Aller au contenu

Classiques Garnier

Platon peut-il nous aider à mieux comprendre le totalitarisme moderne ?

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2012, n° 1
    . Le prisme du totalitarisme
  • Auteur : Delsart (Didier)
  • Résumé : Cet article s’oppose à l’interprétation courante selon laquelle Popper aurait fait preuve d’anachronisme en qualifiant le programme politique de Platon de totalitaire. Une telle interprétation se méprend sur la signification même de La société ouverte et ses ennemis puisqu’elle part du principe que le totalitarisme est un phénomène spécifiquement moderne, ce que, justement, Popper conteste. En réalité, l’examen du programme politique de Platon conduit Popper à renouveler en profondeur l’approche du phénomène totalitaire en le concevant comme une réaction à l’émergence de la société ouverte, et donc à la naissance, à Athènes, de notre civilisation occidentale.
  • Pages : 145 à 159
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812408823
  • ISBN : 978-2-8124-0882-3
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-0882-3.p.0145
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/02/2013
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : totalitarisme, société ouverte, tension, camaraderie, responsabilité
145

Platon peut-il nous aider
à mieux comprendre
le totalitarisme moderne ?

Au début de la préface à la seconde édition de La Société ouverte et ses ennemis, Popper note que c’est l’entrée des troupes allemandes dans son pays natal qui l’a convaincu de mettre en forme sa pensée politique : « C’est en mars 1938, le jour où j’ai appris la nouvelle de l’invasion de l’Autriche, que j’ai pris la ferme décision d’écrire ce livre1 ». Dans son autobiographie intellectuelle2, il précisera que le pacte germano-soviétique, le début de la guerre et le « cours étrange » qu’elle allait prendre, pouvaient expliquer en partie la manière un peu confuse qui avait marqué la rédaction de La Société ouverte et de Misère de l’historicisme – avant d’ajouter que ces deux ouvrages de philosophie politique constituaient son « effort de guerre3 ». C’est donc peu dire que la publication, en 1945, de La Société ouverte, était liée aux événements politiques du moment. À vrai dire, l’ouvrage tout entier, rédigé au cœur des années parmi les plus tragiques du siècle, est une tentative de compréhension de ce qui se joue dans la guerre et dans le totalitarisme moderne. C’est aussi un combat et une défense de la démocratie et de la liberté.

Il serait vain, toutefois, d’y chercher les noms de « Staline », de « Hitler » ou même une quelconque référence au « nazisme ». Dans le troisième addendum du tome 1 de La Société ouverte, ajouté en 19614,

146

Popper souligne qu’il a délibérément veillé à « ne pas laisser entrer » certains noms dans son livre. En répondant à son critique, le Professeur Levinson qui, pour contester la thèse poppérienne du racisme de Platon, évoque quelques « célèbres » racistes modernes « totalitaires », Popper, en les évoquant à son tour, précise : « […] j’ai cherché à préserver mon livre de leurs noms (et je compte bien m’y tenir)5. ».

Au-delà de la portée symbolique de ce geste de la part d’un auteur d’origine juive qui rédige ses œuvres politiques en exil en Nouvelle-Zélande et dont la femme, en Autriche, avait eu à subir des attaques, dans son école, parce qu’elle était « mariée à un Juif6 », il y a, dans cette omission volontaire, une indication très claire du plan sur lequel Popper livre combat : c’est une part de notre héritage intellectuel qui menace notre civilisation7 et qui marque de son empreinte les pensées totalitaires modernes et les événements tragiques auxquels Popper s’abstient de faire référence. Il faut donc se tourner vers les auteurs du passé et tenter d’évaluer le poids de leur héritage pour comprendre les problèmes d’aujourd’hui. L’influence pernicieuse exercée par un certain nombre de « grands penseurs » de la tradition occidentale doit être à la fois comprise et combattue, et c’est précisément aux « intellectuels », dont les idées peuvent exercer une influence non négligeable sur le cours du monde8, que cette responsabilité incombe.

Mais rares sont ceux qui osent critiquer « sans mâcher leurs mots » des philosophes aussi prestigieux que Platon, Aristote, Hegel ou Marx. Cette « habitude de déférence à l’égard des grands hommes9 » n’est pas, pour Popper, ou en tout cas n’est plus, une attitude simplement regrettable parce que stérile : c’est une attitude qui, désormais, menace la survie même de notre civilisation. Si l’admiration des « grands auteurs » du passé est,

147

à n’en pas douter, stimulante, en revanche, la soumission à leur autorité, la vénération de leur doctrine et le sommeil de la faculté critique sont non seulement contraires à la rationalité, mais elles conduisent surtout à une forme d’aveuglement sur notre propre tradition intellectuelle : nous ne parvenons plus alors à discerner ce qui, en elle, relève d’une aspiration à la liberté et à la responsabilité individuelles, à la raison entendue comme pouvoir critique, et ce qui relève de la lutte contre ces mêmes aspirations. Si, selon Popper, notre civilisation est menacée par la déférence à l’égard des « grands hommes » – qui, comme il le précise, « peuvent faire de grandes erreurs10 » – c’est justement parce qu’une telle déférence témoigne du succès « présent » de la lutte contre la raison et la liberté. On ne saurait donc défendre la liberté contre les tendances autoritaires et totalitaires modernes sans une forme d’insoumission ou d’insubordination à l’égard des « grands penseurs » qui ont apporté leur soutien à cette lutte, sans un art consommé de nager à contre-courant et de combattre la tendance répandue à suivre une mode intellectuelle dominante.

C’est dans ce contexte que Popper consacre l’essentiel du premier tome de La Société ouverte à Platon. Le « divin philosophe » lui apparaît, en effet, comme l’un des premiers « grands penseurs » à avoir épousé la cause de la lutte contre la liberté, comme celui dont l’influence a été la plus grande, et enfin comme celui qui, depuis deux mille cinq cents ans, fait l’objet d’une idéalisation spectaculaire et presque unanime11. S’il est donc une « Grande Autorité Intellectuelle » qu’il faut avoir l’audace de critiquer « sans mâcher ses mots », c’est bien Platon, et Popper n’y va pas par quatre chemins puisqu’il considère, ni plus ni moins, le programme politique de Platon comme totalitaire. Voilà la thèse la plus célèbre de La Société ouverte et, parfois, la seule que l’on retienne.

*

148

Bien que fondée sur une loi du déclin social qui lui donne son caractère « historiciste12 », la « sociologie descriptive » de Platon présente, pour Popper, des traits « incroyablement réalistes13 » qui donnent un aperçu saisissant des forces sociales et politiques à l’œuvre à son époque. Popper cherche d’abord à articuler la théorie des révolutions chez Platon avec ce que l’on pourrait appeler sa « théorie de la stabilité » ou de « l’État parfait ». Pour Platon, la loi du déclin social se manifeste par un processus de transition entre diverses formes décadentes de l’État. La cause principale de cette décadence est l’introduction de la désunion au sein de la classe dirigeante – désunion qui finit par entraîner des rivalités de classes, à leur tour facteur de déclin. Telle est la source de toute révolution. À partir de là, Platon cherche, selon Popper, à reconstituer l’État « primitif » des ancêtres dans lequel les conflits n’existaient pas encore. Ce « père de l’État lacédémonien14 » n’a pu prévenir la menace des rivalités de classes et assurer sa stabilité qu’en établissant la supériorité incontestée de la classe dirigeante15. C’est précisément cette forme que lui donne Platon dans la République. « Comme à Sparte, écrit Popper, seule la classe dirigeante a le droit de porter les armes, elle seule dispose de droits politiques ou autres et elle seule reçoit une éducation, c’est-à-dire une formation spécialisée dans l’art de maîtriser les moutons humains ou le bétail humain16. » Le problème des conflits de classes étant réglé, il reste celui de la désunion de la classe dirigeante. Il est résolu, selon Popper, par trois éléments essentiels : l’introduction du communisme, c’est-à-dire l’abolition de la propriété privée ; la « communauté » des femmes et des enfants, c’est-à-dire la destruction de la famille ou, si l’on préfère, son extension à l’ensemble des gardiens ; l’absence de mélange

149

entre classes dans la mesure où l’union entre les membres de la classe dirigeante est d’autant plus forte que l’écart entre gouvernés et gouvernants est plus grand. La justification de cet écart est l’extrême supériorité des dirigeants et celle-ci repose, ultimement, sur la supériorité de la race17. C’est pourquoi lorsque Platon cherche à expliquer, dans la République18, le déclin de l’État « primitif » ou « patriarcat tribal », il considère que c’est parce que les gardiens ne disposaient pas d’une connaissance pure de la race que la dégénérescence raciale a pu s’infiltrer et que, du coup, la classe dirigeante s’est désunie. Cette désunion étant elle-même la cause principale de la décadence, c’est, au bout du compte, la dégénérescence raciale qui constitue l’origine de toute l’évolution historique.

Popper montre comment l’on peut passer de l’analyse sociologique de Platon à son programme politique. La loi du déclin social permet de fonder l’exigence politique selon laquelle tout changement politique doit être arrêté et cette exigence ne peut elle-même être réalisée que si l’on revient à l’État « primitif » de nos ancêtres, au « patriarcat tribal d’avant la Chute, au gouvernement naturel de classe exercé par un petit nombre de sages sur la foule des ignorants19 ». Pour cela, il faut d’une part séparer strictement la classe des bergers et des chiens de garde du troupeau humain et, d’autre part, veiller à l’unité de la classe dirigeante dont dépend la destinée de l’État. Ces deux éléments seront assurés si la classe dirigeante a le monopole des armes et de l’éducation et ne participe pas aux activités économiques, si la censure et la propagande modèlent et unifient l’esprit de ses membres et enfin si l’État est autosuffisant, c’est-à-dire vise l’autarcie économique20.

Ces caractéristiques peuvent difficilement ne pas faire songer à un certain nombre de traits des régimes totalitaires modernes. Toutefois, on voit mal, a priori, comment on pourrait passer d’une certaine « analogie »

150

entre les deux à la thèse poppérienne d’une identité. Parmi les nombreuses critiques adressées à La Société ouverte, celle qui revient le plus souvent et qui, en quelque sorte, résume les autres, est celle de l’anachronisme. Popper aurait projeté sur un contexte profondément différent du nôtre, la Grèce des ve et ive siècles av. J.-C., une expérience politique contemporaine inédite et profondément ancrée dans « notre modernité ». L’emprise du pouvoir politique sur toutes les sphères de l’activité humaine, son caractère « total », ne saurait avoir la même signification dans un monde où la liberté revêt une forme essentiellement politique, comme à Athènes, et dans un monde où comptent prioritairement les libertés individuelles telles que, par exemple, la liberté de conscience ou la liberté d’association. On ne saurait confondre le monde antique, dont le contexte général était celui d’un primat de la collectivité sur les individus, y compris lorsque cette collectivité décidait démocratiquement de son destin, et les totalitarismes modernes qui, dans un tout autre contexte, dans lequel l’individu est considéré « comme une fin », n’hésitent pourtant pas à en sacrifier des millions au nom d’une fin supérieure. Dans ces conditions, Popper se méprendrait à la fois sur le sens du platonisme, dont le caractère « holiste » serait à rattacher au contexte général de l’Antiquité grecque, et sur le totalitarisme, qu’il aurait été incapable de saisir comme une forme politique entièrement distincte des régimes autoritaires précédents, et donc absolument inédite.

Que la thèse du premier tome de La Société ouverte soit susceptible d’être critiquée, c’est non seulement ce que Popper reconnaissait lui-même21, mais c’est également ce que, en bon « faillibiliste », il appelait de ses vœux. Toutefois, pour que la critique soit pertinente, il serait préférable d’éviter de reprocher à Popper d’ignorer quelque chose qu’en réalité il contestait. Parler d’anachronisme, c’est faire comme si Popper avait commis l’incroyable bévue de situer dans la Grèce antique une forme politique née deux mille cinq cents ans plus tard, un peu comme un collégien qui parle d’une télévision dans une rédaction dont l’action

151

se déroule au Moyen Âge. Il est donc certainement prudent de se demander si un tel reproche est fondé ou s’il implique au contraire que l’on se méprend sur le sens de La Société ouverte. Popper considère que pour comprendre – ou mieux comprendre – le totalitarisme moderne, il faut s’efforcer de le situer dans un contexte historique beaucoup plus large que celui auquel on le rattache habituellement. « Ce que nous appelons aujourd’hui totalitarisme, écrit-il, se rattache à une tradition aussi vieille ou aussi jeune que notre propre civilisation22 ». S’il y a certainement, dans le totalitarisme moderne, quelques traits spécifiques, il n’en reste pas moins qu’il « n’est qu’un épisode dans la lutte éternelle contre la liberté et la raison23 » et qu’il repose sur les mêmes ressorts que les épisodes précédents. Popper conteste donc l’idée admise selon laquelle le totalitarisme serait un phénomène politique strictement moderne et considère que les sciences sociales de son temps sont impuissantes à en rendre compte24. Il reste à déterminer comment il justifie sa thèse et dans quelle mesure elle éclaire, quant à elle, le totalitarisme moderne.

Le premier auteur à avoir critiqué la thèse de La Société ouverte selon laquelle le programme politique de Platon était totalitaire fut incontestablement Popper lui-même. Comme il le dit au début du chapitre 10, cette thèse, formulée de façon abrupte, lui semblait sinon être fausse du moins comporter un défaut25. Popper cherche alors à appliquer, dans la mesure du possible26, la méthode qui, selon lui, caractérise les sciences, c’est-à-dire qu’il cherche à la réfuter. Or, sur un point seulement sa thèse lui paraît prise en défaut : la haine sincère de Platon pour la tyrannie. Comment accepter l’identité du platonisme et du totalitarisme si le totalitarisme constitue, en quelque sorte, la forme extrême de la tyrannie – aucun domaine, même le plus privé, n’échappant à sa logique oppressive et à sa démesure – et si la sincérité de Platon dans son rejet de la tyrannie ne peut être remise en cause ? En cherchant à modifier son interprétation en

152

fonction de cette objection et ne parvenant pas à l’améliorer en rejetant l’identité du platonisme et du totalitarisme, Popper est alors conduit, « à sa grande surprise27 », à modifier son interprétation du totalitarisme. Popper découvre, grâce à Platon, qu’en cherchant à saisir le totalitarisme comme une forme extrême ou totale de tyrannie, on laisse échapper un aspect important du phénomène totalitaire, à savoir le fait que, comme Platon, il tente de répondre à un « besoin bien réel » et que c’est là ce qui constitue sa force et la raison principale de son succès a priori incroyable. En reprochant à Popper d’avoir projeté sur la vie politique antique un modèle politique qui lui est fondamentalement étranger, on manque l’aspect le plus original de la thèse poppérienne, à savoir que Platon nous permet de mieux comprendre le totalitarisme moderne.

C’est par la distinction des notions de « société close » et de « société ouverte », qu’il emprunte à Bergson28 et dont il renouvelle profondément le sens, que Popper cherche à comprendre à quel besoin réel cherchent à répondre les mouvements totalitaires anciens et modernes. Selon lui, les Grecs ont traversé une révolution d’une profondeur et d’une portée sans égal en passant d’une société close ou tribale à une société ouverte. Bien que le tribalisme soit loin d’être uniforme, la plupart des sociétés tribales présentent des caractéristiques communes, comme « l’attitude magique ou irrationnelle à l’égard des coutumes » et « la rigidité qui leur correspond dans la vie sociale29 ». L’absence de distinction entre les régularités coutumières de la vie sociale et les régularités naturelles, constitue, pour Popper, le propre de l’attitude magique. Les coutumes sont « perçues comme aussi inéluctables que le lever du soleil » ou « le cycle des saisons30 ». Dans ces conditions, les individus, loin d’être encouragés à faire preuve de responsabilité morale, sont au contraire invités à suivre un chemin « tracé à l’avance » en fonction « d’institutions tribales magiques qui ne peuvent jamais faire l’objet de considérations critiques31 ». On peut ainsi à bon droit comparer la société close à un organisme : « En tant qu’unité semi-organique dont les membres sont

153

unis par des liens semi-biologiques – parenté, vie commune, efforts communs partagés, dangers communs, joies et douleurs communes –, une société close ressemble à un troupeau ou à une tribu32 ».

C’est la tension sociale engendrée par l’accroissement de la population au sein de la classe dirigeante qui a marqué, en Grèce, la fin du tribalisme « organique33 ». C’est une caractéristique de la société ouverte que ses membres s’y « efforcent de s’élever socialement et de prendre la place des autres membres34 ». Cette compétition pour le statut rend désormais caduque la comparaison de la société avec un organisme – où les membres ne cherchent pas à prendre la place des autres. Ces rivalités et conflits à l’intérieur de la société favorisent la prise de conscience que les institutions sociales sont faites par l’homme et qu’il est ainsi possible de les critiquer et de les modifier – contrairement aux lois naturelles sur lesquelles on ne peut agir. Les individus peuvent discuter de façon rationnelle un problème tel que, par exemple, celui de la meilleure constitution, ce qui conduit à reconnaître l’existence d’une responsabilité personnelle. Dans ces conditions, une société ouverte tend à devenir « abstraite » en ce sens que les liens entre les individus s’éloignent du caractère biologique ou semi-biologique dont il a été question précédemment et tendent à devenir plus impersonnels. Le développement des échanges lié à internet, dans les sociétés contemporaines, où se multiplient les contacts avec des individus que l’on ne rencontre presque jamais « face à face », donne une assez bonne idée de ce que Popper entendait par « société abstraite ».

L’Athènes de Périclès est encore loin de ce degré d’ « abstraction ». Il semble toutefois difficile de contester le rôle central qu’y joue la discussion critique et, de ce fait, la liberté nouvelle dont jouissent les individus. On ne saurait en effet réduire la liberté des Athéniens à sa seule dimension politique. Comme le souligne Jacqueline de Romilly, les libertés individuelles qui, certes, ne faisaient pas l’objet de revendications et ne prenaient pas les mêmes formes que dans le monde d’aujourd’hui, n’étaient pas pour autant bafouées35. Popper n’a pas de mal

154

à montrer, en citant Périclès, que les principes de l’égalité devant la loi et de l’individualisme politique avaient été formulés sans ambiguïté36 et qu’Athènes avait ainsi rompu avec le collectivisme tribal qui, jusqu’ici, avait été la norme. Que la liberté, l’individualisme et l’humanisme à leur naissance aient pris des formes en partie différentes de celles du monde moderne, après deux mille cinq cents ans d’histoire, ne saurait surprendre outre mesure mais ne devrait pas non plus nous empêcher de reconnaître leur profonde parenté avec leurs formes modernes.

Ce passage de la société close à la société ouverte – qui n’est autre que la naissance de notre propre civilisation – s’accompagne d’une tension ou d’un malaise d’une ampleur formidable. De fait, l’homme étant, en quelque sorte, prédisposé à la société close37, et sa constitution biologique n’ayant évidemment pas changé dans le passage à la société ouverte, un certain nombre de ses besoins sociaux sont désormais frustrés. Popper précise que cette tension, qui perdure à notre époque, « a sa source dans l’effort que la vie dans une société ouverte et partiellement abstraite exige sans cesse de notre part – être rationnel, renoncer au moins à certains de nos besoins en émotions sociales, nous prendre en charge et accepter nos responsabilités38 ». Tandis que le membre de la communauté tribale se sentait en sécurité au sein de sa tribu, l’individu d’une société ouverte doit composer avec l’inconnu, l’incertitude, le poids des responsabilités personnelles et une forme de solitude. C’est justement ce malaise dans la civilisation grecque que Platon a, selon Popper, saisi avec une étonnante acuité. Il en a saisi les causes – les dissensions sociales, l’essor de la démocratie et de l’individualisme – et a proposé un remède promis à une longue postérité – le retour au collectivisme tribal, à la société close. Platon a donc bien cherché, en proposant comme remède le retour au tribalisme, à répondre à « un besoin réel ». Tel est précisément, selon Popper, le point le plus saillant du totalitarisme, que Platon nous permet de saisir en le situant dans le contexte de l’essor de notre civi

155

lisation. La vie dans une société ouverte interdit qu’on se laisse porter par le groupe, que l’on suive tranquillement le mouvement, en toute confiance et sans hésitation. Elle implique au contraire que l’on prenne des décisions difficiles, que l’on s’oppose, le cas échéant, à ses proches, que l’on supporte les inévitables rivalités ou conflits de « classes », que l’on éprouve un sentiment d’insécurité et de solitude. Ce malaise ou cette tension peuvent difficilement ne pas faire surgir une forme ou une autre de nostalgie pour l’unité tribale39. La forme politique de cette nostalgie, qui peut prendre des aspects fort différents selon le contexte historique, est incarnée par le totalitarisme.

Il faut donc bien comprendre que, pour Popper, les sociétés qui précèdent l’avènement de la société ouverte ne peuvent nullement être considérées comme totalitaires. Ce sont des sociétés « organiques », « holistes », « collectivistes », « tribales » ou « closes ». Les mouvements totalitaires ne peuvent advenir que dans des sociétés ouvertes – ou à proximité de sociétés ouvertes – dans la mesure où ils visent un retour à la société close – ou sa préservation. Ce « remède » au malaise des sociétés ouvertes est, pour Popper, voué à l’échec : nous ne reviendrons pas à cet « âge d’or » – ou supposé tel – de l’humanité. À partir du moment où les individus ont appris à exercer leurs facultés critiques et leurs responsabilités, on ne peut chercher à revenir à un état de soumission à la magie tribale que par « l’Inquisition », « la police secrète40 », la violence. Si nous voulons rester « humains », nous devons faire le choix de la société ouverte et être prêts à supporter le malaise qui lui est lié : c’est le prix de notre liberté. Nous ne devons pas nous dérober à « la tâche de porter notre croix, la croix de l’humanité, de la raison, de la responsabilité41 ».

*

Il reste à se demander dans quelle mesure un tel point de vue, que Popper considère comme une simple interprétation historique et nullement comme une théorie scientifique42, est susceptible d’éclairer certaines

156

données historiques. Dans une note de La Société ouverte43, Popper souligne que l’esprit grégaire du tribalisme n’a pas disparu et qu’il se manifeste notamment dans l’expérience de la camaraderie, « la plus universelle, peut-être, de toutes les expériences affectives et esthétiques ». Popper évoque les mouvements de jeunesse tribaux comme les boy-scouts ou les mouvements de jeunesse allemands. Il souligne le rôle majeur que joue la camaraderie dans la guerre et la considère comme « l’une des armes les plus puissantes de la révolte contre la liberté ». S’il est vrai qu’elle joue aussi un rôle dans les révoltes contre la tyrannie, « son humanisme est souvent mis en danger par ses tendances romantiques ».

Une analyse magistrale de la camaraderie fait écho à cette note de Popper dans le livre de Sebastian Haffner44, Histoire d’un Allemand. Ce livre, publié en 2000, a été écrit quelque soixante ans plus tôt – dans les premiers mois de l’année 1939 – par Raimund Pretzel. Le manuscrit a été découvert après sa mort en 1999. Le sous-titre est le suivant : Souvenirs (1914-1933). Mais c’est beaucoup plus qu’un témoignage sur la montée du nazisme. C’est une œuvre littéraire45.

En 1933, Haffner achève ses études de droit comme stagiaire à la Cour suprême de Prusse. Peu de temps avant l’épreuve finale, il découvre dans le journal la décision du régime nazi selon laquelle « tous les référendaires en train de passer leur assessorat seraient, sitôt terminés leurs travaux personnels, rassemblés dans des camps où une saine vie communautaire, la pratique des sports de combat et une éducation idéologique les prépareraient aux tâches immenses qui les attendaient dans leur carrière de juges allemands46 ». Malgré la colère que lui inspire cette mesure et le dégoût qu’il éprouve à l’égard du nouveau régime, il se rend au camp de Jüterbog. Portant l’uniforme, les futurs magistrats apprennent à attendre, marcher, chanter et saluer. Nul n’ose parler car tout le monde se méfie des autres : « Chacun est une gestapo pour son voisin47 ». Au bout de quelque temps, l’équipe d’encadrement change et, avec elle, les activités : on apprend désormais aux jeunes soldats à

157

manier les armes. Chacun se réjouit de ce changement et manifeste par là, sans s’en rendre compte, qu’il n’est nul besoin de discours nazis pour procéder à une éducation idéologique. Le secret n’est pas l’endoctrinement par les mots mais le fait de placer les jeunes recrues dans un certain environnement – dont les caractéristiques sont précisément celles de ce que Popper appelle la « société close ».

Comme le précise Haffner, la vie militaire a ses propres lois, dont le résultat principal est l’évacuation du « je » : au sein du groupe, l’individu est, en quelque sorte, « encamaradé » et, de ce fait, disparaît au profit de l’ensemble en se laissant volontiers glisser et « fondre dans le tout ». Une sorte de bonheur, comme le dit Haffner, s’épanouit dans ces camps, celui « de courir ensemble en plein air », « de se retrouver ensemble nus comme des vers sous la douche chaude », « de se faire une confiance mutuelle absolue dans toutes les occasions de la vie quotidienne », « de ne plus se distinguer les uns des autres, de se laisser porter par un grand fleuve tranquille de confiance et de rude familiarité48 ». Les chemins sont, là aussi, tracés à l’avance et les camarades sont unis par des liens semi-biologiques : vie commune, efforts communs partagés, dangers communs, joies et douleurs communes (pour reprendre la liste de Popper). Chacun retrouve la sensation heureuse d’appartenir à une tribu – sensation qu’auraient sans doute éprouvée les gardiens de Platon dans sa « république » si elle avait vu le jour. Le régime nazi cherchait lui aussi à répondre à un « besoin bien réel » en envoyant les magistrats stagiaires au camp de Jüterbog.

Haffner en est convaincu, « il existe dans la nature humaine une aspiration à ce bonheur que la vie civile normale et pacifique ne peut combler49 ». On peut dire aussi, à la manière de Popper, qu’il existe une aspiration naturelle au « bonheur » de la société close que la vie dans une société ouverte ne peut combler, d’où le « malaise dans la civilisation ». Mais de même que le retour à la société close implique, pour Popper, une forme de déshumanisation, la camaraderie, aux mains des nazis, est également devenue, pour Haffner, un terrible instrument de déshumanisation ou de « décivilisation50 ». Car ce que la camaraderie ne peut en aucune manière compenser, c’est le fait d’être un « je », différent

158

des autres, un individu responsable et civilisé, doté d’une pensée propre et critique, c’est-à-dire libre. L’être collectif qui naît de la camaraderie dispense chacun de toute forme de responsabilité. Rien de ce qui peut menacer l’« euphorie collective » du groupe n’est pris au sérieux, pas même l’antisémitisme : « Un Troisième Reich en réduction51 ». Voilà pourquoi la camaraderie « tant vantée » « est un abîme diabolique des plus périlleux52 » et voilà pourquoi le « remède » d’un retour au tribalisme est un faux remède. Ce qui est diabolique, ce n’est pas d’avoir goûté à l’arbre de la connaissance, c’est de chercher à revenir à l’innocence du paradis perdu.

On reproche à Popper d’avoir caricaturé Platon, mais il est difficile de ne pas voir dans cette caricature de Platon une caricature de Popper. En réalisant que le programme politique de Platon était totalitaire, Popper a découvert qu’il lui fallait modifier son interprétation du totalitarisme. Platon nous aide à comprendre que le totalitarisme est lié à l’émergence de la société ouverte, qui marque la naissance de notre civilisation. En contrariant notre aspiration naturelle au « bonheur » de la société close, cette société ouverte fait naître une nostalgie qui se traduit par l’émergence de mouvements totalitaires visant à revenir au tribalisme. Le totalitarisme n’est donc pas un simple régime amoral, « c’est un régime dont la moralité est celle de la société close – du groupe, de la tribu53. ». À considérer le livre de Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand, il semble que cette interprétation de Popper, loin d’être anachronique, permette au contraire d’éclairer l’un par l’autre des contextes historiques différents mais reliées par une même nostalgie à l’égard du tribalisme.

Contrairement à la légende donc, Popper n’était pas à la recherche d’un « coupable » qui l’aurait conduit à « accuser » Platon. S’il est vrai que Popper estime que Platon a trahi l’enseignement de Socrate, il considère aussi que Platon a tout fait pour se persuader du contraire et se convaincre qu’il était, comme lui, le défenseur de la justice et de la liberté. « En lisant Platon, nous sommes témoins d’un conflit intérieur, d’une lutte vraiment titanesque54 » et la fascination qu’il exerce sur nous s’explique justement par « ce conflit entre deux mondes au sein d’une

159

seule et même âme55 ». Elle s’explique aussi par le fait que cette lutte « se poursuit en nous » et que Platon « était l’enfant d’une époque qui est encore la nôtre56 ». Comme la guerre qui fait rage au moment où Popper écrit, Platon est le révélateur d’un conflit formidable entre société ouverte et société close, qui survit en chacun de nous et où se joue le sort de notre civilisation.

Didier Delsart

Université Lyon 3 – IRPhiL

1 Karl Popper, The Open Society and Its Enemies, I, p. xi, London and New York, Routledge Classics, 2003. Je commence par donner la référence de l’édition anglaise, puis celle de l’édition française lorsque le passage est traduit (ce qui n’est pas le cas ici). La traduction française (La Société ouverte et ses ennemis, Paris, Éd. du Seuil, 1979) étant une version abrégée, j’ai pris le parti de toujours donner, pour cet ouvrage, ma traduction.

2 K. Popper, La Quête inachevée, p. 158, Angleterre, Pocket, 1989.

3 Ibid., p. 159.

4 K. Popper, Open Society …, I, p. 363.

5 Ibid., p. 378.

6 Michelle-Irène Brudny, Karl Popper, un philosophe heureux, p. 105, Barcelone, Grasset & Fasquelle, 2002.

7 Voir K. Popper, Open Society …, I, p. ix.

8 Selon Popper, les idées « exercent une influence presque toute-puissante sur les esprits humains et sur la direction que le cours des idées peut prendre ». C’est ce qui saute aux yeux lorsque l’on considère les idées religieuses. Popper fait remarquer que les idées du bouddhisme et du christianisme peuvent « imprimer leur marque non seulement sur notre langage, mais aussi sur notre pensée » et même « sur chacune de nos observations » (The World of Parmenides, p. 146, London and New York, Routledge, 2007 – livre non traduit en français).

9 K. Popper, Open Society …, I, p. ix.

10 Ibid., p. ix. Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que la « clef de voûte » de la conception poppérienne de la connaissance « est le “faillibilisme” et l’approche critique » (Popper, Le Réalisme et la science, p. 16, Paris, Hermann, 1990). Toute connaissance est d’ordre conjectural. Il n’est jamais possible de justifier ou de confirmer une théorie. Il est toutefois possible de chercher à la réfuter en lui faisant passer des tests sévères et ainsi d’éliminer nos erreurs.

11 Voir K. Popper, Open Society …, I, p. 93 et 94, trad. fr., p. 80 et 81.

12 La thèse centrale de ce que Popper appelle « historicisme » est l’idée selon laquelle « l’histoire obéit à des lois historiques ou lois d’évolution spécifiques dont la découverte nous permettrait de prophétiser le destin de l’homme. » (Open Society …, I, p. 4, trad. fr., p. 15). Contre cette thèse, Popper affirme que « l’avenir dépend de nous » et que « nous ne dépendons pas d’une quelconque nécessité historique » (Ibid., p. xi, trad. fr., p. 10).

13 Ibid., p. 35, trad. fr., p. 39.

14 Ibid., p. 47, trad. fr., p. 49.

15 Popper souligne que si Platon distingue trois classes dans « le meilleur des États » – la classe des gardiens, la classe de leurs auxiliaires armés et la classe laborieuse –, il n’existe en réalité que deux « castes » : la caste militaire, composée de « gouvernants armés et instruits » et la caste des « moutons humains », composée des « gouvernés désarmés et sans instruction ». (Ibid., p. 47, trad. fr., p. 49).

16 Ibid., p. 47, trad. fr., p. 49.

17 Popper écrit, à ce sujet : « Il est important que la classe supérieure ait le sentiment d’être une race supérieure. “La race des gardiens doit être conservée pure”, dit Platon (pour défendre l’infanticide) lorsqu’il développe l’argument raciste selon lequel nous veillons à la reproduction des animaux avec grand soin tandis que nous négligeons notre propre race – un argument qui n’a cessé d’être repris depuis. […] Platon veut qu’on applique à la reproduction de la race supérieure les mêmes principes que ceux qu’un éleveur expérimenté applique aux chiens, aux chevaux ou aux oiseaux. » (OS, 1, p. 52, trad. fr., p. 52, 53). Sur cette question, voir Platon, République, 459 a – 460 c.

18 Platon, République, 546 a, trad. fr., 547 b.

19 Popper, Open Society …, I, p. 91, trad. fr., p. 79.

20 Ibid., p. 91, 92, trad. fr., p. 79, 80.

21 Dans sa réponse au Professeur Levinson, dont il a déjà été question, Popper écrit : « Je dis souvent à mes étudiants que mes propos sur Platon sont – nécessairement – une simple interprétation et que je ne serais pas étonné que Platon (s’il me fallait croiser ses mânes) vienne me dire, et établir à ma satisfaction, qu’il s’agit d’une déformation. Mais j’ai coutume d’ajouter qu’il lui incomberait alors d’expliquer de façon convaincante un certain nombre de choses qu’il a dites. » (Ibid., p. 372).

22 Ibid. p. xviii, trad. fr., p. 9.

23 Popper, OS, 2, p. 65, trad. fr., p. 41.

24 Popper, OS, 1, p. xviii, trad. fr., p. 10.

25 Ibid., p. 182, trad. fr., p. 140.

26 Popper insiste à de nombreuses reprises sur le fait que, contrairement à de nombreux ouvrages historicistes, La Société ouverte n’a pas la prétention d’être scientifique : « un grand nombre d’opinions qui y figurent sont personnelles. » Toutefois, « personnel » ne signifie pas « arbitraire » : « Ce que ce livre doit à la méthode scientifique, c’est surtout la conscience de ses limites. » (Ibid., p. xx, trad. fr., p. 11).

27 Ibid., p. 183, trad. fr., p. 140.

28 Voir Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, Librairie Félix Alcan, 1932.

29 Popper, Open Society …, I, p. 184, trad. fr., p. 141.

30 Ibid., p. 58, trad. fr., p. 57.

31 Ibid., p. 185, trad. fr., p. 141.

32 Ibid., p. 186, trad. fr., p. 142.

33 Ibid., p. 189, trad. fr., p. 144.

34 Ibid., p. 186, trad. fr., p. 142.

35 Voir Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de la liberté, p. 69, Paris, Éd. de Fallois, 1989 : « Les libertés essentielles existaient pour les citoyens. » Ils pouvaient, par exemple, « circuler librement et sortir du pays à leur guise (contrairement à l’usage de Sparte). »

36 Voir Popper, Open Society …, I, p. 199, trad. fr., p. 152. Popper cite par exemple les passages suivants : « Les lois dispensent à tous une justice égale dans les différends privés […]. La liberté que nous aimons s’étend à la vie ordinaire […] ; nous ne harcelons pas notre voisin s’il choisit de suivre son propre chemin. »

37 Sur ce point, Popper s’accorde avec Bergson.

38 Popper, Open Society …, I, p. 189, trad. fr., p. 144.

39 Sa forme esthétique idéalisée a, semble-t-il, été incarnée récemment par Avatar, le film de James Cameron.

40 Popper, Open Society …, I, p. 214, trad. fr., p. 164.

41 Ibid.

42 Voir Popper, Misère de l’historicisme, p. 190, Angleterre, Pocket, 1988.

43 Popper, OS, p. 356. Les citations qui suivent dans ce paragraphe sont empruntées à cette note.

44 Il s’agit d’un pseudonyme.

45 Alain Finkielkraut lui consacre de belles pages dans Un cœur intelligent, p. 77, Malesherbes, Stock, Éditions Flammarion, 2009.

46 Haffner, Histoire d’un Allemand, p. 367, 368, Arles, Actes Sud, 2003.

47 Ibid., p. 395.

48 Ibid., p. 417.

49 Ibid., p. 417.

50 Ibid., p. 418.

51 Ibid., p. 422.

52 Ibid., p. 426.

53 Popper, Open Society …, I, p. 114, 115, trad. fr., p. 96.

54 Ibid. p. 210, trad. fr., p. 160.

55 Ibid.

56 Ibid.