désigner les aliments issus d’organismes génétiquement modifiés. Voir par exemple : Rose Williams, « Health Risks and Environmental Issues : Frankenfish Await FDA Approval », Townsend Letter for Doctors and Patients, mai 2003. Deux films d’horreur sur les PoGM furent diffusés au États-Unis en 2004, au cinéma et à la télévision ; tout à fait classique du genre cinématographique Nature Runs Amok Movies : un film de Mark Dippé, Frankenfish qui raconte l’histoire d’un poisson génétiquement modifié importé illégalement d’Asie, un monstre sanguinaire qui fait la terreur des habitants des bayous en Louisiane ; Snakehead Terror de Paul Ziller, dans lequel le « monstre » est un poisson Tête de serpent qui va subir des mutations génétiques assez troublantes. Ces deux films s’inspirent de la découverte, en juin 2002, d’une espèce de poisson très agressive (Channa argus) d’origine asiatique, dans un étang de la ville de Crofton dans le Maryland. Ces channidaes, autrement appelés Tête de serpent, provenaient d’un marché asiatique local. Adulte, ce poisson peut atteindre une taille d’un mètre. Il a également la capacité de se déplacer sur la terre ferme sur de courtes distances. Cette découverte a provoqué un véritable fait divers aux États-Unis et de nombreux commentaires polémiques. L’expression « Frankenfish » est alors devenue populaire. Cette expression dénote une vision automatiquement péjorative des PoGM. Elle révèle aussi la figure du scientifique assimilé à un créateur de monstre, tel Frankenstein. Actuellement, une pétition circule en France sous le titre « Stoppez l’attaque du poisson Frankenstein ». Ce sont des représentations qui ne sont pas sans conséquences sur l’allure des débats.
4 Vanessa S. Flores & Allan J. Tobin, “Frankenfoods : Values about genetics embedded in a metaphor”, The American Biology Teacher, vol. 64, no. 8, 2002, p. 581-586.
5 Catherine Larrère & Raphaël Larrère, « Les OGM entre hostilité de principe et principe de précaution », Le Courrier de l’environnement, 43, 2001.
6 S’il n’existe pas de définition académique du gène, il semble être convenu qu’il s’agit d’un segment d’ADN détenant l’information qui permet à une cellule de fabriquer une ou plusieurs protéines. Le gène se définit ainsi de façon fonctionnelle (par son produit) plus que de façon structurelle. La transgénèse est une technique qui consiste à transférer intentionnellement dans le génome d’un individu une séquence d’ADN lui permettant de produire de nouvelles protéines qui confèrent à cet individu de nouvelles fonctions. La transgénèse est réussie lorsque le transgène intégré dans le génome s’exprime et se stabilise sur plusieurs générations.
7 Est cisgénétique un organisme qui a reçu un de ses propres gènes non altéré dans sa structure.
8 Voir Louis-Marie Houdebine, « Transgénique ou cisgénique : quels nouveaux risques ? », Cahiers Agricultures, 16.1, 2007, p. 63-64 ; A.Wendy Russell & Robert Sparrow, (2007). “The case for regulating intragenic GMOs”, Journal of Agricultural and Environmental Ethics, 21.1, 2007, p. 153-181.
9 Les mêmes questions peuvent se poser concernant la sélection génétique qui a permis, par exemple, en dix générations, de doubler la taille des saumons d’élevage. Et ils se posent aussi aujourd’hui avec les techniques de mutagénèse. Voir la brochure : « Nouvelles techniques de manipulation du vivant. Pour qui ? Pour quoi ?, Edition PEUV, 2012.
10 Bjørn K. Myskja, “The Moral Difference between Intragenic and Transgenic Modification of Plants”, Journal of Agricultural and Environmental Ethics, 19.3, 2006, p. 225-238.
11 Le concept d’« objet intégratif » est proposé par la philosophe Anne-Françoise Schmid. Voir : Anne-Françoise Schmid, « Dimensions éthiques et épistémologiques des PoGMs », in Léo Coutellec & Muriel Mambrini (dir.), Le Poisson génétiquement modifié au pluriel, Quae, 2013 (à paraître).
12 Anne-Françoise Schmid, L’Âge de l’épistémologie. Science, ingénierie, éthique, Kimé, 1998, p. 130.
13 Pierre-Benoit Joly, « Pour une approche des OGM en tant qu’objets hybrides », Natures Sciences Société, 13, 2005, p. 54-55.
14 Schmid, op. cit., 1998.
15 Marcel Jollivet & Jean-Claude Mounolou, « Le débat sur les OGM : apports et limites de lapproche biologique », Natures Sciences Sociétés, 13, 2005, p. 45-53 ; Joly, op. cit., 2005.
16 Nicolas Bouleau a proposé ce concept dans sa préface, intitulée « D’une science de défis à une science de prise en compte », du livre suivant : Léo Coutellec. De la démocratie dans les sciences. Epistémologie, éthique et pluralisme, Editions Matériologiques, 2013. La distinction entre « science de défis » et « science de prise en compte » peut s’illustrer, en termes mathématiques, ainsi : « Pour tout x, j’ai … » serait la formule de la première alors que la formule « Il existe un x pour lequel … » correspondrait à la deuxième. La première représentation des sciences est de type moniste et générale alors que la deuxième est de type pluraliste.
17 Jacques Fradin, La Science des pauvres. Traité de la richesse mortelle, L’Harmattan, collection « Nous, les sans-philosophie », 2005.
18 À ce titre, la notion de risque, centrale dans les évaluations des objets scientifiques et techniques tels les OGM, est emblématique de cette réduction de la considération à ce qui se quantifie. L’étymologie latine du mot risque parle d’elle-même, resecum, à savoir ce qui coupe !
19 Choy L. Hew & Garth Fletcher, “Transgenic fish for aquaculture”, Chemistry and Industry, 1997, p. 311-314.
20 Néologisme issu du terme anglais « serendipity ». D’après le livre de Pek Van Andel & Danièle Bourcier (De la sérendipité dans la science, la technique, l’art et le droit : leçons de l’inattendu, L’Act Mem, 2008), la serendipité est « le don de faire des trouvailles, de trouver ce qu’on ne cherche pas, dans la science, la technique, l’art, la politique, le droit. Ce sont des découvertes, des inventions et des créations “accidentelles”. Un cas de sérendipité, par définition, est une observation surprenante suivie d’une explication juste. »
21 Il ne s’agit pas vraiment ici d’une découverte dans le sens où des recherches sont menées sur des poissons résistants aux eaux très froides depuis la fin des années 1950.
22 Choy L. Hew et al., “Antifreeze polypeptides from the Newfoundland ocean pout, Macrozoarces americanus : presence of multiple and compositionally diverse components”, Journal of Comparative Physiology, 155, 1984, p. 8-88.
23 Garth Fletcher et al., “Year-round presence of high levels of plasma antifreeze peptides in a temperate fish, ocean pout (Macrozoarces americanus)”, Canadian Journal of Zoology, 63, 1985, p. 488-493.
24 La société Unilever utilisera effectivement cette technique.
25 Il gérera par la suite la salmoniculture d’AquaBounty sur Prince Edward Island.
26 En 1981, aucune expérience de transgénèse réussie chez le poisson n’avait encore été publiée. Les premières publications datent de 1984. Voir N. Maclean & S. Talmar, « Injection of cloned genes with rainbow trout eggs », J.Embryol. & Exp. Morph., 82, 1984 ; Z. Zhu et al., “Novel gene transfer into the fertilized eggs of goldfish (Carassius auratus)”, Z. Angew Ichthyol., 1, 1985, p. 31-34
27 Garth Fletcher et al., “Gene transfer : potential to enhance the genome of Atlantic salmon for aquaculture”, Australian Journal of Experimental Agriculture, 44, 2004, p. 1095-1100.
28 Ibid.
29 Garth Fletcher, “Evidence for antifreeze protein gene transfer in Atlantic salmon”, Canadian Journal of Fisheries and Aquatics Sciences, 45,1988, p. 352-357 ; M.A. Shears et al., « Transfer, expression, and stable inheritance of antifreeze protein genes in Atlantic salmon (Salmo salar) », Molecular Marine Biology and Biotechnology, 1, 1991, p. 58-63.
30 C.L. Hew, G.L. Fletcher & P. Davies, “Transgenic salmon : tailoring the genome for food production”. Journal of Fish Biology, 46, 1995, p. 1-19.
31 Tamy Hardiman, “Fish antifreeze proteins have unexpected applications”, Research Matters Magazine, 1.1, 1996.
32 Carmen McLeod, Janet Grice, Hugh Campbell & Teresa Herleth, “Super Salmon : The Industrialisation of Fish Farming and the Drive Towards GM Technologies in Salmon Production”, University Otago, New Zeland.
33 Carol Kaesuk Yoon, “Giant Genetically-Altered Salmon Set To Enter Unregulated US Market”. New York Times, May 1, 2000.
34 Margaret Morrison, “Values and their interactions”, in Martin Carrier, Don Howard & Janet Kourany (eds.), The Challenge of the Social and the Pressure of Practice : Science and Values Revisited, University of Pittsburgh Press, 2008, p. 45-67.
35 Voir Nathaniel Logar & Leslie K. Pollock, “Transgenic fish : is a new policy framework necessary for a new technology ?”, Environmental Science and Policy, 8, 2005, p. 17-27.
36 Eric Hallerman & Anne Kapuscinski, “Transgenic Fish and Public Policy : Regulatory Concerns”, Fisheries, 15/1, 1990, p. 12-20.
37 Par exemple : Consumer Federation of America ; American anti-vivisection Society ; International Center for Technology Assassment ; Human Society of United States ; Union of Concerned Scientists ; Consumers Union ; Food and Water Watch ; The Center of Food Safety ; Center for the science in a public interest.
38 Ceux-ci portent principalement sur les points suivants : pertinence d’utiliser les dispositions Nada pour réglementer les animaux GM ; la transparence du processus d’évaluation et de décision ; la nécessité de coopération interagence ; le potentiel de préemption fédérale de la décision de l’État ; la pertinence de l’approche de la FDA pour traiter de santé animale et de sécurité ; la question de la santé alimentaire et de l’impact environnemental ; la question de la labellisation ; les aspects moraux, éthiques, socio-économiques et de bien-être animal liés aux animaux GM. Il s’agit d’une forte demande d’élargir le spectre des éléments à considérer par rapport à ce que propose la FDA.
39 Andrew Pollack, “Panel Leans in Favor of Engineered Salmon”, New York Times, 20 septembre 2010.
40 Le principe d’équivalence en substance est actuellement central pour les processus d’autorisation de la commercialisation des aliments (ou ingrédients) issus d’organismes génétiquement modifiés. Ce principe signifie que si un aliment (par exemple, du maïs) génétiquement modifié peut être caractérisé comme substantiellement équivalent (d’un point de vue de sa composition moléculaire en protéines, lipides, glucides, anti-nutriments, etc.) à son homologue conventionnel (c’est-à-dire non OGM), il peut être traité de la même manière du point de vue de la sécurité alimentaire. Pour une discussion critique sur ce principe, voir Erik Millstone, Eric Brunner & Sue Mayer, “Beyond ‘substantial equivalence’”, Nature, vol. 401, 1999.
41 Ce concept typiquement américain pose problème en droit européen.
42 Philip Aerni “Risk, Regulation and Innovation : The Case of Aquaculture and Transgenic Fish”, Aquatic Science, 66.3, 2004, p. 327-341.
43 Voir Le Monde du 21 septembre 2010.
44 ABC News publiait le 20 septembre 2010 un article intitulé “Surprise : FDA Panel Unable to Reach Conclusion on Genetically Modified Salmon”. Le même jour, étonnement, le New York Times publiait deux articles, “Panel Leans in Favor of Engineered Salmon » et « Panel Advises More Aggressive FDA Analysis”.
45 Il s’agit en fait d’un document daté du 4 mai 2012 : FDA (Center for Veterinary Medicine), Environmental Assessment, 4 mai 2012. Il semblerait que la FDA ait tardé à rendre public ce document suite à des débats politiques intenses sur ce sujet, notamment au Sénat et à la Maison Blanche (voir le site Inf’OGM).
46 FDA (Center for Veterinary Medicine), Environmental Assessment, 4 mai 2012, p. 141
47 FDA (Center for Veterinary Medicine), Environmental Assessment, 4 mai 2012, p. 99
48 Typologie que nous reprenons de la philosophe des sciences Sandra Mitchell (voir Sandra Mitchell, “The Import of Uncertainty”, The Pluralist, vol. 2, no 1, 2007, p. 58-71).
49 Le concept de « fitness » peut être diversement interprété. En biologie évolutive, la fitness est une mesure du succès du génotype à se transmettre dans les générations futures. Par exemple, dans le cas des études pour calculer la fitness des poissons GM échappés dans un milieu sauvage, les paramètres mesurés sont la viabilité à la maturité sexuelle, l’âge à la maturité sexuelle, le succès d’accouplement, la fécondité, la fertilité et la longévité. Voir Robert H. Devlin, Fredrik Sundstrom & William F. Muir, “Interface of bio-technology and ecology for environmental risk assessments of transgenic fish”, Trends in Biotechnology, 24, 2006, p. 89-97.
50 On parle d’« effets pléiotropiques » lorsqu’un gène influe sur plusieurs traits phénotypiques (par exemple : comportement alimentaire, comportement antiprédation, taux de développement, etc.). Ces effets viennent complexifier la calcul de la fitness. Ibid., p. 91.
51 Sur le pluralisme explicatif en philosophie des sciences, voir : Stephen H. Kellert, Helen E. Longino & C. Kenneth Waters (eds.), Scientific Pluralism, University of Minessota Press, 2006, p. 167.
52 Notamment via leur plateforme internet http://ge-fish.org
53 Voir Christophe Noisette. Saumon OGM : les débats continuent… et l’autorisation est toujours en attente, Inf’OGM, juin 2012
54 Professeur au Department of Fisheries, Wildlife and Conservation Biology et directrice de l’Institute for Social, Economic and Ecological Sustainability, Université du Minnesota. Elle est coauteure en 2007 d’un ouvrage sur l’évaluation des risques environnementaux de poissons génétiquement modifiés. Coauteure en 2004 du rapport de la National Academy of America, « Biological Confinement of Genetically Engineered Organisms and on Atlantic Salmon of Maine ». Elle a été rapporteur en 2004 et en 2007 pour la consultation d’expert de la FAO sur l’évaluation des risques liés à l’alimentation issue d’animaux génétiquement modifiés. Elle a écrit un rapport pour la Pew Initiative on Food and Biotechnology en 2003 intitulé “Future Fish : Issues in Science and Regulation of Transgenic Fish”. Elle est membre du bureau de l’Union of Scientifics Concerned, une ONG très présente dans le débat autour de l’autorisation du saumon GM.
55 Martin D. Smith, Frank Asche, Atle G. Guttormsen, Jonathan B. Wiener, “Genetically Modified Salmon and Full Impact Assessment”, Science, 330.6007, 2010, p. 1052-1053.
56 Olivier Le Curieux-Belfond, Louise Vandelac, Joseph Caron & Gilles-Eric Séralini, “Factors to consider before production and commercialization of aquatic genetically modified organisms : the case of transgenic salmon”, Environmental Science and Policy, 12.2, 2008, p. 170-189.
57 Udaya Wagle, “The policy science of democracy : the issues of methodology and citizen participation”, Policy Sciences, 33.2, 2000, p. 207-223.
58 FAO/OMS, op. cit., 2003.
59 Ibid.
60 Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009, p. 143. Didier Sicard, « Prendre soin », Lettre de l’Espace éthique AP-HP, no 15-18, hiver-été 2002, p. 2.
61 Isabelle Stengers. Une autre science est possible, La Découverte, 2013, p. 9 : « On pourrait certes dire “matière à préoccupation” et Felix Guattari parlait, lui, de “matière à option”, mais “concern” a l’avantage de faire communiquer préoccupation et option avec cette idée que, avant d’être un objet de préoccupation ou de choix, il y a des situations qui nous concernent, qui, pour être convenablement caractérisées, demandent que “nous nous sentions concernés”. […] Le propre d’une matter of concern est d’exclure l’idée de “la” bonne solution, et d’imposer des choix souvent difficiles, exigeant un processus d’hésitation, de concertation et de veille attentive ».
62 Alain Abelhauser Roland Gori, Marie-Jean Sauret. La Folie évaluation : les nouvelles fabriques de la servitude, Edition Les Mille et une nuit, 2012
63 Cette centralité du concept de risque est à mettre en lien avec les versions idéologisées du risque, notamment celle défendue par François Ewald pour qui « le risque est le point singulier où la société contemporaine se problématise, s’analyse, chercher ses valeurs et peut-être reconnaît ses limites » (François Ewald, « Le risque de la société contemporaine », in Université de tous les savoirs, L’Individu dans la société d’aujourd’hui, Odile Jacob, 2002, p. 9-24.).
64 Il s’agit de l’un des problèmes posés par l’utilisation systématique de l’analyse coût/bénéfice (ACB). Le principe de l’ACB est de considérer comme robuste et rationnel le fait de réaliser toutes les décisions dont les bénéfices sont supérieurs aux coûts (Nicolas Treich, « L’analyse coût-bénéfice de la prévention des risques », document de travail, LERNA-INRA, université de Toulouse, 2005, p. 7). Mais l’ACB présuppose qu’il est possible d’associer une valeur quantifiée à tout bien ou à exclure, ce que l’on ne pourrait mesurer.
65 Plusieurs travaux récents permettent de donner de solides arguments à la nécessité de ce décentrage. Voir, par exemple : Dominique Bourg, Pierre-Benoît Joly et Alain Kaufmann. Du risque à la menace. Penser la catastrophe, PUF, 2013. Par ailleurs, le 25 janvier 2013, la Faculté de Philosophie de Lyon 3 a organisé une journée d’étude sous le titre « De quoi le risque est-il le nom ? », qui a permis d’identifier les blocages conceptuels induits par la centralité du concept de risque dans l’évaluation.
66 Le concept d’évaluation non-standard, que nous développons actuellement dans plusieurs projets de recherche, s’appuie sur trois sources du non-standard : (i) une source philosophique (avec la Philosophie non-standard du philosophe François Laruelle) ; (ii) une source mathématique avec l’analyse non-standard (et son interprétation pluraliste donnée par Nicolas Bouleau) ; (ii) et une source en philosophie critique avec les pensées de la non-standardisation (notamment celle issue des différentes générations de l’Ecole de Francfort).
67 Cet outil a été popularisé (toute proportion gardée) à l’occasion d’un projet de recherche initié par la Commission européenne en 2003, le nom Ethical Bio-TA Tools, et dont l’objectif était la création d’outils pour l’évaluation éthique. L’idée fut de mettre en place une boîte à outils pour l’évaluation éthique qui réponde à trois objectifs principaux : élargir le champ des valeurs à considérer (au niveau européen), favoriser l’implication des parties prenantes et permettre de répondre à la demande de justification de décisions. Les outils listés, dont la matrice éthique, sont des méthodes pratiques ou des instruments essentiellement destinés à l’évaluation éthique des biotechnologies de l’agriculture et de l’agro-alimentaire. Ils entendent améliorer la transparence des débats autour de problématiques éthiques contemporaines. Ce projet fut mené conjointement par plusieurs institutions européennes : l’Agricultural Economics Research Institute (La Haye, Pays-Bas), le National Committee for Research Ethics in Science and Technology (Oslo, Norvège), le Centre for Bioethics and Risk Assessment (Copenhague, Danemark), l’Ethics Institute (Utrecht, Pays-Bas), l’Université de Bâle (Bâle, Suisse) et le Centre for Applied Bioethics (Nottingham, Royaume-Uni).
68 Ben Mepham, Bioethics : An introduction for the biosciences, Oxford University Press, 2006 ; « Use of ethical matrices in formulating policies to adress the obesity crisis », in Kate Millar et al. (eds.), Ethical futures : Bioscience and food horizons, Wageningen Academic Publishers, 2009 ; Kate Millar & Tomkins, op. cit., 2007.
69 Matthias Kaiser & Ellen-Marie Forsberg, « Assessing Fisheries : Using an Ethical Matrix in a Participatory Process », Journal of Agricultural and Environmental Ethics, 14.2, 2001, p. 191-200 ; Matthias Kaiser, « Ethical issues surrounding the gm-animals/gm-fish production », FAO/WHO Expert Consultation on Safety Assessment of Foods Derived from Genetically Modified Animals including Fish, 2003.
70 En particulier le comité d’éthique norvégien, le Norwegian Research Ethics Committees (NENT).
71 FAO/OMS, Consultation mixte FAO/OMS dexperts sur l’évaluation de la sécurité sanitaire des aliments issus danimaux génétiquement modifiés (y compris les poissons), Rapport de la Consultation mixte FAO/OMS d’experts, Rome, 17-21 novembre 2003
72 Mepham, op. cit., 2006.
73 Doris Schroeder & Clare Palmer, “Technology assessment and the ethical matrix”, Poiesis & Praxis, 1, 2003, p. 295-307
74 Kaiser & Forsberg, op. cit., 2001.
75 Mepham, op. cit., 2006, p. 50.
76 Un outil comme la matrice éthique nous permet d’introduire le concept de pertinence éthique : « Un modèle éthique serait “ethical sound” si et seulement si son application permet la compréhension de considérations éthiquement appropriées de telle manière que, dans un corpus de connaissance donné et sous condition d’une utilisation informée, aucune autre considération ne peut changer de façon décisive les conclusions normatives prises par les utilisateurs » (Matthias Kaiser et al., “Developing the ethical matrix as a decision support framework : gm fish as a case study”, Journal of Agricultural and Environmental Ethics, 20, 2007, p. 65-80). Selon Kaiser, les principales propriétés d’un cadre considéré comme éthiquement pertinent pourraient être les suivantes : (i) la prise en compte de toutes les valeurs en jeu, (ii) la transparence, (iii) la multiplicité des points de vue, (iv) l’exposition des aspects éthiquement appropriés et contextuellement appropriés, (v) la prise en compte de tous les arguments éthiques.
77 Voir, par exemple : Armand Hatchuel & Benoît Weil. Les Nouveaux Régimes de la conception : Langages, théories, métiers, Vuibert, 2009
78 Voir par exemple : Anne-Françoise Schmid & Jean-Marie Legay. Philosophie de l’inetrdisciplinarité, Kimé, 2004 ; Gloria Origgi & Frédéric Darbellay, (dir.), Repenser l’interdisciplinarité, Slatkine Reprints, 2010.
79 Isabelle Stengers. Une autre science est possible. Manifeste pour un ralentissement des sciences, La Découverte, 2013, p. 82
80 Harmut Rosa. Accélération et aliénation. Vers une théorie critique de la modernité, La Découverte, 2012
81 Ibid., p. 141
82 Ibid., p. 139
83 Les pensées évaluatives standards relèvent de ce que les philosophes des sciences féministes appellent l’« épistémologie du silence » ou « épistémologie de l’ignorance ». Voir : Shanon Sullivan & Nancy Tuana (eds.), Race and epistemologies of ignorance, State University of New York Press, 2007. La lutte des philosophes des sciences féministes comportent un invariant, il s’agit d’une « lutte pour que nulle position ne puisse définir comme légitime la mise sous silence d’autres, qui sont censées ne pas compter » (Isabelle Stengers, op. cit., p. 50)
84 Emmanuel Hirsch. Une conception vivante de la dignité humaine et de la démocratie, p. 28-43. Dans Emmanuel Hirsch (dir.). Traité de bioéthique. I-Fondements, principes, repères, Erès, 2010.