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Classiques Garnier

Résumés

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Résumés / Abstracts1

Aliènor Bertrand, « Peut-on étendre léthique du soin à lenvironnement ? »

Léthique du care peut-elle être prise pour modèle de léthique environnementale ? Le care ou labsence de care portés à la nature peuvent-ils être des instruments de critique sociale et politique efficaces ? Lobjet de cet article est dévaluer lambition de renversement de nos relations au monde naturel revendiqué par léthique du care. Lexamen des spécialisations sociales et des hiérarchisations des relations de soin se construit à partir dune interrogation essentielle : qui sont les acteurs du careWho cares ? »). Or il nexiste aucune analogie évidente entre cette question et celles que lon pourrait initier pour étendre léthique du care à lenvironnement : « Who pollutes ? » ou même « Who destroys ? ». Les critiques formulées par Joan Tronto à légard dUlrich Beck et lanalyse de notre relation aux animaux menée par les théoriciennes du care montrent que lextension du care à lenvironnement oblige soit à engager une enquête économique et sociale irréductible à la description du système de domination hiérarchisé des genres et des races, soit à se cantonner à poser des principes dactions éthiques sur un fondement individuel de type éco-citoyen, ou sur un fondement genré de type éco-féministe. Seule la première alternative répond à lambition de transformation sociale radicale à laquelle aspire léthique du care. Mais dans ce cas, est-il cohérent et réaliste denvisager de renverser les rapports de force sociaux produits par le capitalisme par la seule revendication dune démocratisation du care se passant dune éthique affirmée des droits et des lois ?

Can the ethics of care be extended to the environment ?

Is it possible to base an environmental ethic on an ethic of care ? Can care, or the absence of care, be an effective lever for social and political critique ? The object of this article is to assess the extent to which the ambition of the ethic of care – radically rethinking our relation putting our relations to the natural world – can be realized. The study of social relations based on care can be summed up by the question : Who

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cares ?. There is no obvious analogy between this question and those that are supposed to extend the ethics of care to environmental topics : Who pollutes ? or Who destroys ?. The criticisms addressed by Joan Tronto to Ulrich Beck, as well as the analysis of our relation to animals put forward by the theorists of care, show that extending care to the environment can imply two forms of engagement : 1. a socio-economic analysis which does not simply describe a system of domination based on genders and races ; 2. an attempt to found the principles of ethical action on an individual basis, as in the case of eco-citizenship, or on a gendered basis, as in the case of eco-feminism. Only the first of these alternatives realizes the ambition of radical social transformation to which the ethic of care aspires. This raises the question of whether it is coherent and realistic to reverse the social balance of power produced by capitalism thanks to a democratization of care, without a strong ethic of rights and laws.

Léo Coutellec, « Le “prendre soin” et les pensées évaluatives. Le cas de lévaluation des poissons génétiquement modifiés ».

Les valeurs, postures, procédures et outils mobilisés pour évaluer un objet peuvent sappréhender sous le nom de « pensées évaluatives ». Dans cet article, nous montrons que les pensées évaluatives liées au « problème des Poissons Génétiquement Modifiés » sont inadaptées à lidentité particulière de ces objets. Lappréhension et linstruction dun tel objet demande dadopter un autre regard et une autre posture, en dautres termes de repenser et de refonder les pensées évaluatives qui lui sont associées. Lorientation thématique du « prendre soin » peut nous permettre de tracer une voie nouvelle pour des évaluations non-standards, en développant ce que lon propose dappeler des savoirs évaluatifs de la prise en soin. Nous formulons ainsi la nécessité délargir le spectre de la considération, à la fois scientifique et éthique. Des savoirs évaluatifs de la prise en soin impliquent une forme dattention à lobjet et au jeu de relations engagé par celui-ci. Le « prendre soin » concerne ici aussi bien lobjet que son milieu associé et donc, a fortiori, lhomme et la nature. Il sagit bien dun nouvel horizon pour des pensées évaluatives qui ne se réduisent plus à un appel à la quantification et qui ne fassent plus de la centralité du concept de risque un principe organisateur. Afin dillustrer notre propos, nous choisissons de revisiter le processus dévaluation du premier animal génétiquement modifié destiné à être commercialisé à des fins dalimentation humaine, un saumon Atlantique (Salmo salar). Cet exemple illustre parfaitement bien, à notre avis, cette rencontre problématique entre des pensées évaluatives inadaptées et lidentité impensée dun objet.

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“Taking care” and evaluative concepts. The example of assessing genetically modified fish.

The values, positions, procedures and tools used to assess an object can be grouped together under the rubric of “evaluative thinking”. In this paper, we show that standard evaluative thinking is inappropriate to certain objects, in this case genetically modified fish. A proper understanding of such objects requires us to adopt a different perspective and a different approach, in other words, to rethink and reconstruct the relevant evaluative concepts and strategies. The thematic focus of taking care can help us chart a new course for non-standard assessments, developing what we propose to call evaluative strategies for care. The article formulates the need to broaden the spectrum of consideration, both scientific and ethical. Evaluative strategies for care involve a renewed attention to the object, as well as to its relationships with other objects. Taking care is concerned here with both the object and its associated environment, and therefore, a fortiori, with both human beings and nature. At stake is a new horizon for evaluative thinking, which would no longer be reducible to a call for quantification and would no longer take the concept of risk as a central, organizing principle. To illustrate our point, we revisit the assessment process of the first genetically modified animal to be marketed for human consumption, Atlantic salmon (Salmo salar). This example perfectly illustrates the inadequacy of standard evaluative thinking in the case of objects whose identity has not been properly determined.

Henry Dicks, « Vers un autre soin de la nature : Les rêves de leau et limage du tourbillon ».

Le point de départ de cet article est lidée quafin daborder le thème de « prendre soin de la nature et des hommes » nous ne pouvons pas nous focaliser uniquement sur le soin, car nous devons également repenser le socle commun qui lie la nature aux hommes. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les analyses de leau comme « matière à rêver » avancées par Gaston Bachelard et Ivan Illich afin, par la suite, de nous concentrer sur limage fondamentale de la nature (en tant que physis) que propose Edgar Morin : celle du tourbillon. Cette image de la nature comme tourbillon « auto-producteur » se retrouve chez deux penseurs importants de lécologie. Aldo Leopold, père de léthique environnementale, développe une image de la terre comme « fleuve rond » dont lhomme serait le navigateur. Et Janine Benyus, théoricienne importante de la biomimétique, propose dimiter le faire de la nature en intégrant notre faire et notre agir avec son courant tourbillonnaire. La conclusion principale de nos analyses est que « prendre soin de la nature et des hommes » consiste à « laisser être » lautos dêtres auto-producteurs.

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Towards another care for nature : Dreaming of water, imagining the vortex.

The point of departure of this article is the idea that to care for nature and people we cannot remain focused solely on the concept of care, for we must also rethink the common ground which links humans and nature. To this end, the article draws on the analyses of water as dream material put forward by Gaston Bachelard and Ivan Illich, in order to concentrate, thereafter, on the basic image of nature (as physis) proposed by Edgar Morin : the vortex (tourbillon). This image of nature as a self-producing vortex can be found in the work of two important thinkers of ecology. Aldo Leopold, the father of environmental ethics, develops the image of the earth as a round river and of man as its navigator. And Janine Benyus, the principal theorist of biomimicry, argues that we must imitate natures way of doing things by integrating our deeds and actions within its vortical current. The principal conclusion of the article is that caring for nature and people consists in letting be the autos of self-producing beings.

Marie Gaille : « Que veut dire “prendre soin de lenvironnement ?” Une analyse philosophique du lien entre écologie et médecine ».

La préoccupation pour la relation de lindividu et des populations humaines, voire de « lhumanité », à « lenvironnement » constitue le point de départ de cette contribution. Il convient délucider le sens que peut revêtir lidée de prendre soin de lenvironnement fréquemment énoncée comme une évidence nécessaire. Une première piste est explorée dans la référence à lidée de bioéthique globale formulée par Van Rensselaer Potter. Cependant, cette perspective doit elle-même être resituée dans une histoire longue, qui prend sa source dans le corpus hippocratique. Cette histoire longue permet de mieux comprendre les relations variées qui ont été, au cours de lhistoire des sociétés humaines, établies entre la santé humaine et « lenvironnement », et notamment dappréhender celle qui se développe à notre époque : une relation dans laquelle la santé humaine est elle-même devenue dépendante de la manière dont les hommes parviennent à « prendre soin » de lenvironnement. Enfin, cet article explore les difficultés associées à lune des options actuellement mises en œuvre pour un tel « prendre soin », fondée sur la représentation de lenvironnement comme un capital.

What does taking care of the environment mean ? A philosophical analysis of the relation between ecology and medicine.

The concern for the relationship of individuals, human groups, and even humans in general, to their environment forms is the starting point of this paper. It aims better to understand what it means to care for and about the environment. A useful

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first step in this direction is to consider the idea of global bioethics formulated by Van Rensselaer Potter. However, this perspective must itself be considered in the context of a long-term history, whose source lies in the Hippocratic works. This frame context facilitates understanding of the diverse relationships that have been established between human health and the environment throughout the history of human societies. Above all, it enables us better to understand a relationship that is currently emerging : human health is increasingly dependent on the ways humans care for and about the environment. The paper concludes by examining the difficulties associated with one of the currently favoured approaches to taking care of the environment : its representation as a capital.

Jean-Claude Gens, « Prendre soin et prodiguer des soins : le souci de soi, des autres et de la nature ».

La thèse soutenue par cette contribution défend une double thèse. Le soin demande dabord à être entendu en un sens existentiel, cest-à-dire désigne un mode dêtre qui concerne, de ce fait, aussi bien sa propre personne, autrui que la nature. Le contexte propre à notre époque actuelle implique par ailleurs darticuler ce souci existentiel au politique. Faute de quoi, comme cest souvent le cas aujourdhui, les discours relatifs au soin relèvent surtout dune bien-pensance soucieuse de déterminer des règles, finalement techniques, destinées à moraliser les relations humaines.

Taking care and caring for : concern for self, others and nature.

The aim of the article is to sketch out the idea that care has to be thought of as an existential concept, i.e., a way of being, which, as such, concerns simultaneously the self, the other, human beings and nature. In the context of globalization this existential care also implies a political dimension. Unless the existential and the political dimensions of care are articulated together, discourses on care run the risk of being reduced, as is often the case today, to the determining of technical rules for behavior whose aim is to moralize human relations.

Jean-Philippe Pierron, « Prendre soin de la nature et des hommes ? »

Réponse originale à de nouvelles vulnérabilités, le soin est aussi réplique originaire qui tient et maintient que lexistence est essentiellement relation. Le « prendre soin », sil se réfère à des pratiques, à des formes dattention aux nouvelles vulnérabilités occasionnées par notre crise sociale et environnementale, vise et embrasse au-delà de ces revendications sociopolitiques par ailleurs nécessaires. Aujourdhui deux interprétations divergentes du prendre soin

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sopposent alors quil sagit dapprendre à les coordonner. Tantôt le prendre soin relève dun courant émancipateur qui dénonce des situations socioéconomiques injustes en appelant à une refonte et une transformation des pratiques sociales causes de la vulnérabilité (discours de la révolution), tantôt dun courant humaniste qui soutient et accompagne les personnes ou les réalités vulnérabilisées dans le concret de leurs situations (discours de la réforme). Loin de les opposer, notre hypothèse est que le prendre soin viserait une disposition éthique originaire. Celle que porte une anthropologie du lien et de la vulnérabilité entendue non négativement mais positivement comme porosité au lien. Mais cette dernière interroge alors les institutions sociopolitiques qui lui donnent forme et linforment. Elle questionne le cadre interprétatif des cultures au sein desquelles elle sépèle et se déploie. Un tel « prendre soin » inviterait à penser alors que notre crise sociale et environnementale est tout autant une crise des liens et une crise des limites. En ce sens, le prendre soin ne sentendra pas ici dans la signification, à nos yeux plus restreinte, que lui donne aujourdhui léthique dite du care.

Taking care of nature and people ?

An original response to new vulnerabilities, care is also an originary reply that holds and maintains that existence is essentially relational. Whether care refers to concrete practices or to new ways of paying attention to the vulnerabilities arising from our social and economic crisis, it has a higher aim than these necessary socio-political demands. Today, two different interpretations of care find themselves in opposition, when it is in fact necessary to coordinate them. Sometimes care is seen as part of a liberating movement denouncing unjust socio-economic situations and calling for a redesign and transformation of the social practices that cause vulnerability (the revolutionary discourse), and sometimes as a part of a humanist movement which supports and assists people or realities made vulnerable in concrete situations (the discourse of reform). Far from opposing these two discourses, our hypothesis is that care is an originary ethical disposition, realising an anthropology of relationality and vulnerability, understood not negatively but positively, as an openness to relations. This openness thus calls into question the socio-political institutions which both give it shape and inform it. It questions the interpretive framework of the cultures in which it gets spelled out and unfolds. Such care invites us to think that our social and environmental crisis is as much a crisis of relations as a crisis of limits. In this sense, care takes on a wider meaning than the more restricted one present today in the so-called ethics of care.

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Claire Tollis, « Les spatialités du care. Une autre géographie des espaces naturels dits “protégés” ».

Lexpérience de terrain et les recherches menées auprès de gestionnaires despaces qualifiés de « naturels » montrent quil nest pas possible de prendre soin de ces espaces si lon focalise lattention seulement sur eux. Car les frontières sont poreuses et les réseaux dinfluence en constante recomposition, que ce soit pour aménager ou pour ménager ces espaces. Les espaces naturels existent à travers dautres espaces (de concertation, de travail, de communication, etc.). Une approche par léthique et plus spécifiquement par le care permet dintégrer tout ce que nous voulions voir traiter ensemble : la nature, le social, le politique. Lenquête est ici focalisée sur des pratiques qui prétendent prendre soin des espaces naturels. Le care apparaît comme une activité englobante agissant sur plusieurs niveaux. Il implique différents acteurs selon un processus complexe, difficilement prévisible. Dans les discours politiques, il apparaît comme un projet de société, une éthique globale toujours appuyée sur des sites précis. En miroir, les relations de soin, mettent en évidence une éthique situationnelle et plurielle souhaitant participer, plus largement, à façonner un monde plus juste ou plus beau. Les échelles dialoguent, les situations daction se nourrissent lune – lautre. Nous expliquons alors que ce sont les objets qui cousent entre elles ces échelles et ces actions. Le regard porté sur les espaces protégés, via le prisme des théories du care, nous permet dentrevoir une géographie relationnelle est non exclusive de ces espaces : ils sont pris dans des réseaux de relations qui les maintiennent. En définitive, les espaces de nature napparaissent que comme la partie immergée, visible, du travail de care qui les concerne. La chaîne de responsabilité qui permet de les préserver va du très local au très global et réciproquement.

The spatiality of care. Another geography of « protected » natural areas.

Field research undertaken with managers of natural areas shows that it is not possible to take care of them if they are apprehended in isolation. This is because their borders are porous and the plans that seek to protect them are constantly changing. Natural areas exist through other places (for meetings, negotiations, work, communication and so on).

Approaching the management of natural areas via theories of care makes possible the integration of nature, social practices, and politics. In this article we focus on actions that are entitled as caring for natural areas. Care, in this context, is an inclusive activity that occurs on a variety of levels. It involves different stakeholders in a very complex process whose outcomes are not easy to predict. In political discourse, it appears as a societal project, a global ethics that is always illustrated with reference to specific places. Caring relationships embody a more situational ethics that aims, more widely, at

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changing the world. Dialogue occurs between different levels, and different situations feed into each other. Objects participate in sewing together these scales and actions.

Looking at protected areas through the prism of theories of care leads us to explore a relational geography in which these places are caught in the relational networks that maintain them. After all, natural areas are only the emergent, or visible, part of the caring process. The chain of responsibility that participates in preserving them goes from the very local to the very global and back again.

1 Nous remercions Henry Dicks de bien avoir voulu se charger de la relecture et de la correction des traductions anglaises (note de la rédaction).