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Classiques Garnier

Hommage à Jean-Claude Margolin

  • Type de publication : Article de collectif
  • Collectif : Érasme et la France
  • Auteur : Ménager (Daniel)
  • Résumé : Rappelant quelques temps forts de la vie de Jean-Claude Margolin et citant des extraits de l’œuvre de ce grand érasmien, cet hommage montre que l’humanisme ne fut pas qu’un mot pour cet inlassable chercheur.
  • Pages : 411 à 416
  • Collection : Études et essais sur la Renaissance, n° 115
  • Série : Perspectives humanistes, n° 9
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812438622
  • ISBN : 978-2-8124-3862-2
  • ISSN : 2114-1096
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-3862-2.p.0411
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 23/05/2017
  • Langue : Français
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Hommage
à Jean-Claude Margolin

Comme vous le savez tous, Jean-Claude Margolin devait prononcer la conférence inaugurale de cette journée1. Elle avait pour titre : « Érasme et la littérature française ». Ceût été un privilège et un immense plaisir. Il fallait, au reste, rester bien attentif quand on avait loccasion de lentendre, car la richesse de ses idées jointe à un tempérament bouillant précipitait parfois sa diction. La voix est maintenant perdue, sauf dans les enregistrements que lon a faits, du moins je lespère, lors de ses nombreuses interventions à la radio ou à la télévision. Chacun sait que notre ami disparu refusait rarement une invitation, dût-elle le conduire au bout du monde. Je me souviens par exemple que, voici trois ou quatre ans, il me confia quil hésitait un peu à prendre lavion pour Brno (Brünn dans lancien empire austro-hongrois), où se tenait un colloque sur Érasme. Je me suis dit alors : « Jean-Claude commence à vieillir ». Il avait à peu près quatre-vingt-six ans !

Être fidèle à Jean-Claude Margolin, cela exige dabord le refus de la langue de bois qui nous guette tous autant que nous sommes, surtout lors dun hommage comme celui-ci. Il était lincarnation de la spontanéité. En lui disant notre reconnaissance, je laisserai donc de côté les topiques convenues et je rassemblerai plutôt quelques souvenirs que jai de lui, puisque jai eu le privilège dêtre de ses amis, et même, comme le dit la dédicace dun de ses livres, de ses complices.

Jean-Claude était dabord un homme vivant, intensément vivant. Entre 1975, date approximative où jai fait sa connaissance, et le moment de sa mort, il navait pas tellement changé. Sa silhouette sétait un peu voûtée, mais sa vivacité desprit, son exigence intellectuelle faisaient ladmiration de tous. À la bibliothèque de la rue dUlm, il était reconnaissable de 412loin grâce à sa splendide chevelure blanche. Avec une dextérité que de plus jeunes pourraient lui envier, il interrogeait les ordinateurs, bondissait sur les claviers, jamais las de la quête de connaissance. La rue dUlm, cétait une partie de son monde, lautre se trouvant à Tours au CESR, où Pierre Mesnard lavait accueilli et quil dirigea de nombreuses années. La rue dUlm, il y était entré en 1945, après la guerre. Je pense que vous connaissez la raison de cette admission assez tardive pour quelquun daussi doué. Je la rappelle cependant. Sa famille sétait réfugiée à Toulouse au début de la guerre pour échapper aux persécutions qui frappaient les Juifs. En 1941 ou 1942, dans cette ville, Jean-Claude Margolin avait commencé à rédiger la première dissertation du concours dentrée, lorsque des fonctionnaires de Vichy lui intimèrent lordre de sortir, avec quelques camarades juifs, parce que seuls des aryens avaient le droit de se présenter au concours. Cette scène scandaleuse, il me la racontée plusieurs fois. Elle fait partie du déshonneur de lÉtat quon appelait français. Vous pensez bien que Jean-Claude nattendit pas la fin de la guerre en révisant les règles de la concordance des temps en grec ou en latin. Il sengagea dans les FFI et devint, pour une partie du sud-ouest, agent de liaison, ce qui était bien entendu aussi dangereux que de tenir un fusil. Il y a une vingtaine dannées, à loccasion de la grande manifestation organisée pour protester contre la profanation du cimetière juif de Carpentras, il montra à André Godin et à moi-même, létoile jaune quil porta à Paris, en ces temps sinistres. Entendons-nous bien. Jean-Claude Margolin nétait pas un esprit belliqueux, un revanchard ; il pensait, comme tout humaniste, que la paix était lun de nos biens les plus précieux. Avec sa passion habituelle, il étudiait la réflexion érasmienne sur ce sujet. Mais il pensait aussi quil existe des valeurs qui ne sont pas négociables, deux en particulier : légalité des hommes devant la loi et la démocratie.

Notre ami disparu dévorait les livres, les articles de revue, les journaux, tout ce qui lui tombait sous la main, ou plutôt sous les yeux. Le ciel, ou, si vous préférez un langage plus laïque, la chance, lui a fait cadeau jusquà la fin dune très bonne vue. Je ne lai jamais vu avec des lunettes. Portait-il des verres de contact ? Je ne le pense pas. Cette circonstance rend encore plus symbolique lintérêt quil porta à linvention des « lunettes à nez », auxquelles il consacra deux articles, lun pour une revue savante, lautre, comme il aimait à le faire, pour une revue 413grand public. Étonnante coïncidence : ce dernier article fut publié, en 1980, lannée même où parut, en Italie, le Nom de la rose dUmberto Eco. Chacun sait limportance accordée par Eco et son principal personnage, Guillaume de Baskerville, à linvention des lunettes. Baskerville les perd, on lui en fabrique dautres, car il ne peut sen passer pour examiner les traces des différents meurtres commis dans cette abbaye maudite. Sans doute, notre Jean-Claude na jamais été confronté à une semblable situation. Les lunettes symbolisaient pour lui limportance quil faut accorder aux traces de la vérité, fussent-elles les plus ténues. Elles étaient, ô combien ! nécessaires lorsque lon sattaquait à des manuscrits difficiles, surchargés, ce que Jean-Claude Margolin a fait toute sa vie. La bibliographie établie par Jean Céard pour ses Mélanges, et qui sarrête en 1991 ou 1992, compte exactement trois cents quatre titres, ce qui est proprement fabuleux. Un nombre important de ces publications suppose létude de manuscrits inédits, et plus ou moins lisibles. Lun deux fut celui des Lettres et poèmes de Charles de Bovelles, publié en 2002. Il faut voir avec quelle précision, quel luxe dinformations, Jean-Claude Margolin le présente à son lecteur, alors même (faut-il le rappeler ?) quil était philosophe de formation et plus habitué, au début de sa carrière, à manier les idées, que les ligatures.

On le sait bien : la curiosité sempare de tout. Celle de Jean-Claude Margolin ne négligeait rien de ce qui pouvait intéresser lhomme de la Renaissance mais aussi lhomme de son temps. Elle sarrêtait simplement, comme celle dÉrasme, devant ce qui dépasse notre esprit. Sur le sujet de ses convictions religieuses, je serais bien en peine de vous dire quoi que ce soit. Laissons-lui sa part de secret. Une chose est sûre. Il nétait pas seulement un éminent spécialiste de la Renaissance. Jean-Claude entendait bien dialoguer avec les philosophes de son temps, comme Foucault, auquel il reprocha une vision de lhumanisme quil jugeait incomplète. Les Temps modernes lont publié. En dessous de tout cela, coule le fleuve des grandes admirations, notamment celle quil portait à Bachelard, qui la toujours inspiré parce quil fut tout à la fois un philosophe des sciences et un admirable lecteur de poésie.

Jespère que, à petites touches, se dégagent ainsi les traits dun portrait philosophique. Jean-Claude Margolin adhérait sans doute à lidéalisme des Lumières, à condition que la raison ne pèche pas par orgueil, quelle soit capable en quelque sorte de se retourner vers elle-même pour 414examiner la pertinence de ses démarches, quelle néchappe pas à la critique quelle porte sur les autres. Sinon, lhomme a tout à craindre de son assurance et de ses diktats. Lhumanisme de notre ami intégrait tout ce qui passe lhomme, ce qui est en somme la leçon dÉrasme, notamment dans LÉloge de la Folie. Nous ne faisons rien de bon si nous réduisons notre propre part de folie. Dans cela, aucune complaisance pour les forces irrationnelles qui prennent parfois le pouvoir dans lhistoire des hommes, comme à lépoque du nazisme. Bachelard la montré : on peut rêver lucidement les poètes, ce qui nous protège des fascinations dangereuses. Le dernier mot revient en somme à lesprit. Et celui de Jean-Claude Margolin, « legier au prochaz et hardi à la rencontre », aurait fait la joie de Rabelais. De même que sa mobilité, qui na rien à voir avec linconstance.

Je me plais à penser que, dans les semaines qui ont suivi sa mort, comme cela se produisit pour Bergotte, dans la Recherche du temps perdu, ses livres grand ouverts ont veillé « comme des anges aux ailes déployées » dans les vitrines de pieux libraires, à Tours, à Paris, et dans les villes où il est passé.

Voici maintenant quelques pages de Jean-Claude Margolin. La première, je lemprunte à son Érasme par lui-même, qui le fit connaître du grand public, en 1965. Elle concerne lÉloge de la Folie :

« La grande nouveauté révélée par Érasme (et par lhumanisme), cest que la folie est liée à lhomme, et moins à ses péchés quà ses faiblesses, à ses rêves et à ses illusions. Elle nest plus, comme dans lunivers fantastique de Bosch – qui se prolonge dans le monde maléfique de Murner – reliée aux forces telluriques et cosmiques du Mal et de la Maladie. La folie humaniste est purgée ou exorcisée de ses diables et de ses démons. Comme lécrit Michel Foucault dans le premier chapitre de son Histoire de la Folie, quil a précisément intitulé Stultifera navis, “la folie érasmienne ne guette plus lhomme aux quatre coins du monde ; elle sinsinue en lui, ou plutôt elle est un rapport subtil que lhomme entretient avec lui-même” : cest ce que jai appelé la conscience ironique de soi. Dire que la folie est humaine, quil ne peut y avoir que des folies humaines, cest reconnaître à lhomme une place éminente et unique dans lunivers (ni Dieu, ni les dieux, ni les animaux ni les plantes, ni les choses inanimées ne peuvent être atteints de folie) : cette place que la 415tradition biblique et la tradition gréco-latine justifient généralement par la raison []. Écoutons les paroles dun penseur du xviie siècle, qui fut taxé de folie ou de suprême raison dune manière presque ininterrompue : “Les hommes sont si nécessairement fous que ce serait être fou par un autre tour de folie de nêtre pas fou.” Cet autre tour de folie de Pascal, cest la folie ironique, la folie raisonnable – et parfois raisonneuse – qui se juge elle et les autres » (p. 48-50).

Les pages que je vais maintenant lire sont tirées du livre quil a publié chez Julliard en 1995 : Érasme, précepteur de lEurope.

Dabord, celle-ci : « “Je ne suis daucun parti, pas même du parti des érasmiens”, aimait à proclamer Érasme, mettant dailleurs ses idées en action. Cest sans doute lune des raisons pour lesquelles les partis, les sectes, les Églises nont pas cessé, depuis quatre siècles et demi et même davantage, avec quelques périodes doubli, daccaparer ou de rejeter Érasme. “Dieu est avec nous”, se sont toujours écriés, depuis quil y a des hommes et des guerres, les nationalistes et les fondamentalistes de toute couleur et de toute croyance. “Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens” : cette terrible formule résonne encore dans notre conscience dhommes de bonne volonté de la fin du xxe siècle []. Hitler justifiait la guerre totale, les camps dextermination et le génocide des Juifs au nom du principe de la hiérarchie des races humaines et de la supériorité de la race dite aryenne. Pendant plus dun demi-siècle, un parti politique, dans les pays où il avait accaparé le pouvoir par la force, a prétendu lutter pour la libération de lhomme, tandis que ceux de ses intellectuels qui lui étaient asservis assimilaient ce combat au combat pour la vérité : cette prétention, aussi monstrueuse que viciée dès lorigine par le mensonge, a fait disparaître, souvent dans les pires tortures morales et physiques, des dizaines de millions dhommes et de femmes, et perverti un nombre encore plus grand de consciences. Quant aux “partis de Dieu” que ne retiennent dans leur action ni lidée de la mort de lautre, ni la crainte de la mort de leurs propres partisans, ils verraient volontiers, sils avaient une certaine connaissance de lhistoire universelle, dans un épisode aussi tragique que le massacre de la Saint-Barthélemy, une simple péripétie ou un détail auquel il serait vain de sattarder » (p. 342-343).

Lautre passage que jemprunte à ce livre est un vibrant hommage à lÉrasme de Stefan Zweig. « Il est un livre qui connut une immense 416fortune et fut traduit dans la plupart des grandes langues européennes, qui exprime a contrario [] latmosphère lourde et angoissante du régime nazi à ses débuts, déjà porteur des miasmes qui allaient corrompre une partie de lhumanité et en détruire une autre : cest celui de Stefan Zweig, Triomphe et tragique dÉrasme de Rotterdam, conçu au moment de lavènement dAdolf Hitler au pouvoir, publié à Vienne en 1934 (mais réimprimé et publié à Francfort en 1935). Livre-miroir, où se reflète par le truchement dÉrasme, le portrait dun intellectuel juif autrichien, contraint de sexiler loin de son pays et qui trouvera dans le suicide [] le dénouement dune insupportable angoisse. Certes, lÉrasme “antinazi” et intellectuel “engagé” de Zweig nest pas un portrait accepté par tous les érasmisants ; il ressemble peut-être davantage à Zweig quà Érasme []. Le titre que le grand écrivain, romancier, dramaturge et critique littéraire, a donné [à son livre] est hautement significatif de ses intentions et de sa vision de lhumaniste : il a voulu montrer quil fut grand – et quil lest resté – dans sa défaite même, entendons dans sa défaite temporelle ou pratique. Et cest un fait : les dernières années de la vie dÉrasme peuvent être dites tragiques, si lon songe aux maladies qui laccablent et aux déceptions qui furent les siennes en voyant la guerre ou les guerres refleurir de plus belle, et disparaître peu à peu son rêve dunité de la chrétienté. En écrivant son livre, Stefan Zweig accomplissait une sorte dacte de foi : acte de foi en lhomme, en la force de sa raison et de sa liberté, en la solidarité humaine, en lintelligence critique, capable darracher aux instincts pervers leur poison » (p. 351-352).

Jaurais pu choisir dautres pages. Car si lon a pu dire quÉrasme était ondoyant, Jean-Claude Margolin était toujours le même : enthousiaste, convaincu, partisan de lhomme et de sa liberté. À tous ces titres, nous lui devons une immense reconnaissance.

Daniel Ménager

Université de Nanterre

1 Lhommage quon lit ici a été prononcé par Daniel Ménager le 17 mai 2013, à Valenciennes, lors de la deuxième journée du colloque « Érasme et la France » (note des éditeurs).