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Classiques Garnier

Book reviews

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Entreprise & Société
    2023 – 2, n° 14
    . varia
  • Authors: Mignon (Sophie), Bazin (Yoann), Goiseau (Élise), Pérez (Roland), Walliser (Élisabeth), Zimnovitch (Henri)
  • Pages: 185 to 205
  • Journal: Business & Society
  • CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN: 9782406165934
  • ISBN: 978-2-406-16593-4
  • ISSN: 2554-9626
  • DOI: 10.48611/isbn.978-2-406-16593-4.p.0185
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 04-03-2024
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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Franck Aggeri (2023), Linnovation mais pour quoi faire ? Essai sur un mythe économique, social et managérial, Seuil, 255 p.

Recension par Sophie Mignon

Les crises et bouleversements en tous genres que connaissent nos sociétés contemporaines amènent une réflexion des observateurs – parfois des acteurs concernés –sur les faits et évènements survenus. Ces pauses sont souhaitables à la fois pour permettre de faire un point de synthèse avant un nouveau cycle dactions (menées ou subies) et pour réfléchir sur la signification même de ces actions et sur les modalités de leur analyse.

Cest à ce type dexercice que sest livré Franck Aggeri dans louvrage sous revue. Il na pas choisi nimporte quel type dactions, au contraire ; vouloir faire une pause de réflexion sur lactivité qui exprime le changement, pourra passer pour paradoxal (à la limite de loxymore). Lauteur devait en être conscient et a même forcé le trait en donnant à son ouvrage un titre un peu provocateur – « Linnovation, mais pour quoi faire ? ».

Le sous-titre de louvrage (dont on sait quil révèle souvent les intentions de lauteur) – « Essai sur un mythe économique, social et managérial » – précise le projet éditorial :

il sagit dun « essai », i.e. une réflexion personnelle sur le thème en question et non pas un « traité » encyclopédique ou un « manuel » pédagogique (même si nous pensons que les étudiants dans les disciplines concernées auront tout intérêt à lire cet ouvrage)

Lauteur parle de « mythe » pour caractériser son objet détude ; lexpression est forte, car elle peut être comprise tant en termes élogieux (un mythe structurant) quen termes péjoratifs (des propos « mythos »)

Le champ concerné – « économique, social et managérial » est très large. Il correspond, au demeurant, au champ scientifique de lauteur.

Au plan formel, louvrage est rédigé dans un langage clair, évitant le jargon ou les propos alambiqués, parfois peu compréhensibles, auxquels se laissent aller certains chercheurs (trop) spécialisés. Les références utilisées (bibliographiques, commentaires divers…) sont copieuses et émaillent 186nombre de bas de pages ; lauteur étant soucieux de montrer que son propos, sil exprime ses convictions personnelles, est solidement étayé par les travaux menés tant par lui-même que par maints chercheurs et autres observateurs du domaine étudié.

La structure de louvrage reflète ce souci de clarté, avec six chapitres regroupés deux à deux, formant trois parties qui peuvent être considérées comme étant consacrées respectivement au passé (constaté), au présent (questionné) et à un avenir (possible).

Le tout est précédé dune introduction qui situe le thème étudié et présente, en résumé, lanalyse qui en sera donnée. La première ligne du propos est significative « Linnovation est la nouvelle religion moderne » (p. 7).

La première partie porte sur « la formation dune culture de linnovation » (p. 35) avec un chapitre 1 intitulé « De quoi linnovation est-elle le nom ? » (p. 41). Lauteur propose une enquête historique permettant de cerner successivement « les métamorphoses des sens du mot innovation » (p. 42), « lintensification du rythme des innovations technologiques » (p. 46), et enfin « la théorisation de linnovation », via « le moment Schumpeter » (p. 50)

Dans le chapitre 2, lauteur se demande « comment linnovation est-elle devenue une culture ? » (p. 57). Il tente dy répondre en distinguant trois temps :

1o temps : linvention du modèle linéaire de linnovation technologique fondé la R & D (p. 60)

2o temps : à la recherche de nouveaux modèles de gestion de linnovation (p. 71)

3o temps : les métamorphoses contemporaines de la culture de linnovation : vertes, sociales, frugales (p. 100)

Cette première partie historique permet à lauteur de confirmer que « lextension de linnovation à tous les domaines dapplication…. est lune des évolutions marquantes de ces cinquante dernières années » (p. 8) ; ce qui fait que « une culture de linnovation a progressivement émergé après la seconde Guerre mondiale pour donner naissance à la société dinnovation contemporaine » (p. 11)

La seconde partie, intitulée « lheure du doute » (p. 117), porte un regard critique sur cette injonction : « Innover. toujours plus, toujours plus vite » (p. 119). Cette critique se déploie en deux temps :

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Tout dabord (chapitre 3), lauteur se demande « comment rendre visibles les effets négatifs des innovations technologiques ? » (p. 123). Pour cela, il prend appui sur plusieurs travaux contestant les effets visibles des innovations ou leurs effets ambivalents. F.A. prend comme exemple le véhicule électrique pour tenter dapprécier les impacts environnementaux et sanitaires des innovations (p. 124).

Ensuite (chapitre 4), il se propose de révéler « la face sombre des innovations financières et managériales » (p. 145).

(i) Pour la finance, il rejoint le constat, dressé par nombre de chercheurs et praticiens sur « lillusion de la neutralité de la finance » (p. 147) et sur les « effets induits des innovations financières » (p. 150), avec notamment « les mirages de la finance verte » (p. 155) qui relève beaucoup du greenwashing (p. 156).

(ii)Pour les innovations managériales, F.A. sappuie également sur de nombreux travaux pour montrer « la face sombre de certaines innovations managériales » (p. 160), tant dans le secteur privé avec ses dérives relevées par G. Friedman et Simone Weil (p. 160), que dans le secteur public avec le New public Management, lequel met « la culture de la performance au service de la rationalisation managériale » (p. 174).

Dans la troisième partie, plus prospective, lauteur se demande « Comment innover autrement ? » (p. 179). La réponse à cette question complexe lamène à explorer deux pistes.

La première revient à chercher « comment responsabiliser les acteurs de linnovation ? » (chapitre 5). Partant du « principe de responsabilité » dHans Jonas (p. 183), lauteur examine différents « dispositifs de responsabilisation des innovateurs » (p. 186) :

Incitations économiques par « intégration du coût social des externalités » (p. 187).

Transposition au domaine juridique par le « principe pollueur-payeur » (p. 191).

Corégulation via la REP « Responsabilité élargie des producteurs » (p. 192).

Autorégulation via la RSE « responsabilité sociale de lentreprise » (p. 196).

Dispositif novateur de responsabilisation, comme la « comptabilité en triple capital » du modèle CARE (p. 202).

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Sont par ailleurs évoquées de nouvelles approches visant à « réformer la gouvernance de la recherche et de linnovation » (p. 203) via plusieurs modalités complémentaires : démocratisation de la gouvernance (p. 206), doctrine dite de « linnovation responsable » (p. 208), réformes juridiques visant à « protéger les communs mondiaux » (p. 213) et/ou à « doter les entreprises dune mission sociétale de long terme » (p. 216). F.A. rejoint ainsi des propositions de réforme de lentreprise sur lesquelles le CGS a été à la pointe.

La seconde piste explorée par lauteur est celle « la voie de la sobriété » (chapitre 6) ; Partant du constat de « la fin de la société dabondance » (p. 219), il sagit daller vers une « sobriété volontaire » (p. 225) et, pour cela, de voir « quels types innovations plus sobres pourraient émerger » (p. 228). Plusieurs pratiques et propositions sont évoquées :

Lutter contre lobsolescence programmée (p. 229)

Favoriser lécoconception (p. 232)

Passer de la vente de produits neufs aux modèles de produits-services (p. 233)

Réhabiliter la maintenance (p. 236)

Pour mettre en œuvre ces propositions, il parait souhaitable de créer des conditions institutionnelles favorables (p. 237), mettre en évidence le potentiel des « low tech » (p. 239), enfin, favoriser les « savoirs orientés vers léconomie des ressources » (p. 340).

Lauteur conclut son ouvrage par un petite synthèse des analyses présentées, suivie dune recommandation pour « changer nos cadres cognitifs » (p. 251) et « pour retrouver le sens de la mesure et de la modération » (ib). Sa dernière phrase est un ultime appel : « il est temps dagir ».

Comme on peut sen apercevoir via cette rapide présentation, cet ouvrage va bien au-delà dun « essai » que produirait un jeune chercheur encore peu expert dun thème ou, à linverse, un professionnel expérimenté mais peu familier des codes académiques en matière de recherche. F.A. nappartient pas à ces deux catégories ; il travaille depuis plusieurs décennies sur les thématiques liées à linnovation. Le Centre de gestion scientifique (CGS) de lÉcole des Mines de Paris – PSL dont il est devenu un élément pivot a toujours été un lieu majeur dans la communauté scientifique des sciences de gestion, en relations croisées avec les autres disciplines scientifiques et avec le 189monde professionnel. Cet itinéraire personnel et cet environnement institutionnel ont permis la production de cet « essai » que nous pouvons qualifier de « magistral ».

Aussi, il nous parait souhaitable que les analyses et propositions présentées dans le présent ouvrage fassent lobjet de débats, dune part avec les chercheurs des disciplines concernées, dautre part avec différents types dacteurs impliqués dans les processus étudiés (praticiens, consultants, régulateurs…). Cest en effet la finalité même dun chercheur dans le champ des SHS que de mieux comprendre la société dans laquelle il vit et, si possible, dutiliser cette connaissance pour tenter de laméliorer. La rigueur du chercheur nest pas incompatible avec les aspirations du citoyen…

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Sarah Babb (2020), Regulating Human Research : IRBs from peer review to compliance bureaucracy, Stanford University Press, 184 p.

Recension par Yoann Bazin et Élise Goiseau

Sarah Babb est professeure de sociologie au Boston College où elle conduit de nombreuses recherches sur les phénomènes de privatisation et de règlementation, souvent en lien avec les professions. Elle sintéresse particulièrement aux différentes facettes de lémergence et de linstitutionnalisation du néolibéralisme.

Dans cette veine, son dernier ouvrage, Regulating Human Research : IRBs from peer review to compliance bureaucracy, (Stanford University Press, non traduit) publié en 2020, se penche sur lhistoire de léthique de la recherche aux États-Unis et de son encadrement. Partant de lémergence dinstances de régulation dans laprès-guerre (les fameux Institutional Review Boards, ou IRB), elle y analyse finement leurs différentes phases de structuration et les logiques de conformité quelles génèrent.

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Son travail historique, précis, rigoureux et assez court (environ 150 pages), se décompose en 6 chapitres. Lintroduction et les quatre premiers chapitres sont consacrés à lhistoire détaillée des différentes phases de structuration des IRB identifiées par lauteure : lémergence, la répression fédérale, la professionnalisation, la quête defficacité et la privatisation. Ces chapitres se concentrent surtout sur la recherche biomédicale, qui a été le point dattention principal des IRB dans un premier temps. Le 5e chapitre sintéresse au cas particulier des Sciences Humaines et Sociales (SHS) et aux manières dont ses chercheurs ont réussi à saffirmer et obtenir des aménagements auprès des instance de régulation de léthique de la recherche.

La fin de louvrage est un peu plus conceptuelle. Le 6e chapitre tente doffrir un cadre théorique aux logiques de conformité générées par la structuration des IRB. La littérature mobilisée en CCA (Comptabilité, Contrôle, Audit) est cependant un peu légère pour construire une articulation convaincante. La conclusion propose une analyse comparative opportune, car louvrage se concentrait exclusivement sur les États-Unis jusque-là. Le cas du Royaume-Uni y est examiné en détail pour montrer que dautres logiques de régulation et règlementation sont possibles.

Nous tenions à faire une recension critique de cet ouvrage pour deux raisons. La première est de continuer à alimenter le champ des Sciences de gestion sur le sujet de léthique de la recherche et de son organisation. En effet, nous constatons des velléités et des préoccupations grandissantes dans ce domaine, et parfois un manque de connaissance de ce qui se fait dans les autres pays. Louvrage de Sarah Babb offre une perspective historique bienvenue dans ce sens.

La seconde raison, et probablement la plus importante, est que lanalyse historique de louvrage montre la progression quasi-mécanique allant dune formalisation de léthique de la recherche vers la professionnalisation de son évaluation et la bureaucratisation de son processus, menant ensuite à son externalisation et, in fine, à sa marchandisation. Cest donc en suivant cette progression que nous proposons danalyser de manière critique son livre.

Respectant la structure de louvrage, nous concluons sur la manière dont les SHS ont pu se défendre face à un système imposant une vision et une épistémologie issues du domaine biomédical. En particulier, nous appelons, avec lautrice de cet ouvrage, à explorer dautres formes de contrôle.

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1. Formaliser léthique de la recherche

Après une série de scandales dans le monde scientifique, en particulier dans le champ biomédical, dans les années 1950 et 1960, le Congrès étasunien décide dagir et vote le « National Research Act » en 1974. Cette loi insiste sur léquilibre à trouver entre les apports potentiels dune recherche et un certain nombre de principes et de règles déontologiques (la fameuse balance « risques/bénéfices »). Il sagit avant tout de « protéger dabus éthiques les sujets humains de la recherche » (p. 2). Avec le temps, cette protection sest formalisée et bureaucratisée en « une forme routinière de décision réglementaire » (p. 3) au sein de comités spécialisés, les Institutional Review Boards.

Jusque dans les années 1990 règne ce que Babb décrit dans le premier chapitre comme étant « lère de la conformité approximative ». Durant cette période, les IRB sont gérés par les chercheurs eux-mêmes qui « bien que prenant leurs devoirs éthiques sérieusement, ne suivent pas forcément la réglementation à la lettre » (p. 11). Cependant, linflation des règlementations et règlements, accompagnée de la complexité croissante des recherches et larrivée dacteurs commerciaux puissants (principalement dans le secteur biomédical) a rendu cet amateurisme problématique.

Les IRB se sont ainsi peu à peu professionnalisés.

2. Professionnaliser son évaluation

Dans le courant des années 1990, ces bureaux qualifiés « damateurs » se professionnalisent. Les chercheurs y prennent alors de moins en moins de place pour en laisser une plus grande aux professionnels des IRB. Parmi les raisons de ce mouvement vers un nouveau modèle, on trouve de nouveaux scandales ayant engendré des appels au contrôle et une inflation des réglementations gouvernementales.

On assiste donc à une professionnalisation de la régulation de léthique de la recherche.

Sarah Babb décrit dans le second chapitre comment la croissance des réglementations gouvernementales en matière déthique de la recherche, quelle nomme « répression fédérale » (federal crackdown), a servi de terreau à la création dune nouvelle profession.

En effet, la répression a augmenté le risque pour les institutions de ne pas réussir à se conformer aux nouvelles règles établies. Ce risque est 192dautant plus craint quil impliquait la perte de financements. Cependant, malgré ses exigences, lorganisme de réglementation reste alors très flou concernant ce que signifie « être conforme » générant ainsi de lanxiété au sein des institutions qui ne savent pas comment appliquer les nouvelles règles en vigueur. Est alors apparue lère de « lhyper conformité ».

Sarah Babb décrit cette ère comme une période où les institutions se protègent en allant bien au-delà de ce qui est requis par la réglementation, par exemple en demandant aux chercheurs de tout documenter, en allongeant la taille des formulaires de consentement, ou encore en imposant à des recherches non financées (en SHS notamment) un passage par lIRB.

Cette répression fédérale a provoqué au sein des institutions académiques un besoin en experts capables dinterpréter la règlementation en vigueur. On assiste ainsi à la fin des années 1990 et au début des années 2000 à larrivée de « professionnels des IRB ». Ces derniers possèdent dorénavant leur propre certificat dexamen, leurs formations, leur réseau national et leur rencontre annuelle pendant laquelle ils échangent les meilleures pratiques.

3. Bureaucratiser le processus

Le troisième chapitre présente lavènement de lère de la « conformité efficiente » au sein des IRB. Lère de lhyper conformité a eu pour conséquence de ralentir le processus dapprobation des IRB, et donc in fine, de ralentir la recherche. Ainsi, les institutions de recherche ont fait face à un dilemme : « être conforme » ou « être rapide ». On assiste alors à un glissement de « lIRB doit permettre déviter les risques de non-conformité » vers « lIRB doit être efficient ».

Cette ère débute avec la fin de la répression fédérale vers la fin des années 1990. À cette époque, lagence étasunienne de réglementation – notamment parce quelle manque de moyens – devient plus conciliante avec les institutions de recherche et leur application des règles en matière de régulation de léthique. Le tassement de cette répression est également lié à lapparition dun accréditeur dIRB, lAAHRPP (« Association for the Accreditation of Human Research Protection Programs ») en 2001. Ce dernier a permis dalléger quelque peu le travail de vérification effectué jusquà présent par lagence de réglementation. Il a ainsi encouragé la marche vers lefficience, amenant les institutions à engager encore plus de personnels pour gérer leurs IRB.

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Pour améliorer leur efficience, les IRB mettent en place des routines organisationnelles très précises, rationalisant de plus en plus leur activité via des formulaires, templates et check-lists, fournissant à loccasion des indicateurs de conformité auditables. On assiste également en parallèle à lapparition de logiciels automatisant certaines tâches.

Pendant lère de la conformité efficiente, les professionnels des IRB ont également de plus en plus de pouvoir au sein des institutions. Avant que le dossier dun projet de recherche narrive devant le comité final, qui cette fois intègre des chercheurs, il passe par une myriade de tâches et de décisions prises par ladministration des IRB. Sarah Babb compare ce processus à une chaîne fordienne où les chercheurs napportent leur pierre à lédifice quà la fin. Le personnel des IRB, lui, peut déterminer quels projets peuvent être exempter de comité ou encore ceux qui passeront par un processus expéditif de validation.

Bien que cette rationalisation ait permis de diminuer les coûts de conformité et daccélérer le processus de validation, elle a aussi créé deux dilemmes. Le premier concerne celui créé par la tension entre lautorité bureaucratique (de lIRB) et lautorité collégiale (des chercheurs). Lun des principaux problèmes est ici de faire accepter à des chercheurs experts le fait quune instance non-académique ait autorité sur leurs recherches.

Le second dilemme concerne le détournement de lobjectif initial de lIRB : protéger les participants à la recherche. Sarah Babb montre que les membres des IRB sont conscients que lun de leurs objectifs est dorénavant aussi de protéger linstitution pour laquelle ils travaillent, de la préserver des scandales.

Babb décrit ainsi une irrésistible évolution Wébérienne : audits de conformité, bureaucratisation croissante, inflation des documents produits, augmentation constante des coûts et donc finalement la nécessité potentielle de devoir externaliser.

4. Externaliser léthique

Si lamateurisme de certains IRB des premières décennies pouvait par moment être problématique, leur transformation en une « bureaucratie de la conformité » lest bien plus – mais pour des raisons différentes. Cela sest intensifié ces dernières années, avec une tendance souvent inconnue en France et que Sarah Babb met au jour : lexternalisation.

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Dans le quatrième chapitre de louvrage, elle explique que lon assiste lors des deux premières décennies du 21e siècle à lémergence dun recours à des IRB externes, dits indépendants. En effet, depuis les années 1980, les recherches sont, de façon croissante, financées par des entreprises privées. Les recherches sont aussi de plus en plus conduites au sein dinstitutions non-académiques (cliniques locales par exemple) qui nont pas dIRB. Dès lors, les recherches biomédicales réalisées sur ces sites doivent faire appel à des IRB indépendants.

Ces comités sont proposés par des entreprises à but lucratif qui facturent au dossier – un peu moins de 2,000 dollars par soumission daprès une étude de 2018 – avec des ajustements en fonction de la complexité du projet de recherche, sa taille, et les éventuels suivis nécessaires. Au fil des ans, et grâce à lévolution de la règlementation, les IRB indépendants ainsi ont gagné une part importante des « marchés » des recherches financées par les entreprises privées, mais également de celles financées par le gouvernement.

5. Créer un marché de lévaluation éthique

En 2016, il est estimé que les IRB indépendants supervisent 70 % des essais de médicaments et de services médicaux aux États-Unis. Notons par ailleurs quune partie de ces IRB a été rachetée par des fonds de Capital-Risque. On assiste ainsi à lapparition de tensions et concurrence entre les IRB académiques et les indépendants. Cependant, les financeurs privés exigent de plus en plus que les recherches quils financent passent par des IRB indépendants car ils sont plus rapides.

Pour garder ces financements privés, les universités elles-mêmes sont donc obligées dexternaliser le processus dIRB à ces indépendants pour leurs recherches financées par les entreprises. Cette compétition transforme les chercheurs, principalement dans le champ biomédical, en des clients. Sarah Babb documente dailleurs lapparition dune « logique client » dans les deux types dIRB.

Laccréditeur AAHRPP profite lui aussi de laugmentation du nombre de ces IRB indépendants. En effet, son accréditation offre une légitimité aux indépendants qui réussissent à lobtenir. Notons, pour illustrer la logique dindustrialisation soutenant actuellement le secteur de la protection des participants à la recherche, que laccréditation coute maintenant entre 10,000 à 90,000 dollars étatsuniens. Tous les IRBs ne peuvent donc pas se permettre de la payer.

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Comme souvent, laccréditation créée pour des fins dassurance qualité devient un outil marketing. Sarah Babb explique que les standards attendus par lAAHRPP infusent au sein de tous les IRB du territoire, même chez ceux qui ne sont pas accrédités, et donc même chez les IRB spécialisés en SHS.

6. Revenir aux sources pour sauver les SHS

En ouverture du cinquième chapitre, Sarah Babb se demande comment les mêmes préoccupations éthiques qui lont précieusement guidées dans sa recherche doctorale au milieu des années 1990 ont pu devenir une telle cause de maux de tête pour les chercheurs. Les raisons ont déjà été expliquées plus haut : un système de règles ouvert aux interprétations suivi dun contrôle accru et agressif qui génèrent « naturellement » une course à lhyper conformité.

Les SHS se trouvent alors dautant plus piégées que la possibilité qui leur est accordée de sautoexempter (ou de demander une exemption) est devenue de plus en plus restreinte – voire impossible. Il faut justifier cette requête à un tel point, nombreux documents à lappuis, quil devient aussi simple (mais tout de même pénible et risqué) de soumettre un dossier classique aux IRB.

Les recherches en SHS, et particulièrement les anthropologues et chercheurs utilisant des méthodes qualitatives, ont commencé à contester ces règles et principes, arguant du fait quils ne sappliquent pas à leurs approches, éloignées du domaine biomédical. Et, « avec le temps, ces sentiments donnèrent naissance à un nouveau mouvement social – un mouvement défendant le recours à une flexibilité règlementaire » (p. 83).

Cette contestation trouva un écho chez les administrateurs des institutions eux-mêmes pour qui lhyper conformité savérait extrêmement coûteuse, et donc finalement peu efficace. À cela sajoute le fait que les nouveaux professionnels des IRB ont développé une expertise les rendant plus confiants, et donc moins sensibles à ce conformisme excessif.

À partir de la fin des années 2000, certaines recherches considérées comme peu risquées virent leur fréquence dévaluation étendue à deux ans, au lieu dun. En parallèle, un nombre croissant de projets peuvent à nouveau être exemptés sur simple demande. Pour autant, les institutions qui offrent ces exemptions « continuent dévaluer les recherches 196non financées et dappliquer léthique du Rapport Belmont de manière universelle » (p. 86).

En plus de continuer à défendre une attention portée aux populations étudiées et à lévaluation des bénéfices et risques des études, une volonté de ne pas entraver les recherches sest peu à peu mise en place. Ainsi, certaines méthodes qualitatives comme lobservation participante bénéficient maintenant dune exemption quasi systématique. De plus, les IRB doivent dorénavant proposer un mécanisme dappel de leurs décisions.

7. Explorer dautres formes de contrôle

Le sixième et dernier chapitre est plus conceptuel, moins articulé, et détonne quelque peu dans un ouvrage jusque-là assez cohésif par sa précision et sa méthode historique. Présentant dautres cas de règlementations appelant à la conformité, comme celles contre les discriminations raciales ou celles encadrant le secteur financier, Sarah Babb explore par touches la littérature en comptabilité, contrôle et audit.

Point le plus intéressant, elle identifie deux logiques de conformité. Celle décrite autour des IRB relève dune « conformité auditable » (auditable compliance) faite de procédures bureaucratiques et denquêtes formelles qui génèrent un coût important par la quantité de documents produits, consultés et stockés. On lui reproche donc souvent son manque defficacité, le climat de soupçon quelle met en place, et le fait quelle soit tramée de stratégies et tactiques de contournement et détournement.

En miroir, et sans idéalisation, Sarah Babb rappelle quune autre logique existe avec la « conformité symbolique » (symbolic compliance) quelle illustre avec les règlementations contre les discriminations. Dans cette logique, les mécanismes de contrôle se font plutôt par les cours de justice en cas dinfraction que par audits systématiques. Point important, les juges dans ces cas cherchent à évaluer la « bonne foi » des organisations via certains indicateurs de progression, plutôt quune conformité des procédures.

Sarah Babb ne conclue pas son ouvrage sur un appel sans réserve à suivre une logique de conformité symbolique – qui nest pas sans problèmes, limites et dérives. Pour autant, elle souligne que celle-ci serait bien moins susceptible dencourager une marchandisation et une externalisation de léthique de la recherche sur des marchés à but lucratif. Et ce nest pas rien.

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Bernard Christophe (2023), Croissance verte et décroissance – Posons-nous les bonnes questions, éd. Academia, Louvain-la-Neuve, 206 p.

Recension par Roland Pérez

La répétition et lintensité des crises affectant les écosystèmes contemporains ont amené une inflation de travaux mettant en cause nos modèles économiques actuels pour en proposer de plus vertueux ; même si, le plus souvent, ces recommandations restent peu suivies deffets, maints acteurs pratiquant un greenwashing, inversant la fameuse injonction relative à « la ligne bleue des Vosges ».

Pour tenter dy voir plus clair dans ce foisonnement danalyses et de postures, il est souhaitable de faire appel à un observateur expérimenté qui ne découvre pas depuis peu la contrainte écologique et ses enjeux. Bernard Christophe (BC) donne à cet égard toutes les garanties, ayant lun des premiers chercheurs à sêtre penché avec rigueur sur ces questions, surtout dans un domaine – la gestion de lentreprise et sa comptabilité – pour lequel les prises de conscience restent minoritaires.

Pour son nouvel essai, B.C. a adopté une posture pédagogique, qui est exprimée par le sous-titre : « Posons-nous les bonnes questions » ; cest-dire que lauteur sait – par expérience – combien le débat sur ces thèmes est souvent biaisé. La structure même de louvrage reflète cette volonté didactique : lauteur pose successivement un certain nombre de questions (17 au total) dont chacune fait lobjet dun chapitre ; questions thématiques regroupées, par ailleurs, en parties (4) dont larticulation sert de fil directeur à son argumentaire.

La première partie est elle-même présentée sous une forme interrogative : « la croissance verte est-elle suffisante ? ». B.C. qui est depuis longtemps un partisan de la décroissance y apporte une réponse globalement critique ; position quil argumente en plusieurs points :

La croissance verte qui entend « concilier croissance économique et sauvegarde de lenvironnement » (p. 13) reste fondée sur laugmentation du PIB ; lequel est un indicateur dont le mode de calcul est critiquable, ignorant les externalités négatives (p. 16)

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Largument de la croissance comme réducteur des inégalités est réfutable (p. 21) ; un monde plus économe permettrait déviter les scénarios catastrophes (p. 27). Par ailleurs la dette écologique étant dun autre nature que dette financière, « on ne peut pas substituer finance et écologie » (p. 30), ce qui appelle à des comptabilités spécifiques

Les « piliers » de la croissance verte – lobsolescence programmée, léconomie circulaire, léconomie de la fonctionnalité – présentent des contradictions (p. 38), appelant à tenter de « réconcilier croissance verte et décroissance » (p. 42) ; processus accompagné dun volet social permettant de vivre une « sobriété heureuse » (p. 44).

Dans la seconde partie, lauteur poursuit cette réflexion centrale, également sous forme interrogative : « Est-on démuni pour trouver une solution de remplacement ou daccompagnement ? ». BC approfondit/élargit quelques aspects du débat :

À la « décroissance subie » considérée comme une maladie de la société (p. 50), il oppose une « décroissance voulue » quil considère plutôt comme un remède (p. 53)

Il prend en compte divers phénomènes dinertie liés à dautres logiques que léconomie : la démographie (p. 60), le réchauffement climatique (p. 62), les peurs liées aux fractures sociales (p. 63)

Il analyse la gestion de la récente crise sanitaire (Covid 19) comme exemple dinnovation de modèle économique dont pourrait sinspirer lécologie (p. 68).

La troisième partie pose « quelques interrogations auxquelles il faudra apporter des réponses ». Ainsi, sont successivement abordés :

La démocratie qui pourrait être mise en péril du fait de la nécessité davoir un État fort pour relever les défis écologiques (p. 81)

La nature du système économique i.e. du système capitaliste et ses possibilités de résilience (p. 91)

Le concept même de progrès et sa signification sociétale (p. 99)

Les politiques monétaires et la nécessité den définir une adaptée aux défis écologiques, via notamment les taux dintérêt négatifs (p. 114)

Les effets déflationnistes vs inflationnistes des politiques écologiques (p. 121)

Les effets sociaux dune décroissance démographique, notamment en ce qui concerne le financement des retraites (p. 133)

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Le pouvoir dachat et la possibilité de définir un « pouvoir dachat écologique » (p. 143).

Dans la quatrième et dernière partie, lauteur propose d« agir au cœur du système » en prenant en considération plusieurs niveaux :

Tout dabord, celui de lÉtat qui joue un rôle majeur à la fois comme « compensateur du court terme » (p. 157) et comme « gardien du long terme » (p. 161)

Ensuite, ceux des entreprises qui doivent faire face à des remises en cause concernant lesprit dentreprise (p. 186), les formes de compétitivité (p. 168) et les modes dinnovation (p. 189).

Pour accompagner ces mutations, il parait souhaitable/nécessaire de revoir les systèmes de gestion des entreprises. BC en donne quelques aspects concernant la mesure de la productivité (p. 173), lusage disruptif du temps (p. 177) et la nature du profit (p. 181).

Pour réussir, il sera nécessaire de développer le dialogue État-entreprises et, pour cela, de créer de nouveaux indicateurs à ces deux niveaux (p. 185)

In fine, pour B.C. « la décroissance nest pas une malédiction, mais un possible » (p. 193).

Comme on pourra le constater, le spectre des questions abordées dans cet ouvrage est très large et lauteur ne fuit pas les questions gênantes, même si plusieurs thématiques sont abordées de manière parfois (trop) cursive et auraient mérité un débat plus approfondi. Ainsi, concilier à la fois une décroissance écologique, la justice sociale et les libertés publiques constitue une quête du Graal quaucun régime politique a réussi, à ce jour, à réaliser.

B.C. est probablement très conscient de ces difficultés potentielles et a évité, tout au long de son ouvrage, dutiliser des propos péremptoires. Son intention est affichée dès le début de louvrage – « ce livre est dabord une critique positive de la croissance verte » (p. 7). Pour lauteur, cet intitulé mixte relève de loxymore ; il permet aux responsables de nos sociétés de se donner bonne conscience en donnant limpression quils prennent en compte les contraintes écologiques Pour B.C., cette croissance verte reste prisonnière de la croissance économique, posée comme « mythe fondateur de nos économies modernes » (p. 13) ; ce qui permet à chacun de considérer que « Hors la croissance, point de salut » (p. 13).

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Ce constat amène B.C. à tenter de déconstruire les raisonnements usuellement utilisés comme allant de soi ; doù ses efforts pour se montrer didactique et lutilisation – rappelée supra – du mode interrogatif : proposer de « se poser les bonnes questions » sous-entend que la plupart du temps on ne sen pose pas ou avec des biais cognitifs majeurs, parfois assumés, le plus souvent implicites. Cet effort dexplicitation de raisonnement via leurs présupposés fait penser à la position quavait recommandée François Perroux dexpliciter les « hypothèses implicitement normatives »

Dans cette perspective, le présent ouvrage constitue une contribution significative au débat en cours ; après lavoir lu on ne pourra plus ni parler de croissance verte comme une solution miracle, ni écarter a priori les scenarii envisageant telle ou telle forme de décroissance. On comprend pourtant que lessentiel reste à faire : construire un scenario crédible, le faire accepter et le mettre en œuvre. Le parcours est difficile, semé dembuches, mais la direction est claire ; B.C. nous invite à ne pas nous tromper de chemin…

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Jacques Richard (2023), Radical Ecological Economics and Accounting to save the Planet – The failure of mainstream economists, Abington & NewYork, Routledge, 135 p.

Recension par Elisabeth Walliser

Il y a plus de deux ans, la revue ENSO consacrait à Jacques Richard un « Grand Angle1 », rubrique qui se veut comme « un instant de pause et de réflexion partagée », permettant aux lecteurs de la revue, à travers les propos de la personnalité « mise à la question » de mieux comprendre son parcours, la genèse de ses travaux et leur portée sociétale. Pour Jacques Richard, cet exercice avait été bien assuré, lintéressé 201ayant expliqué son itinéraire scientifique qui la amené à sintéresser aux différents systèmes comptables – notamment des pays de lEurope de lEst –, et aux différentes parties prenantes, au-delà des détenteurs du capital financier ; en premier lieu les partenaires internes que sont les salariés, puis les partenaires externes, notamment lécosystème naturel dans lequel lentreprise déploie ses activités. La méthode CARE quil a initiée et quil a développée avec ses proches est devenue une référence majeure parmi les nouveaux dispositifs comptables proposés pour faire face aux enjeux économiques et sociaux du monde contemporain.

Ses intuitions successives sétant concrétisées, ses travaux étant désormais reconnus comme des contributions majeures, sa succession étant assurée par des élèves devenus collègues2, on pouvait penser que Jacques Richard, passé à léméritat depuis plusieurs années, allait ralentir son activité scientifique, voire se tourner vers dautres occupations. Cest le contraire quil nous montre, comme en témoigne une impressionnante série de publications ces dernières années. Il a notamment entrepris de publier plusieurs ouvrages en anglais (en collaboration avec Alexandre Rambaud, devenu son principal co-auteur)3. Le présent ouvrage, est également publié par Routledge, en anglais, mais sous sa seule signature. Publié en 2023, après la série mentionnée, on doit sinterroger sur le projet éditorial de lauteur.

Le titre – Radical Ecological Economics and Accounting to save the Planet – est explicite ; lauteur considère que « pour sauver la planète » il faut adopter une posture « radicale » permettant de renouveler le cadre conceptuel économique et comptable. Cette position très claire est dans la ligne des travaux précédents de lauteur, notamment du manifeste, paru en juin 2020 appelant à une « Révolution comptable4 »,

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Le sous-titre – The failure of mainstream economists –est également explicite, mais cette fois au niveau du débat académique concernant les écoles de pensée et leurs positionnements respectifs. Le jugement porté par lauteur est sans appel ; pour lui léchec des économistes de lécole dominante, dite néo-classique, est flagrant.

La structure de louvrage et son contenu argumentent cette position péremptoire et proposent une voie alternative, celle de lecological accounting.

La première partie – Why the tools of dominants economists are inadequate for ecology (p. 5-32) – est consacrée à une présentation critique des outils utilisés par les économistes néo-classiques ou apparentés, comme le Nobel français J. Tirole.

Dans la seconde partie – Why accountants tools are needed to solve ecological problems (p. 33-54) – lauteur commence par regretter lignorance de la plupart des économistes en matière de comptabilité, pour, à lopposé, mettre laccent sur lintérêt de bien connaître ces outils comptables afin de procéder à une remise en cause écologique du système économique.

La troisième partie – How to use accounting concepts to rebuild an ecological and humanitarian economy (p. 55-82) permet de présenter les principes fondateurs du modèle CARE-TDL5 conçu par J. Richard et développé par lui et ses collègues proches ; modèle dont lauteur donne deux exemples dapplication, lun au niveau micro (comptes dentreprise), lautre au niveau macro (comptes nationaux).

La quatrième et dernière partie – Is there any hope to see use of the CARE/TLD model today ? (p. 83-122) est loccasion, pour lauteur, de reprendre et délargir le débat, dune part en discutant des approches dites de « finance verte » ; dautre part en signalant la prise en compte de ces thématiques au niveau international (via la Banque mondiale et le FMI).

In fine, Jacques Richard suggère une « alliance » entre les économistes hétérodoxes (tels que Nicholas Stern) et les approches de type CARE des comptables écologistes. Il recommande de saisir “ces armes comptables efficaces avant quil ne soit trop tard / these effective accounting weapons as quickly before it is too late” (p. 123).

Par là-même, le lecteur pourra avoir – nous semble-t-il – une réponse à la question initialement posée sur le projet éditorial de lauteur en 203décidant de rédiger ce nouvel ouvrage. Approchant des 80 printemps, Jacques Richard souhaite très probablement faire un premier bilan de linfluence que ses travaux et ses prises de position ont pu avoir sur la société dans laquelle il vit et dans celle qui le suivra. Depuis des décennies, ses analyses et propositions sont le plus souvent en avance sur son époque. Gageons que le présent essai aura le même destin…

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Bruno Villalba (2023), Politiques de sobriété, Paris, Le Pommier, 469 p.

Recension par Henri Zimnovitch

Lauteur est professeur des universités en science politique à AgroParisTech et responsable du master 2 « Gouvernance de la transition, écologie et sociétés » à Paris-Saclay.

Dans son chapitre douverture, il rappelle limportance accordée à la sobriété tant par les philosophes grecs dans lAntiquité que par le christianisme ensuite. Pour aujourdhui, il nous présente la voie offerte en la matière par le cheminement intérieur de Pierre Rabhi et par la perspective humaniste de Jean-Baptiste de Foucauld. Le chapitre ii, « vertus politiques et écologiques de la modération », fait référence aux critiques, dès les années 1960, que Jacques Ellul adressait alors à la « société technicienne » et qui furent approfondies notamment dans la frugalité conviviale défendue par Ivan Illich et dans lÉloge du suffisant proposé par André Gorz qui réfléchissait sur la crise contemporaine du capitalisme et sur la question écologique. La sobriété nest plus seulement un cheminement intérieur mais sinscrit dans un contexte de limite planétaire appelant des réponses collectives.

Le chapitre iii va justement « contextualiser la sobriété ». Même si les hommes ny sont ni structurellement ni biologiquement enclins à cette dernière, comme le pense Sébastien Bohler dans LeBug humain, les limites planétaires et temporelles nécessitent de repenser nos modes 204actuels de consommation. Cette nécessité est dautant plus impérative que Bruno Villalba juge trop optimiste la vision cornucopienne selon laquelle la science, la technique, linnovation, lefficacité suffiraient à résoudre les problèmes à venir. Cest lobjet de son chapitre iv dans lequel il analyse lillusion des énergies vertes, du recyclage, de lefficacité numérique, du nucléaire.

Le chapitre v confronte lapproche technophile, qui appréhende la sobriété comme un outil de lefficacité, à celle défendue par lécologie politique dont René Dumont fut le héraut qui place la sobriété comme mesure de la limite. À lapproche restrictive, visible dans les positions de Macron (seules quelques-unes des propositions émises par la Convention citoyenne pour le climat ont été reprises et la planification écologique est placée essentiellement dans une perspective de sobriété énergétique), on peut opposer celle, plus large, défendue par William Ophuls. Avec celle-ci, la délibération est alors ouverte sur les finalités de la sobriété et sur les modalités démocratiques à imaginer pour parvenir à résoudre les problèmes posés par les limites matérielles du système Terre (Ophuls plaide pour un « écoautoritarisme »). Le chapitre suivant soppose aux tenants de labondance pérenne pour penser la sobriété comme un renoncement aux illusions dune liberté sans limites matérielles et comme une propédeutique à laction.

Les chapitres vii et viii sont consacrés aux questions de légalité et des institutions dans une perspective de sobriété telle quelle a été présentée précédemment. Les questions liées à la carte carbone, défendue par de Foucauld, à la taxe carbone, au rationnement sont abordées.

Les deux derniers chapitres traitent des questions personnelles, liées à des choix individuels, voire intimes : « comment déborder un usage ponctuel de la sobriété [] afin de produire un changement de mode de vie ayant réellement pour effet de réduire notre empreinte écologique ? » Ce qui le conduit à évoquer le cas de la consommation de viande, celui de la pertinence de la reproduction alors que la population de la planète a connu une explosion démographique au cours des deux derniers siècles. Au-delà des hommes, Villalba pose le problème de la relation que ceux-ci doivent entretenir avec les autres êtres vivants sur la planète mais aussi avec les non-vivants.

Face à un opus riche de centaines de pages, le résumé que nous venons de faire rend bien imparfaitement compte dun livre qui sadosse à une 205bibliographie de plus de 150 références et dont les notes de fin courent sur plus de 60 pages.

On est face à une somme qui force le respect. Le propos est soutenu par une articulation robuste et logique dans un style clair et plaisant pour le lecteur.

On doit cependant adresser deux critiques fortes :

Dès lintroduction, lauteur nous prévient : « évoquer les limites planétaires de la sobriété montre que des politiques construites à partir de cette notion nauront de pertinence quà léchelle internationale » (p. 20). Ce dont nous sommes bien daccord. Mais à la page suivante on a la surprise de lire : « cette perspective internationaliste de la sobriété ne sera pourtant pas abordée dans cet essai. » No comment.

Villalba dénonce à plusieurs reprises les illusions scientistes et ce quil nomme le point de vue cornucopien (remercions-le de nous faire découvrir cet adjectif). Certes il apporte quelques arguments à son propos mais des contradicteurs pourraient lui en servir tout autant. En vérité, il est trop rapide décarter comme il le fait les apports des innovations à venir, de considérer même cette position comme dangereuse car susceptible de démobiliser là où il faudrait au contraire mettre les bouchées doubles. La citation de Molière tirée du Misanthrope que lon trouve en épigraphe de lintroduction nous donne une réponse : « la parfaite raison fuit toute extrémité ». La sagesse serait sans doute de laisser une place pour les arguments raisonnés que le progrès pourrait fournir pour surmonter les périls écologiques.

Une dernière remarque peut être formulée. Dans son chapitre « égalité et sobriété », devant limpossibilité délargir à léchelle de 8 milliards dindividus limaginaire consumériste, lauteur reprend les trois scénarios possibles, selon Arnsperger et Bourg, pour réduire rapidement la consommation : la sobriété choisie, la sobriété involontaire et la finitude du monde. Il en est un qui nest pas évoqué, cynique, immoral mais possible : le maintien de la consommation débridée, pour un petit nombre, laustérité, pour une autre partie de la population mondiale, la misère et la disparition pour tous les autres…

Ces réserves ne doivent pas faire oublier les qualités dun ouvrage qui nous apprend beaucoup et invite à la réflexion. Nous recommandons Politiques de sobriété sans modération…

1 Entretien paru dans le no 9 dENSO, 2021-1, p. 25-35.

2 Notamment A. Rambaud & C. Feger (AgroParisTech), Y. Altukhova (Université de Reims Champagne-Ardenne), H. Gbego (Cercle des comptables environnementaux et sociaux – CERCES).

3 Ainsi trois ouvrages, co-signés J. Richard & A. Rambaud, ont été publiés en 2021-2022 par Routledge, dans une série intitulée « Economics and Humanities », 1) Economics, accounting and the true nature of capitalism 2) Capital in the history of accounting and economic thought 3) Humanitarian ecological economics and accounting. Ces ouvrages portent un sous-titre commun  « Capitalism, Ecology and Democracy » – exprimant ainsi leur complémentarité.

4 J. Richard (en collaboration avec A. Rambaud) : Révolution comptable – Pour une entreprise écologique et sociale, Ivry, Les éditions de lAtelier, 160 p. – Le même tandem a aussi publié, en 2021, au Canada, un autre essai : A. Rambaud & J. Richard Philosophie dune écologie anticapitaliste, Presses universitaire de Laval (Québec)

5 CARE (Comprehensive Accounting in Respect of Ecology) / TLD (Triple Depreciation Line)