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Classiques Garnier

L’éthique environnementale et le care De la sobriété volontaire à la vigilance

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Léthique environnementale et le care

De la sobriété volontaire à la vigilance

La nature est vulnérable. Elle lest de manière inédite aujourdhui au vu de lampleur des effets des activités humaines sur lenvironnement. La perspective technoscientifique devenue hégémonique en Europe à partir du xviie siècle saccompagne dun essor prodigieux de la technique, pour le meilleur et le pire. La crise écologique contemporaine porte clairement lempreinte de ce développement. La perte de la biodiversité – à léchelle des gènes, de lespèce ou de lécosystème –, les diverses pollutions de lair, de leau ou du sol, par exemple, incitent aujourdhui à prendre soin dune nature blessée. Ce « prendre soin » de la nature conduit à des pratiques qui visent à réparer un environnement endommagé : assainissement des sols dune ancienne décharge, nettoyage des plages et des oiseaux suite à une marée noire, pratiques de recyclage, applications de savoir-faire écologiques pour le rétablissement dune population despèces menacées, etc.

« Prendre soin dune nature blessée » : nous sommes là, semble-t-il, au cœur dune démarche théorisée entre autres par la féministe Joan Tronto, celle du care (le soin)1. Toutefois, si la philosophe sest limitée au domaine humain, elle na pas exclu la possibilité dune éthique du soin porté à lenvironnement2. Léthique du soin récuse aussi bien les éthiques déontologiques fondées sur des principes universels que les éthiques conséquentialistes qui jugent la valeur morale dune action suivant

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ses conséquences positives ou négatives. Lune et lautre supposent une conception de lhumain comme être autonome, indépendant des autres. Par ailleurs, elles prétendent juger à partir dun point de vue impartial.

Il en va tout autrement dans les éthiques du soin. Celles-ci portent au contraire lattention aux situations singulières des relations de proximité et de vulnérabilité qui exigent une prise en charge au quotidien. La réponse aux besoins reconnus et sa mise en œuvre pratique par des actes concrets reposent sur des dispositions – des vertus – comme la compassion, la solidarité, la sollicitude. Léthique du soin relève clairement dune éthique des vertus. À première vue, léthique du soin constitue un apport intéressant au champ de léthique environnementale. Plusieurs commentateurs des écrits fondateurs de la Land ethic de lécologue et forestier Aldo Leopold ou de la Deep ecology dArne Næss y voient une consonance évidente avec le care. Léthique environnementale et léthique du soin, écrit par exemple Marie Gaille, « rejettent toutes deux les comportements dagression, dexploitation et de domination au profit dun “prendre soin” et dun souci []. Elles dénoncent toutes deux lillusion dindépendance qui va généralement de pair avec ces comportements. La mise en avant de linterdépendance comme condition humaine par excellence, que lon rencontre sous la plume de Joan Tronto, entre ainsi en résonance avec cette affirmation dArne Næss : “Tenter dignorer notre dépendance et détablir un rôle de maître à esclave a contribué à laliénation de lhomme lui-même”3 ».

La pensée du care peut-elle être pour autant une réponse adéquate à la crise écologique, au même titre que léthique environnementale prétend lêtre en proposant une morale non anthropocentrée ? Car cette crise nest pas seulement celle dune atteinte à un environnement auquel il suffirait de prodiguer des soins pour le remettre en état. Elle est malheureusement plus profonde. Jaimerais tenter dans la suite de ma présentation de justifier la réponse positive que japporte à cette question. Léthique du soin me paraît être appropriée à la spécificité de la crise écologique contemporaine non par ce quelle a de plus manifeste ou de plus visible, à savoir les actes concrets de soin – le care-giving comme Tronto appelle cette phase de léthique du soin.

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Elle lest plus fondamentalement, par ce qui en constitue la singularité : la reconnaissance des besoins dautrui et la réponse à ces besoins au sens dune responsabilité pour autrui – le caring about et le taking care of.

À lorigine du soin il y a la relation à lautre, un autre qui, on va le voir, ne se limite pas seulement à lautre homme, mais englobe la nature non humaine. De ce point de vue, je crois pouvoir discerner une disposition pratique à la reconnaissance de cette altérité et de ses besoins, une véritable vertu de la relation à autrui envisagée à partir de la diversité de ses apparitions – lhomme, lanimal, la plante, le paysage, un tremblement de terre, etc. Cette vertu, je la nomme la « vigilance ». Elle conditionne alors les vertus du care qui conduisent aux pratiques concrètes du soin. Mais elle est susceptible également de conduire à des comportements qui ne relèvent pas dune éthique du soin proprement dite.

En réponse à la crise écologique, en effet, on recourt régulièrement et de plus en plus fréquemment à des expressions comme « simplicité volontaire4 » ou « sobriété heureuse5 », bref à lidée dune autolimitation choisie des désirs. Or quest-ce qui, dans la situation environnementale daujourdhui, peut mamener à refreiner ma conduite consumériste ? Quelle raison pourrais-je avoir de mimposer une restriction de mes besoins ? Jaimerais suggérer que la relation à lautre – dans la reconnaissance des besoins, ceux de lhomme daujourdhui et de demain et ceux de la nature dont il dépend – dévoile, dans et par la vigilance, une vulnérabilité que la modernité technoscientifique a (trop) longtemps refoulée. Elle en appelle à ma responsabilité. Et du moment que celle-ci ne peut se traduire concrètement par des pratiques de soin seulement, les comportements animés par une sobriété délibérée semblent former une réponse éthique appropriée à la crise écologique.

Par le fondement commun de la vertu de vigilance qui soutient la relation à autrui, renforce la reconnaissance de ses besoins et intensifie lappel à la responsabilité, la sobriété volontaire est donc bien animée du même esprit que léthique du soin sans être elle-même une pratique du soin. Elle apparaît comme un comportement moral face à la crise

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environnementale là où il devient inadéquat de parler dune éthique du soin.

Avant den venir à cette conclusion, il convient dabord de préciser la spécificité de la crise écologique contemporaine. Cette clarification permettra de montrer que les vertus du care et les pratiques qui en sont issues ne sont pas à la mesure de lenjeu. La deuxième étape de la réflexion portera sur la sobriété volontaire souvent invoquée en guise de réponse, la seule qui vaille sur le plan individuel, aux problèmes environnementaux actuels. On verra cependant que la sobriété, à première vue, na que peu à voir avec la pensée du care. Si elle est moralement souhaitable dans le contexte environnemental actuel, cest en regard dun rapport du sujet à un autre que soi. Je justifierai mon interprétation en mobilisant à la fois une conception de la Deep ecology, celle de son fondateur Arne Næss, ainsi quune vision écoféministe du rapport de lhomme à la nature. Une vision qui rejoint, quant à elle, la critique sociale et politique de la pensée du care dont lenjeu est justement la relation à une altérité. Cette quatrième étape de mon parcours conduira à suggérer alors, dans une dernière partie, lhypothèse quune vertu est bel et bien à lœuvre dans toute relation à autrui : la vigilance. Cette vertu devrait apparaître ainsi comme ce qui nourrit aussi bien les vertus du care, les pratiques qui en découlent que les comportements de sobriété dont le motif est également la relation à lautre, quil soit humain ou non humain.

La spécificité de la crise écologique contemporaine
et léthique du soin

La crise écologique actuelle nest certes pas une première dans lhistoire de lhumanité. Dautres civilisations nont pas été épargnées non plus par des problèmes environnementaux quelles ont elles-mêmes engendrés. La déforestation, lépuisement des ressources aquifères, lérosion, la salinisation et la perte de fertilité des sols, par exemple, sont des problèmes récurrents dans la succession des diverses civilisations6.

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Toutefois, on la dit, les problèmes environnementaux contemporains portent clairement lempreinte dun développement prodigieux et inédit des technologies depuis plus de deux siècles et de leur domination croissante sur lenvironnement. Hormis lépuisement des ressources biotiques qui rendent de précieux services écologiques, celui des ressources énergétiques conventionnelles (pétrole, charbon, gaz conventionnel) et des gisements actuels de certaines substances naturelles (fer, cuivre, or nickel ou certains métaux rares) est une autre difficulté. Sy ajoute la dissémination phénoménale de produits chimiques toxiques dans lair et le sol, lappropriation humaine croissante de la capacité photosynthétique de la Terre et, bien entendu, le changement climatique.

Au fond, toutes ces difficultés remettent au premier plan lidée dune finitude de la nature. Plus que jamais les sociétés développées sont confrontées à des limites que la modernité a, pour un temps, occultées : celles des ressources naturelles et celles imposées par le fonctionnement de la biosphère. Autrement dit, le défi environnemental daujourdhui nest pas seulement et prioritairement une question de pollutions, car on peut toujours tenter de résoudre des problèmes de pollution par des technologies appropriées. La crise écologique contemporaine se manifeste surtout en termes daugmentation des flux de matières7. Or celle-ci nexige pas simplement de consommer mieux ; elle exige de consommer moins. Voyons cela de plus près.

La réponse actuelle la plus communément invoquée à la situation décrite ci-dessus est celle du développement durable. Elle consiste à tendre à découpler la production de valeur (ou laugmentation du PIB) et la consommation de ressources (ou laugmentation des flux de matières). Léconomie circulaire, léconomie de fonctionnalité et les technologies sont les principaux moyens par lesquels ce découplage est censé se réaliser. Recycler autant que faire se peut les déchets et sen servir comme matières premières dans le processus de production de biens, substituer à lachat dun bien matériel celui du service quil rend, lefficience et linnovation technologiques sont, pour les économistes du développement durable, les manières de résoudre la crise écologique. Sont-elles pour autant des manières durables adaptées à la nécessité de diminuer la consommation ?

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Cest à léconomiste anglais Tim Jackson, professeur de développement durable à luniversité de Surrey et commissaire à léconomie de la Commission britannique pour le développement durable que lon doit la critique la plus sérieuse à lencontre du découplage. Ce dernier, affirme-t-il, est indispensable. Mais, ajoute-t-il, « la question est plutôt de savoir le volume de ce que nous pouvons accomplir. Jusquoù le découplage est-il viable technologiquement et économiquement8 ? ». En fait, comme le montre le rapport du GIEC de 2007, la quantité dénergie primaire nécessaire pour produire une unité de production économique mondiale a baissé constamment au cours de la deuxième moitié du xxe siècle. Elle est aujourdhui 33% plus faible quen 1970. Cest un découplage clairement attesté. Malheureusement, il ne sagit que dun découplage relatif. En réalité, à léchelle planétaire la consommation de combustibles fossiles suit la courbe évolutive du PIB mondial. Or celui-ci a doublé entre 1980 et 2007. On constate une tendance similaire à propos de lextraction des métaux de première fusion (fer, bauxite, cuivre, etc.). Ici il semble même que le découplage na plus vraiment lieu puisque lextraction du minerai de fer, de bauxite, de cuivre et de nickel dépasse aujourdhui laugmentation du PIB9. En chiffre absolu et à léchelle mondiale, il ny a donc pas eu de découplage au cours de ces quarante dernières années pour les combustibles fossiles et les métaux conventionnels.

Une même logique anime la question de lempreinte carbone. Si elle a baissé en moyenne de 0,7% par année depuis 1990, la population a augmenté de 1,3% par an et le revenu moyen par habitant de 1,4% durant la même période. Lefficacité énergétique na ni compensé laugmentation de la population ni celle du revenu. Une projection de la situation à 2050 et de leffort à fournir dici là pour atteindre un objectif où le taux de concentration atmosphérique doxyde de carbone se situerait autour de 450 ppm (par rapport à la situation préindustrielle de 280 ppm et de plus de 387 ppm aujourdhui)10 amène Tim Jackson à une conclusion pessimiste, mais réaliste. « Il est pour le moins fantaisiste, écrit-il, de tabler sur une baisse “considérable” des émissions et de lutilisation des

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ressources sans se confronter à la structure des économies de marché11 ». Le découplage absolu est dautant plus difficile que lefficacité énergétique est souvent compensée par ce que lon nomme leffet rebond. Une voiture hybride à basse consommation énergétique, par exemple, conduira son propriétaire, grâce à largent économisé pour le carburant, à conduire plus souvent et/ou sur de plus longues distances. Ce comportement réduit à néant leffet escompté par lefficacité énergétique.

Dans ce contexte, léthique du soin constitue-t-elle une réplique appropriée à la spécificité du défi de la crise écologique actuelle telle que nous lavons décrite ci-dessus ? Il semble difficile de voir comment elle serait à même de lêtre. En effet, les vertus associées au care, comme la sollicitude, la bienveillance, le souci dautrui, la solidarité, etc. ne sont ici guère utiles. La nature est vulnérable bien entendu, et aujourdhui plus que jamais. Toutefois, on la vu, maintenir coûte que coûte la biodiversité par des mesures écologiques, renaturer les cours deau, assainir les sols et lair, recycler nos ordures, etc. ce sont là des pratiques certes indispensables, mais insuffisantes. Le problème nest plus seulement la pollution et le mitage ; il est celui des flux de matières dont laugmentation épuise de manière irréversible les ressources dont lhomme a besoin pour vivre.

La sobriété volontaire comme réponse
à la crise écologique actuelle

Ce sont donc les économies de marché fondées essentiellement sur la croissance, cest-à-dire sur la recherche du profit et sur la consommation, que Jackson met en cause. La vision économique du développement durable ne savère précisément pas durable. En fait, pour léconomiste britannique il sagit de repenser ni plus ni moins un modèle macroéconomique qui, contrairement au modèle dominant aujourdhui, prend en compte à la fois la société et lenvironnement. Et pour ce faire, il suggère, avec la notion de prospérité, de retourner à la tradition philosophique issue dAristote. Une vie prospère, précise-t-il, ne se réduit ni à

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la richesse matérielle ni à la seule satisfaction des besoins élémentaires. La prospérité est en rapport avec une vie humaine heureuse, épanouie. Elle a trait à la qualité de vie et non au niveau de vie.

Il est sans doute difficile, voire impossible de définir ce quest une vie épanouie. Il est en revanche possible de définir les conditions pour quun tel épanouissement puisse avoir lieu. La philosophe américaine Martha Nussbaum et léconomiste dorigine indienne Amartya Sen se sont penchés sur ces conditions quils nomment des « capabilités ». Le concept de capabilité est une tentative pour circonscrire, sur le plan philosophique, le cadre au sein duquel une vie humaine peut sépanouir. Il ne définit pas à proprement parler le contenu du bonheur, mais, selon Nussbaum, « ce que les personnes ont actuellement les moyens de faire et dêtre (to be able to do and to be) en un sens informé par une idée intuitive dune existence à la mesure de la dignité de lêtre humain12 ». Dans le registre économique, Sen considère les capabilités comme les « possibilités réelles de vivre13 » et non comme des moyens dexistence (un haut revenu, des biens de confort ou des produits de subsistance matérielle). « Lavantage dune personne, précise Sen, [] est jugé inférieur à celui dune autre si elle a moins de capabilités – moins de possibilités réelles – de réaliser ce à quoi elle a des raisons dattribuer de la valeur14 ». Par exemple, le fonctionnement physiologique réel dune personne sous-alimentée et dune personne aisée qui jeûne pour des raisons religieuses ou politiques est le même du point de vue nutritionnel. Mais en termes de capabilités, la différence saute aux yeux : le jeûne de la personne aisée est choisi ; ses capabilités sont bien plus grandes que celles de la personne sous-alimentée par la pauvreté15. Les capabilités ont à voir avec la liberté de choisir et de réaliser certains aspects de la vie humaine jugés importants. Mais elles diffèrent de la réalisation même de ces aspects. « Promouvoir les capabilités, précise Nussbaum, revient à promouvoir des zones de liberté, ce qui nest pas la même chose que de faire fonctionner les individus dune certaine manière16 ».

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Grâce à la notion de capabilité, la prospérité à laquelle songe Jackson peut se déployer en direction de la sobriété volontaire. Dans un monde confronté aux finitudes de la nature (des ressources et de la biosphère), un mode de vie sobre ne soppose pas à une vie humaine épanouie. Cest même le contraire : il semble mieux viser le bonheur quune vie vouée à la consommation débridée. Car, dans lesprit des capabilités, ce qui a de la valeur ce ne sont pas les moyens dexistence (la richesse, le pouvoir ou lacquisition de biens matériels, par exemple), mais les possibilités des individus de faire et dêtre ce quils valorisent naturellement : la possibilité de vivre une vie saine, de vivre une vie qui a un sens, la possibilité dêtre membre dune communauté sociale, dengager des relations avec autrui, de vivre ses émotions, de développer une vision du monde, etc17. Le cadre conceptuel des capabilités permet de donner sens à un mode de vie sobre précisément parce quil montre que lépanouissement humain na aucun rapport avec des désirs ou des besoins dont la satisfaction influe directement sur lépuisement des ressources naturelles. Certes, il ne conduit pas forcément à la sobriété volontaire. Mais, dans le contexte écologique qui est le nôtre aujourdhui – celui de la finitude des ressources et de la biosphère – il fournit une bonne raison pour encourager ce mode dexistence particulier et pour le rendre souhaitable, voire désirable. On observe du reste que la corrélation entre le sentiment subjectif de bonheur et laugmentation de revenu est toute relative : elle vaut aussi longtemps quun certain niveau de revenu – faible – nest pas atteint. Au-delà, les deux paramètres commencent à diverger18.

Il y a donc bien une réelle accointance entre la sobriété volontaire et lépanouissement humain. Dès lors, même si un mode de vie sobre ne semble présenter, par lui-même, aucune connotation renvoyant à des pratiques de soin, du moins sa finalité rejoint-elle celle dune éthique du soin. En effet, selon sa formulation la plus générale, le care est « une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. Ce monde comprend notre corps, notre soi et notre environnement, tous éléments que nous cherchons à entrelacer en

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un réseau complexe de soutien à la vie19 ». Lépanouissement humain est au cœur des pratiques du soin comme de la sobriété volontaire.

Cela dit, cette visée commune suffit-elle à inscrire la sobriété volontaire dans le giron dune éthique du soin ? Je ne le pense pas, car à ce niveau dabstraction même un éthicien conséquentialiste – dont se distinguent clairement, comme on la dit, les tenants de léthique du soin – ne trouverait rien à redire à ce but ultime de laction morale. Par conséquent, laffinité conceptuelle de la sobriété volontaire avec la pensée du care, si elle existe, doit être cherchée ailleurs.

La sobriété volontaire et léthique des vertus

On pourrait tenter denvisager cette affinité sur le plan de la définition. La sobriété volontaire serait ainsi une vertu morale, relevant tout comme les vertus du care, de léthique des vertus. Mais quest-ce donc au juste une vertu ? Cette notion du langage moral renvoie à une qualité de caractère louable, à lexcellence dun tempérament possédé par une personne. Cette valorisation dune disposition pratique est étroitement associée à des biens dont la visée oriente lexistence dun individu. Par exemple, la vertu de bonté est attachée à limportance que nous accordons aux besoins dautrui. La vertu de bienveillance est étroitement corrélée au fait que le bonheur des autres ne nous est pas indifférent ; la patience conduit à valoriser le fait daccepter les échecs et les déceptions de manière sereine.

Toutes ces vertus – bonté, bienveillance, patience – sont directement reliées à une finalité à laquelle nous accordons de limportance : les besoins dautrui, le bonheur des autres, la sérénité dans léchec et les déceptions. Une disposition vertueuse est donc en rapport avec un bien qui, par là, se voit valorisé. Et les divers biens visés par lhomme vertueux en font un homme heureux. Rappelons que chez Aristote, lhomme heureux est un homme vertueux : « [lhomme heureux],

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écrit le Stagirite, traversera lexistence dans ce bonheur, car toujours et avant tout, il exécutera et aura en vue ce qui est vertueux20 ». La seconde caractéristique de la vertu qui en fait toute la spécificité réside dans limportance accordée à la prise en considération des biens ainsi visés par les dispositions pratiques dans lorientation et le développement dune vie humaine. Dans le comportement vertueux, nous valorisons non seulement des fins, mais également lintérêt quun individu porte sur ces fins. Et cet intérêt se manifeste dans sa manière de vivre.

Le spécialiste de léthique des vertus Nicholas Dent considère quil sagit là du « caractère distinctif de léthique des vertus [] qui se réfère spécifiquement à la manière précise dont lattention et lengagement vis-à-vis des biens en question sont incorporés au caractère et au schéma de vie dune personne21 ». Somme toute, lintégration de lintérêt pour des biens comme le bien-être et le bonheur dautrui ou la sérénité dans la façon de vivre dun être humain est valorisée pour elle-même, de manière intrinsèque. Peu importe les conséquences quapporte une telle intégration ou le fait de savoir quelle est conforme à une règle.

De ce point de vue, la vertu ne dépend pas dun contexte particulier ou du résultat escompté, lesquels pourraient alors justifier lestime que nous portons à un homme ou à un comportement vertueux. La vertu est estimable en soi. Or, je pense quil nen va pas ainsi avec la sobriété volontaire. Celle-ci est certes louable, mais elle lest au sein dun contexte, celui de la crise écologique. La finitude des ressources et de la biosphère nest évidemment pas inédite. Elle a toujours été ce quelle est aujourdhui.

Néanmoins, on la vu, lavènement de la modernité marque un tournant et lhégémonie de la perspective technoscientifique à partir du xviie siècle présente aujourdhui une facette de cette finitude quon ne lui connaissait pas auparavant. Avec lindustrialisation, une économie de marché fondée sur la consommation de masse et la croissance démographique, les limites de la nature sont devenues problématiques. Cest donc par rapport à ce problème que nous sommes amenés à questionner nos conduites et à louer la sobriété, dès lors que les solutions classiques du développement durable savèrent finalement sinon dérisoires, du

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moins partielles. Un comportement sobre qualifie aujourdhui une sorte d« excellence », car il fait écho à un défi auquel ni linnovation technologique ni léconomie circulaire ou de fonctionnalité ne sont à même de répondre. Imaginons toutefois que ces procédés soient tout de même couronnés de succès à court ou à moyen terme. La sobriété mériterait-elle dêtre encore louée comme il semble quelle doit lêtre désormais ? Il fait peu de doute que ce ne soit pas le cas. Ou encore : supposons un contexte économique et technologique similaire à celui que nous connaissons maintenant, mais avec une population mondiale estimée à quelques centaines de millions dhumains seulement. Y aurait-il alors quelque raison de valoriser une conduite sobre ? Là encore, la réponse semble être négative.

La sobriété volontaire nest donc pas une vertu, car on ne lestime pas pour elle-même. Elle nen est pas moins, à mon avis, fortement souhaitable, voire désirable dans le contexte actuel. De ce développement, il sensuit que son affinité conceptuelle avec léthique du soin doit se situer à un niveau plus profond que le simple fait dêtre, semblable en cela à la vertu, une disposition pratique. Pour le comprendre, posons-nous la question : quest-ce qui pourrait nous pousser à adopter un mode de vie sobre ? On pourrait imaginer bien entendu une contrainte extérieure, dordre institutionnel. Mais forcée par les institutions, la sobriété ne serait plus volontaire. La réponse évidente – et la plus simple aussi – à la question ci-dessus se trouve donc, à mon sens, dans lexpression même de « sobriété volontaire » : celle-ci est motivée par soi-même.

La sobriété volontaire et son affinité
avec la pensée du care

À quelle conception du soi renvoie lidée dune autolimitation choisie, intentionnelle des désirs ? En tout cas certainement pas à une vision égocentrée de lhumain, cest-à-dire un être conçu comme autonome par rapport aux autres et à son environnement, agissant et décidant en fonction de la satisfaction de ses besoins et poursuivant ses propres intérêts. Le courant philosophique de la phénoménologie sest efforcé de

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montrer tout au long du xxe siècle le caractère extatique du soi, présent au monde et aux autres. Le soi nest pas encapsulé, mais toujours déjà ouvert à laltérité. Indépendamment de cette tradition, lécoféminisme et lécosophie du philosophe Arne Næss me semblent rejoindre, dans le registre environnemental, lesprit de la pensée phénoménologique. Pour le penseur norvégien le soi se déploie dans un « champ relationnel22 » où toute chose existe dans une relation dinterdépendance avec les autres. Nous nexpérimentons jamais les choses de notre environnement comme des objets séparés de nous, mais comme des totalités auxquelles nous appartenons et avec lesquelles nous formons une unité. « Les gestalts lient le Je et le non-Je ensemble dans un tout, écrit Næss. La joie devient non ma joie, mais quelque chose de joyeux dont dépendent le Je et dautres fragments non isolables. “Le bouleau a ri/du rire souple et léger de tous les bouleaux…” : cette gestalt est une création que lon peut diviser de manière incomplète pour donner un Je qui projette le rire en question vers un bouleau qui, lui, ne rit pas23 ».

Le soi est ainsi dès lorigine en relation avec son environnement. Il ne se réduit pas à lego, à un Je qui projette sur la neutralité des choses des propriétés qui en constituent alors les couleurs et le relief. Lexpérience vécue de la nature nen fait pas un monde séparé perçu par un soi qui lui serait extérieur. Le soi forme avec son environnement une unité que lon pourrait, à juste titre, qualifier de phénoménologique. Cette unité varie en fonction de la capacité didentification du soi avec ce qui nest pas soi : un insecte, une montagne, etc24.

Cette identification, Næss linterprète écologiquement comme une « symbiose », comme lexpression dune « appartenance écosphérique25 ». Avec les hommes et les animaux, elle passe par lempathie ; avec les éléments inanimés de la nature elle passe inévitablement par lanthropomorphisme ou lanimisme. Elle est la condition de vertus comme la solidarité ou la loyauté26. Bref, conclut Næss, « la perspective écosophique se développe par le biais dune identification si profonde

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que lego personnel ou lorganisme ne sont plus des limites adéquates à son propre soi. On séprouve soi-même comme une part authentique de toute vie27 ». La visée ultime du processus didentification est le Soi, cest-à-dire une identité idéale dont les gestalts ou les unités phénoménologiques sont des exemplaires. Cette conception du soi permet de comprendre que dans le contexte de la crise écologique contemporaine – celui de lépuisement des ressources naturelles et biosphériques – le soi prend en compte lépanouissement des autres organismes humains et non humains. Lidentification avec lhomme et la nature, selon cette vision des choses, conduira forcément à restreindre ses besoins en distinguant, comme le propose Næss, les « besoins vitaux » – légitimes – des besoins « périphériques » – moralement condamnables28.

La féministe australienne Val Plumwood connaît bien la version næssienne de la Deep ecology. Elle lui reproche sa logique sous-jacente, celle de lidentité, de la fusion des intérêts. Dans lidentité, pense-t-elle, on perd les différences, car on assimile lautre au même. Je ne suis pas identique à la nature, mais je ne suis pas différent delle non plus. Il y a une réelle continuité entre lhomme et la nature, continuité que Næss réduit à une identité. Néanmoins, cet écueil pourrait également se renverser si le monde non humain était réduit à une différence absolue. Ce qui, selon la philosophe, serait tout aussi dommageable29. La conception du soi défendue par Plumwood fait de lui un être en relation avec autrui. Le soi se définit à la fois par ce qui le différencie de laltérité et ce qui le rapproche de lui. Il sagit, et on discerne ici linspiration féministe de la pensée de Plumwood, déviter les rapports dualistes doppression tels quon les observe exemplairement entre lhomme et la femme dans de nombreuses sociétés ou dans lattitude du colonisateur envers le colonisé. Un féminisme bien compris revendique la reconnaissance dune continuité et la reconnaissance dune différence30.

Une telle relation qui dépasse le dualisme – masculin et dominant – de la pensée occidentale sexprime dans la solidarité. « La solidarité, écrit

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lauteure, ne requiert pas seulement laffirmation de la différence, mais également une sensibilité à la différence entre se poser soi-même avec lautre et se poser soi-même comme autre, et cela requiert en retour la reconnaissance et le rejet des concepts doppression et des projets dunité ou de fusion31 ». La solidarité à légard du monde non humain demande un décentrement de soi, afin de pouvoir saisir le rapport à autrui tout à la fois dans sa propre perspective et dans la perspective de lautre. Cest par elle quon réussit à dépasser les rapports de domination et dexclusion. Plumwood peut ainsi parler dun « soi écologique », cest-à-dire dun soi en relation qui intègre parmi ses propres fins lépanouissement des autres êtres de la Terre et de la communauté terrestre32. Une telle conception du soi promeut les concepts damitié, de solidarité, de soin33, tous concepts dont on a vu quils sont essentiels à une éthique du soin.

En sinscrivant dans le prolongement de la Deep ecology telle que linterprète Næss, lécoféminisme rejoint ce qui est au centre de la pensée du care : la relation à autrui. Le détour par une réception critique de lécologie profonde, suggérée par lécoféminisme plumwoodien, me permet de faire ainsi, si jose dire, dune pierre deux coups. Il atteste dabord que la sobriété volontaire émane de soi, mais dun soi décloisonné, capable de différencier ses besoins vitaux de ses besoins périphériques. Besoins auxquels il saura renoncer si le contexte lexige. Ensuite, il débouche sur lidée que ce soi est fondamentalement un soi en relation. Lautre de cette relation en appelle effectivement à ma responsabilité, laquelle se manifeste dans des pratiques de soin régies par la solidarité, lamitié, la sollicitude, le respect, etc34.

Nous avons désormais déroulé le fil qui relie la sobriété volontaire au fondement de léthique du soin. Celui ou celle qui décide de privilégier la sobriété le fait par soi-même. Mais ce soi est un soi en relation avec autrui. Et pourtant, la sobriété est une disposition pratique de nature différente de celles qui visent à prodiguer des soins – elle ne relève pas du care giving. Si, néanmoins, je ne lestime pas étrangère à celles-ci,

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cest parce les deux genres de disposition découlent, sur le plan éthique, dune vertu primordiale qui influe précisément sur ce qui les rapproche – le soi relationnel, autrement dit la relation à autrui. Il sagit de la vertu de vigilance.

La vertu de vigilance

Avec cette notion jaborde maintenant la dernière étape de notre parcours. La vigilance relève de cet état de conscience quest lattention, un phénomène étudié tant par la phénoménologie, la psychologie ou la philosophie de lesprit35. La perspective en première personne de la phénoménologie prédispose toutefois celle-ci à sintéresser de près à ce champ de recherche. La notion de vigilance elle-même nen demeure pas moins peu étudiée, les disciplines de lesprit étant davantage intéressées à lactivité mentale générique de lattention. Je suggère de définir la vigilance comme une qualité de lattention qui articule ces trois dimensions de lexpérience consciente que sont le soi, laltérité et le temps. Cette qualité est constitutive de la signification éthique de la vigilance au sens dune disposition pratique de la conscience, disposition qui est louable et valorisée pour elle-même. Elle fait dès lors de la vigilance une vertu. Une description – méta-éthique – détaillée du phénomène de la vigilance déborde largement le cadre et le propos de la présente contribution. On se contentera ici desquisser quelques traits dune réflexion amenée à se poursuivre au-delà de la présente analyse.

Le concept de vigilance mobilise lidée dune altérité comme présence qui perce la structure égoïque du sujet, centré sur lui-même. Cest là lintuition profonde du philosophe Emmanuel Levinas36. Laltérité interpelle le soi et exige une réponse. Cette responsivité dun sujet ébranlé

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dans son ego prend corps selon une double modalité, mais dans une seule étoffe, au sein dun même milieu : le temps. Lune et lautre modalités de la réponse renvoient chaque fois à une rupture. La première brisure temporelle est relative à la continuité de la mémoire et de lhistoire du sujet, de son passé. Lappel dautrui ouvre à un avenir authentique qui libère le moi de son propre pouvoir et de sa maîtrise sur les choses. Dans ce temps de lavenir, il ne sagit ni danticipation ni de projection, mais dune attention à ce qui peut surgir à chaque instant, « à des événements, à des signaux, à des alertes, à des menaces, à des moments brefs et uniques de décision37 ». La seconde modalité de la réponse du sujet est son retard incompressible par rapport à linterpellation par autrui. Celle-ci laisse une trace dont le soi, dans le temps, porte témoignage : celle de sa responsabilité par autrui et pour lui.

Cette description une fois esquissée, relevons que Levinas lui-même na jamais envisagé la possibilité dune présence des entités naturelles non humaines, telle quelle puisse ébranler la clôture identitaire du sujet humain (son moi), sa possession et sa maîtrise sur le monde. Létrangeté dautrui, pour le phénoménologue, cest sa liberté38. La relation à lautre, telle que Levinas la comprend et malgré sa radicalité par ailleurs, demeure clairement anthropocentrée. Les choses non humaines, pense-t-il, ne me sont jamais présentes comme lest lautre homme ; elles nont pas de « visage ».

Néanmoins, lambition de léthique environnementale depuis ses débuts dans les années 1970 consiste à montrer quil nen va pas nécessairement ainsi39. Que ce soit en invoquant la sensibilité de lanimal, les propriétés du vivant ou de la matière, de nombreux éthiciens de lenvironnement estiment que, dune certaine manière, la nature est autonome, quelle échappe partiellement à notre prise conceptuelle, bref quelle est bel et bien, elle aussi, une présence – un visage – au-delà de toute qualification. Lécoféminisme de Plumwood dont jai parlé précédemment illustre parfaitement ce point de vue. Faut-il toutefois prétendre, à linstar de plusieurs philosophes de lenvironnement, que cette présence de la nature présuppose une finalité, un dessein qui lui serait immanents40 ? Je ne crois pas que ce présupposé soit indispensable.

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Il est vrai que la nature nest pas en rapport avec moi de telle manière quelle serait « entièrement par rapport à soi41 ». La présence de la nature non humaine nest pas la présence de lautre humain. Et pourtant, elle mébranle. Mais elle le fait à la mesure de ma vigilance.

Laltérité de la nature est dabord dissimulée par les descriptions que jen donne – scientifiques en particulier. Toutefois, en retournant, par lattention, à ce que je partage avec elle42 – la sensibilité avec lanimal, la vie avec les organismes, lunité physico-symbolique avec lécoumène – ce qui « nest pas par rapport à moi43 » mais autre que moi peut alors se révéler. Tout dans la nature est susceptible de devenir une présence – un visage – dès lors que je renonce à lassurance identitaire que me procure la conscience (réflexive) fermée sur elle-même, autrement dit : dès lors que je mouvre au temps de lavenir, que je suis simplement présent au monde. Notons que cet aspect pour ainsi dire « propédeutique » de la vigilance défendu ici nen reste pas moins une interprétation rétrospective. Il ne doit pas dissimuler la grande leçon de Levinas, à savoir laltération originaire du sujet par autrui, sa passivité fondamentale.

Il sensuit, comme le remarque fort justement Matthew Calarco dans sa critique adressée à Levinas à propos de lanimal, que « si lexpérience morale naît de la rencontre imprévisible dun Autre qui interrompt tous mes calculs égoïstes en mappelant à me soucier de lui, [], sil est impossible de savoir à lavance quel genre dêtre ou dentité est susceptible délever une revendication à mon endroit, alors comment pourrait-on répondre une bonne fois pour toutes à la question de savoir ce qui compte et ce qui ne compte pas, ce qui constitue lobjet de mon souci et ce qui ne le peut pas44 ? » Finalement, tout est en mesure de devenir une présence, un visage.

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Les brèves considérations ci-dessus invitent donc à voir dans la vigilance une vertu morale, cest-à-dire une disposition de la conscience qui « répond » à une présence – une altérité humaine ou non humaine. Or, si léthique du soin consiste bien à se soucier dautrui, alors cette forme morale de lattention manifestée dans la relation à la nature me semble rejoindre clairement une préoccupation également au fondement de la pensée du care.

Conclusion

Je suis parti de la question de savoir si la pensée du care pouvait être une réponse appropriée aux enjeux de la crise écologique contemporaine. La sobriété volontaire a semblé constituer à cet égard une attitude désirable face aux défis environnementaux globaux auxquels lhumanité est confrontée aujourdhui. À première vue la sobriété volontaire ne relève pas dune éthique du soin. Si elle caractérise bel et bien une disposition pratique, elle ne semble effectivement pas définir une vertu. De plus, elle ne consiste pas à développer la bienveillance, la sollicitude ou la solidarité envers la nature, par exemple, ni à en prendre soin, comme cherche à le faire léthique du soin envers les êtres humains vulnérables. Et pourtant, elle présente bien une affinité conceptuelle avec une telle éthique. Le recours à des éthiques environnementales non anthropocentrées comme celles proposées par Næss ou Plumwood ont permis, en effet, de remonter à leur source commune, celle dun soi décloisonné, en relation avec autrui.

Jai tenté de montrer quà cette origine partagée correspond une vertu : la vertu morale de vigilance. Celle-ci se situe en amont des pratiques de soin ; elle est, pour reprendre la terminologie de Tronto, de lordre dun caring about et dun taking care of de lhomme et de la nature non humaine. De la vertu de vigilance découle dès lors les autres vertus et les pratiques du soin – le care giving. Mais, on la vu, la sobriété volontaire renvoie aussi, au fond, à un soi en relation avec autrui – lautre humain et lautre de la nature. Il sensuit quelle est une disposition pratique, contextualisée pour ainsi dire par la crise écologique, qui

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procède également de la vertu de vigilance. La sobriété volontaire nest pas une vertu morale, certes. Cependant, comme pour les vertus du care et les pratiques qui leur sont associées, elle na de sens quen recourant à la vertu de vigilance.

En définitive, une réflexion conjuguée de léthique environnementale et de la pensée du care apparaît féconde. Léthique environnementale, du moins chez les auteurs convoqués, contribue à élargir le champ de léthique du soin en montrant que la relation à autrui ne sarrête pas à lautre humain, à lhomme vulnérable. La nature non humaine est également une altérité dont je peux prendre soin et envers laquelle la bienveillance ou la solidarité sont possibles. Inversement, léthique du soin enrichit une éthique non anthropocentrée, invitant les penseurs environnementalistes à sinterroger sur ce qui semble requis pour voir la nature comme une altérité, comme un autre qui en appelle à la responsabilité de lhomme. Car pour un esprit contemporain imprégné de science ce nest là en aucune façon une évidence. Or, au cœur du care il y a la reconnaissance des besoins dautrui et la responsabilité pour lui. La pensée du care amène à réfléchir aux conditions éthiques de cette reconnaissance et de cette responsabilité, à ce que cela suppose dun point de vue moral, tout à lamont dune relation à lautre de la nature. Ces questions-là, les théories écocentrées de Næss ou Plumwood les laissent dans lombre, plus intéressées aux implications de cette relation, à ce qui en dérive sur le plan éthique.

À lissue de cette étude, il apparaît que la sobriété volontaire, fil dAriane de notre réflexion, montre en quoi léthique environnementale et léthique du soin, loin de diverger, peuvent savérer complémentaires. Renvoyant à la pensée du care sans relever du care, la sobriété délibérée est à même de définir cette juste disposition pratique à légard de lenvironnement, là où la validité ou la pertinence dune éthique du soin semble compromise. Sans être une vertu morale, elle nen possède pas moins, par les temps qui courent, une réelle signification éthique.

Gérald Hess

Université de Lausanne

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1 Je traduis le terme de care par « soin », tout en étant conscient que la notion de care ne se limite pas aux soins prodigués par des professionnels, mais renvoie à une vision plus générale de la relation à lautre portée par une communauté. Cette vision comprend le souci dautrui, lattention, la sollicitude, la responsabilité, etc. Cest dans ce sens étendu quil convient également dentendre le terme de soin tel quil est utilisé dans la présente contribution.

2 Voir J. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte, 2009, p. 144.

3 M. Gaille, « De la “crise écologique” au stade du miroir moral », dans S. Laugier (dir.), Tous vulnérables. Le care, les animaux et lenvironnement, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2012, p. 229. Voir aussi dans le même recueil, C. Larrère, « Care et environnement : la montagne ou le jardin ? », p. 233-261 et L. Raïd, « De la Land ethic aux éthiques du care », p. 173-203.

4 M. Puesch, Développement durable : un avenir à faire soi-même, Paris, le Pommier, 2010.

5 P. Rabhi, Vers la sobriété heureuse, Arles, Actes Sud, 2010 ; F. Lenoir, La Guérison du monde, Paris, Fayard, 2012 ; D. Bourg et Ph. Roch (dir.), Sobriété volontaire. En quête de nouveaux modes de vie, Genève, Labor et Fides, 2012.

6 Voir J. Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, trad. A. Botz et J.-L. Fidel, Paris, Gallimard, 2005.

7 En ce sens, comme le montre Dominique Bourg, lenjeu est clairement politique et non plus seulement technologique. Voir D. Bourg et K. Whiteside, Vers une démocratie écologique. Le citoyen, le savant et le politique, Paris, Seuil, p. 9-19.

8 T. Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, trad. Etopia, Nemur/Bruxelles, Etopia/De Boeck, 2010, p. 85.

9 Voir ibid., p. 83-84, en particulier les tableaux 5.3 et 5.5.

10 Voir J. Rockström, « A safe operating space for humanity », Nature, 2009, 46, p. 472-475.

11 T. Jackson, Prospérité sans croissance …, p. 94.

12 M. Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge/London, Harvard University Press, 2007, p. 70.

13 A. Sen, Lidée de justice, trad. P. Chemla, Paris, Flammarion, 2010, p. 286.

14 Ibid., p. 284.

15 Voir ibid., p. 290.

16 M. Nussbaum, Capabilités. Comment créer les conditions dun monde plus juste ?, trad. S. Chavel, Paris, Climats, 2012, p. 45-46.

17 Voir M. Nussbaum, Frontiers of Justice…, p. 76-81 et Capabilités…, p. 53-57.

18 Voir T. Jackson, Prospérité sans croissance…, p. 55.

19 B. Fischer et J. Tronto, « Towards a Feminist Theory of Caring », in Emily K. Abel et M. Nelson (dir.), Circles of Care. Work and Identiy in Womens Lives, Albany, State University of New York Press, 1990, p. 142. Cité par L. Raïd, « De la Land ethic… », p. 179.

20 Aristote, Éthique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, GF Flammarion, 2004, p. 67 (I, 1097b 1-4).

21 N. Dent, « Vertu. Éthique de la vertu », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire déthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004, p. 2014.

22 A. Næss, Écologie, communauté et style de vie, trad. C. Ruelle, Paris, Éditions MF, 2008, p. 95.

23 Ibid., p. 103.

24 Voir ibid., p. 252.

25 Ibid., p. 247.

26 Voir ibid., p. 253.

27 Voir ibid., p. 253.

28 Voir ibid., p. 251.

29 Voir V. Plumwood, Environmental Culture. The ecological crisis of reason, London/New York, Routledge, 2002, p. 197-200.

30 Voir V. Plumwood, Feminism and the Mastery of Nature, London/New York, Routledge, 1993, p. 67.

31 Plumwood, Environmental Culture…, p. 202.

32 Voir Plumwood, Feminism…, p. 154.

33 Voir idem.

34 Notons que lécoféminisme de la philosophe américaine Karen J. Warren sappuie explicitement sur une éthique du soin. Voir K. Warren, Ecofeminist Philosophy. A Western Perspective on What It Is and Why It Matters, Lanham/Boulder, Rowman & Littlefield Publishers, p. 105-118.

35 Voir E. Husserl, Phénoménologie de lattention, trad. N. Depraz, Paris, Vrin, 2009.

36 Voir E. Levinas, Autrement quêtre ou au-delà de lessence, Paris, Poche Essais, 1990. Le terme de « vigilance » est formulé par Levinas dans une contribution de 1974 intitulée « De la conscience à la veille. À partir de Husserl » (in E. Levinas, De Dieu qui vient à lidée, Paris, Vrin, 1998, p. 34-61). À travers une interprétation du fondateur de la phénoménologie Edmund Husserl, cet essai sefforce déclairer une « scission de lidentité, [] – autrement quêtre – » (p. 50) sous-jacente à la conscience.

37 R. Duval, Temps et vigilance, Paris, Vrin, 1990, p. 26.

38 Voir E. Levinas, Totalité et infini. Essai sur lextériorité, Paris, Poche Essais, p. 20.

39 Voir G. Hess, Éthiques de la nature, Paris, PUF, 2013.

40 Voir par exemple Hans Jonas, Michael Meyer-Abich ou Homes Rolston III.

41 E. Levinas, Totalité et infini …, p. 71.

42 Ce que jai en commun avec les diverses sortes dentités naturelles non humaines (lanimal, le vivant, etc.) est déterminant pour différencier la spécificité des modes de responsabilité pour laltérité de la nature et des réponses pratiques auxquelles elle conduit. Précisons quune éthique environnementale qui fait de laltérité de la nature un élément central de sa réflexion ne peut sen tenir à ce niveau dabstraction tel quil est décrit ici. Il nest néanmoins pas possible den dire davantage, car un développement sur ce point déborde largement le sujet de la présente contribution.

43 E. Lévinas, Totalité et infini …, p. 71.

44 M. Calarco, « Nul ne sait où commence ni où finit le visage. Lhumanisme et la question de lanimal », in H.S. Afeissa et J.B. Jeangène Vilmer (dir.), Philosophie animale. Différence, responsabilité et communauté, Paris, Vrin, 2010, p. 117.