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Classiques Garnier

Sébastian Haffner et le mystère allemand

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2012, n° 1
    . Le prisme du totalitarisme
  • Auteur : Lara (Philippe de)
  • Résumé : Histoire d’un Allemand (écrit en1938-1940 et publié après sa mort, en 2001), le premier et le plus célèbre écrit de Sebastian Haffner (1907-1999), est le point de départ d’une œuvre abondante entièrement consacré à comprendre et à expliquer la catastrophe allemande. Pourquoi l’Allemagne ? se demande Haffner, autrement dit, quelle est la part de la « tradition spécifiquement nationale » dans le nazisme ? La lucidité exceptionnellement précoce d’Haffner sur ce qu’était le régime nazi et ce à quoi il allait conduire dans Histoire d’un Allemand est approfondie sous des angles variés dans des ouvrages publiés de 1940 à 1989. En dépit de son attention exclusive à l’histoire et à la culture allemande, l’œuvre d’Haffner est une contribution importante à la compréhension d’ensemble du moment totalitaire. Le titre de cet article est inspiré par celui d’un article de Raymond Aron, « Existe-t-il un mystère nazi ? ».
  • Pages : 133 à 143
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812408823
  • ISBN : 978-2-8124-0882-3
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-0882-3.p.0133
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/02/2013
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : nazisme, Hitler, culture allemande, nation, empire
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Sébastian Haffner
et le mystère allemand1

Ceux qui ont compris précocement l’inédit des révolutions totalitaires, Amendola, Strurzo, Halévy, Malaparte, Capitant, Ortega y Gasset, et bien d’autres2, l’ont fait moyennant la reconnaissance de l’affinité entre le bolchevisme, le fascisme puis le nazisme, et de leur appartenance commune à une « conjoncture totalitaire », pour reprendre l’expression heureuse de Marcel Gauchet3. C’est la comparaison qui permet à la fois l’identification et l’explication de ces révolutions. Ainsi, quand Hannah Arendt soutient que le totalitarisme est une expérience fondamentale et une forme politique inédites dans l’histoire humaine, elle ajoute « peu importent la tradition spécifiquement nationale ou la source spirituelle particulière de son idéologie4 ». Sebastian Haffner (1907-1999) fait partie de ces pionniers, mais il est aussi éloigné que possible d’une perspective générique et comparative. Ce n’est pas qu’il affirme que le nazisme est incomparable au fascisme ou au communisme, c’est qu’il n’y songe pas. Son œuvre est commandée par une seule question : pourquoi l’Allemagne ?, autrement dit, quelle est la part de la « tradition spécifiquement nationale » dans la catastrophe allemande ? D’où le titre de cet article, inspiré par celui d’un article de Raymond Aron, « Existe-t-il un mystère nazi ? » (1979).

L’œuvre de Haffner peut-être vue comme un diptyque : Histoire d’un allemand d’un côté, et ses livres ultérieurs (une dizaine) de l’autre ; dans

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ce second volet, l’homme Haffner s’efface aussi complètement qu’il s’était livré dans Histoire5. Il ne publiera pas cette Histoire d’un Allemand, son premier livre ; le manuscrit sera découvert et publié par ses enfants après sa mort. Pourtant, les deux pans du diptyque sont solidaires, et cette solidarité fournit selon moi la clé de son œuvre.

D’une morale à une science politique

J’aimerais rendre justice à la cohérence philosophique de la pensée de Haffner mais aussi à la grâce de l’écrivain, de l’historien narrateur. « Ce livre veut simplement raconter, non prêcher la morale », mais son titre même suggère une morale : Histoire d’un Allemand veut dire qu’avec la catastrophe nazie, l’histoire a envahi la « sphère la plus intime », que les bouleversements historico-politiques de l’espèce ordinaire laissaient « intacte ». De sorte que L’Histoire d’un Allemand c’est « l’histoire de l’Allemagne comme partie intégrante de mon histoire personnelle » (p. 21). Face à la nazification, l’émigration intérieure n’est pas une option. Comme le déclarera fièrement Robert Ley, l’un des chefs des organisations de masse nazies, « la seule personne qui soit encore un individu privé en Allemagne, c’est celui qui dort ». D’où la morale de cette histoire : placé dans une telle situation, l’individu ne peut se retirer hors du monde, il ne peut que livrer bataille et, pour cela, comprendre. Haffner bouscule ce faisant un penchant propre au caractère allemand. Il préconise une sorte de Bildung (d’éducation de soi) pour un temps de malheurs : l’individu a à se faire lui-même, à cultiver son intériorité, certes, selon la tradition de la Bildung, mais il doit le faire contre son environnement, contre la pression totalitaire, et non en s’y résignant. Ce qui ne veut pas dire forcément agir en héros, en martyr, mais se maintenir par des actes et des exercices appropriés, à distance de l’État, en sachant que, cette fois, la séparation n’est pas donnée d’avance, comme dans le schéma typiquement allemand de la séparation entre les ordres de la vie publique et du salut personnel (Luther, Thomas Mann l’apolitique). Elle doit être conquise contre l’histoire de l’Allemagne.

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En 1938, Raimund Pretzel, un jeune magistrat stagiaire de Berlin, s’exile en Angleterre, où il prend le nom de plume de Sebastian Haffner, afin de protéger ses proches restés en Allemagne. Il se jette dans l’écriture, écrivant ses deux premiers livres en quelques mois, L’Histoire d’un Allemand en 1938-1939 puis Germany : Jekyll and Hyde, commencé avec la guerre et achevé en mars 19406. Histoire d’un Allemand reste dans les tiroirs, Germany : Jekyll and Hyde est publié en avril, avec un grand retentissement. On raconte que Churchill donna l’ordre à tous les membres de son gouvernement de lire ce livre. Dans la guerre moderne – c’est pour Haffner une des leçons de la Grande Guerre –, la stratégie militaire n’a plus qu’une importance secondaire, la guerre est affaire, d’une part, d’intendance et d’armement, d’autre part de moral de la population, civile et militaire. La mobilisation des populations est en effet cruciale. Or elle dépend ultimement de leur compréhension des buts de guerre et de leur adhésion à ceux-ci. Les Alliés ne doivent pas se tromper de guerre : Haffner a en vue la tentation de l’apaisement, d’une paix de compromis, tentation encore très forte, avant l’invasion des Pays-bas et de la France. La guerre juste pour Haffner, c’est celle qui exclut toute paix de compromis avec Hitler, qui a pour but l’éradication du nazisme et la punition de ses chefs, et fait correctement la différence entre le nazisme et l’Allemagne, c’est-à-dire en évitant la simplification angélique qui fait des Allemands des victimes de la dictature et celle, symétrique inverse, qui part du principe que l’Allemagne a le régime qu’elle veut, qu’elle sera toujours dangereuse pour l’Europe, et qu’il s’agit de la rendre durablement inoffensive. En dépit de la vocation immédiate de l’ouvrage, tout y est, ce qu’on pourrait appeler le système de Haffner.

On peut en avoir une première idée de ce « système » en partant des suggestions du nom de l’auteur. Le choix de ce pseudonyme est en effet très expressif. Haffner aimait et connaissait la musique. Il ne manque jamais de mentionner la musique à côté de la poésie et de la philosophie lorsqu’il évoque la culture allemande. « Sebastian » évoque Jean-Sébastien Bach, « Haffner » Mozart (du nom du commanditaire de sa 35e symphonie et de sa 7e Sérénade). Bach et Mozart symbolisent en outre la dualité des pays allemands, le Nord lutherien pour Bach,

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l’Autriche catholique et méridionale pour Mozart. Le pseudonyme de Sebastian Haffner est donc un programme : une renaissance allemande fondée sur la séparation de la culture et de la puissance, une ouverture à l’Europe qui ne soit pas médiatisée par la puissance (l’Empire) mais par les œuvres, et qui célèbre la fragmentation des États allemands.

Deux Allemagnes ou une ?

Sebastian Haffner réfléchira sans relâche sur la « question allemande » c’est-à-dire, pour aller à l’essentiel, la responsabilité historique allemande dans la catastrophe nazie, la solidarité entre le nazisme et l’histoire allemande. Comment des gens normaux (et même braves) deviennent nazis ? Il répond en combinant deux registres, l’histoire politique de l’Allemagne moderne et la critique de la culture allemande. Derrière ces deux registres, on entend une interrogation douloureuse sur le nazisme, comme étant certes quelque chose qui est arrivé aux Allemands, mais aussi quelque chose qu’ils ont fait.

Le point de départ de Jekyll et Hyde (et de toute l’œuvre), c’est le dépassement du manichéisme de la théorie des deux Allemagnes, comme si l’Allemagne de Goethe était complètement étrangère à celle de Treitschke, soit l’âme, soit la puissance. Le titre est éloquent : dans le roman de Stevenson, Jekyll et Hyde sont la même personne, en un sens, mais, en un autre sens, il faut un agent extérieur pour transformer Jekyll en Hyde, et le processus est (plus ou moins) réversible.

Peut-on sauver le Dr Jekyll ? Dès1933, Sebastian Haffner n’a pas de doute sur l’ampleur de la catastrophe nazie, les destructions épouvantables qu’elle va provoquer, et il regarde en face la responsabilité de ses concitoyens. Mais il oscille entre deux compréhensions de la marche de Bismarck à Hitler, selon qu’on met au premier plan l’histoire politique du Reich, ou les traits structurels de la culture, de la personnalité allemandes.

Il a saisi d’emblée la rapidité, l’aisance pourrait-on dire, avec lesquelles s’effectue la nazification de la société allemande, le blanc-seing que les Allemands donnent à la révolution nazie, avec ses conséquences

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monstrueuses pour les Juifs, les nations européennes et, ultimement, l’Allemagne. Il éprouve aussi d’emblée que « la révolution nazie avait aboli l’ancienne séparation entre la politique et la vie privée » (Histoire, p. 326-327). La « tentation de l’isolement », qu’on pourrait également appeler le mythe de l’intériorité des Allemands ne fournit aucune résistance au conformisme de l’enrôlement : « Des milliers de ces gens-là se trouvent aujourd’hui en Allemagne, nazis à la mauvaise conscience qui portent leur insigne du parti comme Macbeth sa pourpre royale, qui, complices malgré eux, se chargent d’une faute après l’autre, cherchent vainement une échappatoire, boivent et prennent des somnifères, n’osent plus réfléchir, ne savent plus s’ils doivent espérer ou redouter la fin de l’époque nazie – leur propre époque ! » (Histoire, p. 299).

Le Reich allemand, un hybride funeste

La thèse centrale de Haffner est le caractère funeste du « Reich allemand », autrement dit, ce qu’a d’inévitable, en quelque façon, le chemin qui va Von Bismarck zu Hitler7. Mais, ici se loge l’oscillation entre deux explications :

1 / l’enchaînement politique, qui fait qu’à partir de 1848 l’Allemagne a pris à plusieurs reprises la mauvaise direction, pour se livrer finalement au pouvoir diabolique de Hitler (attention, cette ligne d’analyse est bien politique, il ne s’agit pas d’une explication par les origines intellectuelles).

Pourquoi l’État national proclamé en 1871 à Versailles a-t-il été baptisé « Reich allemand » et non tout simplement « Allemagne » ? Sans doute parce qu’il était dès le début bien plus – et aussi moins – qu’un État national allemand […] parce que cet État national n’existait que dans la mesure où la Prusse l’avait fondé et le dominait ; il était en quelque sorte le Reich allemand de la Prusse. Cependant, le titre « Reich allemand », en dissimulant ce « moins », indiquait également le « plus » : la prétention universaliste, européenne et supranationale du Saint Empire romain germanique du Moyen Age (DBH, p. 12).

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Mais ce n’est pas le dernier mot de Haffner. Il fait aussi l’hypothèse radicale d’une base anthropologique de ces mésaventures politico-historiques, de l’incapacité allemande à être une nation moderne, qui introduit dans cette histoire un élément de responsabilité, qu’on pourrait dire culturelle ou anthropologique, des Allemands, à savoir une incapacité proprement allemande à être une société moderne normale, unifiée sous l’État nation, incapacité qui ne serait pas le fruit des contingences de l’histoire ni même de la géographie (« le Reich allemand est né encerclé »), mais bien de la culture allemande elle-même, qui n’est pas tant coupable qu’inapte à l’État moderne, à cette conjugaison du droit et de la puissance, de l’indépendance libérale des individus et de la communauté historique. « Ce qui paraît monstrueux dans cette histoire, c’est que le Reich allemand semble avoir contribué, et presque dès son début, à sa propre destruction. » (DBH, p. 12) Le « Reich allemand » est trop national pour être un véritable empire, et trop impérial pour être une nation normale. Ces ambiguïtés funestes entre nation territoriale et empire universel, entre ancien régime et régime moderne, ambiguïtés présentes dès sa naissance, ne peuvent être levées que par le renoncement à la puissance, l’assomption de la déconnexion entre l’identité et le rayonnement de la culture et l’affirmation politique moderne, c’est-à-dire l’État souverain.

Cette thèse d’une faille anthropologique, d’un déficit politique irrémédiable, Sebastian Haffner ne la formule pas expressément, il tourne autour. Il me semble que l’écriture, au début de sa carrière, d’Histoire d’un Allemand, puis sa non publication sont comme l’aveu de cette intuition centrale : répondre à la question « pourquoi l’Allemagne ? », comme il l’a fait dans tous ses livres, ce n’est pas seulement expliquer l’histoire moderne de l’Allemagne, c’est procéder à un examen de conscience, mettre en question la culture allemande, ce qui, dans la culture allemande, en dépit de sa gloire, participe de cette faille. Pour schématiser la thèse, on dira que l’histoire allemande moderne est plombée, faussée par la permanence de l’imaginaire politique de l’empire universel au milieu du développement national moderne, et que cette permanence pathologique n’est pas qu’un héritage de l’histoire et de la géographie, elle est un trait de la culture allemande elle-même. Une idée que retrouvera Dumont8.

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L’apolitisme

La faille anthropologique, c’est l’apolitisme allemand, si bien analysé et endossé par Thomas Mann en 1918 dans les Considérations d’un apolitique. La politique moderne, prosaïque, ne peut pas, écrit Mann, « établir la paix dans la vie de la société », « cette conciliation ne peut s’effectuer que dans la sphère de la personnalité, jamais celle de l’individu, donc seulement par des voies psychiques, jamais politiques, et c’est sottise que de vouloir, même approximativement, valoriser la vie sociale en lui donnant une consécration religieuse. » Le Mann des Considérations affirme que Luther fit de la liberté et de la souveraineté des Allemands quelque chose d’achevé en les éloignant de la politique. Mann reconnaît que cette « incompatibilité entre la germanité et la politique » est « une contradiction bien allemande ». L’apolitisme, au sens d’un dédain pour la politique, se marie bien avec l’imaginaire impérial : l’Empire est une institution lointaine, abstraite, le contraire d’un corps politique auquel chacun participerait directement. La fameuse soumission allemande à l’autorité est fondée, depuis Luther, sur le partage entre la sphère publique vulgaire et l’intériorité, l’idée que l’épanouissement et le salut individuels ne doivent rien à la politique. La politique, prosaïque, corrompue, est un mal nécessaire imposée par la modernité, l’État moderne ne saurait répondre aux besoins spirituels des hommes.

Pourquoi tant de gens normaux ont-ils consenti au nazisme ? La réponse est lumineusement formulée dans Jekyll et Hyde, dans un passage qui pourrait être un commentaire des Considérations de Mann : l’Allemand moyen « n’a pas le sentiment d’être immoral en politique, mais que c’est la politique qui est immorale. » C’est pourquoi, « en tant

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que masse politique, les Allemands diffèrent des autres nations civilisées – et pas seulement depuis l’arrivée des nazis – par leur exceptionnel absence de scrupule, leur mauvaise foi, leur mensonges, leur barbarie ».

L’Allemand ne se rend absolument pas compte que sa conception de la politique est une particularité exclusivement nationale. Il croît qu’on la lui a imposée […]. Nul n’est aussi apolitique – on pourrait dire antipolitique – que l’Allemand. Il n’y a rien à dire contre cela, surtout si on se rappelle les grandes réalisations musicales, poétiques et philosophiques allemandes – grandes réalisations qui sont toutes le fruit de son effacement politique –, à condition que cela soit pratiqué honnêtement. Même aujourd’hui, l’individu normal allemand préfère avoir le moins de rapport possible avec la politique. […] Il préfère laisser la politique à ceux qui se portent volontaires pour s’en occuper en son nom, aux Kaisers et aux Führers. (Op. cit., p. 111-112)

Le paradoxe tragique est que cette dévalorisation de la politique est ce qui a disposé les Allemands au « triomphe de la volonté », c’est-à-dire à une forme de politisation intégrale de la vie sociale et de sacralisation de la politique. À mettre la politique nulle part, on la retrouve partout. Hitler a eu la suprême habileté d’instaurer une politique totale mais de façon dosée et ciblée, afin de s’allier l’apolitisme allemand.

C’est pourquoi les Allemands loyaux au régime et ceux qui lui sont hostiles ne forment pas « deux Allemagnes différentes, comme beaucoup de gens aiment à se l’imaginer. Ils sont faits du même moule, si grande que soit la haine qu’ils se vouent les uns aux autres. » (ibid., p. 115)

Comme Nietzsche l’a bien vu dans ses Considérations, et comme Mann le déniait dans les siennes, le Reich allemand, en raison des conditions de sa naissance, de ses traits non modernes et même archaïques et mythologiques, ne fut pas le cadre approprié de la civilisation allemande mais l’agent de sa destruction. Le Reich de 1871 ne naît pas dans la continuité d’une histoire, il est « une déviation soudaine et inattendue du cours de l’histoire » (ibid., p. 121).

Il fallait un Goethe pour assumer avec dignité et tranquillité le renoncement politique comme la contrepartie nécessaire de la domination spirituelle de l’Allemagne. Mais il était impossible de résister à l’exemple des autres nations impériales. Ce n’est pas ce qu’il voulait mais, avec Bismarck, « la Prusse fut le cancer de l’Allemagne » (p. 123). La guerre contre le Danemark, l’absorption des petits États d’Allemagne du Nord, et la guerre artificiellement provoquée contre la France sont les trois crimes

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qui entachent la naissance du Reich allemand. Le patriotisme allemand partage avec le nazisme son caractère de « totalité destructrice », « C’est le point de moindre résistance dans la pensée allemande pré nazie, par où les toxines nazies se sont précipitées. Et c’est toujours le seul point d’union véritable entre les nazis et nombre d’Allemands civilisés non nazis. » (p. 117)

Allemagne et Allemands,
de la politique à l’anthropologie

Dans Histoire, il écrit : « il se trouve qu’en Allemagne le nationalisme détruit la valeur spécifique du caractère national. » (p. 334), « L’histoire de l’autodestruction de l’Allemagne du fait de son nationalisme pathologique est plus ancienne, et il vaudrait la peine de la conter. » (p. 335) « Nietzsche fut le premier prophète à discerner que la culture allemande avait perdu la guerre contre le Reich allemand. » (p. 336).

On comprendra mieux ce que veut dire ici Haffner en soulignant ce qu’il ne dit pas. Ce n’est pas l’empreinte impériale, politique et géographique, qui détermine la mauvaise orientation de l’Allemagne moderne. Si je puis dire, les ennuis commencent en 1848-1849, avec l’échec de la révolution et la stratégie du « Reich allemand de la Prusse » élaborée et mise en œuvre par Bismarck. Le tournant fatal de l’histoire allemande, c’est Sadowa (victoire contre l’Autriche en 1866), qui consacre cet empire bancal, mi prussien, mi national allemand, mi libéral ou du moins constitutionnel, mi autoritaire traditionnel. Le Reich n’est ni l’Empire ancien ni la nation moderne, mais un hybride des deux.

La société nazie

Toute une part de l’œuvre de Haffner met entre parenthèses la théorie, politique ou anthropologique, pour raconter et décrire. Haffner a eu la lucidité et le courage de percevoir la profondeur et la rapidité de la nazification de

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la société allemande. « Ce qui commençait était apocalyptique » (Histoire, p. 216). Pour reprendre les termes d’une controverse récente, on pourrait dire que les Allemands entraînés dans le nazisme ne sont ni des « hommes ordinaires » ni des « bourreaux volontaires », mais des Allemands transformés, nazifiés. Un des traits les plus admirables de Jekyll et Hyde est d’ailleurs le soin avec lequel il distingue entre le noyau des nazis (environ 20% de la population selon lui) et la « population loyale » (40%)9.

Pour lui, à la différence d’Arendt, la révolution nazie est totalitaire dès le premier jour en ce qu’elle « n’est pas dirigée contre un quelconque régime, mais contre les bases mêmes de la cohabitation des hommes sur terre » (Histoire, p. 209), un langage qui rend paradoxalement un son arendtien, une douzaine d’années avant les Origines du totalitarisme. La première action d’envergure des nazis après leur arrivée au pouvoir est le boycott des magasins juifs le 1er avril 1933. C’est toutefois la veille que Haffner rencontre la révolution nazie, quand les SA pénètrent dans le tribunal où il est stagiaire et renvoient chez eux les magistrats juifs :

Pas la moindre atrocité. Tout s’était fort bien passé […], il n’y avait eu un peu de grabuge que dans la salle des avocats. Un avocat juif s’était rebiffé et avait été roué de coups. […] un uniforme brun se plantait devant moi : « Êtes-vous aryen ? » Sans même réfléchir, j’avais répondu : « oui ». Un regard investigateur à mon nez et il se retira. Quant à moi, le sang me monta aux joues. Un instant trop tard, je ressentis ma honte, ma défaite […]. Quand je quittai le tribunal, il était comme toujours, gris, froid et paisible, retranché de la rue derrière le rempart distingué des arbres de son parc. On ne pouvait pas voir qu’il s’était effondré en tant qu’institution (p. 224-226).

Page admirable. Haffner comprend à cet instant que la révolution nazie s’attaque, et avec succès, aux structures de la vie quotidienne mêmes. Y compris la normalité relative qui se maintiendra pendant les années 1934-1938, une sorte de NEP nazie, participe de la révolution : « curieusement, c’était entre autres choses la poursuite machinale de la vie quotidienne qui s’opposait à une quelconque réaction énergique et vitale contre la monstruosité » (p. 206). Tout en maniant brutalement la terreur et la propagande, les nazis font preuve d’une habileté pédagogique redoutable. Un exemple, la pédagogie de l’antisémitisme : le boycott du 1er avril a été un échec,

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provoquant un « sursaut d’effroi » chez les Allemands, mais ce fut tout de même une victoire : les nazis durent mettre en veilleuse leurs menées antisémites les plus agressives, mais ils avaient réussi à déchaîner dans le pays « une vague de discussions et de débats non pas sur la question de l’antisémitisme, mais sur la “question juive”. » Cultiver l’antisémitisme de salon comme propédeutique à l’Ausrottung : « On aimait d’ailleurs trancher la question juive à coups de pourcentage. On calculait si le pourcentage de juifs membres du parti communiste n’était pas trop élevé, celui des tués de la guerre mondiale trop bas. » (p. 213)

Mais ces descriptions, si fines soient-elles, ne suffisent pas à dissiper le mystère nazi, à savoir la docilité des Allemands face à cette entreprise de rééducation morale. « Où sont donc passés les Allemands ? » (p. 277). Racontant la dérive vers le nazisme de certains de ses condisciples, Haffner rapporte les dernières discussions encore amicales où l’un d’eux lui dit, en mai 1933 : « Vous oubliez toujours […] quelle formidable évolution se produit aujourd’hui dans ce peuple en devenir qu’est la nation allemande. » Haffner ajoute : « je l’entends aujourd’hui encore prononcer ‘peuple en devenir’ ! » (p. 324). Expression cruciale en effet, car elle signifie le découplage de la communauté donnée dans la vie sociale au profit d’un peuple artificiel, autrement dit, le retournement du nationalisme en autodestruction. Elle fournira d’ailleurs le nom de la revue fondée par Ernst Krieck en 1933, revue « scientifique » nazie, qui est un des lieux clé de l’élaboration doctrinale et de la nazification des disciplines académiques10. Le peuple en devenir, c’est la race, c’est-à-dire une collectivité présociale ou méta sociale, régie par les lois de la nature mais entièrement fabriquée par la politique völkisch. La lutte des races est à la fois la loi (naturelle) du monde et le triomphe de la volonté, de l’artifice de l’éleveur politique, producteur de l’homme nouveau. Dès 1933 et à l’occasion d’une discussion entre amis, Haffner avait saisi le cœur de l’idéologie nazie et entendu l’adieu à la vie « normale » qu’elle proclamait11.

Philippe de Lara

Université Paris 2

1 Ce texte est une version abrégée d’une étude parue dans Naissances du totalitarisme, sous la direction de Philippe de Lara, Paris, Cerf, 2011.

2 Voir le livre de Bernard Bruneteau, Le Totalitarisme. Origines d’un concept, genèse d’un débat, 1930-1942, Paris Cerf, 2010 et du même auteur « Interpréter le totalitarisme dans les années 1930 », dans Naissances du totalitarisme, op. cit.

3 Marcel Gauchet, À l’épreuve des totalitarismes, Paris, Gallimard, 2010

4 Hannah Arendt, Le Système totalitaire (1953), dans Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, Quarto, 2002.

5 Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand, Arles, Actes Sud, 2002.

6 Sebastian Haffner, Germany : Jekyll and Hyde, Londres, Secker and Warburg, 1940, réédité en 2005 par Libris, avec une préface de Neal Ascherson.

7 Sebastian Haffner, De Bismark à Hitler, une histoire du Reich allemand (1987), Paris, La Découverte, 1991 (DBH).

8 Ce cadre d’analyse est en place dès les premiers livres de Haffner, il est donc antérieur à l’école du Sonderweg, avec laquelle il n’est pas sans affinité. Haffner cite une fois Hans-UlrichWehler, l’un des principaux historiens du Sonderweg, dans son livre de 1987, mais sans utiliser le mot de passe « Sonderweg ». La discussion est significative : Haffner loue le travail de Wehler mais révise à la baisse le poids de l’explication classique du tournant colonial de Bismarck (selon laquelle l’impérialisme social était nécessaire pour assurer l’amélioration du sort de la classe ouvrière, condition du compromis politique), au profit d’une explication beaucoup plus contingente : créer une pomme de discorde durable avec l’Angleterre pour rendre impossible la politique anglophile du futur Kaiser (qui mourra en fait avant son père et ne règnera donc pas). Autrement dit, ce qui mitige l’adhésion de Haffner au modèle du Sonderweg, c’est le rôle de la contingence historique, le dualisme entre histoire politique et explication anthropologique par l’idéologie.

9 Les sources de Haffner sont inconnues, mais les valeurs qu’il indique sont généralement considérées comme exactes, du moins avant la victoire éclair contre la France, qui accroîtra considérablement la popularité du régime.

10 Krieck, professeur de science politique et recteur de l’université de Heidelberg est connu pour avoir dénoncé le « nihilisme » de Heidegger comme incompatible avec le nazisme authentique.

11 « J’avais senti l’atmosphère de la vie quotidienne s’échapper sans laisser de trace » (p. 327).