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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Entretiens et lettres poétiques
  • Pages : 55 à 57
  • Collection : Bibliothèque du xviie siècle, n° 13
  • Série : Voix poétiques, n° 3
  • Thème CLIL : 3439 -- LITTÉRATURE GÉNÉRALE -- Oeuvres classiques -- Moderne (<1799)
  • EAN : 9782812443510
  • ISBN : 978-2-8124-4351-0
  • ISSN : 2258-0158
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-4351-0.p.0055
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 09/10/2012
  • Langue : Français
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sign. [*Gg4]r°
PRÉFACE

Horace a fait autrefois ce que je fais aujourd'hui. Il s'est entretenu en Vers avec ses Amis, et a fait part au Public de ses Entretiensl. Il y a néanmoins deux notables différences, entre les Entretiens d'Horace et les miens. La première est en la matière, et la seconde en la forme. Les actions et les paroles ayant autant de ressemblance et de liaison que chacun sait, Horace qui n'avait pas la probité de Caton en ses moeurs, se fût démenti, s'il en eût eu la modestie en ses Entretiens  ; et on ne devait pas attendre, qu'il en tirât les matières de lieux fort honnêtes. Elles sont presque toutes Satyriques, et tirées des lieux qu'aimaient les Satyres, qui étaient de tous les Animaux à deux pieds, ceux qui se plaisaient le plus à la débauches.
Et qu'on ne me die point, que ces Entretiens Satyriques sont des médicaments assaisonnés de sel et de poivre  :que ce sont des censures qui châtient en chatouillant ;des leçons qui instruisent en faisant rire. Semblables médicaments ne font point venir l'envie de guérir  :ils irritent le mal en piquant le goût du malade  : et comme il y a des vices qui ne se peuvent mieux censurer que par le silence ; il y a aussi une méthode d'enseigner, soit dans les Livres, ou sur le Théâtre, qui débauche plus qu'elle n'instruit.
Ce n'est pas que tous les Entretiens d'Horace soient de cette nature. Il en a de plus sérieux avec Auguste, avec le Favori d'Auguste, avec d'autres Grands de la Cour d'Auguste, en la présence desquels il contraint son naturel, et se tient dans les termes de quelque respect. Mais ce sérieux ne lui dure pas  : il se défait bientôt de la contrainte et du respect, pour reprendre la Raillerie et la Satyre ; et cela est moins le vice du Poète, que celui de l'Homme. Nous sommes tous naturellement Orateurs, et grands Orateurs, quand nous en venons à l'Invective  :naturellement Peintres, et grands Peintres, quand il est question de peindre en laid, et de représenter des défauts. Hors de là, il nous faut quelque chose de plus fort, et de plus heureux que le naturel, pour faire des éloges qui aient de la force ;pour peindre heureusement, et peindreb en beau.
1 Les deux livres d'Epirtulae d'Horace.
56 Quant à la versification, qui est la forme de ces Entretiens, Horace a cru faire assez, de lui donner le nombre et la mesure du Vers. La Latinité n'en est pas seulement pure, et telle qu'elle pourrait être d'un homme` de la Ville. Elle est toute Patricienne, pour ainsi dire ;toute de la Cour d'Auguste, et de l'Esprit le plus raffiné de cette Cour. Cette pureté aussi n'a rien d'élevé, rien de Poétique qui la soutienne  : il n'y a point de Prose plus rampante, ni plus simple ; et un homme qui va dans un carrosse doré, n'est pas plus différent d'un homme qui va à pied, qu'Horace en ses Odes, est différent d'Horace en ses Entretiens.
Ces deux observations présupposées, il ne me semble point nécessaire de dire, que les matières de mes Entretiens sont différentes en toutes choses de celles qu'Horace a choisies pour les siens. Les noms mêmes des lieux d'où il les a tirées, ne se trouvent pas dans les Cartes des Pays qui me sont connus. Les miens sont de matières ou toutes Chrétiennes, ou toutes Morales  :quelques-unes sont toutes Politiques  : et quelques [sign. [*Gg4]v°] autres Composites, comme parlent les Architectes. Et dans celles-ci, le Chrétien, le Moral, et le Poétique sont mêlés selon l'exigence des Sujets, et la condition des Personnes que j'entretiens.
S'il se trouve quelque chose de gai dans celles qui sont purement Poétiques, cette gaîté se doit prendre comme se prend la Musique et la Symphonie, dont la Dévotion des Fidèles est égayée  : et on pourra de plus en apprendre, que le gai et le chaste ne sont pas deux caractères si incompatibles dans la Poésie, que le veulent faire accroired ceux qui ne connaissent de toutes les Muses, que les dissolues et les débauchées. J'ajoute à cela, que la plupart de ces Entretiens ayant été composés à la Campagne, aux plus beaux jours de l'année, durant la joie de la Nature, et chez des Amis qui faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour me réjouir ; je n'ai pas cru que ma condition voulût de moi, tant de dureté envers la Nature, ni tant d'incivilité envers mes Amis, que je rejetasse la joie qu'ils m'offraient  : et que je gâtasse de mon chagrin des compositions faites parmi les Fleurs de leurs jardins, et à l'ombre de leurs Allées.
La forme en est aussi Poétique dans les termes, dans les images, dans les fictions, dans les figures, que la médiocrité de mon Esprit me l'a pu permettre. Et en cela elle est fort éloignée de la forme qu'Horace a donnée à ses Entretiens, où il ne fait pas état de parler en Poète, comme j'ai prétendu faire dans les miens. Ce sont les ailes et le vol qui font les Oiseaux  :c'est l'élévation, c'est le feu qui fait les Poètes, qui ont à voler
57 plus haut, que les Oiseaux qui approchent le Ciel de plus près. Il est de la Poésie qui n'a que des pieds, comme de certains Reptiles, qui ont plus de pieds que les Aigles n'ont de plumes en leurs ailes  :Avec toute cette multitude de pieds si justes et en si bel ordre, ils ne peuvent que ramper à terre  :ils ne peuvent monter que sur des Choux  : et ce ne sont après tout que des Chenilles.
Si l'on dit que la conversation ne veut rien de si relevé, on le dira avec vérité, si on le dit de celle qui se fait d'égal à égal, et de plain- pied. Celles qui se font de haut en bas, ainsi que se font celles des Poètes, qui parlent comme Personnes élevées à la plus haute Sphère des Esprits, à la Région où se font les visions et les Prophéties, ne souffrent rien de commun, ni de vulgaire. Mais qu'on se souvienne, que c'est des vrais Poètes que cela se doit entendre  : et qu'il faut autre chose que des nombres, pour faire un Poète, comme il faut autre chose que des pieds pour faire un Aigle.