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Classiques Garnier

Hans Blumenberg : l’eschatologie désamorcée

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2013 – 1, n° 2
    . Le sécularisme en perspectives comparées
  • Auteur : Godefroy (Bruno)
  • Résumé : Dans le quatrième chapitre de la Légitimité des Temps modernes, Hans Blumenberg développe une critique de la « théorie de la sécularisation » à partir d’un ouvrage de Rudolf Bultmann, Histoire et eschatologie. La notion d’eschatologie est au centre du débat, Blumenberg cherchant à remplacer l’idée d’une sécularisation de l’eschatologie chrétienne dans la philosophie de l’histoire par le modèle de l’Umbesetzung, la réoccupation. Cet article propose une lecture critique de l’analyse de l’eschatologie dans la Légitimité des Temps modernes. Il montre en quoi Blumenberg s’appuie sur une lecture partielle de Bultmann, la critique de la sécularisation visant davantage Karl Löwith, et en quoi cette critique elle-même n’est que peu convaincante. En abordant l’eschatologie sous son aspect politique, cet article cherche en outre à souligner la proximité entre Blumenberg et Löwith quant à la neutralisation de l’eschatologie, tout comme les limites liées, d’un point de vue général, au thème de la sécularisation.
  • Pages : 99 à 118
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812412004
  • ISBN : 978-2-8124-1200-4
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-1200-4.p.0099
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 03/07/2013
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : eschatologie et politique, philosophie de l’histoire, Bultmann, Löwith, Taubes.
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Hans Blumenberg :
L’eschatologie désamorcée

Le débat actuel autour de la notion de « sécularisation » se situe au croisement d’au moins quatre perspectives : celle de l’historiographie, de la philosophie de l’histoire, de la théologie et de la sociologie1. Dans les controverses de la philosophie de l’histoire allemande des années 1960, dans lesquelles la Légitimité des temps modernes2 de Hans Blumenberg joue un rôle central, ce débat se concentre non sur l’usage historique de ce concept, renvoyant à l’appropriation des biens de l’Église par l’État, mais sur son usage philosophique. La sécularisation désigne alors la reprise d’une construction théologique en philosophie de l’histoire, laquelle se présenterait comme un prolongement de l’eschatologie chrétienne3. Cette interprétation de l’eschatologie du point de vue de la sécularisation ainsi que le rapport problématique établi entre ces deux notions, et affirmé dans un but critique, forment le point de départ de cette étude.

La sécularisation de l’eschatologie dans la philosophie de l’histoire, impulsée par Hegel, consiste à poser la question du sens de l’histoire et à y répondre. Cette critique, développée en particulier par Karl Löwith, présente la mutation de la notion d’histoire, qui n’est plus la collecte et le récit des événements passés, comme chez les premiers historiens grecs,

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mais la préparation du futur, le dévoilement du « sens de l’histoire4 » et donc de sa finalité. À ce titre, la philosophie de l’histoire moderne n’est pas pensable sans le christianisme, elle serait même plutôt selon Löwith une déviation de celui-ci, une « eschatologie sécularisée ». Si elle n’est pas pensable sans le christianisme, cette philosophie de l’histoire moderne n’en est pas moins non chrétienne, ni d’ailleurs païenne, mais plutôt « un mélange trouble entre croyance et vision. Elle veut croire en l’avenir mais ne peut faire autrement que de voir la répétition du même5 ». La continuité entre eschatologie chrétienne et philosophie de l’histoire, loin d’être une continuité substantielle, ne confirmerait donc qu’une règle générale de l’histoire, suivant laquelle les fruits d’un processus ne sont jamais ceux que l’on attendait : « les enfants légitimes d’un point de vue historique sont toujours illégitimes6 ». Si l’on prend uniquement en considération la succession des événements, il est donc possible d’affirmer que la théologie chrétienne enfanta de la philosophie de l’histoire, mais celle-ci n’en est pas moins, du point de vue de la théologie, une descendance illégitime.

La première partie de la Légitimité des Temps modernes de Hans Blumenberg s’articule autour d’une critique de cette notion de sécularisation en tant qu’elle serait un concept explicatif de la modernité, un usage remettant en cause la légitimité de celle-ci7. Cette notion de sécularisation est certes attaquée en tant que telle, mais Blumenberg voit surtout en elle un cas particulier de « substantialisme historique », une démarche qui attribuerait à l’histoire une substance transmise et déformée au cours du temps. La première partie de la Légitimité des Temps modernes se présente donc comme une réflexion sur l’histoire, et en particulier, sur la manière d’aborder l’histoire dans sa continuité. C’est dans ce cadre que Blumenberg pose le problème de la modernité et de son auto-affirmation, face à une pensée « substantialiste » de la continuité historique8.

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Cette critique vise avant tout, dans cette première partie, Carl Schmitt, le juriste allemand auteur de la Théologie politique9 et controversé en raison de son implication dans le régime national-socialiste, le philosophe Karl Löwith, dont l’œuvre Histoire et salut10 occupe une place centrale dans le débat autour de la sécularisation, et, concernant le thème de l’eschatologie, le théologien protestant Rudolf Bultmann. Plus généralement, on pourrait ajouter à ces trois représentants du « substantialisme historique » Eric Voegelin11, qui n’est abordé que discrètement par Blumenberg dans la deuxième partie de La Légitimité des Temps modernes. Le point commun de l’analyse historique développée par ces auteurs – excepté Schmitt, qui s’intéresse davantage aux notions juridiques – se trouve dans une généalogie de la sécularisation de l’eschatologie, ou plutôt, suivant les auteurs, de l’« historicisation » (Vergeschichtlichung), voire de la « mondanisation » (Verweltlichung) de l’eschatologie par étapes successives. Cette généalogie, très répandue dans les critiques de la philosophie de l’histoire de Hegel et de ses successeurs, débute avec Saint Paul et Saint Jean, se poursuit avec les « trois âges » de Joachim de Flore, considéré comme le déclencheur de ce mouvement de sécularisation, Thomas Münzer, les Lumières, Hegel, Comte et Marx jusqu’aux idéologies totalitaires modernes. C’est donc à un véritable topos de la philosophie de l’histoire du xxe siècle que s’attaque Blumenberg – concernant l’eschatologie, principalement dans les chapitres iii et iv de la Légitimité des Temps modernes. Il n’y propose pourtant pas une nouvelle interprétation de ces différentes figures récurrentes de l’« eschatologie sécularisée », suivant ses termes, – en particulier, aucune trace de la figure pourtant centrale de Joachim de Flore –, mais une interprétation au carré, une interprétation

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des interprétations. En s’éloignant ainsi des données historiques originellement prises en considération par ces auteurs, Blumenberg développe une conception de l’eschatologie qui perd en précision, mais révèle en même temps le fil directeur de son analyse. Il ne s’agit pas pour lui de proposer à partir des sources originelles une nouvelle compréhension de l’eschatologie, mais de l’analyser en tant qu’elle joue un rôle dans l’interprétation « substantialiste » de l’histoire et de la modernité.

Néanmoins l’eschatologie, telle qu’elle est comprise par ces auteurs, n’est pas seulement un concept d’interprétation historique, mais également un concept du politique12. En effet, l’« eschatologie sécularisée » est moins attaquée comme mode de compréhension de l’histoire que dans sa traduction politique, sans qu’il ne faille distinguer radicalement ces deux aspects, en particulier chez Marx et dans les mouvements totalitaires du xxe siècle13. Cette deuxième application du concept n’est pas directement abordée par Blumenberg dans sa critique, si ce n’est indirectement, dans la composition de la première partie de la Légitimité des Temps modernes. Se succèdent ainsi le chapitre iv consacré à l’eschatologie et le chapitre viii, s’attaquant à la Théologie politique14 de Schmitt. En abordant l’eschatologie sous ces deux aspects, dans la philosophie de l’histoire et dans son interprétation politique, et le lien entre ces deux aspects, il convient d’analyser de plus près la neutralisation de l’eschatologie proposée par Blumenberg. S’il paraît en effet justifié, dans le contexte d’une critique de la notion de « sécularisation », de se limiter à une critique de l’eschatologie en tant que modèle d’interprétation historique, il conviendra de se demander si le « désamorçage » de l’eschatologie dans ce domaine implique une « neutralisation » de la « pensée eschatologique15 » dans son ensemble, c’est-à-dire aussi en tant que concept du politique. C’est donc au moyen de l’analyse des multiples niveaux de sens du concept d’eschatologie que seront évaluées la validité du modèle posant – ou réfutant – la sécularisation de cette notion, et plus généralement la pertinence de la notion de sécularisation en philosophie de l’histoire.

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Eschatologie et philosophies de l’histoire

La neutralisation de l’eschatologie est construite chez Blumenberg au moyen de la critique de Bultmann. Comme le souligne le théologien allemand Friedrich Wilhelm Graf16, l’œuvre de Bultmann s’inscrit dans la continuité des discours théologiques de l’époque de la République de Weimar, qui doivent être compris dans le cadre de la « crise de l’historicisme » particulièrement vive dans l’Allemagne de l’époque. C’est toujours dans cette problématique que s’inscrivent les conférences de Bultmann (de 1955) formant Histoire et eschatologie, l’œuvre sur laquelle s’appuie la critique de Blumenberg.

Face au relativisme porté par le courant historiciste, que Bultmann associe principalement aux conceptions « naturalistes » de Vico, Spengler, Herder et Toynbee, il convient de poser à nouveau la question de l’« historicité » de l’homme et du sens de l’histoire, en mettant l’accent sur son « existence personnelle ». Se démarquant du – lourd – héritage hégélien indissociable de cette question, Bultmann ne construit pas sa réponse en s’appuyant sur la Weltgeschichte, mais met l’accent sur l’homme. Pour ce faire, il met en œuvre, comme le souligne de manière critique Voegelin17, une interprétation existentialiste d’influence heideggerienne. Afin d’éviter l’écueil relativiste de l’historicisme, il s’agit alors, selon Bultmann, de prendre en compte la subjectivité de l’historien, sa « rencontre existentielle18 » avec l’histoire, son « émotion historique19 », car il est lui-même, en tant qu’ayant une « existence historique20 », le sujet réel de l’histoire. La réponse à la question du sens de l’histoire n’est plus dans le monde, mais dans le Dasein. La science historique est en effet pour Bultmann « objective précisément en étant subjective, car le sujet et l’objet de la science historique n’existent pas indépendamment l’un de l’autre21 ».

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C’est dans cette réponse « existentialiste » à l’historicisme que se trouve le fil directeur d’Histoire et eschatologie22. En effet, la position « existentialiste », se rapportant à l’homme comme sujet et objet de l’histoire, donne une signification à l’histoire, au-delà du relativisme, dans la mesure où l’histoire est désormais centrée sur l’existence humaine.

Chaque maintenant, chaque moment, dans son contexte historique évidemment, a une signification et se suffit à lui-même. Le passé dont tout présent provient ne détermine pas ce présent mais lui apporte des problèmes qui réclament une solution ou un développement. En connaissant sa situation, l’individu se connaît lui-même. Par conséquent, le présent est lourd de significations pour l’individu. […] nous pouvons dire […] que, pour Collingwood, chaque moment présent est un moment eschatologique et que l’histoire et l’eschatologie sont identiques23.

Bultmann précise par la suite cette idée de « moment eschatologique » : « Ainsi, on comprend parfaitement l’historicité de l’homme lorsqu’on réalise qu’il est responsable de l’avenir et par conséquent qu’il vit en décision24 ». La compréhension de l’eschatologie développée dans Histoire et eschatologie vise par conséquent à réinscrire l’homme dans sa temporalité et dans sa responsabilité, en tant que volonté devant prendre une décision dans le présent, à partir d’une interprétation existentialiste du très discuté kairos, l’instant critique, ici « moment eschatologique ». En voulant davantage interpréter l’eschatologie dans le cadre de l’agir humain que sous l’angle de la philosophie de l’histoire, Bultmann esquisse ici une direction développée par son élève Hans Jonas25 ou encore par Jean-Pierre Dupuy26, et qui ne se réduit pas au « théorème de la sécularisation » que Blumenberg voit à l’œuvre chez Löwith et Bultmann.

L’eschatologie est ici moins comprise comme doctrine de la fin du monde, que, dans le cadre du « moment eschatologique », comme modèle de compréhension de tout présent, c’est-à-dire aussi en vue

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de sa traduction éthique. En suivant le « problème de l’eschatologie » depuis le christianisme primitif jusqu’à sa « sécularisation », en tant que conception téléologique de l’histoire pour les Lumières, chez Hegel et en particulier chez Marx, Bultmann ne cherche pas à mettre en valeur une dissolution de l’eschatologie, une illégitimité de sa sécularisation. L’eschatologie n’est pas considérée comme servant de modèle aux téléologies de l’histoire ; la perspective de Bultmann consiste bien plutôt, au-delà de la sécularisation, à réinterpréter l’historicité de l’homme à partir de l’eschatologie, dans une perspective existentialiste et anti-historiciste. Bultmann récupère et réactive l’eschatologie comme « moment eschatologique », en tant que modalité d’expérience humaine, comme chez Voegelin, ou plutôt comme un révélateur de la temporalité de l’existence, dans une perspective davantage heideggerienne.

La critique que développe Blumenberg ne s’attache en définitive que peu à la perspective existentialiste et au « moment eschatologique » propres à Bultmann, puisqu’il n’aborde pas Histoire et eschatologie comme le travail d’un théologien, mais comme un exemple d’une philosophie de l’histoire substantialiste. En accord avec le fil directeur de cette première partie de la Légitimité des Temps modernes, Blumenberg cherche avant tout à dissocier l’idée de progrès de celle d’eschatologie sécularisée, c’est-à-dire à défendre la légitimité de la première en tant qu’elle s’auto-fonderait. Il met pour ce faire en œuvre un procédé récurrent dans la Légitimité des Temps modernes, consistant à présenter cette idée de progrès comme une réaction à, en l’occurrence une réaction à l’eschatologie, donc sans continuité substantielle celle-ci. L’attaque portée contre Bultmann ne vise par conséquent qu’indirectement la thèse d’Histoire et eschatologie, elle s’attache plutôt à la manière dont Bultmann rapproche modernité et eschatologie. La problématique de la généalogie de la « sécularisation » de l’eschatologie n’est en effet abordée que dans un chapitre d’Histoire et eschatologie, le chapitre v, davantage comme une étape de la réflexion que comme fin de l’analyse. Cela ne signifie toutefois pas que la critique de Blumenberg manque sa cible, puisqu’elle ne vise pas à réfuter Bultmann « sur son terrain », mais à proposer plus généralement une alternative à ce « substantialisme historique » voyant dans l’eschatologie chrétienne une ligne de continuité tenace, en tant que paradigme d’interprétation de l’histoire dont l’idée de progrès ne représenterait qu’une dégénérescence.

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Selon le titre du chapitre iv de l’édition allemande27, il conviendrait, au lieu de parler de « mondanisation de [Verweltlichung der] l’eschatologie », en venir à une « mondanisation par [Verweltlichung durch] l’eschatologie ». Comment Blumenberg justifie-t-il cette transition ? Pour Blumenberg, « l’attente, propre au Nouveau Testament, par laquelle la promesse des événements de la Parousie est ramenée dans la vie de l’individu singulier et de sa génération », transpose dans « l’état d’exception28 ». Mais il discerne une différence fondamentale, non seulement quantitative, mais également qualitative, entre cette attente limitée à une génération et une attente allongée, provoquée par le retard de la Parousie. Cette révision ne signifie pas seulement un allongement de la durée, de l’intervalle de temps jusqu’à la seconde venue du Christ, mais modifie aussi la modalité de l’attente.

Cette distinction entre deux types d’attentes implique deux choses. Elle permet tout d’abord la réfutation de la position existentialiste et de ses conséquences éthiques : « L’attente proche, vivante, disperse la tourmente supra-individuelle de l’histoire, elle isole et pousse chacun vers son souci de salut individuel, mais sans “responsabilité” pour qui que ce soit d’autre et pour un quelconque avenir29 ». D’autre part, elle renvoie au problème de la justification du retard de la Parousie. Cet « arrangement avec les données du monde qui se perpétue30 » a lieu chez Saint Paul et en particulier chez Saint Jean, par l’annonce que le salut est déjà arrivé avec le Christ : « Dans le traitement de la déception eschatologique, la tendance n’est donc pas à l’explication du retard, au gain d’une nouvelle indétermination, mais au report des événements décisifs du salut dans le passé et à ce qui en découle, à la possession “intérieure” d’une certitude31 », et, du point de vue de la communauté, à son institutionnalisation dans l’Église sacramentelle. C’est donc la sûreté rassurante qui serait mise au premier plan, et non une nouvelle tension vers l’avenir. Un processus également décrit par Bultmann : selon ses termes, l’Église n’est alors plus une « communauté eschatologique », mais

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une « institution du salut » : « Dans cette Église de plus en plus sacramentelle, l’eschatologie n’est pas abandonnée mais elle est neutralisée32 », puisqu’elle est intériorisée et régulée par la distribution des sacrements au sein d’une institution prenant le salut à son compte.

Mais contrairement à Bultmann, qui cherche au-delà de cette neutralisation à renouer avec la pensée eschatologique, Blumenberg semble au contraire insister sur cette neutralisation, sa nécessité et son irréversibilité. Suite à l’extension du délai d’attente et au « report des événements décisifs du salut dans le passé », « l’état d’esprit eschatologique de l’époque chrétienne ne peut plus être décrit comme espérance touchant aux événements de la fin, mais comme crainte du Jugement et de la désagrégation du monde33 ».

Non seulement l’eschatologie est renversée, puisqu’elle n’est plus « doctrine des choses dernières34 » mais la crainte de l’arrivée de ces choses et la recherche de l’allongement du délai par l’institutionnalisation35, mais ce renversement est de plus, selon Blumenberg, inhérent à l’eschatologie elle-même, d’où le passage de « de [der] » l’eschatologie à « par [durch] ». Il s’agirait là selon lui de « la quintessence du phénomène présentement décrit, à savoir le fait que, loin d’avoir un facteur étranger ou extérieur en jeu qui utiliserait la substance authentique des représentations eschatologiques, l’eschatologie s’historicise elle-même, non pas en se transformant […] mais en imposant que sa place soit réinvestie par un matériau hétérogène36 ». On retrouve ici un procédé régulièrement utilisé par Blumenberg dans la Légitimité des Temps modernes : rendre un processus précédemment attribué à un facteur étranger immanent au concept même – ici l’eschatologie – et le replacer ainsi dans une continuité non pas substantielle, mais une continuité fonctionnelle de l’Umbesetzung.

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En ce qui concerne l’eschatologie, ce procédé ne manque pas d’intérêt du point de vue de l’histoire des idées, l’allongement du délai d’attente et la « mondanisation » de l’eschatologie pouvant être interprétés en vue d’un problème interne à ce mouvement, le retard de la Parousie. Il permet de plus de proposer une idée de progrès ne se fondant plus sur une dérivation de l’eschatologie, mais autonome, dans le mesure où elle ne vient pas de mais à la place de l’eschatologie. Néanmoins, cette thèse ne permet de rendre compte que partiellement des réponses apportées au problème de l’attente de la fin, ces solutions relevant moins d’une historicisation de l’eschatologie, se retirant pour laisser sa place à une solution « mondaine », que d’un travail sur l’eschatologie même. Les spéculations « immanentistes » de Joachim de Flore, selon la position de Voegelin, que, curieusement, Blumenberg n’évoque d’aucune manière, ne se présentent pas comme le remplacement de l’eschatologie chrétienne par un contenu étranger à celle-ci, une Umbesetzung, mais comme une exégèse motivée par un contexte socio-historique, une réinterprétation politique de l’eschatologie chrétienne37. L’eschatologie n’est-elle donc pas seulement un modèle d’interprétation historique, mais aussi – originellement – un concept ayant une portée politique ? Bien que Blumenberg ne poursuive pas ouvertement cette direction, sa neutralisation de l’eschatologie peut être lue comme une propédeutique à la « liquidation de toute théologie politique38 » dirigée contre Schmitt, au chapitre viii de cette première partie. La critique de l’eschatologie en tant que modèle d’interprétation « substantialiste » de l’histoire épuise-t-elle donc aussi le potentiel politique de cette notion ?

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Eschatologie et politique

Comme le remarque Jean-Claude Monod, « la pensée de Blumenberg n’est de toute évidence pas d’abord politique, elle n’accorde pas une place centrale à la politique39 », mais la suite du texte montre bien qu’elle est, en un certain sens, politique, ou plutôt, en particulier dans la Légitimité des Temps modernes, anti-théologico-politique.

Le lien entre eschatologie et politique est devenu au xxe siècle un topos de la critique des régimes et idéologies totalitaires. À titre d’exemple, on peut mentionner Les Religions politiques40 d’Eric Voegelin, qui voit dans les idéologies totalitaires modernes une forme d’extase religieuse, ou encore un ouvrage particulièrement intéressant, Der Kommunismus als Lehre vom tausendjährigen Reich41 de Fritz Gerlich. Dans cet ouvrage, le premier, selon Jacob Taubes, à interpréter le marxisme comme un « chiliasme42 », il est justement question d’une reprise consciente des thèmes eschatologiques par les meneurs marxistes de la brève République

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des Conseils de Munich. Voegelin et Gerlich présentent ainsi une tentative d’explication nouvelle des mouvements politiques totalitaires du xxe siècle, comme développements d’une expérience religieuse d’ordre eschatologique. Mais, chez Blumenberg, il n’est pas question de ce lien direct entre eschatologie et politique, le seul indice de cette valeur politique de l’eschatologie venant de la succession, dans cette première partie, de la critique de l’eschatologie au chapitre iv et de la critique de la théologie politique de Schmitt au chapitre viii. En quoi cette critique de l’eschatologie aurait-t-elle donc également une portée politique ?

Paradoxalement, on trouve chez Löwith, la cible principale des attaques de Blumenberg, une démarche comparable, plus explicite, visant à neutraliser l’eschatologie en tant que concept politique. Comme Blumenberg, Löwith insiste sur le désintérêt vis-à-vis du monde qu’implique l’eschatologie : « de façon invisible, l’histoire a changé de fond en comble, mais de manière visible elle est toujours la même ; car le royaume de Dieu est déjà apparu, et cependant il se fait encore attendre en tant qu’eschaton43 ». En raison de cet ordre historique dans l’attente de son accomplissement, la théologie néotestamentaire est « acritique et enthousiaste, parce que les premiers chrétiens ne s’étaient pas encore engagés dans l’histoire de ce monde et ne s’y étaient pas encore empêtrés ». De ce désengagement nécessaire, dont La Cité de Dieu d’Augustin donne un bon exemple, Löwith conclut l’impossibilité d’une « théologie politique » au sens chrétien originel, notamment concernant l’Imperium Romanum : « Jésus lui-même est né et a été crucifié dans la situation historique d’une citoyen romain, mais il n’avait pas l’intention de christianiser Rome et son Empire ». Un « ’Saint Empire romain’ est un contresens44 ».

La conception eschatologique devient problématique dès lors qu’elle est projetée dans un cadre mondain, lorsqu’elle devient un paradigme d’interprétation de l’ordre politique et de l’histoire. Löwith apporte une réponse sensiblement différente de celle développée par Karl Barth dans Theologische Existenz heute45 !. Si celui-ci accentuait le caractère d’étrangeté au monde fondamentale propre à l’eschatologie, et donc l’impossibilité – théorique – d’une interprétation eschatologique de la politique et de

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l’histoire, Löwith voit au contraire les problèmes de la modernité prendre leur source dans un point de vue d’origine théologique, d’origine chrétienne. Il vise ainsi son ancien professeur, Heidegger, et en particulier la jonction, trouvant sa source chez Hegel, entre histoire, temporalité et philosophie. Pour Löwith, « la “découverte” du monde historique [Dilthey] et de l’existence historique [Heidegger], dont le sens se trouve dans l’avenir, n’est pas le résultat d’une intuition philosophique, mais le produit d’une attente pleine d’espérance46 », donc un produit de ce qu’il appelle le « futurisme eschatologique47 » du christianisme et du judaïsme. Cette expérience de l’histoire et de l’historicité de l’homme est authentique, mais est devenue problématique.

Pendant l’Antiquité et dans le christianisme, l’expérience de l’histoire était encore liée, ordonnée et limitée : dans la pensée grecque, elle était limitée de manière cosmologique, par l’ordre et le logos du cosmos physique ; dans la foi chrétienne, de manière théologique, par l’ordre de la création et la volonté de Dieu. C’est seulement avec la disparition de ces deux convictions pré-modernes qu’est venue à l’existence la foi en l’histoire en tant que telle, l’historicisme48.

Selon Löwith, la disparition de ces totalités englobant l’expérience de l’histoire a renvoyé l’individu à sa seule temporalité, élevant l’histoire à une « pertinence absolue », faisant de l’histoire « la dimension de l’existence humaine », alors qu’elle n’est qu’une des dimensions de cette existence. Pire, l’histoire étant comprise sur un mode eschatologique, l’existence elle-même est envisagée sous cet angle et devient une « existence eschatologique », comme chez Bultmann.

Face à cette accentuation de la temporalité de l’être et de l’historicité de l’homme, Löwith préconise un point de vue radicalement anti-eschatologique, c’est-à-dire qu’il faudrait, selon lui, expurger la conception de l’histoire et de la politique des restes d’eschatologie chrétienne, celle-ci étant « par essence indifférente à l’histoire politique de ce monde49 ». On trouve chez Blumenberg des formules tout à fait similaires50, mais Löwith

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va plus loin, en affirmant que cette étrangeté au monde – Blumenberg parle aussi d’« Unweltlichkeit » – exclut toute démocratie, civilisation ou histoire chrétiennes. L’eschatologie du christianisme originel, telle que Löwith la reconstitue, est donc, en raison de son « Unweltlichkeit » fondamentale, étrangère à toute pensée de l’histoire ou de la politique, de même pour Blumenberg. Le potentiel politique du concept d’eschatologie est ainsi neutralisé, en prenant pour point de départ son usage en philosophie de l’histoire

Il convient de comparer cette neutralisation de l’eschatologie et de son potentiel politique à la critique de Bultmann développée par Voegelin51, qui attaque l’interprétation de Bultmann sur le point qui lui est propre, son « existentialisme » heideggerien. Voegelin récuse l’interprétation uniquement orientée sur la « Unweltlichkeit » du Nouveau Testament proposée par Bultmann. Il se détache donc de Löwith et de Blumenberg qui au contraire insistent sur ce point, puisque cette étrangeté au monde joue un rôle dans la neutralisation de l’eschatologie. À l’inverse, Voegelin met l’accent sur la « théologie de l’histoire » de Saint Paul52, sur l’Écriture même, qui « se révèle être un obstacle insurmontable au déraillement radical dans la gnose » que Voegelin voit à l’œuvre dans la « théologie existentialiste » de Bultmann53. L’argument de la « Unweltlichkeit » de l’eschatologie, que l’on retrouve tant chez Löwith, chez Bultmann que chez Blumenberg, serait donc à nuancer, la « théologie de l’histoire » paulinienne étant révélatrice d’un intérêt pour le monde venant contrebalancer la radicalité de l’expérience eschatologique. Mais d’autre part, Voegelin reconnaît à Bultmann le mérite d’avoir différencié une expérience véritable de la réalité.

Au cœur de l’analyse gnostique de l’existence à notre époque, ou des spéculations gnostiques de l’Antiquité, se trouve une expérience immédiate de la situation de l’homme dans le monde. Et bien que l’interprétation de la réalité fondée sur cette expérience puisse s’égarer radicalement si elle confond la vérité fragmentaire et la vérité de l’ensemble, l’expérience immédiate elle-même ne peut être fausse. Nous avons effectivement des expériences

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d’aliénation, d’être étrangers dans un monde qui n’est pas le nôtre, ou d’un modèle d’existence dont l’origine n’est pas dans l’existence dans ce monde, [nous avons des expériences] d’une réalité véritable, dont le modèle vient à nous, qui n’est pas de ce monde, d’un désir de cet autre monde, d’un nouveau paradis et d’une nouvelle Terre, [des expériences] d’une diminution de la réalité attachée à la vie en ce monde, [c’est-à-dire] la tonalité paulinienne du « comme si… non54 » ; en bref, [nous avons une expérience] d’’existence eschatologique’. Il y a une expérience de l’histoire avalée par l’eschatologie, selon la formule de Bultmann55.

Ce faisant, l’« existence eschatologique » soulignée par Bultmann présente un intérêt certain, dans la mesure où elle relève bien d’une expérience humaine véritable, et représente une articulation de l’historicité jusqu’à l’homme individuel, cette « historicité de l’homme » ne devant toutefois pas annihiler l’histoire du monde. On trouve donc ici une explication de la persistance de l’expérience eschatologique dans ses résurgences au niveau politique, dans les « religions politiques » ou, plus généralement, dans le messianisme politique. C’est en tant qu’expérience humaine authentique, plutôt que comme modèle de compréhension de l’histoire sur un mode « substantialiste », que les résurgences de l’eschatologie sont compréhensibles. Les objections de Blumenberg présentent certes un intérêt dans la critique des reprises de l’eschatologie en théorie de l’histoire, mais ne permettent pas réellement de comprendre la persistance de ce mode de pensée, en particulier au niveau politique. Au contraire, Voegelin remarque cette persistance de l’eschatologie dans la sphère politique en tant qu’expérience, et mettra donc en œuvre, dans sa lecture de Saint Paul, d’autres moyens pour la neutraliser. Bien que développant des perspectives différentes Blumenberg, Löwith et Voegelin se rejoignent dans la perception du danger associé aux développements politiques de l’eschatologie chrétienne. Cette méfiance se traduit chez Voegelin dans la lutte contre les « religions politiques56 » puis le « gnosticisme57 », avant le développement d’une analyse plus subtile, en termes d’« expérience58 ». Concernant Blumenberg, le motif

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de ce rejet de l’eschatologie, s’il est autre que la critique de l’idée de sécularisation et la tentative d’auto-fondation de la modernité, est difficile à percevoir59 ; la critique de la théologie politique peut fournir une clef d’interprétation.

L’eschatologie au-delà de la sécularisation

Que penser de cette neutralisation de l’eschatologie ? Il convient de remarquer que la réponse développée par Blumenberg dans La Légitimité des Temps modernes repose avant tout sur une conception de l’eschatologie héritée de Löwith, mettant particulièrement en avant la sécularisation – illégitime – de celle-ci. C’est parce que l’eschatologie se perpétuerait de manière sécularisée – et donc pour ainsi dire délégitimante – dans la modernité que Blumenberg s’y attaque, remplaçant le schéma substantialiste par l’Umbesetzung fonctionnelle. Déjà chez Voegelin, l’interprétation de l’eschatologie en tant qu’expérience d’une existence eschatologique présente le problème sous un angle différent. En effet, si les formes persistantes de pensée eschatologique ne sont pas comprises comme une sécularisation de la théologie chrétienne délégitimant la modernité, il n’y a alors pas lieu d’introduire le modèle de l’Umbesetzung.

Jacob Taubes développe les mêmes thèmes que Löwith, mais s’en écarte radicalement60, sa compréhension de l’eschatologie ne faisant

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pas intervenir la sécularisation. La tentative de regroupement de la pensée occidentale autour du fil directeur de l’eschatologie, telle qu’elle est présentée dans Eschatologie occidentale61, repose en effet sur une thèse forte, selon laquelle « l’histoire ne dévoile son essence qu’en tant qu’eschatologie62 », c’est-à-dire en tant qu’orientée vers un futur lui donnant son sens et remettant radicalement en question tout présent. À ce titre, la pensée grecque, puisqu’elle ne pose pas la question du but, ne permet pas de penser l’histoire. La pensée historique n’apparaît en effet selon Taubes qu’avec le prophétisme d’Israël63, fondement de la vision apocalyptique de l’histoire, seule appréhension possible de l’histoire en tant qu’eschatologie. Or, cette compréhension – la seule véritable compréhension – est à l’origine même de la philosophie de l’histoire, « c’est dans l’apocalyptique et la gnose que se trouve le fondement de la logique de Hegel64 », qui signifie à la fois le renouveau et la perpétuation de la pensée eschatologique, précisément dans la philosophie de l’histoire moderne : « la logique dialectique de l’histoire, donc la philosophie de l’histoire, est le tertum comparationis le plus général, celui qui permet maintenant d’actualiser l’apocalyptique65 ». Comme le remarque Jaeger, Taubes ne lie pas cette actualisation à la problématique de la sécularisation66, qui est tout simplement absente de sa réflexion, ou plutôt qui ne s’impose pas, puisque la conservation de la pensée eschatologique dans la philosophie de l’histoire n’est pas un saut, mais plutôt une transition « fluide67 », ne posant donc pas la question de la légitimité ou de l’illégitimité.

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Ce que Taubes remarque au niveau des rapports entre eschatologie est histoire est aussi valable au niveau politique, où la pensée eschatologique est découverte comme « le tertium comparationis rendant compte de l’affinité véritable entre théologie et politique68 ». À nouveau, cette affinité n’est pas résultat d’un saut, d’une sécularisation, puisqu’elle trouve son origine dans la source même de l’eschatologie chrétienne, chez Saint Paul69. C’est vraisemblablement dans la lecture de Saint Paul présentée par Taubes que se trouve l’origine de l’étrangeté radicale de sa pensée vis-à-vis de toute théorie de la sécularisation. S’inspirant des thèses de Bruno Bauer70, Taubes interprète le message paulinien comme d’emblée porteur d’un sens non seulement théologique, mais aussi – inséparablement – politique. La protestation eschatologique totale n’est pas seulement un rejet, une perte de sens du monde, comme chez Barth, mais est dirigée contre le monde, et notamment contre l’Imperium romanum71. La pensée eschatologique, trouvant son origine chez Paul, se présente donc d’emblée comme un lien entre théologie et politique, elle conjugue ces deux directions. L’eschatologie ne peut donc être « sécularisée », puisqu’elle se situe déjà dans un entre-deux, contrairement à la dissociation, en définitive très augustinienne, présupposée par la critique de Blumenberg.

Or, c’est justement en tant que remise en cause de cette dissociation que l’eschatologie peut être actualisée. En s’appuyant sur l’analyse de Taubes, Giorgio Agamben remarque, dans son commentaire de l’Épître aux Romains72 :

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Bien que les positions des deux auteurs [Löwith et Blumenberg] aient été différentes et, par certains aspects, opposées, elles partageaient un présupposé commun : la contradiction inconciliable entre la modernité et l’eschatologie. La conception chrétienne d’un temps orienté vers le salut eschatologique et, par conséquent, vers la fin dernière, était pour l’un comme pour l’autre obsolète, et en dernière analyse, inconciliable avec la conception que la modernité se fait de son propre temps et de son histoire. […] je voudrais seulement vous faire remarquer que Blumenberg aussi bien que Löwith confondent le messianisme avec l’eschatologie, le temps de la fin avec la fin du temps, et laissent échapper ce qui pour Paul est essentiel : le temps messianique en tant que remise en question de la possibilité même d’une division claire entre les deux olamim (mondes)73.

Agamben reprend les deux concepts pauliniens du temps : kairos et chronos. Alors que l’eschatologie serait avant tout orientée vers l’eschaton, donc vers la fin du temps comme chronos, Agamben cherche à présenter l’événement messianique (la résurrection de Jésus) non dans son aspect eschatologique, mais dans son aspect « messianique ». Cela lui permet d’introduire le temps comme kairos, c’est-à-dire non la fin du temps – qui renverrait auquel cas au désintérêt de l’histoire évoqué par Löwith et Blumenberg –, mais le « temps de la fin », un intervalle s’étirant entre l’événement messianique et la Parousie. Ce faisant, l’eschatologie comprise comme messianisme ne se caractérise plus par son « Unweltlichkeit » stérile, mais par une nouvelle expérience du temps présent comme intervalle où peut se dérouler l’action humaine. Par l’intermédiaire d’Agamben, il est donc possible de revenir à la compréhension du « moment présent » développée par Bultmann à travers son analyse de l’eschatologie, mais en sortant de la perspective « existentialiste » centrée sur l’individu au profit d’un concept valable au niveau historico-politique ; l’eschatologie comme expérience permettant de comprendre le temps présent comme une période, un « entre-deux », comme tension, s’appuyant sur le passé tout en étant orienté vers l’avenir.

En ce sens, l’expérience que la modernité fait du temps et de l’histoire n’est pas incompatible avec la pensée eschatologique, sans qu’il ne soit par cela question de légitimité ou d’illégitimité de la modernité. À l’inverse, la problématique de la sécularisation coupe court à toute tentative d’actualisation de la pensée eschatologique, radicalisant et

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séparant les positions. L’eschatologie n’appartiendrait qu’au domaine théologique, la modernité ne devant être comprise que par elle-même, sans soulever la question véritable, celle de la pertinence de l’eschatologie comme paradigme d’interprétation de l’expérience moderne du temps et de l’histoire.

Bruno Godefroy

Université Lyon 3 – IRPhiL

1 Pour un état des lieux de ce débat et la mise en évidence de ses multiples aspects, voir Heinz-Horst Schrey (éd.), Säkularisierung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1981.

2 Hans Blumenberg, Die Legitimität der Neuzeit, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1996 (édition remaniée). Trad. française Marc Sagnol, Jean-Louis Schlegel, Denis Trierweiler, Marianne Dautrey, La Légitimité des Temps modernes (abrégé : LTM), Paris, Gallimard, 1999.

3 Pour une définition de l’eschatologie, voir Rudolf Bultmann, Histoire et eschatologie (abrégé : HE), Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1959, p. 37 : « L’eschatologie est la doctrine des “choses dernières” ou plus exactement des événements par lesquels notre monde connu tend à sa fin. C’est la doctrine de la fin du monde, de sa destruction ».

4 Voir Karl Löwith, Sämtliche Schriften 2, Weltgeschichte und Heilsgeschehen, Stuttgart, J.B. Metzler, 1983 et en particulier la réponse de Löwith à Blumenberg, « Besprechung des Buches Die Legitimität der Neuzeit von Hans Blumenberg » (1968), p. 452-459.

5 Ibid., p. 275.

6 Ibid., p. 279.

7 Sur les différents usages du concept de sécularisation, voir Hans Blumenberg, LTM, op. cit., chap. i et Myriam Revault d’Allones, « Sommes-nous vraiment “déthéologisés” ? Carl Schmitt, Hans Blumenberg et la sécularisation des temps modernes. », Les études philosophiques 2004/1, no 68, p. 25-37.

8 Voir Karl, Löwith, « Besprechung des Buches Die Legitimität der Neuzeit von Hans Blumenberg », et Myriam Revault d’Allones, « Ce que disent les modernes. “Sécularité” ou “sécularisation” ? », Modernité et sécularisation, Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Leo Strauss, Paris, CNRS Éditions, 2007, p. 45-55.

9 Carl Schmitt, Politische Theologie, Vier Kapitel zur Lehre von der Souveränität, Berlin, Duncker & Humblot, 1985 (première édition 1922). Trad. française Jean-Louis Schlegel : Théologie politique, Paris, Gallimard, 1988. Voir en particulier la formule autour de laquelle se concentre le problème de la sécularisation, p. 46 : « Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques sécularisés ».

10 Karl Löwith, Histoire et salut. Les présupposés théologiques de la philosophie de l’histoire, trad. Marie-Christine Challiol-Gillet, Sylvie Hurstel et Jean-François Kervégan, Paris, Gallimard, 2002.

11 Voir en particulier The New Science of Politics. An Introduction, Chicago / London, University of Chicago Press, 1952. Trad. française Sylvie Courtine-Denamy : La Nouvelle Science du politique. Une introduction, Paris, Seuil, 2000. Cette généalogie critique et polémique de la modernité n’est qu’une étape dans la pensée de Voegelin.

12 Voir Dolf Sternberger, Drei Wurzeln der Politik, tome 1, Schriften II, 1, Frankfurt am Main, Insel Verlag, 1978, chap. 5, « Augustinus oder die Eschatologik », p. 309-380.

13 Voir en particulier Eric Voegelin, op. cit. et le débat autour de la Théologie politique de Carl Schmitt quant à la possibilité même d’une théologie politique.

14 Carl Schmitt, op. cit.

15 Jacob Taubes, Abendländische Eschatologie, Berne, Francke, 1947. Trad. française Raphaël Lellouche et Michel Pennetier, Eschatologie occidentale, Paris, Éditions de l’éclat, 2009.

16 Friedrich Wilhelm Graf, « Annihilatio historiae ? Theologische Geschichtsdiskurse in der Weimarer Republik », Jahrbuch des historischen Kollegs, 2004.

17 Voir Eric Voegelin, « History and Gnosis », CW 11, p. 156-177, Baton Rouge / London, Lousiana State University Press, 1990.

18 Rudolf Bultmann, HE, op. cit., p. 153.

19 Ibid., p. 158.

20 Ibid., p. 159.

21 Ibid., p. 178.

22 Voir aussi Friedrich Wilhelm Graf, op. cit.

23 Rudolf Bultmann, ibid., p. 181-182.

24 Ibid., p. 182.

25 Hans Jonas, Das Prinzip Verantwortung, Frankfurt am Main, Insel Verlag, 1979. Trad. française Jean Griesch : Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Le Cerf, 1997. À noter, chez Jonas comme chez Bultmann, l’influence heideggerienne très présente.

26 Jean-Pierre Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé. Quand l’impossible est certain, Paris, Seuil, 2002.

27 « Verweltlichung durch Eschatologie statt Verweltlichung der Eschatologie ».

28 Hans Blumenberg, LTM, p. 51.

29 Hans Blumenberg, « Histoire et eschatologie. Une recension d’un ouvrage de Bultmann », Archives de Philosophie, 2004/2, Tome 67, p. 301.

30 Hans Blumenberg, LTM, p. 53.

31 Ibid. À noter le développement semblable (avec une différence notable quant à Paul) dans le chap. iv de Histoire et eschatologie.

32 Ibid., p. 74.

33 Hans Blumenberg, LTM, p. 54.

34 Rudolf Bultmann, HE, p. 37.

35 Cette conception de l’eschatologie est contestable, d’autant plus que Blumenberg ne propose que peu d’arguments concrets en sa faveur. Voir Wolfgang Hübener, « Carl Schmitt und Hans Blumenberg oder über Kette und Schluß in der historischen Textur der Moderne », dans Jacob Taubes (éd.), Religionstheorie und Politische Theologie, tome 1, Der Fürst dieser Welt. Carl Schmitt und die Folgen, p. 57-76, en particulier le contre-exemple des puritains, p. 68 sq. qui, loin de craindre le salut, souhaitaient même l’avancer autant que possible. Voir aussi entre autres l’analyse d’Eric Voegelin dans La Nouvelle Science du politique, p. 191-224.

36 Hans Blumenberg, LTM, p. 57.

37 Voir l’étude précise et les traductions des textes de Joachim de Flore de Matthias Riedl, Joachim von Fiore. Denker der vollendeten Menschheit, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2004.

38 En ce qui concerne la théologie politique, remarquons que Blumenberg utilise les mêmes arguments de réaction à et d’immanence du processus que pour son interprétation de l’eschatologie.

39 Jean-Claude Monod, Hans Blumenberg, Paris, Belin, 2007.

40 Voir Eric Voegelin, Die politischen Religionen, Stockholm, Bermann-Fischer Verlag, 1939. Trad. française Jacob Schmutz : Les religions politiques, Paris, Le Cerf, 1994, p. 24 : « Le collectivisme politique n’est pas seulement une apparition politique et morale ; c’est sa composante religieuse qui me paraît beaucoup plus importante ». Voegelin est toutefois confronté à la nécessité d’« élargir le concept du religieux » (op. cit., p. 30), afin que celui-ci ne se limite pas à des religions déterminées, mais désigne aussi à ce type d’attentes. Voir également Carl Christian Bry, Verkappte Religionen, Nördlingen, Greno Verlagsgesellschaft, 1988 (première édition Gotha, Perthes, 1924). Aujourd’hui totalement oublié, mais précurseur en la matière, l’ouvrage de Bry prend en considération un large spectre de mouvements propres aux années 1920 et les analyse sous l’angle des verkappte Religionen (« religions camouflées »). Pour une étude relativement complète de l’émergence et de l’emploi du concept de « religion politique », voir Didier Musiedlak, « Fascisme, religion politique et religion de la politique. Généalogie d’un concept et ses limites », Vingtième siècle, no 108, Octobre-Décembre 2010, p. 71-84. Il est toutefois regrettable que Musiedlak réduise finalement l’intérêt du concept à la question de savoir « de quelle façon les dictatures ont pu agencer stratégiquement un nouvel espace occupé au nom d’une nouvelle croyance », sans prendre en compte la situation spirituelle et les attentes qui ont rendu possible une telle croyance.

41 Fritz Gerlich, Der Kommunismus als Lehre vom tausendjährigen Reich, Munich, Verlag Hugo Bruckmann, 1920.

42 Voir Jacob Taubes, Abendländische Eschatologie, Berne, Francke, 1947. Trad. française Raphaël Lellouche et Michel Pennetier, Eschatologie occidentale, Paris, Éditions de l’éclat, 2009, p. 169-170.

43 Karl Löwith, Histoire et salut, op. cit., p. 231.

44 Ibid., p. 234.

45 Karl Barth, Theologische Existenz heute !, München, Chr. Rainer Verlag, 1933.

46 Karl Löwith, « Mensch und Geschichte », Sämtliche Schriften 2, Weltgeschichte und Heilsgeschehen, Stuttgart, J.B. Metzler, 1983, p. 157.

47 Ibid.

48 Ibid., p. 159.

49 Ibid., p. 233.

50 Voir par exemple Hans Blumenberg, LTM, p. 52 : « Si l’on considère ce comportement [l’attente du salut] comme essentiel pour le noyau originel de la doctrine chrétienne, il n’est nullement lié au concept d’histoire ou seulement en ceci que le désintérêt absolu pour la représentation et l’explication de l’histoire devient pour lui le trait caractéristique de la situation impérieuse de l’approche de la fin de l’histoire ».

51 Voir Eric Voegelin, History and Gnosis, op. cit.

52 Ibid., p. 167.

53 Ibid., p. 177.

54 I Cor. 7 « hos me ».

55 Eric Voegelin, op. cit., p. 172.

56 Voir Eric, Voegelin, Les Religions politiques, op. cit.

57 Voir en particulier Eric Voegelin, La Nouvelle Science du politique, op. cit.

58 En particulier dans Anamnesis. Zur Theorie der Geschichte und Politik, Freiburg / München, Karl Alber Verlag, 2005 (édition originale 1966).

59 Voir Richard Faber, Der Prometheus-Komplex. Zur Kritik der Politotheologie Eric Voegelins und Hans Blumenbergs, Würzburg, Königshausen & Neumann, 1984, qui présente une piste intéressante. Selon Faber, qui s’appuie davantage sur Arbeit am Mythos, Blumenberg cherche à dépasser la « christologie politique » de Schmitt en développant une « polythéologie politique » mettant l’accent sur un équilibre des pouvoirs et ne s’attaquant donc pas seulement au versant « conservateur » de la théologie politique représenté par Schmitt, mais également à l’autre extrémité du spectre politique. C’est ce qui ressort, selon celui-ci, du dialogue entre Blumenberg et Bloch : « si Blumenberg ne veut pas en finir avec le mythe en général, alors tout au moins avec le mythe de Prométhée. Et ceci est politiquement fondé : pour Blumenberg, comme c’était déjà le cas pour Goethe (à la fin de son œuvre), le mythe de Prométhée est le mythe “moderne-sans culotte” de la Révolution » (p. 76). Le rejet de l’eschatologie serait donc avant tout l’expression d’une position se posant comme moderne, certes antithéologique, mais conservatrice.

60 Voir Michael Jaeger, « Jacob Taubes und Karl Löwith. Apologie und Kritik des heilsgeschichtlichen Denkens », dans Richard Faber, Eveline Goodman-Thau, Thomas Macho (éd.), Abendländische Eschatologie. Ad Jacob Taubes, Würzburg, Königshausen & Neumann, 2001, p. 485-508.

61 Jacob Taubes, Eschatologie occidentale, op. cit.

62 Ibid., p. 15.

63 Ibid., p. 26 sq.

64 Ibid., p. 44.

65 Michael Jaeger, art. cit., p. 496.

66 Ibid.

67 Jacob Taubes, Eschatologie occidentale, p. 45 : « Le visage de l’apocalyptique et de la gnose est marqué de façon essentielle par l’eschatologie. Même là où les Apocalypses “mythologiques” prennent la forme des systèmes “philosophiques” de la gnose, l’accent eschatologique reste présent. La gnose est l’esprit de l’apocalyptique. Les mythes apocalyptiques racontent l’histoire du monde à travers le leitmotiv dramatique de l’aliénation à soi-même, et ce thème est précisément au fondement des spéculations plus théoriques, et conceptualisées en termes ontologiques, qui sont celles de la gnose. Les transitions sont bien entendu fluides entre apocalyptique et gnose ».

68 Michael Jaeger, art. cit., p. 499.

69 Voir Jacob Taubes, Die politische Theologie des Paulus, München, Wilhelm Fink Verlag, 1993. Trad. française Mira Köller et Dominique Séglard, La Théologie politique de Paul, Paris, Seuil, 1999.

70 Bruno Bauer, Christus und die Caesaren. Der Ursprung des Christenthums aus dem römischen Griechenthum, Berlin, Eugen Grosser, 1879.

71 Cette interprétation ne semble pas compatible au premier abord avec la soumission aux autorités évoquée dans Rm. 13, comme le souligne Henning Ottmann dans Geschichte des politischen Denkens, I/2 : Von Platon bis zum Hellenismus, Stuttgart, Metzler, 2001, chap. x, « Politische Lehren des Neuen Testaments », p. 203-227, ici p. 216. Cette critique fait l’impasse sur le rapprochement opéré par Taubes entre Sabbatai Zvi et Paul, justifiant ainsi la subversion politique portée par le message paulinien en dépit de Rm. 13.

72 Giorgio Agamben, Il tempo che resta : un commento alla Lettera ai Romani, Torino, Bollati Boringhieri, 2000. Trad. française Judith Revel, Le temps qui reste, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2004.

73 Ibid., p. 112.