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Classiques Garnier

[Introduction de la deuxième partie]

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Le lecteur qui aborde pour la première fois un roman de Patrick Modiano se trouve face à deux interrogations. La première est celle de lidentité du Je-narrateur, la seconde celle du genre des récits.

Les héros-narrateurs des romans de Patrick Modiano, quils sappellent Raphaël Schlemilovitch dans La Place de lÉtoile, Victor Chmara dans Villa triste ou Ambrose Guise dans Quartier perdu, sexpriment à la première personne du singulier en ayant recours à ce quil est convenu dappeler un Je-narrateur. Font exception à cette règle Louis Memling dans Une Jeunesse, Jean Bosmans dans LHorizon et Jean Daragane dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier. Jean Eyben dans Encre sympathique a un statut à part puisquil sexprime à la fois par un Je-narrateur dans les cent premières pages du récit pour basculer ensuite dans le Il diégétique. La question du Je-narrateur est au centre de la réflexion concernant lœuvre de Patrick Modiano :

On pourrait [] dire du narrateur de tous mes livres, cette voix incertaine qui dit « Je1 ».

La seconde question, celle du genre des récits, revêt dautant plus dimportance que selon le genre retenu, ceux-ci sont purement imaginaires, partiellement imaginaires, partiellement réels ou au contraire des récits de soi. Or la critique semble divisée et le cas de Livret de famille est à cet égard exemplaire. Publié en 1978, ce récit se situe dans un présent intemporel. Il y est question du mariage de lauteur, de la naissance de sa fille, de son retour sur des lieux denfance. Le récit mêle des aspects autobiographiques à des récits fictionnels. Selon son éditeur Gallimard, Livret de famille est constitué de quatorze récits, le nombre de récits est en fait de quinze. Livret de famille a été qualifié de manières très diverses par la critique. Pour Antoine Compagnon, cest une autobiographie2 ; selon Jacques Lecarme, ce serait une autofiction à visée autobiographique3 ; 86pour Colin W. Nettelbeck et Penelope A. Hueston, ce serait un roman4, tandis que pour Olivier Barrot, cest plutôt un recueil de nouvelles à caractère éminemment personnel5.

Dans ces conditions, aborder la question du genre des récits de Patrick Modiano nécessite de répondre à quelques questions préalables. Comment lauteur manipule-t-il les concepts de temps, despace et de mise en intrigue ? Ses personnages sont-ils réels ou fictionnels ? Ses récits sont-ils des autobiographies, des autofictions ou des fictions ? Enfin Patrick Modiano rédige-t-il toujours le même livre ou au contraire élabore-t-il une œuvre ? Cest à ces différentes questions quil faut tenter dapporter une réponse.

1 Patrick Modiano, in Jean-Louis Ezine, Les Écrivains sur la sellette, Paris, Le Seuil, 1981, p. 24.

2 Antoine Compagnon, « LÉpuisement de la littérature », in J.-Y. Tadié (dir.), La Littérature française : dynamique et histoire tome II, op. cit., p. 792.

3 Jacques Lecarme, « Patrick Modiano : lOrient perdu ou les variations sur une origine », op. cit., p. 195.

4 Colin W Nettelbeck, Penelope A. Hueston, Patrick Modiano, pièces didentité : écrire lentretemps, op. cit., p. 80.

5 Olivier Barrot, Pages pour Modiano, Monaco, Éditions du Rocher, 1999, p. 29.