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Classiques Garnier

Le totalitarisme est-il une notion idéologique ? La réponse de Zizek

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Éthique, politique, religions
    2012, n° 1
    . Le prisme du totalitarisme
  • Auteur : Adorno (Francesco Paolo)
  • Résumé : Le but de cet article est de montrer à travers l’analyse de la pensée de Zizek, que la notion de totalitarisme, utilisée pour définir des régimes aussi différents que le nazisme et le stalinisme, est bien plus problématique de ce qu’il semble à première vue. Étiqueter comme totalitaires des réalités politiques différentes comme les régimes communistes et le nazisme a un sens et une fonction précis qui consiste, dès son utilisation par Hanna Arendt, à délégitimer toute critique de gauche des démocraties libérales. Les analyses de Zizek ont justement la fonction de montrer et de démonter les mécanismes sémantiques et discursifs qui à travers cette notion opèrent en ce sens et de restituer une identité propre tant au nazisme qu’au stalinisme. On essaye de montrer ainsi que des concepts fondamentaux de la philosophie comme vérité, liberté, justice, dignité, sont traités de manière différente par le nazi et par le communisme ce qui interdit de rabattre ces deux régimes l’un sur l’autre.
  • Pages : 103 à 114
  • Revue : Éthique, politique, religions
  • Thème CLIL : 3133 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Philosophie -- Philosophie contemporaine
  • EAN : 9782812408823
  • ISBN : 978-2-8124-0882-3
  • ISSN : 2271-7234
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-0882-3.p.0103
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 21/02/2013
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : idéologie, totalitarisme, nazisme communisme, biopolitique
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Le totalitarisme est-il
une notion idéologique ?

La réponse de Zizek

L’analyse de la notion de totalitarisme conduite dans un petit ouvrage1 représente pour Zizek l’occasion pour appliquer des thèses générales et des postulats théoriques fondamentaux de sa réflexion à un concept assez controversé de la philosophie politique. On sait que la notion de totalitarisme a eu une histoire plutôt complexe, en tout cas moins linéaire de ce que l’on veut bien nous faire accroire2, et qu’à cause de cette histoire même, ce concept identifie un champ de phénomènes dont l’homogénéité fait débat. Pourtant, dans le langage courant on assimile, assez souvent sans discussion ultérieure, sous une étiquette commune, des réalités et des régimes dont la similitude et les ressemblances seraient plutôt à prouver. Encore une fois on est plus que tenté de donner raison à Hegel pour qui « le bien-connu en général, pour la raison qu’il est bien-connu, n’est pas connu3 ». Or, en bon lacanien, le but de Zizek est justement de démontrer que cette catégorie conceptuelle tend, par son extension, à produire des effets de sens qui n’ont pas de référents réels. Il semble que l’intérêt du travail du philosophe slovène – qui prend souvent une forme paradoxale comme dans ce petit ouvrage sur le totalitarisme – est à rechercher dans la tentative de construire une philosophie politique ancrée sur des concepts forts (vérité, sujet, justice, etc.) dont l’analyse de la construction et du fonctionnement du discours théorique, par définition traversé par un apriori idéologique, ne représente qu’une introduction, plutôt que dans des formules à l’emporte-pièce dont abondent ses ouvrages. Il ne faut donc pas s’attendre à trouver précision

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historiographique et critique philosophique de style universitaire dans ses textes. Il est tout à fait légitime de déplorer l’absence de rigueur philologique dans sa critique des thèses d’Arendt sur le totalitarisme ou l’excès d’amalgames historiques que ses démonstrations présentent. Toutefois, en se bornant à ces constatations, on risque de passer à côté de l’essentiel : la fonction exemplaire que Zizek assigne au totalitarisme dans une certaine logique discursive. Avant encore de se pencher sur l’existence du ou des totalitarismes et sur leurs caractéristiques, sur la continuité ou la discontinuité entre totalitarismes et démocraties, sur les différences qui courent entre totalitarismes, dictatures ou tyrannies en tout genre – ce qui d’ailleurs le laisse assez indifférent –, la tâche à laquelle le philosophe slovène s’attelle est de soumettre le totalitarisme à une critique qui met en évidence sa fonction idéologique4. Et puisque cette notion établit une analogie et une ressemblance entre deux extrêmes, nazisme et communisme, c’est bien l’inconsistance de cet amalgame qu’il faut montrer. Plus précisément, c’est une pratique discursive – appliquée ici à la notion de totalitarisme mais qui parcourt le champ de la réflexion politique dans sa totalité – que Zizek essaye de remettre en cause en montrant et en démontant ses mécanismes de fonctionnement. Cela passe essentiellement par la mise en lumière de techniques de remplissage sémantique des signifiants qui, comme on le sait au moins depuis Saussure, Lacan ou Foucault, sont des places vides qui ne prennent sens qu’à condition d’entrer dans des agencements discursifs. Autrement dit, le sens des mots se cristallise à partir et à cause de la manière dont ils entrent dans un discours – politique, historique, économique, etc.

Ce ne sera donc pas surprenant de constater, comme nous l’avons déjà anticipé, que l’objet de toutes les critiques de Zizek est Hannah Arendt. Comme on le sait, pour la philosophe allemande, nazisme et communisme partagent un certain nombre de pratiques et des caractéristiques, ce qui justifie qu’on les considère comme deux exemples de régime totalitaire. Or, selon Zizek, cette assimilation a une fonction très précise, qui va bien au-delà d’une tentative d’interprétation historique d’un moment historique particulièrement difficile et dense d’événements

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comme le début du xxe siècle. Il s’agirait, en effet, d’opérer une sorte de censure préventive d’une possibilité inscrite dans la politique qui se réclame de l’expérience du communisme. Le danger que cette notion essaie d’éviter, l’ennemi contre lequel ce concept a été construit de toute pièce, est assez aisé à identifier : l’on crie au totalitarisme contre tout projet de changement radical de la société. Plus précisément, les dangers du totalitarisme sont rappelés face à des projets qui se veulent alternatifs à la réalité politique, nommément aux régimes libéraux-démocratiques, et qui, de plus, s’y opposent de manière tout à fait spécifique, puisqu’ils se présentent comme des alternatives radicales de gauche. Pour le dire avec les mots de Zizek, l’invocation du totalitarisme fonctionne comme une sorte de médecine préventive qui permettrait au corps social de se maintenir en bonne santé, entendons de rester démocratique et libéral. Presqu’en catimini, le vocabulaire de la biopolitique fait son apparition aussi à propos de l’idéologie du totalitarisme. Et ce lexique revient aussi dans le fonctionnement lui-même de la sémantique des concepts dont cette définition du totalitarisme se réclame. Quand Hannah Arendt unifie sous un même terme deux réalités qui sont absolument opposées, sans tenir compte ni des différences spécifiques entre le nazisme et le stalinisme, ni de leur origine sociale, économique et politique, ni, encore moins, de leur structuration interne et de leurs finalités, elle opère une contamination sémantique qui a la fonction de discréditer tout projet de changement social radical fondée sur la notion de justice. L’enjeu de cette définition du totalitarisme est donc bien précis, car il ne s’agit de rien de moins que de désamorcer à priori toute critique fondée sur une certaine idée de justice sociale, des régimes démocratiques structurées autour d’une conception spécifique de la liberté (plus ou moins précisément définie). En somme, pour résumer : dans l’opposition entre liberté et justice, la notion de totalitarisme est utilisée pour décrier la notion de justice sociale et favoriser les démocraties fondées sur la liberté. Les critiques de Zizek sont en l’occurrence trop rapides et partielles pour être prises en compte dans un éventuel procès contre les positions de H. Arendt. Mais le but de Zizek n’est pas tant de montrer les points faibles des thèses arendtiennes que de pointer l’utilisation abusive et idéologiquement qualifiée d’une catégorie de la philosophie politique à partir de ce que la philosophe allemande a écrit. Il s’agit moins de s’en prendre à une philosophie de la politique bien définie – avec laquelle

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Zizek n’est évidemment pas d’accord – que de montrer les modalités de construction et de fonctionnement d’un discours qui se veut « scientifique » et qui est entièrement idéologique.

Que le totalitarisme fonctionne très bien en tant que mécanisme de défense idéologique est démontré selon Zizek par trois applications exemplaires de sa fonction. La connotation et la description des fondamentalismes ethnico-religieux (Hussein, Milosevic, etc.), du populisme d’extrême droite, de la numérisation des existences via internet, ont la fonction de désamorcer le danger que ces trois phénomènes représentent non pas pour la démocratie en tant que telle mais pour l’hégémonie intellectuelle de la démocratie libérale. Ce qui est d’autant plus vrai qu’à condition de bien les interpréter, ces trois phénomènes représentent en réalité des possibilités d’émancipation radicalement de gauche, dans la mesure où justement ils peuvent contribuer à dissoudre le libéralisme et la pensée conservatrice de droite. En somme, comme on disait dans le temps, ce sont des alliées objectifs de la gauche5. C’est aussi le cas de Chavez, dont on ne peut pas ne pas reconnaître le populisme démagogique, mais qui a la force de faire (ou mieux de projeter …) ce que la démocratie libérale, prisonnière comme elle l’est de ses préjugés rationalistes, n’arrivera jamais à réaliser. Certes, on a les plus grandes difficultés du monde à accepter le paradoxe que les situations « à la Chavez » nous proposent, c’est-à-dire, dans les propres termes de Zizek, que « en démocratie, les individus tendent de fait à rester pris au niveau du “service des biens” – on a souvent besoin d’un chef pour être capable de “faire l’impossible”. Le véritable Chef est littéralement l’Un qui me rend capable de me choisir moi-même ; la subordination à ce chef est le plus grand acte de liberté6 ». D’autre part, il est tout aussi difficile de nier la force aliénante, totalitaire et profondément injuste d’une démocratie fondée sur la consommation des biens en tout genre. La tâche que Zizek s’impose d’accomplir est bien définie : démasquer les modalités de fonctionnement de cette contamination conceptuelle qui se sert surtout de la notion de totalitarisme, et non pas, comme on pourrait le croire après une lecture au premier degré, de réhabiliter le totalitarisme en tant que régime politique. Son premier pas est la réha

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bilitation de ce qu’il appelle les situations typiques à travers lesquels par exemple l’art soviétique mettait en scène des concepts fondamentaux du communisme. Or, même si ce concept de typique apparait ridicule, « il existe un noyau dur de vérité en elle – qui réside dans le fait que chaque notion idéologique apparemment universelle est toujours contaminée par une quelconque composante à caractère particulier qui déforme son universalité propre et sape son efficacité7 ». C’est un procédé à l’œuvre pratiquement à chaque fois qu’il est question d’un contenu particulièrement sensible : suivant le type de message que l’on veut faire passer, le concept sera rempli par un contenu spécifique qui sans en altérer l’universalité arrive néanmoins à le plier efficacement en une certaine direction : « La lutte pour l’hégémonie idéologico-politique est pas conséquent toujours la lutte pour l’appropriation des termes “spontanément” expérimentés comme “apolitiques”, comme transcendant les clivages politiques8 ». Autrement dit, dans le rapport entre concept et contenu, le concept est rempli par un contenu qui le redéfinit afin de le rendre cohérent avec la position hégémonique. Cette opération de contamination ne limite pas l’opposition au niveau du contenu, mais se situe au niveau du concept et donc de l’universel lui-même, ce qui mène tout naturellement à la constatation que tout concept fait, ou peut faire, l’objet d’un tel traitement, même une notion assez anodine comme celle d’honnêteté. Ainsi, Zizek écrit qu’« il serait erroné d’affirmer que le conflit concerne en fin de compte les différentes significations du terme “honnêteté” : ce que l’on perd de vue dans cette “clarification sémantique”, c’est que chaque position revendique le fait que son honnêteté et la seulevéritable” honnêteté : la lutte n’est pas simplement une lutte entre différents éléments particuliers ; il s’agit d’une lutte inhérente à l’universel même9 ». Dans le concept d’honnêteté se superposent deux moments, une conception populaire de l’honnêteté et sa déformation idéologique. Le populisme de droite qui propose l’honnêteté comme une valeur fondamentale ne fait rien d’autre que manipuler idéologiquement un sentiment qui en soi n’est pas fasciste, mais qui le devient quand il est lu et utilisé par le populisme. On voit bien que le point de flexion de la démonstration de Zizek est dans la coïncidence du particulier et de l’universel ou, plus précisément,

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dans la constatation que dans et grâce à l’idéologie le particulier devient immédiatement universel. Alors que chez Hegel, le particulier devient universel après une suite de médiations, dans le discours idéologique contemporain ce passage se réalise sans médiation, sans travail, ce qui permet au particulier de garder une force de contamination de l’universel pour se l’approprier. Cette appropriation est possible parce que le particulier est installé d’emblée dans l’universel grâce à une sorte de narration historique construite de manière à l’intégrer sans effort et qui le valide en tant qu’universel. Pour comprendre comment cela fonctionne, on peut lire ces phrases de Zizek : « Bien sûr la lisibilité n’est pas un critère neutre ; elle dépend toujours d’une lutte idéologique. Le fait que, après l’effondrement du récit narratif bourgeois classique dans l’Allemagne du début des années 1930, récit qui était incapable de rendre compte de la crise mondiale, ce soit l’antisémitisme nazi qui rendit cette crise “lisible d’une manière plus convaincante” que la narration socialiste-révolutionnaire, est bien le résultat contingent d’une série de facteurs surdéterminés. Ou, pour le dire d’une autre manière : cette “lisibilité” n’implique pas une simple relation de concurrence entre une multitude de narrations-descriptions et le réalité extra-discursive, relation de concurrence où triomphe le récit qui se montre le plus “en adéquation” au regard de la réalité : la relation est circulaire et concentrique, c’est-à-dire que le récit prédétermine déjà ce que nous devrions expérimenter comme étant la “réalité”10 ». On voit bien qu’ici Zizek convoque la fonction lacanienne du symbolique : la narration historique préexistante permet de déterminer la vérité d’un agencement de sens à l’intérieur duquel les différents éléments deviennent significatifs. Ainsi la recherche des concepts d’une idéologie dominante est destinée à échouer péniblement car ce n’est pas à ce niveau de discours qu’il faut se situer. L’idéologie est dans la structuration symbolique du discours et non pas dans la réalité de ses concepts. Certes le réel conceptuel est « aspiré » par la structuration symbolique du discours dans un univers discursif dominant, ce qui permet à Zizek d’affirmer que « les idées dominantes ne sont jamais directement les idées de la classe dominante11 », mais qu’elles les deviennent par ce procédé de connotation et d’insertion dans un contexte déterminé.

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L’utilisation idéologique de la notion de totalitarisme suit ce schéma. En accolant communisme et totalitarisme, selon le sens qu’assigne à celui-ci la réflexion de Hannah Arendt et de tous ses épigones, on arrive à donner à toute critique de gauche des démocraties libérales une coloration particulièrement sinistre qui fait miroiter comme son résultat implicite et prédéterminé la construction d’une société totalitaire. Accuser de totalitarisme la critique radicale de gauche, et donc l’assimiler par analogie au nazisme, a le but d’étouffer toute tentative de construire une société inspirée par un idéal de justice sociale, car on insère le désir de justice et d’égalité dans une narration historique connotée par les valeurs qui accompagnent et structurent l’univers symbolique du nazisme. La thèse de Zizek est d’ailleurs énoncée en termes on ne peut plus clairs au début de ce petit ouvrage sur le totalitarisme : « la notion de totalitarisme a toujours été une notion idéologique au service de l’opération complexe visant à neutraliser les radicaux libres, à garantir l’hégémonie libérale-démocrate, et à dénoncer la critique de gauche de la démocratie libérale en la représentant comme le pendant, le double de la dictature fasciste de droite12 ».

Mis à part les évidentes références lacaniennes, le discours de Zizek se nourrit d’un parti pris philosophique qui va à contre-courant de la tendance générale de la philosophie de la postmodernité. Ce parti pris consiste à affirmer que tous les relativismes sont des positions de mauvaise foi au sens sartrien du terme, car en réalité ils cachent des positions théoriquement tout aussi générales, universelles, uniques et hégémoniques que celles des métaphysiques qu’ils se proposent de démasquer, de contrecarrer et finalement de remplacer. Par exemple, la déconstruction, qui se présente comme une position relativiste, cache sa vraie nature qui est d’être tout aussi fermée et totalitaire que l’hégélianisme qu’elle condamne. Donc méfiance extrême envers tous les relativismes et contre toute position qui ne veut pas présenter sa vérité comme absolue.

De plus, si la postmodernité se nourrit d’une critique de la subjectivité transcendantale, Zizek montre avec force détails comment on peut développer une autre critique de cette même subjectivité sans que cela mène au scepticisme et au relativisme qui à la longue seraient plus

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dangereux que le mal qu’elle entend soigner13. Il ne suffit donc pas de tancer de mauvaise foi les positions relativistes, par rapport auxquelles il faut garder une méfiance extrême ; il faut être aussi capable de fonder une philosophie qui revendique avec force et en toute conscience la fonction d’énoncer une vérité absolue contre le faux relativisme de l’idéologie libérale. Sous-jacent à cette critique de la notion de totalitarisme, il y a un projet philosophique très ambitieux qui consiste dans la fondation inébranlable de ce que l’on peut appeler une politique de la vérité absolue. Une nécessité qui est aux yeux du philosophe slovène d’autant plus urgente que le multiculturalisme et le perspectivisme impolitique de l’individualisme conduisent à une situation intenable tant d’un point de vue morale que politique. Quand en effet on soutient que la vérité naît simplement d’une expérience subjective et que, par exemple, on affirme qu’il n’y a que les femmes qui peuvent parler des femmes, ou les noirs qui peuvent parler de l’expérience des noirs, on en arrive au paradoxe que « n’importe qui pourrait faire appel à la spécificité de sa propre expérience pour justifier ses actions les plus atroces14 ». Ce qui pourra paraitre quelque peu saugrenu et sûrement déroutant est que Zizek va chercher les concepts pour forger une politique de la vérité – anti-idéologique – chez Lenine15. Mis à part la volonté d’épater le bourgeois par des références à des philosophies généralement périmées et inutilisables, il ne faut pas sous-estimer le sérieux du travail critique du philosophe slovène. En effet, et quoiqu’il en soit des points de repère théorique qui sont choisis, cette œuvre de bonification du champ théorique pourrait permettre, selon Zizek, d’envisager différemment ce qu’à

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notre époque l’on considère comme des menaces totalitaires et qui ne le sont qu’aux yeux d’une certaine idéologie libérale. Une politique de la vérité permettrait de définir des critères pour trier idéologie et vérité et par conséquent de comprendre que nazisme et stalinisme ne sont pas la même chose et ne peuvent pas être réunis sous la même notion comme le font Arendt et surtout ses épigones.

À défaut de cette notion de vérité absolue qui est encore en construction (et qui le sera, sans aucun doute, pour longtemps encore …), Zizek s’attelle à démontrer que nazisme et communisme – dans sa version staliniste – n’ont pas grand-chose en commun, en s’attaquant aux modalités que les totalitarismes adoptent pour déshumaniser les hommes, à savoir à la ressemblance entre camps et goulags. Or, si le communisme et le nazisme sont des régimes politiques foncièrement différents c’est bien parce que les camps et les goulags ne peuvent absolument pas être rabattus l’un sur l’autre. Pour paradoxal que cela puisse paraître, l’injustice des goulags est tout à fait différente de l’injustice des camps nazis. Toute la distance du communisme et du nazisme est renfermée dans cette différence entre goulags et camps. Allons directement à la chose elle-même, au problème le plus délicat qui soit. Selon Zizek « la différence entre le nazisme et le stalinisme, entre les camps d’extermination et le goulag, est résumée par l’opposition entre les deux figures qui l’une et l’autre occupent l’espace située “au-delà de la tragédie” : le musulman et la victime du procès public stalinien qui sacrifie sa seconde vie pour la Chose, pour la cause communiste. Le traitement nazi produit le musulman, le traitement stalinien l’accusé qui confesse ses crimes16 ».

Cette différence ouvre sur une distance bien plus importante qui rend impossible de rabattre les deux régimes l’un sur l’autre. Entendons-nous bien : cela ne veut pas dire que le stalinisme n’a pas été un régime totalitaire ; tout simplement Zizek soutient qu’il l’a été différemment du nazisme, qu’il a eu des caractéristiques propres et surtout qu’il a eu un rapport à la justice, dans le bien et dans le mal, tout à fait différent. C’est ce dernier élément qui rend impossible de les considérer comme homogènes. Quand nous pensons le totalitarisme, concept universel, en le remplissant avec le contenu de Arendt, les contradictions et les paradoxes du stalinisme sont en quelque sorte aplatis sur le nazisme et,

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par conséquent, méconnus dans leur réalité propre. Une fois la différence entre ces deux régimes établie et définie correctement, il devient possible de lire les perversions du stalinisme et du communisme en elles-mêmes, en saisir la spécificité et séparer le désir de justice qui a nourri l’utopie communiste de son aboutissement contingent et totalitaire.

Entre la dérive stalinienne du communisme et l’appareil étatique totalitaire nazi, il y a des différences fondamentales qui ressortent avec une force particulière quand on étudie les rapports entre l’appareil judiciaire et punitif et les hommes auxquels il s’applique. Si l’on veut reprendre les termes de la biopolitique, on pourrait dire ce qui suit. Le camp nazi réduit à la vie biologique tout homme, en annulant absolument toute prétention que le détenu pourrait nourrir à avoir un bios, par une exploitation sans buts, sans finalités, sans productivité de sa vie biologique elle-même. Les détenus des camps sont réduits, par toute sorte de privation, par l’obligation à accomplir des actes inutiles et pourtant très couteux pour des êtres à qui étaient niées des conditions de vie humaines, à être des machines biologiques. Dans le camp il n’y a pas de justice, il n’y a pas de sujets, il n’y a pas d’hommes, il n’y a pas de travail. Le but des camps est de dépouiller les détenus de leur humanité pour les réduire à leur support biologique. La situation dans la société communiste et dans les goulags est tout à fait différente. Les détenus politiques du régime communiste subissent un tout autre traitement qui doit les amener à renoncer volontairement à leur dignité pour pouvoir garder leur vie, on veut qu’ils sacrifient leur bios « la dignité qui nous élève au-delà de la simple vie biologique » par fidélité à ce que Zizek en langage lacanien appelle la Chose, pour pouvoir espérer de garder leur vie biologique, leur zoè17. Et cela même rend la position de la victime dans les procès staliniens bien plus complexe, encore que tout aussi tragique, que celle du musulman des camps. La différence est de taille car dans le communisme il y a un élément qui est tout à fait absent dans le nazisme : ce qui est en cause est le rapport entre individu et justice qui fonctionne selon Zizek un peu comme dans le christianisme la dialectique entre la loi et le péché. « Cette dialectique ne consiste pas seulement dans le fait que la loi elle-même suscite sa propre transgression … notre obéissance à la loi n’est pas naturelle, spontanée, elle est toujours déjà médiée par

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le désir de transgresser la Loi … plus nous obéissons avec rigueur à la loi plus nous manifestons que nous éprouvons au fond de nous, le désir de nous livrer au péché. Le sentiment de culpabilité du surmoi est donc justifié, plus nous obéissons à la loi, plus nous sommes coupables, parce que cette obéissance est en fait une défense contre notre désir coupable, et pour les chrétiens, le désir de pécher est équivalent de l’acte lui-même18 ». Dans le communisme, entre tortionnaires et détenus, entre juges et accusés, il y a justement un élément qui manque absolument dans le nazisme : le rapport, sans aucun doute dévoyé, pervers, altéré, mais qui reste toujours un rapport, à la Loi. Pour le nazisme, comme on ne le sait que trop bien, le droit est remplacé par la biologie qui trace a priori une ligne de partage entre des vies dignes d’être vécues et des vies qui n’ont pas cette dignité, entre ceux qui ont des droits et ceux qui ne les ont pas, parce que considérés comme n’appartenant pas à la race humaine : en eux tout signe d’humanité est aboli.

En revanche, dans les procès des années 1930, le tragique de la condition des soi-disant traîtres communistes est subjectivisée de manière à devenir littéralement obscène. La position de Boukharine apparaît exemplaire, qui aurait bien avoué tout ce que l’on lui demandait à condition que ses camarades et surtout Staline fussent convaincus de son innocence. Nécessité assez paradoxale au demeurant, qui possède néanmoins sa raison d’être, car cela lui aurait permis de garder subjectivement une vie digne de ce nom. Toutefois, sa confession aurait été incomplète du fait de l’évidence de la non-coïncidence reconnue par tous entre le sujet de l’enunciandum et le sujet de l’énoncé : manquant de la conviction du sujet d’être vraiment le responsable des actes qu’on lui imputait et de la reconnaissance de la part des autres acteurs du procès de cette différence intérieure au sujet lui-même, le procès aurait été réduit à une fiction, ce qui était tout à fait inacceptable. En insistant sur son innocence subjective, Boukharine aurait réduit le procès à un rituel sans contenu qui l’aurait de ce fait anéanti19. Néanmoins, de son point de vue, celle-ci était la condition fondamentale pour qu’il accepte de confesser ce dont il n’était objectivement pas coupable, car de cette manière, il aurait pu en quelque sorte échanger sa vie biologique contre

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son bios, il aurait démontré d’être le seul et vrai révolutionnaire, car il aurait été le seul capable d’échanger sa vie contre sa biographie. Cette dialectique est aussi présente dans la dynamique même des purges. La terreur y est finalement retourné contre ceux qui l’exercent dans la mesure où ceux-ci ne se sentent pas assez purs pour la révolution20. On voit bien dans quelles contradictions le communisme était pris : la recherche d’intentions contre-révolutionnaires qui pouvaient être présentes partout – même dans les actions les plus ouvertement révolutionnaires – amenait les enquêteurs à être eux-mêmes les objets de cette interrogation. La seule voie de résolution était d’en sortir par une sorte d’acte final et définitif qui aurait tout aboli : c’est la purge ultime qui n’a pu être exécutée du fait de la mort de Staline21 et qui aurait fait collapser le communisme sur lui-même. De ces analyses de Zizek, il ressort le caractère irrationnel des purges staliniennes22, qui s’explique par une dynamique interne au développement du communisme soviétique qui tout en confirmant son caractère révolutionnaire, en indique aussi son dénouement inéluctable : l’autosuppression du communisme lui-même par la suppression de tous les communistes au nom d’une pureté intentionnelle impossible à atteindre. Néanmoins on entrevoit aussi les paradoxes – ce que les christianisme a compris depuis ses origines pauliniennes – dans lesquels tout mouvement révolutionnaire – le communisme soviétique le premier – qui irait à la recherche d’une justice absolue, se trouve impétré et qui justifient, le plus souvent à tort, que l’on puisse les identifier avec des régimes totalitaires.

Francesco Paolo Adorno

Université de Salerne

1 S. Zizek, Vous avez dit totalitarisme ?, Éditions Amsterdam, Paris 2007.

2 S. Forti, Il totalitarismo, Laterza, Rome-Bari 2001. Voir aussi l’anthologie de teste publiée par E. Traverso, Le Totalitarisme, Seuil, Paris 2001.

3 G. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1993, p. 45.

4 La critique de l’idéologie est un souci constant du travail de Zizek. À lire son introduction d’un recueil de textes sur l’idéologie qu’il a publié en 1994 : S. Zizek, (éd.), Mapping the Ideology, Verso, London-New-York, 1994.

5 Il faudrait faire place aux critiques qu’a reçu de tous parts la position théorico-politique de Zizek. Cf. l’introduction de R. Butler et S. Stephens, « Slavoj Zizek’s’third way’ », in The Universal Exception : Selected Writings, Volume 2, London-New York, Continuum, 2006

6 S. Zizek, Vous avez dit totalitarisme ?, p. 246

7 S. Zizek, Pladoyer en faveur de l’intolérance, Paris, Climats, 2007, p. 20.

8 Ibid., p. 21.

9 Ibid., p. 24-25.

10 Ibid., p. 25

11 Ibid., p. 28.

12 S. Zizek, Vous avez dit totalitarisme ?, p. 13.

13 C’est bien ce que Zizek fait dans son ouvrage le plus ambitieux qui est Le Sujet qui fâche. Le centre absent de l’ontologie politique, Paris, Flammarion, 2007 et tout dernièrement la publication de quatre textes qui en quelque sorte entourent cet ouvrage dans Quatre variations philosophiques sur thème cartésien, Paris, Germina, 2010.

14 S. Zizek, Die Revolution steht bevor. Dreizhen Versuche zu Lenin, Suhrkamp Verlag, Francfort sur-le-Main, 2002, (nous citons depuis l’édition italienne, Tredici volte Lenin, Feltrinelli, Milan, 2003, p. 22).

15 « Dans le patrimoine d’idées qui appartiennent à Lenine, une politique de la vérité représente justement ce dont on a une grande nécessité aujourd’hui, ce qu’aujourd’hui plus que jamais on devrait réinventer : et il s’agit d’une dimension qui nous est niée tant dans les démocraties libérales que dans les régimes totalitaires. La démocratie, on le sait, est le royaume des sophismes : il n’y a que des opinions, tout renvoi de la part d’un sujet politique à une quelconque vérité dernière est tout de suite marqué comme “totalitaire” » (Ibid., p. 23).

16 S. Zizek, Vous avez dit totalitarisme ?, p. 95.

17 Ibid., p. 105.

18 Ibid., p. 108-109.

19 Ibid., p. 115.

20 Ibid., p. 117.

21 Ibid., p. 125.

22 Ibid., p. 132.