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Classiques Garnier

Introduction générale

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Introduction générale

Nani gigantum humeris insidentes.

Bernard de Chartres

Pour un historien de la pensée économique dont le métier est de travailler quotidiennement des textes anciens, la relecture de ses propres articles est un exercice intellectuellement acrobatique mais ô combien salutaire. En appliquant à lui-même une herméneutique utilisée pour examiner et interpréter les textes de géants passés et présents de la profession déconomiste, il en sort avec un sens aigu de lextrême modestie de sa contribution. Les incessantes répétitions, les thèmes usés jusquà la corde, les obsessions théoriques, sans parler des contradictions flagrantes, des erreurs manifestes et des tics de langage hautement agaçants, la relecture darticles remontant parfois à près de quarante ans ont fait sauter au visage de leur auteur près dun demi-siècle de cheminement intellectuel excitant mais néanmoins chaotique.

En dépit de toutes ces réserves, mi-flatté et mi-inquiet, lauteur a finalement accepté loffre généreuse dAndré Tiran daccueillir un choix de ses articles dans la bibliothèque de léconomiste. Cette introduction générale tente le plus brièvement possible dinsérer ces quarante-cinq articles (un tiers du total1) dans une logique de développement intellectuel lié à lévolution professionnelle très particulière de lauteur. Cela devrait notamment expliquer « lagnosticisme théorique » de lauteur et son refus dadhérer inconditionnellement à une quelconque « école ». En dépit dun minimum de sympathie intellectuelle pour chacun deux et dune bonne dose de cynisme sur la pureté des intentions de certains, lincessant démontage analytique des auteurs abordés, la mise en 8évidence de leurs forces et de leurs faiblesses ont finalement convaincu lauteur que la théorie économique est une auberge espagnole pouvant fort bien accommoder les Ricardiens et les Sismondiens, Walras et Pareto, Edgeworth, Keynes et les Keynésiens de toutes obédiences, les Sraffiens et les Autrichiens tout comme limmense diversité de lécole néo-classique (de Friedman à Hahn en passant par Hicks et Patinkin). Lhistoire de la pensée économique encourage heureusement plus le syncrétisme que la défense de religions monothéistes ou de sectes et/ou décoles (néo-classiques ?) successivement dominantes. Ceci dit, les préjugés théoriques et idéologiques de lauteur sont évidents et néchapperont pas au lecteur même le moins averti. En bref, et en dépit des efforts désespérés de certains et des illusions dautres, la théorie économique demeure pour lauteur une manière sophistiquée de parler politique.

En dépit dintenses travaux archivistiques (notamment pour Sismondi et Walras), lapproche de lauteur est celle dun économiste abordant lhistoire de sa discipline. Parfaitement au courant des limites de cette approche héritée dune longue lignée de chercheurs (de Joseph Schumpeter à Mark Blaug), lauteur est un adepte dune reconstruction rationnelle de lhistoire de la pensée économique fondée sur une rigoureuse exégèse des textes fondateurs. Sans ignorer les dangers dune whig history, il est également persuadé quil est impossible décrire lhistoire de sa discipline en ignorant ses développements les plus récents. Comme il est musicalement évident que les interprétations des « baroqueux » contemporains doivent beaucoup à la musique rock, il est impossible, par exemple, de parler aujourdhui de la vision de Sismondi sur linstabilité du capitalisme naissant sans être conditionné par limpossibilité de concevoir aujourdhui un théorème de stabilité dans le cadre restreint de la théorie de léquilibre général. De plus, the past is a foreign country ; they do things differently there et le passé de demain est le présent daujourdhui. Il est donc évident que cette histoire analytique nest jamais définitive et ne peut être que réécrite par chaque génération.

Lauteur reste aussi à convaincre de la valeur ajoutée nette à lhistoire de la pensée économique des science studies aujourdhui à la mode : knowledge production is far less interesting than knowledge itself… En dernière analyse, un historien de la pensée est avant tout intéressé par lhistoire et lévolution des idées et des théories et beaucoup moins par celle de ses mécanismes de production, des pratiques institutionnelles, des 9constructions de réseau, de la sociologie de la recherche, de la personnalité des auteurs impliqués ou des modes de financement de leur recherche. Non pas que ce type dhistoriographie soit inintéressant mais elle fait courir le risque bien réel à la discipline de négliger le fond au modeste bénéfice dune connaissance factuelle par trop anecdotique. Lauteur se convertira volontiers aux science studies, le jour où la valeur ajoutée nette de celles-ci lui permettra de réviser son jugement sur tel ou tel point dhistoire analytique. Sans être indument platonicien, les idées semblent en effet ne pas dépendre exclusivement de celui qui les pense. De tout temps, et cest ce qui fait leur force, les idées et les concepts théoriques ont toujours eu le pouvoir de transcender la contingence de leurs origines, notamment de leurs liens avec leurs concepteurs. À titre dexemple, et dans un domaine proche de certaines recherches de lauteur, les liens entre Sismondi et laccumulation primitive de Marx, la conceptualisation progressive du principe de la demande effective par Keynes ou la définition du théorème dexistence dun équilibre général ne sauraient être modifiées par des révélations plus ou moins savoureuses sur la vie privée, lenvironnement social et culturel ou les pratiques académiques de ces différents penseurs. Sur ce point, et à propos de Heidegger, Bourdieu (1985) semble bien encourager lhistorien des idées à ne pas dissocier lindividu social de lindividu épistémique. Néanmoins, et tout aussi nettement, Bourdieu exhorte aussi le chercheur à ne pas rechercher « les profits faciles » (le parcours social de lauteur) au détriment de ses « résultats scientifiques ».

Pour des raisons pratiques, les articles dans ce volume sont organisés en fonction du déroulement temporel de lhistoire de la discipline économique et non en fonction de leur écriture chronologique et de leurs places dans le parcours intellectuel de lauteur. Le reste de cette introduction générale tente très brièvement darticuler la logique des différentes étapes de ce parcours avec les cinq parties formant ce volume. Pour éviter de répéter à nouveau le contenu de chacun des articles sélectionnés, il na pas été jugé bon doffrir une introduction à chacune des cinq parties qui forment cet ouvrage.

Sous la direction de François Schaller, un vieux maître abreuvé au fondamentalisme keynésien des années cinquante, lauteur effectue dabord à Lausanne ses études de sciences économiques achevées par une thèse sur la loi des débouchés et le principe de la demande effective (1976). Insatisfait 10de cette première tentative, Cambridge lui semble lenvironnement intellectuel idéal pour tenter de transformer ce premier essai.

Même si sa thèse de doctorat (PhD Cantab) est consacrée à lhistoire de la théorie monétaire de lécole de Cambridge2, il nen reste pas moins exposé avec bonheur aux très vifs débats intellectuels entre les géants qui peuplaient alors la vieille faculté de Marshall et Keynes (1976-1981). Avec un minimum dhonnêteté intellectuelle, il était en effet impossible de devenir dogmatique dans le Cambridge des années 1970. Sous lœil amusé de Piero Sraffa, Joan Robinson, Richard Kahn, Nicholas Kaldor, Richard Goodwin et John Eatwell croisaient encore très vigoureusement le fer avec notamment Frank Hahn, Oliver Hart, Anthony Atkinson et, depuis Oxford où il venait de sexiler Amartya Sen. Lempreinte de Cambridge, de tous les Cambridge, est restée indélébile : lapprentissage de lapproche systématique de la pensée dun auteur comme Keynes allait prendre place en parallèle avec lédition alors en cours des Collected Writings de lauteur de la Théorie générale. Ce premier épisode allait être plus tard décisif pour les travaux de lauteur sur Walras et Sismondi. Héritage possible dune adolescence bercée dun calvinisme strict, la centralité et le respect du texte au travers dune herméneutique rigoureuse sont devenus une seconde nature. La troisième partie de cet ouvrage reprend ainsi cinq articles écrits au cours des années sur lécole de Cambridge.

Létape suivante allait être un choc intellectuel et culturel violent (1981-1986). Larrivée dans le département de la recherche de la Banque nationale suisse à Zurich équivalait à un débarquement sur une autre planète. Alors à son zénith, le monétarisme régnait à la Banque nationale aussi sûrement que la Sainte Inquisition domina lEspagne pendant trois siècles. Il fallait ruser ou prendre des risques pour oser affirmer haut et fort la faiblesse théorique du modèle friedmanien, même si les succès de la politique monétaire suisse étaient à lépoque confondants. Dans ce cadre intellectuellement schizophrénique allait naître lune des préoccupations majeures de lauteur : lexploitation principle ou de lextrême difficulté du passage dun modèle théorique à son utilisation dans le cadre dune politique économique, monétaire en loccurrence. Lextrême relativité du savoir et le danger de son utilisation idéologique 11allaient simprimer durablement dans tous ses écrits postérieurs. En particulier, le problème de Hahn (limpossibilité dintégrer la monnaie dans le modèle déquilibre général pourtant nécessaire à la vérification de la démarche friedmanienne) allait hanter non seulement plus de vingt-cinq ans denseignement de théorie monétaire mais aussi stimuler vigoureusement la recherche de son origine et de son histoire qui débute en 1874 avec Walras3. La quatrième partie de cet ouvrage réunit huit articles liés à la théorie monétaire et au principe dexploitation.

La nomination en 1986 à la vieille chaire de Walras et Pareto à luniversité de Lausanne marque le début de létape la plus longue et, peut-être, la plus productive de lauteur. Non seulement, il peut organiser systématiquement et indépendamment son enseignement et sa recherche mais il crée (avec le soutien du grand parétien Giovanni Busino) le Centre interdisciplinaire Walras-Pareto. Destiné initialement à mettre en valeur lhéritage et les archives de ces deux grands théoriciens, ce Centre deviendra rapidement linstrument idéal de promotion de lhistoire de la pensée économique bien au-delà des frontières nationales, des frontières disciplinaires et de létude de lécole de Lausanne. En dépit du scepticisme à légard de ce projet exprimé par la quasi-totalité des économistes lausannois, et grâce au soutien sans faille de la Faculté de droit et à larrivée dun nombre croissant de chercheurs et de doctorants (souvent financés par le Fonds national suisse de la recherche scientifique), le Centre allait développer de nombreux contacts et bâtir un réseau avec la communauté internationale des historiens de la pensée économique. En particulier, dès 1987, et pour presque trois décennies, les rapports avec les éditeurs lyonnais des Œuvres économiques complètes dAuguste et Léon Walras seront particulièrement étroits (et sont encore, à ce jour bien vivants en dépit du changement de génération). La deuxième partie de cet ouvrage réunit dix-sept articles (1987-2020) directement liés à ce revival des études sur lécole de Lausanne et lorigine de la théorie de léquilibre général.

Dès les années 2000, une petite équipe du Centre se lancera dans lédition des Œuvres économiques complètes de Sismondi. Vieilles connaissances datant des jeunes années de lauteur, les écrits de Sismondi étaient les seuls du quatuor Ricardo-Malthus-Say-Sismondi à ne pas bénéficier dune édition critique. Le caractère semi-hérétique dun libéral critique 12du capitalisme naissant en est peut-être la raison. Une douzaine dannées seront nécessaires à lachèvement de ces six volumes (2012-2018). La première partie de ce volume rassemble neuf articles publiés au cours de ce long travail dédition.

Finalement, ladjectif « interdisciplinaire » contenu dans le nom du Centre Walras-Pareto nétait pas un vain mot destiné à amadouer les fondations susceptibles de desserrer les cordons de leurs bourses. Réunissant régulièrement chaque année (1995-2008) et pour trois jours des enseignants et chercheurs de toutes les disciplines (notamment hors des sciences humaines), le groupe « Raison et rationalités » allait mettre lauteur en contact avec des préoccupations intellectuelles bien au-delà de son habituelle zone de confort. Intrigués par la montée en puissance dune épistémologie post-moderne pour laquelle anything goes et convaincus de la nécessité de tenter encore et toujours de décloisonner leurs diverses disciplines, des philosophes, des juristes, des géographes, des économistes, des politologues, des sociologues, des anthropologues, des démographes, des mathématiciens, des biologistes et des physiciens ont choisi de se retrouver régulièrement pour discuter de sujets qui les rapprochent et réfléchir sur des thèmes transdisciplinaires dintérêt commun. Les six articles formant la cinquième partie de ce volume reflètent la contribution de lauteur à des discussions interdisciplinaires qui, avec le temps, ont eu une influence marquante sur son parcours intellectuel : léconomie politique, parfois taxée de fille aînée des sciences humaines, ne saurait vivre sa vie sans rapports constants avec la grande famille des autres disciplines.

Qu il me soit permis d adresser mes remerciements aux coauteurs qui m ont autorisé à reproduire cinq articles écrits à quatre mains. Ce volume n aurait pas vu le jour sans le soutien constant de Jean-Pierre Potier. Née il y a bientôt trente ans, la complicité avec Amos Witztum a joué, et joue toujours, un rôle décisif dans le développement intellectuel de l auteur.

1 Une liste complète et régulièrement mise à jour des publications de lauteur est disponible sur le site du Centre Walras-Pareto de luniversité de Lausanne.

2 Publiée complètement révisée en 1987 sous le titre Cambridge Monetary Thought. The Development of Saving-Investment Analysis from Marshall to Keynes, London, Macmillan, 1987.

3 Pascal Bridel, Money and General Equilibrium. From Walras to Pareto (1870-1923), Cheltenham, Edward Elgar, 1997.