Introduction
- Type de publication : Article de collectif
- Collectif : Esclavages et littérature. Représentations francophones
- Pages : 7 à 20
- Collection : Rencontres, n° 133
- Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
- EAN : 9782812438028
- ISBN : 978-2-8124-3802-8
- ISSN : 2261-1851
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3802-8.p.0007
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/05/2016
- Langue : Français
INTRODUCTION
S’il est un sujet sur lequel utiliser la notion de « représentation » est particulièrement pertinent, c’est bien celui des esclavages et, plus précisément des œuvres littéraires qui nous les font revivre. Car si dans quelques archives et témoignages anciens, des esclaves prennent la parole en leur propre nom, dans la plupart des écrits, les esclaves ne parlent pas de leur propre voix. C’est le cas des œuvres qui seront analysées dans cet ouvrage.
Les esclaves sont « parlés », ils sont représentés : par des anonymes – comme dans Les Mille et une nuits –, ou par des écrivains qui optent pour les première ou troisième personnes verbales et qui, par là même, « agissent » en leur lieu et place – leur attribuant d’ailleurs un nom dont l’expérience vécue les privait. S’exprimant par eux et pour eux, ils les rendent visibles et font advenir leurs existences au monde en les reconstruisant dans des univers de création qui dépassent les opacités historiques et mémorielles. Entre érudition et invention – le fameux « mentir-vrai » de Louis Aragon –, leurs imaginaires poétiques solidement ancrés dans leur documentation (r)établissent les antériorités, les individus nommés, les corps, les voix, les espaces et les temporalités. C’est sans doute ici que se situe la performance la plus intéressante de l’écriture littéraire par rapport à l’écriture historique.
Dans un essai de 1974, Toni Morrison – dont le roman Beloved demeure une des plus belles réussites pour donner à penser l’esclavage –, affirmait que les écrivains étaient plus « fiables » que les historiens. Interrogée sur ce qu’elle entendait par fiabilité, elle s’expliquait :
Cela peut sembler prétentieux, mais je ne crois pas que ce le soit. Ce que je veux dire, c’est qu’en Histoire il y a les faits, et il y a la vérité, et ça ne se recoupe pas exactement. Je vous donne un exemple. […] Un auteur nigérian né aux États-Unis, Uzodinma Iweala, dont le livre, Beasts of no nation, m’a bouleversée. L’auteur se glisse dans les pensées d’un enfant-soldat d’une dizaine d’années. Il lui donne voix, et dans cette voix, on sent le processus de
déshumanisation à l’œuvre, l’anéantissement du sens moral et de la mémoire de l’enfant ; c’est une lecture qui vous brise le cœur. J’avais déjà lu des études sur les enfants-soldats en Afrique. Mais par le biais de ce roman, moi, femme américaine de 75 ans, j’ai pu entrer en lien direct avec cet enfant africain. C’est en cela que la littérature est une forme de transmission, de connaissance1.
C’est bien la même conviction d’une transmission possible à tous les degrés de la formation – de la maternelle à l’université, pour reprendre l’objectif d’une association de professeurs de français –, que partagent les neuf contributeurs de cet ouvrage. Toutes leurs analyses s’appuient, bien évidemment, sur le travail des historiens pour la mise en contexte des œuvres, mais ont à cœur de mettre en valeur l’imaginaire dynamique qui permet d’inscrire dans nos sensibilités de lecteurs des histoires qui donnent chair et mémoire à l’Histoire. La plupart des auteurs étudiés sont très connus, quelques-uns moins : mais tous ont à nous dire sur ces expériences de violence sur lesquelles on a un peu trop vite tiré un voile pudique.
« Représentations francophones » : le qualifiant qui suit le substantif n’a pas le simple sens de « en langue française ». Il veut insister sur le fait qu’esclaves et esclavages ne sont pas pris en charge par n’importe quel « représentant » mais par celles et ceux qui, dans le vaste espace de la langue française, sont des porteurs de langues qui n’en sont pas les héritiers « naturels2 » et qui ont choisi de transmettre ces expériences de l’Histoire de leurs peuples, au-delà des contraintes et des vicissitudes historiques. Ils sont donc bien placés pour faire conjointement, acte de création, acte de mémoire et acte de transmission : les contributeurs, à leur tour, se mettent au service de deux de ces actions. Car ces écrivains, et nous à leur suite, deviennent, une fois leur œuvre éditée, analysée et sortie de l’oubli, les transmetteurs de mémoires communes à toute l’Humanité, en y apportant leur regard spécifique et leur sensibilité artistique particulière, bienvenus dans ces longues séquences pesantes de soumission, de violence et de résistance. Aussi, convergeons-nous sans difficulté avec « l’optimisme » de la grande romancière américaine quand elle affirme :
Je suis persuadée qu’une transmission est possible, que les gens peuvent apprendre, que leur donner accès à des informations nouvelles sera pour eux une source de richesse et de force. Cette conviction est au cœur de mon désir d’enseigner. La littérature, c’est un peu la même chose. J’estime erroné de n’envisager la création artistique qu’en terme de divertissement ou de pure satisfaction esthétique. À mes yeux, l’apport de l’art est plus profond que cela. La beauté est porteuse de sens, les deux choses ne sont pas séparables3.
Les romans, récits, poèmes qui constituent les corpus de ce collectif ont fait la part belle à la traite et à l’esclavage transatlantiques, au cœur même de l’Histoire française. Mais auparavant, elles ont voulu évoquer d’autres visages des esclavages moins souvent évoqués car, en matière de culture, la mise en parallèle d’expériences différentes mais concentrées sur la même pratique, est toujours porteuse de significations.
On pourrait s’étonner qu’aucune contribution ne soit consacrée à la littérature française hexagonale sur ce sujet. En effet, aux xviiie et xixe siècles, nombreux ont été les écrivains français qui ont mis en scène l’esclavage, singulièrement la traite et l’esclavage transatlantiques à l’époque de leur plein rendement et aussi à celle des voix abolitionnistes. Mais de nombreuses analyses ont été faites sur ces auteurs. Il suffit de rappeler, entre autres travaux, ceux de Christopher L. Miller et son Triangle atlantique français. Littérature et culture de la traite négrière4 et sa contribution récente à French Global où, après avoir cité le père Jean-Baptiste Labat (1663-1738), il écrit :
Pour des générations de lecteurs français, ses écrits ont exercé une influence durable sur la définition de l’Afrique et des Caraïbes. Aux yeux de Labat et d’une grande partie de ses contemporains, l’esclavage sauvait l’âme du captif chrétien. Montesquieu (à qui il arrivait de citer Labat) a fait la satire de l’esclavage quoiqu’il en justifiât l’existence dans les climats du Sud. Voltaire a investi dans la traite des esclaves, tout en déplorant en France et à l’étranger les effets déplorables de l’esclavage. Rousseau a écrit au sujet du « droit d’esclavage » qu’il était parfaitement « nul », ignorant toutefois l’esclavage des Africains à son époque. Des auteurs abolitionnistes tels que Olympe de Gouges et Madame de Staël ont cherché, avec un succès limité toutefois, à rendre la situation désespérée des esclaves « présente » en France, où leur sort était loin des yeux et des préoccupations de leurs compatriotes5.
Rousseau n’a pas totalement ignoré l’esclavage des Africains : dans son roman inachevé, Émile et Sophie ou les solitaires, il avait mis en fiction une séquence où Émile est esclave à Alger et où il comparait l’esclavage moins rude en terre de barbarie qu’aux Amériques :
Je n’éprouvai pas pourtant dans leur servitude toutes les rigueurs que j’en attendais. J’essuyai de mauvais traitements, mais moins, peut-être, qu’ils n’en eussent essuyé parmi nous, et je connus que ces noms de Maures et de pirates portaient avec eux des préjugés dont je ne m’étais pas assez défendu. Ils ne sont pas pitoyables mais ils sont justes, et s’il faut n’attendre d’eux ni douceur ni clémence, on n’en doit craindre non plus ni caprice ni méchanceté. Ils veulent qu’on fasse ce qu’on peut faire, mais ils n’exigent rien de plus, et dans leurs châtiments ils ne punissent jamais l’impuissance, mais seulement la mauvaise volonté. Les Nègres seraient trop heureux en Amérique si l’Européen les traitait avec la même équité ; mais comme il ne voit dans ces malheureux que des instruments de travail, sa conduite envers eux dépend uniquement de l’utilité qu’il en tire ; il mesure sa justice pour son profit6.
On lira aussi avec profit la mise au point de Marie Fremin sur les écrivains du xixe siècle, Mme de Duras, Victor Hugo et Prosper Mérimée7. En règle générale, ces auteurs sont très étudiés et nous informent des esclavages du côté d’écrivains appartenant, même quand ils prennent leurs distances, au groupe des chasseurs et non à celui des captifs. Ce sont, en règle générale, ces derniers auxquels s’intéressent nos études ; c’est à eux qu’est donnée une voix, dans la plupart des cas.
Par ses choix de narration et de thématiques, les analyses que propose notre ouvrage collectif s’inscrivent parfaitement dans la question liminaire de French Global : « Comment écrire une histoire de la littérature pour le nouveau millénaire8 ? » que prolonge le souhait de Christopher L. Miller, souhait que nous partageons, qu’un « travail sur l’histoire
française de la colonisation et les anciennes colonies elles-mêmes » se fasse et, dans cette recherche, que se poursuivent les travaux en cours sur « la recréation d’une mémoire de l’esclavage et de la traite des esclaves autrefois méticuleusement réprimée9. »
Définissons donc notre objet : l’esclavage. Comme le rappelle, dans son ouvrage récent, Olivier Grenouilleau, il est nécessaire de distinguer l’esclavage de la « condition servile », de la « mise en servitude » et du « travail forcé ». Il propose donc une définition générale pour « rendre compte de la variété de ses formes, dans le temps comme dans l’espace10. » Pour y parvenir, il recentre sa définition autour de l’esclave lui-même et détermine quatre caractéristiques de son état :
–la première serait son altérité absolue. L’esclave est « d’abord un autre ou celui transformé en un autre » et les motifs de sa réduction en esclavage peuvent être divers. On ne devient esclave qu’à la suite « d’un processus de désocialisation, de déculturation et de dépersonnalisation » qui le transforme en « un autre radical, une personne exclue des liens de parenté et ne pouvant les exercer sur les enfants11 » ;
–la seconde est d’être « possédé par son maître ». « L’esclave n’est pas un sujet de droit. L’État ou la puissance publique ne peut l’atteindre que par la médiation de son maître12 » ;
–la troisième est que l’esclave est utile à son maître. Il peut accomplir, pour lui, les tâches les plus humbles et les tâches les plus hautes ;
–la quatrième est que l’esclave est un être humain dont l’humanité est toujours en sursis : « Pouvant tour à tour être considéré comme une chose, un animal ou encore une machine, l’esclave demeure un homme, mais un homme-frontière dont l’appartenance à la société des hommes dépend largement de la médiation de son maître13. »
Être humain autre, être humain dépossédé, être humain-outil, être humain en sursis : Olivier Grenouilleau précise bien que des combinaisons sont possibles et variables entre ces quatre caractéristiques selon les cultures, les époques et les contextes mais elles sont toujours présentes. C’est ce qui permet d’associer les divers esclavages sous les deux constantes « unité et diversité ».
En ce qui concerne les œuvres choisies, cette définition stricte a été un peu adaptée pour deux expériences que nous avons intégrées dans les esclavages : celle de l’engagisme à l’île Maurice et celle de la traite jaunière en Indochine. Exception faite de la seconde expérience, l’engagisme fait toutefois partie des articles présentés dans le Dictionnaire des esclavages14, ce qui nous a incités à ouvrir nos analyses à ces situations dans la mesure où ces « engagés » à Maurice ou ces « travailleurs » dupés en Cochinchine répondent pratiquement aux quatre caractéristiques dans la réalité de leurs expériences. Il est également question de l’engagisme à l’île Maurice car la confrontation des deux systèmes d’exploitation servile révèle les caractéristiques propres de l’esclavage.
D’une analyse à l’autre, d’une œuvre à l’autre, des convergences apparaissent : l’instinct de liberté présent et sensible chez les captifs et les déportés, le viol exercé quelle que soit l’époque, quel que soit le pays, la maternité entravée lorsque la femme esclave est au centre du dispositif narratif, la suppression du nom et de tous les attributs de l’être humain dont l’indispensable généalogie et la possibilité de s’inscrire dans une lignée ; l’attitude du dominant qui se persuade et est persuadé que celui qu’il maltraite ne mérite pas le nom d’être humain ; l’utilisation d’intermédiaires. Un simple exemple, pris dans la traite jaunière qui trouverait son écho dans certaines figures de commandeur dans les plantations américaines :
Le surveillant jaune, d’un coup de bâton, fait entrer les paroles du Français dans la chair et les os du rebelle. […] L’Européen a dispersé ce rassemblement, replanté l’esprit de discipline dans l’esprit mou de l’Annamite comme on plante, sans espérer qu’il tienne, un bâton dans le sable15.
Toujours et sous tous les cieux, l’esclave peut se reconnaître dans le verbe poétique d’Aimé Césaire :
L’homme-famine, l’homme-insulte, l’homme-torture, on pouvait à n’importe quel moment le rouer de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir de compte à rendre à personne sans avoir d’excuses à présenter à personne
[…]
Terres rouges, terres sanguines, terres consanguines16.
Suivons maintenant l’enchaînement choisi par nos différentes études17.
Dans la première partie, « Visages divers des esclavages, du ixe au xxe siècles », ont été regroupées six contributions. Les trois premières ont trait au monde arabo-musulman.
À tout seigneur, tout honneur… Les Mille et une nuits ouvrent nos recherches, elles qui ont tant contribué à imprimer durablement des images orientales dans l’imaginaire de l’Occident. Cyrille François, après avoir fait un rappel bref mais suffisant des données de base des rapports de l’esclavage et de l’islam, montre comment les contes n’évoquent pas du tout les esclaves exploités dans les travaux les plus durs mais plutôt un esclavage plus « doux », celui des esclaves de service. Et, au sommet du service, en quelque sorte, les femmes, belles et disponibles, intelligentes et entreprenantes, effaçant par leurs initiatives le parfum têtu de la servitude. Et, bien entendu, l’esclave noir méprisé, malmené et craint pour sa sexualité. Comme l’écrit l’analyste, « le discours global des Mille et une nuits est à la fois normé en ce qu’il pense que l’esclave mérite sa condition […], libéral en ce que le talent permet de jouer de cette position […] ludique, en ce qu’il s’amuse avec les personnages. »
C’est à une période historique qui correspond au recueil des contes bagdadiens que s’est intéressé Jamel Eddine Bencheikh dans son unique roman, Rose noire sans parfum qu’étudie Christiane Chaulet Achour : cette fois, l’imaginaire du poète chroniqueur s’appuie sur une révolte célèbre d’esclaves, les Zandjs au ixe siècle, révolte qui faillit mettre en péril le pouvoir de Bagdad. L’esclavage est pris par le détour, comme dans les contes arabes, mais n’en reste pas moins une représentation évidente, malgré le refus ambivalent du narrateur d’être le porte-parole de ceux qui n’ont pas de voix dans les chroniques anciennes.
Complétant cette plongée dans l’imaginaire arabo-musulman, Élodie Gaden visite les romans de Jehan d’Ivray – cette Française ayant épousé
un Égyptien et ayant vécu durablement en Égypte à la fin du xixe siècle et au début du xxe siècle –, et ses observations et appréciations d’une période vécue dans ce pays entre abolition de l’esclavage et ses survivances.
Les trois autres contributions de cette première partie étudient trois représentations de l’esclavage plus inhabituelles. Tout d’abord, Julie Assier réveille un épisode peu (ou in) connu, en étudiant le roman oublié depuis presque quatre-vingts années d’Yvonne Schultz, Dans la griffe des jauniers : celle de la traite jaunière, largement occultée elle aussi dans l’imaginaire collectif. La dénonciation se fait par le biais de l’histoire d’un jeune couple grugé et réduit à néant.
Cécile Jest met en confrontation l’engagisme et l’esclavage à l’île Maurice en analysant le roman de Nathacha Appanah, Les Rochers de Poudre d’or. Loin d’être soubresaut du passé, cet affrontement explique une des difficultés actuelles de l’île à se constituer en communauté nationale homogène.
Enfin Émilie Patrie relit le roman de Michelle Maillet, L’Étoile noire, roman qui a mis une vingtaine d’années à être connu, où une Antillaise, déportée avec ses patrons juifs, vit sa déportation comme une répétition de la tombée de ses ancêtres dans la nuit de l’esclavage ; Shoah et réduction à la déshumanisation de l’esclavage échangent leurs signes et leurs réalités.
La seconde partie de l’ouvrage porte sur « Traite et esclavage transatlantiques », expériences le plus souvent fictionnalisées que ce soit dans la littérature française que nous évoquions précédemment – Victor Hugo installe son lecteur à Saint-Domingue au moment des révoltes d’esclaves, Madame de Duras choisit comme héroïne une petite Sénégalaise arrachée au ventre du navire négrier sur le point de l’emporter vers les Amériques, Mérimée s’intéresse à la traite et aux révoltes des captifs –, ou dans les littératures francophones essentiellement de la Caraïbe.
Dans une première contribution, Pierre-Louis Fort s’intéresse à un des romans pour la jeunesse de Maryse Condé, Chiens fous dans la brousse, et montre comment il est possible de sensibiliser le jeune lecteur à ces réalités du passé, à partir d’une documentation sans faille et de la sollicitation de sa subjectivité sans excès de pathos mais avec un doigté qui n’élude rien mais choisit. Parlant de la vie dans un village africain, de la capture, de la traite et enfin de la mise en esclavage, ce court roman est exemplaire de la capacité de la littérature à évoquer
les épisodes humains les plus sensibles auprès des plus jeunes. Maryse Condé exprime bien son intention de « faire entrer l’esclavage dans la mémoire collective des Français » et offre un récit dur parce que réaliste et un récit dont la poéticité renforce la dénonciation de la violence. Elle met au cœur de sa problématique l’altérité non comme simple binarité mais dans la complexité des chemins multiples des esclavages vers le nord de l’Afrique et vers les Amériques.
Toujours sur le continent, en Afrique sub-saharienne, Christiane Chaulet Achour revient sur le roman de 2013 de Léonora Miano, La Saison de l’ombre, dont le propos est particulièrement original en littérature francophone : comment un village africain a-t-il pu vivre et comprendre très progressivement – car cette agression ne faisait pas partie de sa réserve de savoirs –, la capture et la disparition d’une partie des siens. En choisissant une héroïne, mère d’un des dix jeunes gens disparus, la romancière nous entraîne, concrètement et psychologiquement, sur les voies d’une connaissance, celle de la traite, dont les blessures demandent encore d’être affrontées aujourd’hui dans l’Afrique actuelle.
Les sept dernières contributions s’intéressent toutes aux écrivains caribéens.
Pour apprécier comment chacun d’entre eux met en fiction cette expérience fondatrice, à considérer comme telle ce qui ne fut pas toujours le cas, il était nécessaire, même s’il est très étudié par ailleurs, de revenir sous l’angle de l’esclavage au Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire. C’est ce que fait Cyrille François. Dans cette immense œuvre poétique, il privilégie l’investissement du poète dans ce qu’un autre poète antillais, Sony Rupaire, nomme « les rouges souvenirs ». En création littéraire, Césaire a été le premier à les mettre au centre du vécu antillais et des occultations dont ils ont été l’objet : « Ma mémoire est entourée de sang. Ma mémoire a sa ceinture de cadavres ». Comme Cyrille François l’écrit et le démontre : « Cette “origine” traumatique de l’Histoire insulaire et personnelle semble le lieu fondateur du poème » pour pouvoir comprendre le présent colonial de l’île puis sa suite, départementale ultra-marine. Aimé Césaire brise « le tabou du souvenir maudit. »
S’il avait eu le temps et le goût d’écrire une fiction, nul doute que nous aurions fait un sort dans notre ouvrage à Frantz Fanon. En effet, dans son essai de 1952, Peau noire masques blancs, il insiste sur les conséquences de
l’occultation de cette origine mise en visibilité par le poème de son aîné admiré, Aimé Césaire. Il affirme la nécessité de dépasser la plainte victimaire pour se construire, mais se construire sans zones d’ombre voilées : « Je n’ai pas le droit de me laisser ancrer. […] Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. » La question que pose Fanon est celle du « comment s’en sortir ? » Comme l’écrit Marie Fremin, Frantz Fanon, dans la remarquable conclusion de son essai, « publié six ans après la départementalisation, posant avec acuité la question d’une identité à construire après l’esclavage auquel avait succédé le statut pour le moins ambigu de “citoyen colonisé” maintenant un rapport de domination », affirmait déjà la nécessité de ce travail de dépassement pour une mémoire constructrice, « contre les enfermements moraux d’accusation et de victimisation, facteurs de blocage de la construction identitaire comme du rapport à l’Autre : “Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. […] C’est en dépassant la donnée historique, instrumentale, que j’introduis le cycle de ma liberté”18. »
Édouard Glissant, de la même génération, publie, en 1964, Le Quatrième siècle, creusant les généalogies contradictoires qui se croisent dans son île natale. Il apporte ainsi, lui aussi, sa contribution à ce débat qui commence à intéresser le plus grand nombre, insistant, comme le montre Marie Fremin dans son analyse de ce roman complexe, sur la nécessité pour vivre le présent de maîtriser cette mémoire de l’origine traumatique.
Dans Le Discours antillais, sous le titre « Identité culturelle », il écrit, en 1981 :
Je résume en forme de litanies les données de notre quête d’identité. La litanie convient ici bien mieux que le discours.
La traite comme arrachement à la matrice
(la mère inaccessible)
L’esclavage comme combat sans témoin
(le mot chuchoté dans les cases)
La perte de la mémoire collective
(le vertige du temps)
L’évidence de l’autre
(la transparence de l’« universel »)
Le piège folklorique
(le non-projet intellectuel)
Le piège de l’état civil
(la hantise du nom)
Le piège linguistique
(la dominance)
La non-responsabilité technique
(l’outil, étrange)
L’immédiateté
(le retentissement direct des pressions)
La suspension politique
(la peur du rapport au monde)
La consommation passive
(l’import exacerbé)
La néantisation
(ni faire ni créer)
Le système de change
(La Martinique, terre de passage)
La ruse du détour
(la « sagesse » populaire)
La survie par la subsistance
(la vie à côté des limites)
L’ouverture multilingue
(au bout de la diglossie)
L’ouverture caraïbe
(l’orée de l’espace-temps)
Le passé reconnu
(les manques dépassés)
La nation qui lancine
(la résolution autonome des conflits de classes)
L’oral – l’écrit
(le déblocage des inhibitions)
Un peuple qui s’exprime
(le pays qui s’assemble)
Un peuple politique
(le pays qui s’exprime)
Et au bout de notre errance enracinée, la volonté sans retenue de proposer pour cette action les voies spécifiques, tramées dans notre réel et non pas tombées du ciel des idéologies ; la volonté non moins forte de ne pas nous enfermer pour autant dans les sectarismes a priori de ceux qui ne méditent pas la Relation des peuples ; pour cet assemblement, l’audace créatrice collective, à laquelle chacun contribuera.
Ce n’est pas un amen qui clôt la litanie : car nous voyons, éparse dans le manque, loin au fond de la dérision, cette nouvelle nuit des cases dans laquelle nous rassemblons, par chuchotements d’abord, raclés au fond des gorges, nos voix19.
Longue citation qui se justifie car elle illustre bien chaque incursion littéraire caribéenne dans cette mémoire de la traite et de l’esclavage, comme si toutes ces voix littéraires participaient à « cette nouvelle nuit des cases » qu’évoque l’essayiste à la fin de sa litanie.
Ce sont bien ces exigences du temps, et plus particulièrement celles de Fanon que Daniel Maximin programme dans son premier roman, L’Isolé Soleil édité la même année que Le Discours antillais que nous venons de citer. Il y met en pratique cette nécessité du souvenir liée à la nécessité de le dépasser. Il l’exprimait à nouveau dans l’introduction à un collectif de 2001 :
Arriver à vaincre la fatalité de l’origine perdue. Arriver à recréer une terre d’accueil à partir d’une émigration forcée, arriver à s’enraciner au lieu même de l’exil et de la déportation. Le défi surhumain qui a créé les Antillais et les a enracinés dans leurs poussières d’îles n’est quelque part rien d’autre que ce qu’accomplit tout être humain dans la résistance à toute forme d’oppression, à toute forme de déracinement, à toute perte irrémédiable de ses héritages20.
En étudiant le « Cahier de Jonathan », cahier tenu en temps d’esclavage, il projette le futur de luttes libératrices sur le présent de la période d’avant l’abolition comme le démontre ici Christiane Chaulet Achour.
Marie Fremin revient sur une autre œuvre de Maryse Condé, une des plus célèbres de la romancière guadeloupéenne, Moi Tituba, Sorcière… noire de Salem. Si Césaire avait parlé en son propre nom et pour les siens, Maryse Condé opte pour une fiction qui donne la parole à l’esclave, « Moi, je… », permettant
de familiariser le lecteur au plus près de l’expérience de la servitude par la voix et les expériences de cette femme, citée dans les archives de Salem mais repoussée dans l’ombre au profit des « sorcières » blanches. Maryse Condé lui redonne son plein droit de cité, renouvelant ainsi les représentations habituelles, et offrant aux voix féminines l’expression de leurs expériences singulières. Deux romans de Maryse Condé, dans notre ouvrage collectif : c’est peu au regard de tout ce qu’elle a investi dans ce domaine de la mémoire de l’esclavage. On aurait pu également revenir sur le magnifique roman, La Migration des cœurs21, et tant d’autres écrits de cette grande dame de la littérature mondiale.
La même année que le roman précédent, un nouveau romancier se faisait connaître, Patrick Chamoiseau. C’est ce premier roman, Chronique des sept misères que Maud Vauléon étudie. Se partageant entre le présent de la Martinique qui forme le cadre spatio-temporel du récit et l’inscription de la mémoire, le romancier offre un des condensés à la fois efficace et poétique de la mémoire de l’esclavage dans les « 18 paroles » d’Afoukal : le personnage, surnommé Pipi, s’est enfoncé dans la clairière où se cache un trésor des temps anciens. Il entend alors ce qu’était la vie d’avant, par la voix de l’esclave Afoukal qui a été enterré avec la jarre par son maître ; en retour, Afoukal pose des questions, en apparence naïves, sur la vie d’aujourd’hui.
Martinique, Guadeloupe, c’est ensuite en Haïti que nous entraîne Marie Fremin dans son étude du roman d’Évelyne Trouillot, Rosalie l’infâme, publié en 2003. La romancière haïtienne célèbre à sa façon le bicentenaire de l’indépendance de son pays, en affrontant le quotidien de la vie d’esclave et non l’héroïsation des grands chefs libérateurs. On y lit les résistances au jour le jour, les mémoires taraudées par les souvenirs qu’on ne peut mettre à distance, l’espoir en une identité créole libérée.
Notre collectif se clôt enfin par la lecture postcoloniale que Cécile Jest propose de L’Empreinte à Crusoé, publié en 2013 par Patrick Chamoiseau. Le romancier joue habilement de ce grand mythe littéraire, mythe à la fois de la traite – Robinson Crusoé ayant été négrier – et de l’esclavage. Le thème s’inscrit en toile de fond pour devenir progressivement central et réserve bien des surprises grâce à l’inscription d’un code herméneutique dont les indices sont savamment distribués dans le récit.
Notre projet a été donc de rendre visible un ensemble de textes investissant les esclavages historiques, d’en souligner et d’en interroger les mises en fictions, de faire apparaître les modalités et les enjeux des représentations données ainsi véhiculées.
Bien entendu, pour asseoir ces analyses sur un socle documenté, le recours au matériau qu’offrent les historiens a été indispensable. Selon les contributions, l’option a été un retour minutieux au texte ou une lecture plus cursive à partir d’un ou de plusieurs axes de lecture choisis. Le souci de clarté a été constant : il ne fallait pas reculer devant l’érudition mais elle ne devait pas occulter l’objectif premier, l’accès possible aux textes pour un savoir nouvellement outillé.
Lire, enseigner, présenter des œuvres littéraires sur l’esclavage, c’est ouvrir à une lecture professionnelle – pour les enseignants et pour les chercheurs –, ou à une lecture personnelle – pour n’importe quel lecteur –, sans jamais mettre de côté le plaisir du texte qui se savoure en même temps qu’on reconnaît son poids et sa force spécifique22.
Toutes ces œuvres littéraires choisies mettent en pratique ce « programme » d’Édouard Glissant :
Quitter le cri, forger la parole. Ce n’est pas renoncer à l’imaginaire ni aux puissances souterraines, c’est armer une durée nouvelle, ancrée aux émergences des peuples23.
1 Toni Morrison, The Black Book, Random House, 1974. Cité dans « Toni Morrison – L’entretien », par Nathalie Crom, Télérama, no 2963, 25 octobre 2006, p. 23.
2 À l’exception de Jehan d’Ivray et de Yvonne Schultz dont la longue immersion dans la vie égyptienne et l’implication dans la colonie indochinoise donnent une semblable légitimité qu’aux autres écrivains choisis, une légitimité toute francophone, c’est-à-dire d’écrivain en langue française ouvert sur les ailleurs dominés.
3 Toni Morrison, art. cité, p. 23.
4 Cf. notre bibliographie générale. Ouvrage traduit en 2011.
5 Christopher L. Miller, « La traite des esclaves, la Françafrique et la mondialisation du français » dans French Global – Une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire, Christie McDonald et Susan Rubin Suleiman (direction), Paris, Classiques Garnier, coll. « Littérature, Histoire, Politique », 2014, 752 p. Citation, p. 376-377.
6 Cf. Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1969, Tome IV, clxvii-clxviii.
7 Outre sa thèse (Marie Fremin, Le récit d’esclave entre témoignage et fiction : États-Unis, France, Caraïbe – xviiie et xxe siècles, thèse de doctorat, Université de Cergy-Pontoise, 2011, 861 p.), « E comme Esclavage », p. 97-130, dans Abécédaire insolite des francophonies, Christiane Chaulet Achour et Brigitte Riéra (coordination), Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, mai 2012, 589 p.
8 French Global, op. cit., p. 11.
9 Ibid., p. 386.
10 Olivier Grenouilleau, Qu’est-ce que l’esclavage ? Une histoire globale, Paris, Gallimard, NRF, « Bibliothèque des Histoires », 2014, 407 p. La mise au point définitionnelle est à lire en conclusion aux p. 403 à 405.
11 Ibid., p. 404.
12 Ibid., p. 405.
13 Ibid., p. 405.
14 Olivier Pétré-Grenouilleau (direction), Dictionnaire des esclavages, Larousse, « à présent », 2010, 575 p.
15 Yvonne Schultz, Dans la griffe des jauniers (1931), rééd. Kailach Éditions, 2009, p. 31.
16 Cahier d’un retour au pays natal, éd. Présence africaine, p. 57 et 68.
17 On trouvera, en fin d’ouvrage, les présentations des auteurs et les résumés de leurs contributions.
18 Citations de Fanon dans Peau noire masques blancs, réédition Le Seuil-Points, p. 186. Cf. Marie Fremin, Le récit d’esclave entre témoignage et fiction : États-Unis, France, Caraïbe – xviiie et xxe siècles, op. cit., : « Frantz Fanon, figure du dépassement » p. 605-611.
19 E. Glissant, Le Discours antillais, Paris, Le Seuil, 1981, p. 435-437.
20 Daniel Maximin, « La mémoire recréatrice des blessures cicatrisées », dans Esclavage – Libérations, abolitions, commémorations, Textes réunis et présentés par C. Chaulet Achour et R-B. Fonkoua, Biarritz, Atlantica, « Carnets Séguier », 2001, 335 p. Citation, p. 22-23.
21 Cf. Christiane Chaulet Achour, « Solitude, Miss Béa, Nelly… la représentation de la femme-esclave dans le roman guadeloupéen », dans Esclavage – Libérations, abolitions, commémorations, op. cit., p. 179-214., étude de quatre romans.
22 Dans les programmes de français au collège, l’esclavage en littérature ne figure pas explicitement. Ce sont les enseignants qui peuvent prendre l’initiative de l’intégrer en 5e dans « le récit de voyage et le récit d’aventures » puisqu’en Histoire, sont abordées dans « Regards sur l’Afrique », les traites négrières dites orientales ou transsahariennes ou arabo-musulmanes. L’accent choisi est donc d’abord mis sur la Traite orientale. Puis en 4e, le programme d’Histoire porte sur « Les traites négrières et l’esclavage ». Á travers l’étude d’un exemple de trajet de la traite atlantique inscrit dans le contexte général des traites négrières (rappel de la traite transsaharienne), les élèves appréhendent le développement de la traite atlantique par le « commerce triangulaire » et une approche de l’économie de plantation. Les élèves doivent être en mesure de raconter la capture, le trajet, le travail forcé d’un groupe d’esclaves. La question de l’esclavage, d’un point de vue moral, philosophique et légal, est également abordée dans les chapitres « L’Europe des Lumières », « les temps forts de la Révolution française » et « L’évolution politique de la France de 1815 à 1914 ». Le constat est clair : ce sont les programmes d’Histoire qui font une place aux esclavages et non ceux de littérature. L’étude des œuvres dépend donc du volontarisme d’enseignants convaincus du bien-fondé de cette transmission. Ainsi on peut, par le détour, choisir des œuvres littéraires traitant de ces questions dans les thèmes variés proposés. Notons qu’au lycée en classe de français, il n’y a qu’en seconde que l’esclavage fait partie des thèmes « possibles ». (Informations recensées par Cécile Jest, collaboratrice de cet ouvrage et Benoît Ikhlef, Professeur d’histoire-géographie au collège, Académie de Lyon).
23 Édouard Glissant, Le Discours antillais, op. cit., p. 19.