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Classiques Garnier

Interview with Alain Supiot Professeur émérite au Collège de France

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Entreprise & Société
    2020 – 2, n° 8
    . varia
  • Authors: Jubé (Samuel), Lemarchand (Yannick)
  • Pages: 21 to 41
  • Journal: Business & Society
  • CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN: 9782406114161
  • ISBN: 978-2-406-11416-1
  • ISSN: 2554-9626
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-11416-1.p.0021
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 02-08-2021
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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« Grand Angle » avec Alain supiot

Professeur émérite au Collège de France

Samuel Jubé

Grenoble École de Management

Yannick Lemarchand

Université de Nantes

RAPPEL SUR LA RUBRIQUE
« GRAND ANGLE »

Dans sa politique éditoriale, Entreprise & Société (ENSO) a décidé de consacrer, dans chacun de ses numéros, une rubrique spécifique, dite « Grand Angle », mettant en valeur une personne, un groupe, ou un événement particulier. Il ne sagira pas dun article académique, dune recension ou dune information factuelle, comme dautres rubriques de la revue peuvent les offrir, mais dune réflexion menée sur la relation entre entreprise et société, vue à travers litinéraire et la vision dune personne « mise à la question », du groupe étudié, de lévénement analysé. Lobjectif recherché est daider les lecteurs de la revue dans leur démarche de compréhension – parfois le déchiffrage) de cette relation entre entreprise et société, en ajoutant, aux rubriques usuelles ci-dessus mentionnées, cette rubrique « Grand Angle » qui se veut comme un instant de pause et de réflexion partagée.

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ENTRETIEN avec alain supiot (as)
Professeur émérite au Collège de France

Propos recueillis par Samuel Jubé (SJ)
et Yannick Lemarchand (YL)

Docteur dÉtat en droit (Bordeaux, 1979), agrégé des facultés de droit (1980), Alain Supiot a été successivement professeur à luniversité de Poitiers puis de Nantes avant dêtre élu au Collège de France en 2012 – où il a occupé jusquen 2019 la chaire « État social et mondialisation : analyse juridique des solidarités ». Il a présidé de 1998 à 2000 le Conseil national du développement des sciences humaines et sociales, et a été membre, de 2016 à 2018, de la Commission mondiale sur lavenir du travail. À Nantes, il a fondé en 1993 la Maison des Sciences de lHomme Ange-Guépin, puis en 2008 lInstitut détudes avancées, qui accueille conjointement en résidence scientifique des savants des pays du « Sud » et du « Nord », et dont il a été le directeur de 2008 à 2013. Ses travaux se sont principalement déployés sur deux terrains complémentaires, le droit social et la théorie du droit, pour mettre laccent sur la fonction anthropologique du droit. Reconnu mondialement et bien au-delà du cercle universitaire, Alain Supiot est lauteur dune œuvre intellectuelle extrêmement riche et profonde, à laquelle une cinquantaine de chercheurs internationaux ont rendu un hommage interdisciplinaire en 2020 par la publication de louvrage collectif « Concerter les civilisations ».

Samuel Jubé : Le droit du travail vous a fourni les clés dune analyse extrêmement riche et profonde sur la nature et les transformations des sociétés. Comment définiriez-vous ce rapport particulier au droit que vous avez su cultiver tout au long de votre carrière ? Dans quelle branche du droit conseilleriez-vous aujourdhui aux jeunes de sinvestir pour saisir et répondre aux enjeux qui nous attendent ?

Alain Supiot : Je dirais que dans lhistoire longue du droit – ou des systèmes normatifs si lon veut situer le système occidental – le Droit sest constitué comme une technique à la disposition des êtres humains. Cest en cela que lhistoire du droit se distingue de ce qui sest passé dans les 23autres civilisations du Livre où la question de la Loi renvoie immédiatement à la question des fondements ultimes de la vie, du comment vivre et du pourquoi vivre. Pour des raisons qui ont été très bien expliquées par les travaux de Berman notamment, et de Pierre Legendre, il y a là quelque chose de spécifique à lOccident, au sens historique précis de ce terme qui renvoie à la division de lEmpire romain entre Rome et Byzance à la fin du iiie siècle. LOrient de lEurope (que nous connaissons si mal, ce qui explique les malentendus permanents avec les Russes et les Grecs), a conservé son empereur à Constantinople jusquau xve siècle, lÉglise demeurant dispersée en patriarcats. À linverse en Occident la chute de lEmpire de Rome a conduit à un émiettement du pouvoir politique, lÉglise incarnant lunité et la continuité, alors quelle navait pas de doctrine juridique. Cest ce qui la progressivement poussée à saffirmer comme un pouvoir centralisé et à devenir ainsi le prototype de lÉtat moderne à partir du xiie siècle. Cette invention nallait pas de soi. Depuis Saint Paul, lavènement du christianisme signifiait pour ses fidèles la fin du « temps de la Loi » et lavènement du temps de la grâce. La seule règle à observer dans lattente du retour du Seigneur est daimer son prochain et de se soumettre aux pouvoirs temporels en place (rendre à César, ce qui est à César). Mais ce retour tardant à venir, il a bien fallu se doter de règles, et à cette fin, on a ré-usiné les catégories du Droit romain pour les ajuster aux besoins de lÉglise. Cest de là que vient cette figure normative assez singulière quon peut appeler le Droit : la source des lois nest pas une Loi révélée, elle sincarne dans la figure du souverain Pontife, qui se présentait comme le vicaire du Christ (labandon de ce titre intervenu en 2020 suscite des remous au Vatican !). Cest de là que naît la figure de lÉtat.

Si je le rappelle, cest parce que le Droit est enseigné depuis lors comme une pure technique de gouvernement. On a pris lhabitude de voir le droit comme un outil, et les juristes comme des techniciens au service du pouvoir et cette façon de voir se retrouve encore chez Bourdieu ou Foucault : le Droit ne serait quun instrument de domination. On demande aux juristes ce quon demanderait à des plombiers-zingueurs : quil ny ait pas de fuites dans la circulation des créances et des dettes. À quoi sert cette machinerie ? À cette question les juristes ont dabord répondu « ça ne nous concerne pas : voyez les théologiens ! », puis « voyez les philosophes ! » ; à partir du xixe : « voyez les biologistes ! » et aujourdhui 24« voyez les économistes ! ». Cest encore massivement comme ça quon enseigne le droit aujourdhui : comme une technique neutre ; comme on apprendrait aux gens à se servir dune brouette ou dun ordinateur.

On ne voit pas que les catégories juridiques nous renvoient une image de la société. Je reprends cette métaphore – très présente dès le Moyen-âge – du Droit comme miroir (par exemple le « Miroir des Saxons » Sachsenspiegel au début du xiiie siècle.). Le Droit est le miroir dune société, mais cest un miroir déformant, où peuvent se lire à la fois les cauchemars et les rêves. Cest un monde tel quil devrait être, et cest souvent un décalque de ce qui ne va pas dans une société donnée. Donc cest le lieu dune tension, dune articulation, quil est très dangereux de négliger, entre le sein et le sollen, lêtre et le devoir être, lontique et le déontique, dont les rapports sont plus complexes quon ne le dit dhabitude. Si on a une vision purement technicienne, on dit quil y a dabord la réalité et que le droit suit. Si on y voit au contraire un des éléments qui structurent une culture, on va dire que le Droit peut aussi bien précéder que suivre lévolution du monde tel quil est. Sur la question de légalité des hommes et des femmes, on peut dire que le Droit précède, et quil exerce encore aujourdhui une traction sur la société. Si lécart avec la réalité est trop grand, le droit perd son efficacité. Il faut garder un lien suffisant avec le réel. Cest cette dialectique de lêtre et du devoir être qui fournit une clé dintelligibilité des sociétés.

Envisagés sous cet angle, tous les domaines du droit sont éclairants. Prenez le problème écologique. Ce qui paraît si naturel aux économistes – la propriété comme droit exclusif – est une construction assez récente sagissant de la propriété foncière. Cest seulement depuis la Révolution française (dans le cas français) que le rapport des hommes à la Terre est conçu en ces termes. Auparavant on considérait les hommes comme de simples tenanciers des ressources naturelles qui, en dernière instance, appartiennent à Dieu. Lexploitation de ces ressources était placée sous légide des rapports dinterdépendance entre les hommes. Doù la distinction médiévale du domaine utile attribué au tenancier, et du domaine éminent, conservé par celui qui lui a concédé. Lidée dun droit exclusif duser et dabuser de ces ressources est récente et cest elle qui a ouvert la voie à leur surexploitation et à lavènement de lanthropocène. Un retour critique sur le concept de propriété est aujourdhui nécessaire pour faire face aux périls écologiques. Plus généralement, être conscient 25de la normativité de nos catégories de pensée permet de saisir ce que Castoriadis a nommé « linstitution imaginaire de la société ». À un moment historique donné, la science, lart et le Droit participent dun même imaginaire. Ainsi par exemple, la théorie juridique de la souveraineté, linvention artistique de la perspective et le cogito cartésien ont été trois moments dune même séquence historique, dune même rupture épistémologique consistant à ordonner un monde objectif autour dun sujet connaissant. De la même façon, cest dabord sous la plume de Grotius quapparait dès 1625 « lhypothèse impie » de linexistence de Dieu, qui va lui servir à donner un fondement purement humain à lordre juridique. Laplace ne dira pas autre chose en déclarant à Bonaparte deux siècles plus tard navoir pas eu besoin de lhypothèse de Dieu pour mener à bien son Exposition du système du monde. Il ne sagit pas de prétendre que la pensée juridique serait toujours ainsi annonciatrice dun changement de nos représentations du monde et de la société, mais seulement de comprendre quelle en est une composante essentielle.

Il y a une deuxième raison pour laquelle je continuerai, en dépit des insuffisances des facs de droit, à ne pas dissuader les vocations. En droit comme en médecine, le savoir nest pas une fin en soi, détachée de toute considération pratique. Si cétait le cas, jaurais préféré faire de la poésie ou des mathématiques, domaines qui permettent de sabstraire des misères et de la lourdeur du monde. En droit comme en médecine, se pose la question des remèdes, des dispositions à prendre pour faire reculer ici la maladie et là linjustice. Cest particulièrement vrai du droit du travail. Quand vous faites du droit international privé, les normes ont un degré dabstraction tel, quon peut oublier les êtres de chair et dos, mais avec le droit du travail, le texte de la loi ou du contrat ne peut être détaché de son contexte historique, économique, sociologique, philosophique ou politique, tant du point de vue de sa compréhension que de sa réforme éventuelle.

SJ : Vous dites que le Droit sest construit comme une technique, mais à vous écouter, on pourrait comprendre quil est pour vous plus quune technique…

AS : Ce nest pas exactement ça. Chaque technique se définit par la fonction quelle est censée remplir. La fonction dun avion, cest de voler, mais on peut sen servir pour détruire les Twin Towers. Je dirais que la 26fonction du droit, cest une fonction dinterdit au sens éclairé par Lacan, cest-à-dire dinter-dictio : ce qui permet déchanger des paroles plutôt que des coups. Les animaux échangent des signaux. Tel cri de marmotte par exemple signale la présence dun danger (quelquun arrive). Comme la montré notamment Peirce, il en va différemment des mots que nous employons. Ils ne signalent pas directement la présence dune chose, mais ils se réfèrent à un système, à une structure linguistique, qui est la source du sens. Il y a là une distinction radicale entre le langage humain et les systèmes de signaux. Le même mot « rat » peut désigner en français un rongeur, un avare ou une danseuse, tandis quen allemand « Rat » peut sentendre dun conseil ou dun organe délibératif. Pour « communiquer » en ayant une chance de se comprendre, il faut partager une référence commune. En sorte que tout dialogue a une structure ternaire et non binaire, comme la mis en lumière Dany-Robert Dufour dans son beau livre sur Les Mystères de la trinité. Linterlocution suppose – ce sont les termes de Benveniste – de co-référer et cette coréférence exige un interprète si on ne parle pas la même langue. Autrement dit la première source de lhétéronomie, celle qui est la garante de lautonomie des êtres humains, la première institution, cest la langue. Celui-là même qui veut appeler ses semblables à la révolte doit se soumettre à la loi de la langue. Et le premier visage de cette loi est celui de notre mère qui, en nous inculquant notre langue maternelle, nous ouvre les portes de la liberté dexpression et nous permet de nous confronter à la façon dont chacun de nos semblables se représente ce qui est et ce qui doit être. Confrontation indispensable pour ne pas senfermer dans une représentation idiote du monde, idiote au sens grec de ce mot, cest-à-dire refermée sur elle-même, coupée des réalités et de lexpérience quen ont nos semblables.

Dire que la fonction du droit, cest déchanger des paroles plutôt que des coups est une façon de signaler cette structure ternaire, quil partage avec la langue, et dont la première manifestation fut sans doute la figure du Tiers impartial, cest-à-dire du juge. Imposant un sens commun, qui simpose à tous, le droit métabolise les ressources spécifiques de la violence dans lespèce humaine, espèce que laccès au langage expose au délire meurtrier. Reconnaître cette fonction anthropologique du droit ne signifie nullement une adhésion au jusnaturalisme, qui postule lexistence de règles éternelles et universelles inscrites dans la nature humaine et dont le dernier avatar est la foi en un « ordre spontané du marché ». 27Lobservation anthropologique, ou historique, montre au contraire linfinie diversité des systèmes normatifs. Le Droit du reste na pas le monopole de cette fonction, qui, dans la longue histoire de lhumanité, a plutôt été remplie par les religions, cest-à-dire par des références normatives échappant à la volonté humaine. Mais tout comme les religions, il ne remplit cette fonction que dans la mesure où il inscrit les humains dans une chaine généalogique assurant une place aux générations nouvelles. On peut se demander si, par exemple, les catégories du droit des biens que jévoquais tout à lheure, remplissent bien la fonction de perpétuation de lespèce quon peut reconnaître au Droit.

SJ : Vous soulignez là une fonction qui na été relevée ni par les jusnaturalistes, ni par les positivistes…

AS : Oui, ni par les post-modernes… Il y a une remarque de Cioran que jaime beaucoup. Cest un personnage un peu sulfureux, qui fuit le communisme, arrive à Paris dans les années 50. Observant les intellectuels français, il note « Tous se réclament de la liberté et nul ne respecte la forme de gouvernement qui la défend et lincarne ». Cette remarque éclaire aussi la crise profonde que traversent les sciences sociales. Elles sont devenues aveugles aux montages institutionnels qui permettent aux humains davoir et garder raison, cest-à-dire darticuler linfini de leur univers mental avec la finitude de leur existence physico-biologique. Animaux dénaturés, les humains sont des êtres bidimensionnels. Leur vie intérieure peut sentendre aussi bien de leurs interrogations métaphysiques que de leurs troubles intestinaux ; ils ont les pieds sur terre et la tête dans le ciel des idées. Au lieu daffronter cette complexité, les sciences sociales ont tendance à se casser en deux. Il y a dun côté les scientistes qui entendent rabattre sans reste lhumain sur le physico-biologique. Lhomme serait un animal comme un autre, quon doit pouvoir dresser à coups de nudges ou de techniques comportementales. De lautre côté, il y a les têtes coupées, pour qui le progrès technique et larbitraire du signe laissent augurer un monde post humain, peuplé danges immortels, émancipés de toute espèce de détermination biologique ou sociale et promis à limmortalité. Cette tension à lœuvre dans les sciences sociales est le symptôme de la crise institutionnelle qui parcourt toutes les sociétés.

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Yannick Lemarchand : Vous avez proposé de dépasser le clivage habituel entre « entreprise » et « société » pour opposer plus largement le « gouvernement par les lois » à la « gouvernance par les nombres » (en référence au titre de lun de vos derniers ouvrages). Le triomphe actuel et universel de la gouvernance par les nombres porte-t-il nécessairement atteinte à la figure de la loi ? en dautres termes, pourrait-il y avoir selon vous une « bonne » gouvernance par les nombres ?

AS : Sil y a un phénomène qui est social, cest bien lentreprise, par définition. On ne peut donc pas opposer Entreprise et Société. En revanche, on peut opposer le gouvernement par les lois et la gouvernance par les nombres.

Est-ce que la gouvernance par les nombres porte nécessairement atteinte à la figure de la loi ? Évidemment oui. Lidéal du règne de la loi était fièrement revendiqué par les Grecs affirmant : nous ne dépendons pas des hommes, car chez nous cest la loi qui est reine. La liberté sidentifiait pour eux à ce règne dune loi qui a été délibérée par tous et non pas à la possession par chacun de droits individuels.

Il y avait là lidée dun pouvoir impersonnel, mais la loi prise dans ce sens se distingue déjà de lidée de loi hétéronome, religieuse, qui domine dautres systèmes de pensée. Cest linvention de la démocratie. Cest un montage juridiquement complexe, qui suppose linstitution dassemblées de parole, au sens où Marcel Détienne les a décrites (en montrant du reste que les Grecs navaient pas été les seuls à les pratiquer), cest-à-dire des procédures dans lesquelles les membres dune communauté (réduite le plus souvent aux hommes libres) se réunissent sur un pied dégalité. Vernant a décrit ces assemblées dans des pages magnifiques. On fait cercle et on pose au milieu un sceptre symbolisant le pouvoir. Chacun a un droit égal à la parole (isogoria). Celui qui veut dire quelque chose sur ce qui est, ou ce qui doit être, savance, prend le sceptre et, dès lors, sa parole ne doit plus exprimer ses intérêts privés mais ce qui lui paraît être à la fois le vrai et le juste pour la Cité toute entière. Lorsquil a fini, il repose le sceptre et sa parole redevient privée. Montage admirable mais dont la fragilité a été soulignée par de nombreux juristes, notamment Vico et Montesquieu. Il suppose en effet une capacité de lindividu à renoncer à la considération de ses intérêts privés quand il participe à la délibération de lintérêt public ; cette vertu politique dont Montesquieu notait quelle « est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose très pénible ».

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À cet idéal du règne du Droit soppose celui de la gouvernance par les nombres, qui est lié à la révolution numérique dans ses formes contemporaines, mais dont les racines sont plus anciennes. Il remonte à Pythagore et plus près de nous à Galilée, pour qui tout lunivers est mathématique. Dieu a écrit en chiffres et non en latin les lois qui ordonnent la nature. Voilà lidée qui apparaît avec la Renaissance. Déchiffrer les lois de ce Dieu mathématicien laisse entrevoir la possibilité de se rendre « maître et possesseur de la nature », comme le dira Descartes !

À partir du xviiie la quantification sétend aux « faits sociaux » sur une base clairement normative, quont notamment mis en lumière les travaux de Lorraine Daston ou dAlain Desrosières. À linstar de la Terre et des étoiles, la société va ainsi être conçue comme un objet quon peut poser devant soi, pour le mesurer et en déchiffrer les lois sur le modèle des lois de la physique ; des lois formalisables en termes mathématiques. Cette unité de la pensée mathématique, physique et juridique est centrale dans la grande œuvre de Leibniz. Le concept générique de « société » némerge quà cette époque et a connu depuis un prodigieux succès, du « Contrat social » au « socialisme » et à la « sécurité sociale », devenant même lobjet dune science à part entière : la sociologie.

Pour arriver aux temps présents, ça a dabord donné, sous lère industrielle, lidée dun gouvernement par les nombres. On pourrait dire que le taylorisme est un gouvernement par les nombres. Il y a des ingénieurs, des gens qui savent quelles sont ces lois de bon fonctionnement, et il y a des êtres humains qui doivent se soumettre à cela. Ça a donné lUnion soviétique si je puis dire, en faisant des raccourcis terrifiants. Le Gosplan avait pour fonction de faire advenir, sur la base dun énorme appareil statistique, lharmonie sociale par des calculs dutilité collective. Doù les formules de Lénine qui entendait organiser lUnion soviétique comme une vaste usine appliquant une « organisation scientifique du travail » à la Taylor et prophétisait « les temps très heureux où lon pratiquera de moins en moins de politique et où ce sont les ingénieurs qui auront la parole ».

La gouvernance par les nombres proprement dite, advient avec linvention de linformatique. Les liens étroits entre linvention de la cybernétique et le tournant managérial de laprès seconde guerre mondiale ont été mis en lumière ces dernières années, notamment par Baptiste Rappin. 30La cybernétique envisage les hommes, les animaux et les ordinateurs comme autant de systèmes dinformation, capables de rétroagir aux signaux quils reçoivent de leur environnement. Ce seraient des machines programmables, dont le « matériel » est animé par un « logiciel » ou un code interne, et non pas seulement par des forces mécaniques qui leur sont extérieures. Dès lors faire travailler les hommes ne consiste plus à les soumettre à des ordres auxquels ils doivent obéir, mais à les programmer, cest-à-dire à leur inculquer un code, un « logiciel », qui les conduise à réaliser spontanément les objectifs quon leur assigne. Né avec linvention de linformatique, cet imaginaire du programme a envahi la biologie (avec la réduction du vivant à lexpression dun code génétique) mais aussi les sciences sociales, où la philosophie analytique, léconomie ou la psychologie comportementale prétendent au statut de science exacte. Doù ces techniques de dressage fort en vogue que sont les nudges, chers à léconomie comportementale. Côté management, on est ainsi passé du taylorisme à la direction par objectifs.

La Gouvernance par les nombres est lexpression normative de cet imaginaire cybernétique. Elle sobserve non seulement dans les rapports de travail au sein des entreprises, mais aussi dans les rapports entre entreprises au sein des chaînes de production, ou dans les rapports entre les entreprises et les États ou entre les États et les institutions économiques internationales. Ce concept permet didentifier les transformations profondes qui affectent les systèmes normatifs contemporains. Ce qui est neuf, ce nest pas seulement « par les nombres », mais aussi « gouvernance », cest-à-dire lidée quon va pouvoir liquider lhétéronomie et mettre les hommes et les sociétés en pilotage automatique. Cet imaginaire est même à lœuvre à léchelle de la planète, avec les 17 « Objectifs du Développement Durable », déclinés en 169 cibles et assortis de 230 indicateurs de performance, qui envisagent le monde entier comme une vaste entreprise.

Alors est-ce que cest compatible avec le règne de la loi ? Sûrement pas, car la gouvernance par les nombres vise lefficacité par le calcul et non pas la justice au moyen des lois. Ce changement était déjà à lœuvre dans le nazisme ou le stalinisme qui ont eu en commun de liquider lÉtat de droit au nom de lefficacité. Il faut lire à ce sujet lexcellent livre de Johann Chapoutot « Libres dobéir », qui retrace la trajectoire du juriste Reihnard Höhn qui, après avoir théorisé la fin de lÉtat de 31droit sous le nazisme, est devenu après-guerre lun des principaux inspirateurs du tournant managérial allemand. Pour comprendre ce tournant normatif, qui nest pas propre à lAllemagne, il importe donc de distinguer la règle de droit, qui se réfère à des principes de justice, et la norme technique qui se réfère à la pure efficacité. Foucault, qui a eu le mérite de mettre en lumière un changement de paradigme normatif dans lOccident moderne, est demeuré en revanche aveugle à cette distinction. Il a mis dans le même sac lordre juridique et la normalisation des comportements. Lordre sadien, qui a tant de traits communs avec lordre néolibéral comme la montré Dany-Robert Dufour, est un univers hypernormatif, mais ce nest en aucun cas un ordre juridique. Si vous partez dun critère de justice, vous direz que le principe dégale dignité des êtres humains interdit en tout temps et en tout lieu de torturer son semblable. Alors que si vous partez dun calcul dutilité, vous admettrez avec Posner, le père de la doctrine Law and Economics, que « si les enjeux sont assez élevés, la torture est licite ». La loi nest plus le cadre normatif dans lequel on peut procéder à des calculs dutilité, elle devient elle-même lobjet de ce type de calcul.

Tout le mouvement Law and Economics sest engouffré dans cette impasse, à la suite de Coase et de sa théorie des property rights. Polluer serait un droit, donc on va faire un marché des droits de polluer. Il ne faudrait surtout pas interdire la pollution ! Pas de contraintes juridiques ! Grâce au marché chacun va calculer son intérêt à polluer ou à ne pas polluer et ça va sautoréguler. Cest ça la gouvernance. Elle applique aux sociétés humaines lidée dautopoïèse venue de la biologie, cest-à-dire dune autorégulation des systèmes homéostatiques. On a beaucoup sollicité en ce sens les travaux de Varela, le théoricien des « machines autopoïétiques » en biologie. Mais cette transposition fait limpasse sur une autre grande spécificité du vivant, soulignée par Giuseppe Longo, qui nest pas seulement la capacité de reproduction du même, mais aussi la capacité de produire sans cesse du nouveau et du différent. À lépoque même où cet imaginaire commençait de se cristalliser, Canguilhem a montré tout ce qui séparait la régulation biologique de la règle sociale : cette dernière suppose nécessairement de postuler une référence hétéronome, celle-là même que croient pouvoir faire disparaître les néolibéraux. Chassée par lidéologie du Marché total, cette hétéronomie ressurgit aujourdhui sous la forme des fondamentalismes religieux.

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En un mot, on est passé au nom de la science, du paradigme de la loi au paradigme du programme. En fait de science, on reste dans le registre théologique des religions du Livre, (le programme cest ce qui est « déjà écrit », par exemple dans le « Grand Livre du génome »). La programmation dun ordinateur, cest très bien. User de la métaphore du programme en biologie était déjà source derreurs, car le vivant ne cesse de faire du neuf, de déjouer le programme.

Lappliquer aux sociétés engage dans des impasses. Ne parlons même pas de la Recherche et de la loi de programmation de la recherche !

SJ : Certains ont pu comprendre que, avec la gouvernance par les nombres, vous dénonciez également le recours à la quantification. Pourriez-vous préciser ce point ?

AS : Il y a là un malentendu. La quantification est un outil dune puissance extraordinaire. Le mot raison (ratio) vient de la capacité de dénombrer. Mais toute quantification procède dopérations de qualification, dont Alain Desrosières nous a appris limportance cruciale. Prenons un exemple : jai entreposé les pommes de mon verger et me demande combien je vais pouvoir en vendre au marché. Pour ce faire, je dois dabord distinguer les pommes des poires ou des prunes, puis compter séparément les pommes pourries, les vertes et les comestibles. Cest-à-dire qualifier chaque pomme, qui passe en quelque sorte en jugement : toi tu es comestible, toi tu es pourrie… Il y a une part subjective dans cette qualification : telle pomme qui semble au vendeur encore comestible sera jugée immangeable par lacheteur. Autrement dit, toute quantification repose sur des opérations de qualification que les statisticiens appellent des conventions déquivalence. Desrosières avait parfaitement compris la dimension normative de ces conventions qui sont à la statistique ce quune constitution est à un ordre juridique. À cette différence près quune constitution, comme nimporte quel texte juridique, est écrite en langage naturel et se prête donc à un travail herméneutique sur le sens des mots quelle emploie. Avec les chiffres, cest différent. Une fois quon vous dit « le PIB, cest tant ! », seuls les spécialistes ont accès aux conventions déquivalence sur lesquelles il repose… Autrement dit les nombres, que tout le monde peut lire quelle que soit sa langue naturelle, ont une puissance dogmatique infiniment supérieure aux lois. On nous les assène ! Pis ! On indexe sur eux les 33politiques publiques, comme limpose aujourdhui le droit européen. Un bon usage de la quantification dans un débat rationnel, suppose donc de pouvoir remonter à ces conventions et les soumettre à un débat démocratique. Quand on parle de « création de valeur » dans une entreprise, cela vaudrait la peine de réunir les gens : bon quest-ce que cest, créer de la valeur ? pour qui ? quel type de valeur ? Lindustrialisation de lagriculture a imposé la boussole du « rendement à lhectare » qui nous rend aveugles à la stérilisation des sols et à la perte de la biodiversité. Autre exemple, le « taux de scolarité », composante de « lindicateur du développement humain ». Comme la montré Ousmane Sidibé dans le cas du Mali, conditionner les aides à cet indicateur (alors même que les plans dajustement structurels avaient imposé la réduction drastique du nombre denseignants !) a conduit à entasser des enfants dans des hangars pour les confier à des maîtres incompétents. Mieux vaudrait demander aux parents concernés : que souhaitez-vous pour vos enfants ? Sur quelle métrique peut-on saccorder pour mesurer leurs progrès ? Il est frappant de voir certains travailleurs uberisés revendiquer un accès au mode de fabrication des algorithmes auxquels ils sont soumis. Ils ne discutent pas lutilité des algorithmes, mais ils aimeraient savoir comment on les fait, et éventuellement participer à leur fabrication. Ce serait cela un bon usage de la quantification : un usage qui parte de lexpérience des personnes concernées et ne vise pas à les contrôler, mais à les aider dans lexercice de leur liberté. Tout bon comptable sait que limage comptable est le fruit dune quantité dopérations de qualifications dont il doit pouvoir rendre compte. Rendre compte, ce nest pas seulement donner des chiffres, cest pouvoir expliquer comment on les a fabriqués.

SJ : Vous proposez dopposer « mondialisation » et « globalisation » en rappelant que la première suppose le maintien et larticulation dune diversité de cultures alors que la seconde en fait précisément abstraction. Quels seraient selon vous les contours dun ordre mondial plus juste ?

AS : Je dois cette distinction à la lecture dun petit texte dAugustin Berque rappelant létymologie du mot « mondialisation ». Langlo-américain ne connaît que le mot globalization et lallemand Globalisierung, alors que dans les langues latines, on peut faire la distinction. Lopposition du monde et de limmonde correspond à la distinction que font les Grecs entre le chaos et le cosmos. Le chaos est un lieu humainement invivable. Pour 34vivre, lêtre humain doit se fabriquer un monde, un cosmos, qui tienne compte à la fois de ses goûts et croyances et des conditions physiques et biologiques du lieu où il sétablit et quil va chercher à embellir (mundus signifie aussi raffiné et cosmos a donné cosmétique). Lidée de cosmos/monde renvoie donc, pour employer les termes de Danouta Liberski, aux « modes de lhabiter ». Habiter le monde suppose de ne pas saccager la nature, mais de sy inscrire. Cest ce quAugustin Berque désigne par le terme de mésologie et Simone Weil par celui de milieu vital.

Mondialiser, cest maintenir lhabitabilité du monde par lespèce humaine, ce qui oblige à tenir compte de sa diversité. On a beaucoup caricaturé Montesquieu en ne retenant de la longue liste de facteurs de relativité des lois quil énumère en ouverture de lEsprit des lois, que le facteur climatique. Il est évident quil nexiste pas de déterminisme climatique, mais il est aussi évident quon ne peut pas avoir les mêmes heures de travail au mois daoût au Gabon, ou à Canberra, sauf à ce que lhumanité entière se dote de la climatisation, ce qui ne serait écologiquement guère soutenable ! Il est évident que les systèmes juridiques dépendent de facteurs historiques, religieux, culturels, linguistiques et géographiques ! LAngleterre est une île et la France un carrefour. Cest dailleurs ce qui fait le charme de lEurope, cette extrême diversité des langues et des cultures sur un petit territoire. À moins de deux heures davion, hormis laéroport, vous savez tout de suite en sortant que vous êtes en Italie, en Allemagne, en Pologne ou en Angleterre. Penser en termes de mondialisation, cest donc penser le monde comme une mosaïque, comme nous y invite Suleiman Mourad sagissant de lIslam. Cest divers et on essaye de faire que ça soit beau, que ça tienne ensemble.

La globalisation en revanche, est une notion qui nous vient de la psychologie, où elle désigne une fonction cognitive, la « fonction de globalisation », consistant à saisir lunité et lhomogénéité dun phénomène nonobstant la diversité des éléments qui le constituent. Doù la « méthode globale » utilisée pour lapprentissage de la lecture. Dans le sens quelle a aujourdhui acquise, la globalisation désigne un sens de lhistoire, (voire la « fin de lhistoire ») : la soumission de tous les pays à un même ordre du Marché, qui transcende toute espèce de particularité. Cest léconomiste en chef de la Banque mondiale, Larry Summers, affirmant « Dès que quelquun dit les choses fonctionnent différemment ici, il va dire une bêtise ». Ou cest Hayek, selon qui « les seuls 35liens qui maintiennent lensemble dune Grande Société sont purement économiques… ce sont les réseaux dargent qui soudent la grande société ». La globalisation repose sur cette foi en un monde peuplé de particules contractantes sajustant mutuellement par des calculs dintérêt. Distinguer mondialisation et globalisation, permet de ne pas être pris en tenaille entre dune part cet avatar du fondamentalisme occidental et son projet duniformisation du monde et dautre part les réactions identitaires quil suscite inévitablement. La mondialisation suppose de combiner des principes et règles du jeu communes (plus que jamais nécessaires compte tenu de linterdépendance croissante de tous les pays en matière écologique, sociale et technologique), avec le respect de la diversité des pays et des cultures, telle quelle devrait pouvoir partout sexprimer démocratiquement. Dans le cadre de la Commission mondiale sur lavenir du travail constituée pour le centenaire de lOIT, javais ainsi avancé trois principes autour desquels repenser lordre juridique multilatéral : la solidarité, la responsabilité et la démocratie économique.

Déjà affirmée par la Constitution de lOIT dans lordre social, la solidarité doit être aujourdhui étendue à la question écologique, comme la fait en 2000 la Charte de Nice en droit européen et comme la très timidement esquissé lAccord de Paris sur le climat en 2015. Il sagit de transformer linterdépendance de fait de toutes les nations du monde, face aux risques sociaux et écologiques, en une solidarité active. Ces types de risques sont à lévidence étroitement liés : que lon songe à lactuelle crise sanitaire, aux migrations ou à limpact des délocalisations.

Concernant la responsabilité, la résurgence des liens dallégeance, notamment dans les chaînes de valeur, ainsi que le déplacement du pouvoir économique vers la propriété intellectuelle, conduisent à une dissociation des lieux dexercice du pouvoir et des lieux dimputation des responsabilités, nous plongeant ainsi dans un monde dirresponsabilité généralisée. Reconnecter pouvoir et responsabilité est un impératif majeur et des outils juridiques existent pour le faire, notamment lidée de responsabilités solidaires.

Enfin la démocratie économique, nécessaire pour ré-enraciner la direction des entreprises dans la réalité et la diversité des conditions de travail et donner à chacun la possibilité de dire son mot sur le sens et le contenu du travail. Cest une nécessité aussi bien du point de vue écologique que politique. Depuis la naissance du capitalisme, la question sest 36régulièrement posée en démocratie de soumettre le pouvoir économique au pouvoir politique. Tel fut le sens du New Deal aux États-Unis ou en France du programme du CNR, tel que mis en œuvre à la fin de la guerre. Mais où en sont aujourdhui les États avec les GAFA ? Qui va contrôler les données de santé par exemple ?

SJ : Mais concrètement, comment fait-on pour construire cet ordre mondial plus juste ? Sur qui sappuie-t-on, quand on voit que le multilatéralisme seffondre ?

Il y a des moments historiques où le problème tient à labsence dhorizon. Cest le propre de la globalisation et du Marché total, qui nous enferment dans un monde réduit aux calculs dutilité, à un monde plat et donc sans horizon, où la démocratie nest plus quun « marché des idées », tel que théorisé par Coase. Or sans horizon, il ny a plus de sens à laction ! Pour en sortir, il faut dabord avoir en tête lidée dun meilleur monde possible. Cest ce que firent les auteurs du programme du CNR, lorsquen pleine occupation, alors même que la France était défaite, ils se sont demandé « quel avenir voulons-nous pour notre pays une fois libéré ? ». Cette question, il me semble que beaucoup de jeunes se la posent, qui ne rêvent pas de devenir millionnaires mais de construire un monde plus juste et respectueux de la nature. Mais le discrédit du politique et des institutions est tel quils se replient sur des projets locaux, à la mesure de leurs seules forces ! Je ne vais pas les condamner alors que lIEA de Nantes a procédé dune démarche de ce type dans le domaine de la recherche. Mais ces initiatives seront sans lendemain si elles ne portent pas en germe un projet politique plus vaste !

YL : Quels seraient en particulier la place et le statut des entreprises dans cet ordre mondial plus juste ?

AS : Il faut en effet employer le pluriel ! Parler de « lEntreprise » en termes généraux, engage dans un marécage conceptuel. Dun point de vue socio-économique, lentreprise va de lautoentrepreneur jusquà Elon Musk ! Alors mettre le même mot sur des phénomènes aussi divers, ça pose problème. Les entreprises publiques ont été un outil puissant de la reconstruction en France, or on ne pense plus du tout à elles. Les entreprises coopératives du secteur dit social et solidaire ne sont guère comparables aux holdings financières. La difficulté est dautant plus grande 37que lentreprise ne correspond à aucune forme juridique saisissable. Le droit saisit seulement la liberté dentreprendre, cest-à-dire la liberté de mettre en œuvre, seul ou avec des associés ou des salariés, une idée quon a dabord eu dans la tête. Dans le domaine économique, entreprendre supposant le plus souvent de sassocier, la notion juridique dentreprise se trouve liée, sans sy confondre, à celle de société commerciale. Le droit accorde à ces sociétés la personnalité morale, cest-à-dire – au sens étymologique du mot « persona » – un masque derrière lequel se trouvent ses dirigeants. Le monde des affaires est un bal masqué ! Cette notion de personne morale est dorigine théologique. Elle nous vient de lidée de « corps mystiques », dêtres immortels transcendant la succession des générations humaines. Doter ces êtres immortels, à la fois dune capacité denrichissement illimitée et dune responsabilité limitée est une opération extrêmement scabreuse. Cest pourquoi les sociétés anonymes ont vu leur création soumise, jusquau milieu du xixe, à un décret en Conseil dÉtat. Dans son livre sur les outils juridiques du capitalisme, Ripert qualifiait les sociétés anonymes de « monstres », en même temps que des « robots ». Robots très utiles à condition quils néchappent pas, comme le Golem, à leur créateur. Or cest ce qui se passe aujourdhui avec les grandes multinationales, et spécialement les GAFA, qui ont échappé à tout contrôle démocratique.

Doù une espèce de renversement des rôles entre lentreprise et lÉtat. Certains soutiennent la thèse selon laquelle les multinationales auraient acquis un rôle comparable à celui des États et se substitueraient même à bien des égards à eux. On a dun côté ce discours imputant aux entreprises des responsabilités sociales et environnementales qui incombaient à lÉtat, et de lautre, linjonction de gérer les États comme des entreprises ! Étrange renversement qui témoigne dune incompréhension de ce qui spécifie les États et les entreprises et leur nécessaire articulation.

LÉtat, et cest ce qui le définit dans son origine latine status, cest ce qui est stable, qui demeure et est garant de la succession des générations. Quand une centrale nucléaire explose ou quand les marchés financiers implosent, quand il y a la COVID-19 ou des attentats meurtriers, tout le monde se tourne vers lÉtat : « lÉtat, que fait lÉtat ? » Cest donc tout à la fois linstance en charge de risques incalculables (et donc inassurables) et le gardien de la longue durée. Les entreprises au contraire se définissent par un objet concret, des produits à réaliser ou des services 38à rendre. Entreprendre cest mobiliser des hommes et des ressources économiques en vue dune œuvre déterminée. Cest cette œuvre qui donne sens et « raison dêtre » à lentreprise, mais sa réalisation relève de calculs économiques. Dans le secteur privé en effet, sa poursuite est subordonnée à ses résultats financiers, doù lambivalence de la notion de « finance », dont létymologie nous rappelle quelle est à la fois un moyen et une fin (du latin médiéval finare : mener une opération à son terme, clôturer une transaction et par extension « payer »).

Pour entreprendre il faut donc calculer et pour calculer, il faut que cette valeur incalculable quest la préservation de la vie sur le long terme, celle de lécoumène, de la succession des générations, de la santé et de la sécurité des personnes — soit garantie par lÉtat. Milton Friedman porte évidemment un regard borgne sur les entreprises, lorsquil affirme que leur seule responsabilité sociale est de faire des profits. Mais, au fond, si elles paient leurs impôts et respectent le droit du travail et le droit de lenvironnement, ça ne me choque pas ! Cest une vision borgne car en réalité, ce qui anime lentrepreneur digne de ce nom et le distingue du spéculateur, cest de rendre des services ou de produire des objets bons et utiles, quil sagisse de légumes ou de livres, de maisons ou davions, de transports ou de spectacles, de prêts bancaires ou de viande de bœuf. Sa « raison dêtre » se trouve dans la nature concrète de ces produits ou services.

Soutenable dans un cadre juridique national, cette vision borgne de lentreprise devient intenable avec la globalisation. Émancipées des lois nationales qui garantissaient la sécurité des personnes et la préservation de lécoumène, les grandes entreprises qui pratiquent le law shopping sont inévitablement rattrapées par ces questions.

Elles tentent dy répondre en se réclamant de leur « responsabilité sociale et environnementale ». Mais sil ne sagit que de réclame, les effets peuvent en être pour elles dévastateurs, comme le montrent par exemple les déboires de Volkswagen, prise la main dans le sac de ses mensonges. On est dans cette situation paradoxale où on a dun côté des entreprises qui disent « je moccupe des générations futures, de la nature, de tout… » et puis de lautre des États que lon prétend gérer comme des entreprises. Voyez le cas de la Grèce, quon a soumise à un syndic de faillite – la Troïka – lui imposant de démanteler ses services publics, de précipiter ses vieux dans la misère, de brader ses ports et 39aéroports ! On a même envisagé de vendre certaines de ses îles, mais pour aller au bout de cette logique il aurait fallu licencier les Grecs les moins productifs et les jeter à la mer ! En France même la pandémie nous a permis de mesurer les effets dévastateurs dune gestion des hôpitaux publics « comme des entreprises ».

Inversement, du côté des entreprises, la vogue de la responsabilité sociale et écologique (RSE) a accouché de ce quon nomme la compliance. On y retrouve à lœuvre tout limaginaire de la cybernétique. Lidée est dimplémenter un programme dans les modes de fonctionnement des entreprises, comme on télécharge un logiciel sur un ordinateur. Cest-à-dire des batteries de procédures et de contrôles qui garantissent davance la conformité de vos agissements aux objectifs de la RSE, ce qui vous évitera de vous poser des questions. La compliance est à la direction dentreprise ce que la réforme des retraites est à la justice dans les rapports entre générations, cest lillusion de croire quon a réglé à jamais une question, quon peut se dispenser davoir à réfléchir chaque jour dans des circonstances nouvelles face à des faits nouveaux. Défendre la liberté dentreprendre, cest défendre lidée de règles du jeu communes préservant la liberté dagir, et donc la responsabilité de chacun, dans un cadre qui fasse place à la démocratie économique.

SJ : En marge de votre enseignement et de vos recherches, vous avez vous-même fait preuve dun véritable esprit dentreprise en créant à Nantes la MSH Ange Guépin (1993) puis le premier Institut détudes avancées français (2008). Ce dernier sest inspiré des IEA de Princeton et de Berlin, tout en sen démarquant pour souvrir très largement aux chercheurs venant des pays du Sud. Quelle en était lambition de départ ? Après 10 ans de fonctionnement, et plus de 300 chercheurs accueillis à Nantes dans le cadre de ses promotions annuelles, pensez-vous que cet institut soit parvenu à faire émerger un nouveau type de rapport au savoir ?

AS : Au fond, cet institut me fait penser à la démarche de ces jeunes nantais qui se retrouvent au Solilab et qui disent « on coopère, on essaie de faire quelque chose qui ait du sens dans les conditions qui sont les nôtres ».

Je crois quil y a une crise profonde des sciences sociales, qui est liée à ce quon a évoqué tout à lheure, cest-à-dire à lillusion de pouvoir réduire lhomme et la société à des objets. Or celui qui soccupe dune 40tâche sait sur cette tâche des choses que même son supérieur immédiat ne sait pas ; un malade a une expérience de la maladie que le médecin na pas, mais quil lui importe de connaître ; un pauvre sait de la pauvreté bien des choses quignorent les professeurs déconomie… La plaie des sciences humaines, cest de vouloir singer les sciences de la matière. Cest déjà une plaie pour la biologie, mais ça lest encore plus pour les sciences humaines. Je nen fais pas du tout grief aux sciences exactes. Mais si on prend léventail des sciences, il y a le vrai mou : la littérature classique — on apprend énormément des spécialistes de littérature car ils sont au plus près de cette diversité des cultures et nont jamais prétendu quils allaient découvrir des lois uniformes – et puis il y a les vrais durs : les matheux et les physiciens. Mais au milieu, il y a les faux mous et les faux durs, les plus exposés à cette fausseté étant léconomie et la biologie ; léconomie, dans sa volonté de dire quil y a des lois universelles, et la biologie dans son alignement sur le paradigme mécaniciste du programme. Ces errements deviennent dangereux, lhistoire le montre, lorsque lon pense pouvoir trouver dans ces sciences les lois ultimes de lHomme et de la société. Cest une des leçons à tirer de lexpérience nazie et il conviendrait de ne pas loublier.

Lorganisation du travail universitaire en silos disciplinaires, sur le modèle taylorien, maintenait, malgré ses défauts évidents, une marge de liberté assez importante pour la recherche. Ce nest plus le cas avec la gouvernance de la recherche par les nombres. Songez que le premier indicateur qui figure sur le CV des chercheurs à léchelle internationale tend à être la performance de fund raising, autrement dit le prix de marché ! Avant même les indicateurs bibliométriques ! Et que dire de la course au gigantisme engagée par le classement de Shanghaï, sinon que ce système est promis au même avenir que les Combinats de type soviétique, dont il est du reste un produit dérivé ! Dans lunivers taylorien de Metropolis, il y avait encore des gens qui réfléchissaient librement, tandis que la masse des travailleurs étaient réduits à létat de robots. Cette liberté disparait avec la gouvernance par les nombres, qui traite tous les travailleurs comme des robots, y compris les chercheurs, les condamnant ainsi à la reproduction du même. La MSH Guépin visait à pallier les travers de la spécialisation taylorienne, en promouvant les échanges et collaborations dune faculté à lautre. LIEA de Nantes ajoute à ce concert des disciplines le concert des civilisations. Il promeut 41luniversalisme en creuset, et non plus en surplomb, quappelle la mondialisation. Je crois vraiment que cest le genre de dispositifs dont on a besoin, mais je suis obligé de constater que ces institutions sont tellement à contre-courant de limaginaire contemporain qui domine les politiques de recherche, quelles sont perpétuellement menacées de normalisation. Il faut tout de même rappeler que lIEA de Nantes, qui sest fait reconnaître en moins de dix ans dans le top 10 mondial de sa catégorie, ne bénéficie plus daucun financement direct du ministère de la Recherche ! LIEA a été pour moi un bouillon de culture sans égal et je crois quà chaque fin dannée, cest ce que ressentent les chercheurs venus y travailler. Ils ont le sentiment davoir pris part à une institution qui les a transformés et ouvert de nouveaux horizons. Simone Weil parlait de la contemplation de la beauté du monde, comme principe premier de la science. Le libre questionnement est la « raison dêtre » du chercheur. Cest de là quil faut partir pour progresser sur les fronts avancés de la recherche ! En tout cas, je dois beaucoup aux amis, dont vous-mêmes, qui ont contribué à ces aventures !