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Classiques Garnier

“Capitalism and Justice” Report of the debate between André Comte-Sponville and Thomas Piketty

  • Publication type: Journal article
  • Journal: Entreprise & Société
    2020 – 1, n° 7
    . varia
  • Author: Jardat (Rémi)
  • Pages: 167 to 177
  • Journal: Business & Society
  • CLIL theme: 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN: 9782406107873
  • ISBN: 978-2-406-10787-3
  • ISSN: 2554-9626
  • DOI: 10.15122/isbn.978-2-406-10787-3.p.0167
  • Publisher: Classiques Garnier
  • Online publication: 10-26-2020
  • Periodicity: Biannual
  • Language: French
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« Capitalisme et Justice »

Compte-rendu du débat entre
André Comte-Sponville et Thomas Piketty

Rémi Jardat

Université dÉvry

Le 3 février 2020 a eu lieu au CNAM un débat entre Thomas Piketty en André Comte-Sponville sur le thème « Capitalisme et justice », animé par Marie Charrel (journaliste au Monde) et Henri Zimnovitch (professeur au CNAM).

Vous trouverez ci-dessous la teneur des principaux points de ce débat, pris en note par Rémi Jardat. Ce dernier a tenté de restituer lessentiel des propos tenus ainsi que la fraîcheur dune parole libre. Il sagit néanmoins dun compte rendu qui nengage que la responsabilité intellectuelle de son auteur.

La journaliste du Monde, Marie Charrel, présente les deux intervenants :

André Comte-Sponville, philosophe, est lauteur dune trentaine douvrages, dont le Petit traité des grandes vertus et Le capitalisme est-il moral ? Les Cahiers de lHerne viennent de lui consacrer leur dernière publication.

Thomas Piketty, économiste, après un ouvrage de 2013 au succès mondial, Le capitalisme au xxie siècle), vient de publier une nouvelle somme de 1200 pages, Capital et idéologie, qui en élargit la réflexion.

Propos liminaire de Thomas Piketty : Dans ce livre jessaie décrire une histoire des régimes inégalitaires, qui se veut optimiste. Trouver le bon niveau dégalité / dinégalité est extrêmement complexe. Toutes les idéologies essayant de justifier les inégalités avaient leur part de vérité. Il y a toujours un mélange dhypocrisie et didéalisme dans la justification de ces idéologies.

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Ce livre se veut optimiste : la réduction des inégalités qui a eu lieu au cours du xxe siècle sinscrit dans un mouvement de long terme. Malgré les reculs des trente dernières années nos sociétés restent beaucoup moins inégalitaires quau xixe siècle. Ce grand succès a permis un plus large accès à léducation et une prospérité inédite, qui dépend plus du niveau déducation que de la sacralisation de la propriété. Le livre met beaucoup laccent sur les régimes de propriété. La propriété nest pas quelque chose de figé, elle évolue avec lhistoire. Le régime de propriété privée actuelle est très différent de celui du xixe siècle. Par exemple, la capacité dun propriétaire de logement à se débarrasser de son locataire ou celle dun propriétaire actionnaire à se débarrasser dun salarié ne sont plus du tout les mêmes aujourdhui. Le système légal réglant aujourdhui les relations entre propriétaires et non propriétaires institue des protections très conséquentes. En 1914, à Paris, la propriété de la plupart des immeubles nétait pas divisée en appartements individuels. Un unique propriétaire possédait tout limmeuble tandis que tous les autres habitants étaient des locataires. La concentration de la propriété était telle que 70 % du montant des héritages concernait 1 % de la population. Aujourdhui, ce 1 % ne concentre plus que 20-25 % de la propriété, ce qui est déjà beaucoup, mais on nest déjà plus du tout dans le même monde quavant 1914. La propriété nest pas un système permanent ni éternel. Cest un système qui sest transformé au cours du temps, avec des crises politiques.

Le passage dun système à lautre passe par une évolution des idéologies. Si on a, au xxe siècle, encadré et déconcentré la propriété cest parce que préexistaient des propositions dans ce sens. Tout un travail intellectuel a préparé cela. Les bouleversements historiques du xxe siècle ont accéléré des réformes qui avaient été pensées auparavant. On ne peut pas dire que seules les guerres permettent de recomposer la propriété – cette vision nihiliste est inexacte et manque lessentiel. De même, la conflictualité sociale nest ni une condition nécessaire ni une condition suffisante de la réduction des inégalités. Ces luttes peuvent déboucher sur des choses aussi différentes que le système soviétique ou la cogestion allemande dAprès-Guerre. Aujourdhui on mise trop souvent sur la conflictualité ultime et on ne prépare pas la suite. Je propose le dépassement de la propriété classique vers de nouvelles formes de propriété. Il ne sagit pas de supprimer la propriété privée mais de la domestiquer 169pour plus dégalité et plus de droits individuels, plus démancipation et plus de prospérité.

Propos liminaire d André Comte-Sponville : Dans ma présentation, je commencerai par rappeler les quatre ordres catégoriels qui peuvent éclairer le rapport entre capitalisme et justice. Je répondrai ensuite à la question : « le capitalisme est-il moral ? ». Après quoi, je me demanderai si on peut moraliser le capitalisme.

La distinction en ordres que je propose, sinspire des trois ordres quavait définis Blaise Pascal : chair, esprit, cœur.

Pour notre époque je propose de distinguer dans toute société :

1. Lordre techno-scientifique – qui inclut léconomique, structuré par lopposition interne du possible et de limpossible. Or le possible est effrayant car cet ordre est incapable de sautolimiter. Tout ce qui est possible sera toujours fait, sil y a un marché pour cela. On a fait travailler dans les usines des enfants de huit ans et en biologie, avec les manipulations génétiques sur les cellules germinales, il ny aura aucune limite.

2. Lordre juridico-politique doit limiter ce premier ordre techno-scientifico-économique. Cest la loi, structuré par lopposition entre le légal et lillégal. À son tour cet ordre est incapable de se limiter lui-même. Le peuple peut tuer les minorités. Le salaud légaliste est possible dans cet ordre.

3. Cest pourquoi lordre de la morale, structuré par le bien / le mal, le devoir / linterdit, doit lui-même limiter lordre juridico-politique

4. Enfin, il y a lordre de léthique, structuré par lamour.

Aucun de ces quatre ordres ne peut fonctionner seul. Ils sont tous nécessaires et aucun nest suffisant. Chacun de ces ordres crée les conditions de possibilité de lordre immédiatement supérieur, cest ce que jappelle lenchaînement descendant des primats, et donne du sens à lordre immédiatement inférieur, cest ce que jappelle la hiérarchie ascendante des primautés.

Jen viens à mon deuxième point : le capitalisme est-il moral ? Ma réponse est non. Rien, dans ce premier ordre, nest moral ou immoral. Les sciences nont pas de morale ; les techniques non plus. Comme la écrit Henri Poincaré : « une science parle toujours à lindicatif ; jamais à 170limpératif ». La morale ne fixe pas le prix du beurre. Cest léconomie. Un autre exemple : lors de la renonciation du pape Benoit XVI, le prix des chambres dhôtel à Rome monte en flèche. Ça scandalise mais cest la loi de loffre et de la demande. Cest a-moral. Ça nempêche pas un hôtelier de faire une ristourne à tous les pèlerins, sil le souhaite, au nom dun ordre supérieur.

Le capitalisme ne peut être moral, car la morale ne relève que dun sujet humain. Il ny a pas de cerveau du capitalisme. Cest, pour parler comme mon maître, Louis Althusser, un procès sans sujet ni fin. Souvenons-nous de la préface à la première édition du Capital : Marx disait que le capitalisme est assimilable (non identique mais assimilable) à la marche de la nature, je cite : « mon point de vue, daprès lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et à son histoire, peut moins que tout autre rendre lindividu responsable des rapports dont il reste socialement la créature, quoi quil puisse faire pour sen dégager ». Pour Engels, le capitalisme, comme tout mode de production, se constitue et avance « de façon inconsciente et aveugle ». Si le capitalisme est un système impersonnel, donc ni moral ni immoral, les individus qui le mettent en œuvre, eux, sont susceptibles de lêtre or ceux-ci sont mus par lintérêt davantage que par la morale. Le capitalisme fonctionne à légoïsme dilaté à la taille de la famille, cest pourquoi il fonctionne si fort. Mais légoïsme na jamais suffi à faire une société qui soit humainement acceptable. On a besoin de morale pour les individus, du droit et de la politique pour les peuples. Une autre raison damoralité du capitalisme et qui pousserait davantage à parler dimmoralité : cest quil produit de linégalité et même des inégalités multiples, convergentes et croissantes parce que, comme le montre Thomas Piketty, le taux du rendement du capital est plus élevé que le taux de croissance du revenu et que celui de la production. Dans mon langage, moi qui ne suis pas économiste, je dis que le point fort du capitalisme, dans lordre no 1, cest de transformer la richesse en source denrichissement, largent va à largent. Cest aussi ce qui le rend politiquement et moralement insatisfaisant dans les ordres 2 et 3.

Si le capitalisme nest pas intrinsèquement vertueux, il nen reste pas moins quon peut le moraliser en lui imposant de lextérieur des limites non marchandes et non marchandisables ? On le fait depuis 150 ans : 171interdiction du travail des enfants, libertés syndicales, impôt progressif sur le revenu, sécurité sociale… Ce travail est toujours à reprendre et le capitalisme nen reste pas moins foncièrement amoral. Jospin disait : « oui à léconomie de marché, non à la société de marché ». Cest ce quon appelle le modèle social-démocrate dans lequel je me reconnais.

Lorigine de mon livre Le capitalisme est-il moral ? vient de conférences que je faisais devant un public de managers sur le thème de cette « tarte à la crème » quest « léthique des entreprises ». Je leur disais en conclusion ne comptez pas sur le marché pour être moral à votre place, ne comptez pas sur vos entreprises pour être morales à votre place.

Le thème de la conférence est ici « capitalisme et justice », aussi vous dirai-je : ne comptons pas sur le capitalisme pour être juste à notre place ; comptons sur nous-même, individuellement au sens moral du terme et collectivement en nous donnant les moyens par la politique et le droit de nous approcher dune société qui soit moins injuste que celle que nous connaissons actuellement.

Thomas Piketty : Je me vois plus comme un chercheur en sciences sociales que comme un pur économiste. Sil fallait une discipline par laquelle me définir ce serait lhistoire. Les frontières entre sciences humaines sont trop rigides. Trop déconomistes se sont hélas réfugiés dans une illusion scientiste, tandis que dautres chercheurs en sciences sociales ont également abandonné lobjet économique. Quant à moi jessaie de combler le vide ainsi créé. Jessaie de montrer que lhistoire des inégalités est dabord une histoire économique et politique.

Le seul bémol par rapport à ce qua dit André Comte-Sponville : le capitalisme nest pas en réalité une chose unique et figée. Il y a plutôt des régimes de propriété très différents qui se succèdent au cours du temps. Parler du capitalisme au singulier ne suffit pas. En Europe du Nord on est sorti dun droit de propriété des entreprises où une action égale une voix : en Allemagne la moitié des sièges, en Suède 1/3 des sièges sont réservés aux salariés (selon des seuils de taille dentreprise). Si, en plus, les salariés ont 10 ou 20 % des actions à titre individuel, la majorité peut basculer. Cest un bouleversement considérable. La constitution allemande de 1949 décrit la propriété des entreprises non comme privée mais comme propriété sociale. On part des finalités de léconomie. Cest ce qui permet aux lois sur la cogestion dêtre constitutionnelles.

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On na pas su faire ça en France, ni au Royaume-Uni ni aux États-Unis. Or les travaux que je conduis montrent que lexpérience de la propriété sociale a plutôt bien marché (sans rien idéaliser malgré tout). La ligne dargumentation des actionnaires français et anglo-américains devient de moins en moins tenable, surtout depuis 2008 avec les succès allemands. On pourrait au moins plafonner les droits dun actionnaire individuel, quel que soit le pourcentage dactions détenues.

Mais surtout il ny a aucune raison que le capitalisme, ce capitalisme-là, ne puisse laisser la place à quelque chose de mieux. Je parle quant à moi plutôt de socialisme participatif, où il y aurait toujours de la propriété privée dans les PME et plutôt de la propriété sociale à lallemande dans les grandes entreprises. Les partis sociaux-démocrates sont passés à côté de ces possibilités et se sont laissé prendre dans un engrenage dangereux. Or on peut dépasser le capitalisme sans abolir la propriété privée. Et on le fait déjà depuis un siècle, dune certaine manière : limpôt progressif sur les successions transforme la propriété en propriété temporaire.

André Comte-Sponville : Deux concepts mont frappé dans votre ouvrage : celui de propriété temporaire, et celui de dépassement du capitalisme ou de socialisme participatif. Ça redonne du grain à moudre aux partis de gauche. Le mot « socialisme » veut à nouveau dire quelque chose.

Ma question devient : est-ce possible, et notamment dans un seul pays ? Par exemple : si je divise la fortune des milliardaires par 10 : ils seront tous partis avant que cela ne se mette en place. Donc il faut dépasser les frontières nationales. Or on na des moyens dactions quà léchelle nationale et le capitalisme est mondial. Ce déphasage voue la politique à limpuissance.

La vraie question que je pose à Thomas Piketty est la suivante : en attendant un État mondial, une fédération mondiale dÉtats, on fait quoi ?

Thomas Piketty : Ne laissons pas ces débats dans les mains des experts « économistes ». Réfléchir à ça est une compétence qui appartient à tous. Il y a déjà beaucoup de gens qui seraient contre le socialisme participatif même si cétait mondial. Cest déjà bien de faire partager les idées pour quelles progressent dans les esprits.

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Il y a aussi la question de la justice éducative sur laquelle on pourrait jouer localement. Aujourdhui la ressource éducative est investie de manière très inégale selon les origines sociales. Il y a beaucoup dhypocrisie à ce sujet en France.

Quant à la propriété sociale : on peut la faire dans un seul pays ! LAllemagne et la Suède lon fait dès les années 1950.

Largument selon lequel on ne peut rien faire dans un seul pays est souvent utilisé par les conservateurs. Le gouvernement na pas suivi la CFDT qui demandait la propriété sociale pour la loi PACTE.

Sur la question des impôts on peut aussi faire beaucoup de choses localement. Depuis la Révolution française, linstauration dun impôt sur les successions très progressif a été régulièrement proposé, sans succès. Alors quil a été adopté aux États-Unis, au Japon, au Royaume-Uni après la Première Guerre mondiale, et ce jusquaux années 1980. On était déjà dans la propriété temporaire, qui nest censée exister que lespace dune génération.

On a même su par le passé décréter des impôts sur la propriété annuelle, en Allemagne et au Japon. Après-guerre, ils se sont élevés à 80-90 % sur les plus hauts portefeuilles. Ce fut un immense succès. On a remis à zéro les compteurs de lendettement des États, ce qui a permis de faire de linvestissement productif.

Quant à lISF on aurait pu le maintenir sans problème : il progressait plus vite que les actifs immobiliers, la base fiscale nétait pas en érosion. Se débarrasser de ces recettes na pas été très malin. On aurait surtout pu le rendre beaucoup plus efficace car sa collecte était ultra-laxiste avec des déclarations très imprécises. Alors que les salariés ne peuvent pas frauder avec limpôt sur le revenu, on a toujours été très laxistes pour limpôt sur la fortune. Laffaire Cahuzac sexplique par ce sentiment dimpunité. On pourrait également rendre la taxe foncière progressive : cest notre principal impôt sur le patrimoine aujourdhui. Je crois en la petite propriété et dans la possibilité pour tout le monde dy accéder. On peut faire beaucoup de choses y compris au niveau dun seul pays.

À léchelon international, on pourrait améliorer les choses. En sortant de lillusion de traités qui instaurent la circulation des capitaux sans régulation collective, sans possibilité de savoir qui gagne quoi ni où. On a favorisé lévasion fiscale entre pays européens. On joue avec le 174feu en disant quon ne peut pas imposer les fortunes mobiles, même à léchelon intra-européen.

LOCDE a essayé de mettre en place un échange automatique de données bancaires, mais cela reste sur la base du volontariat. Il ny a pas de traités en dur avec sanction, les accords actuels restent sans aucune contrepartie. Le danger cest que lon contribue à un désenchantement face à la mondialisation et à lEurope. Nous sommes tous responsables du Brexit. Car le Brexit, cest aussi un échec de la façon dont on a géré lUE. Supprimer lISF au nom de la concurrence européenne est une erreur du même ordre : cest jouer avec le feu.

André Comte-Sponville : En ce qui concerne lISF, javoue être incapable de savoir si sa suppression était justifiée. Mais ce qui membête cest quand on accuse moralement les gens avec qui on nest pas daccord sur le plan économique. Deleuze disait : « il suffit de ne pas comprendre pour moraliser », je suis gêné quand on pousse à accuser ceux qui ne sont pas daccord avec nous dêtre soit des imbéciles soit des salauds. Sur des questions comme lISF, ce qui métonne cest que la Presse nétablisse pas plus clairement les faits, ne nous dise pas plus clairement si sa suppression a enrichi, ou non, lÉtat ; a appauvri, ou non, le pays.

Thomas Piketty : Les citoyens sont adultes. À un moment cest la responsabilité de chacun, surtout quand on est très diplômé, daller chercher la vérité sur les questions économiques. Ce que je dis est fondé sur des données étayées que tout le monde peut comprendre.

Par ailleurs, la sincérité de chacun doit être supposée dans un débat didée.

Questions de la salle : Le marché nest-il pas une création du politique (comme Polanyi nous lindique) ?

Thomas Piketty : Chaque marché est le fruit de règles qui sont en permanence renégociées. Polanyi la bien montré. Arendt et Polanyi désignent le marché autorégulé comme responsable du désastre dont ils ont été contemporains.

Questions de la salle : Comment Thomas Piketty intègre-t-il la question du chômage dans son analyse ? Nest-ce pas aussi une forme dinégalité ?

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Thomas Piketty : Concernant le chômage, il y quelque chose de spécifique dans cet enjeu mais ma réflexion ne parvient pas, à ce stade, à lui donner ce statut spécifique.

Question de la salle : Un pervers narcissique pourrait-il être sincère ?

André Comte-Sponville : Si un pervers narcissique se présente sincèrement aux élections, je vous déconseille de voter pour lui. La sincérité na jamais été une caution ou une garantie. Ce dont je moffusque un petit peu cest que lon considère intrinsèquement mensonger le discours de ses adversaires politiques, cela me paraît une erreur sur lhumanité, le plus souvent les gens sont sincères.

Question de la salle : Le droit de propriété peut-il être considéré comme un droit de lhomme ?

André Comte-Sponville : « La propriété fait-elle partie des droits de lhomme ? » Ma réponse cest que je ne crois pas au doit naturel. Les droits de lhomme ne sont pas des vérités éternelles, ils sont une conquête historique. Labolition des droits de propriété ne pose pour moi aucun problème moral, la vraie question est : cela serait-il économiquement efficace ? Cela serait-il politiquement libérateur ou liberticide ? Cela relève du débat démocratique. Ce que la morale a à dire en matière dégalité cest que tous les êtres humains sont égaux en droit et en dignité mais ils ne sont pas égaux en fait ni en valeur ni bien sûr en propriété. Attention à ne pas tomber dans une sorte de nihilisme car si tout se vaut alors rien ne vaut.

Dans un fragment des Pensées, Pascal écrit génialement : « légalité des biens serait juste, mais… » et il sest arrêté à ces trois points de suspension. Moralement une modération extrême des inégalités serait juste, mais serait-elle économiquement stimulante ou paralysante ? Je me définis modestement comme un libéral de gauche, je pense quil faut trouver un système qui réduise les inégalités sans menacer ni la richesse globale ni les libertés de chacun.

Thomas Piketty : Une société juste donne un accès le plus large possible à tous aux biens fondamentaux, mais aussi à la vie politique et sociale. Laccès à la propriété est fondamental. Je suis pour lhéritage 176pour tous. Jai proposé à titre dexemple des chiffrages cohérents pour cela. On pourrait imaginer, par exemple, à lâge de 25 ans, de doter de 120 000 euros tous ceux dont on sait quils nhériteront de rien, tandis que pour ceux qui sapprêteraient à recevoir 1 000 000 deuros il leur en restera 620 000. Et ça rendrait notre société beaucoup plus dynamique, prospère et entrepreneuriale, car il ny a pas que les enfants de riches qui ont de bonnes idées.

Sur les cours arbitrales : ce serait bien de les soumettre à des objectifs généraux, dordre supérieur, par exemple la sauvegarde de la planète.

Question de la salle : Ne soyons pas trop naïf avec la cogestion : en Allemagne le taux de pauvreté est supérieur à la France. Cette cogestion na pas empêché en outre les fraudes aux logiciels des moteurs automobiles.

Thomas Piketty : Il y a aussi beaucoup de pauvreté en Suède, notamment chez les personnes âgées. On peut sinterroger sur le système de retraites par points. En 2008 je navais pas prévu ça.

La cogestion ne résout pas tous les problèmes. Mais grâce à elle, on a évité beaucoup dexcès du néo-propriétarisme, par exemple les hyper-rémunérations patronales. Et on a aussi obtenu une meilleure implication des salariés dans les périodes de crise, on a su garder les compétences des salariés par une baisse du temps de travail évitant les licenciements.

Plus dégalité entraîne-t-elle une baisse de dynamisme ? Tous les résultats empiriques vont dans le sens contraire : cest à lépoque la moins inégalitaire (1950-1980) de lhistoire de lhumanité quon a eu le plus de croissance économique. Suite aux mesures de Reagan et Thatcher on a eu plus de milliardaires mais moins de croissance (-50 %) et dinnovation. En outre, du fait des inégalités devenues extrêmes en 30 ans, les États-Unis sont en train de perdre leur avance éducative sur le reste du monde et notamment lAsie.

Question de la salle : Les ressorts égoïstes de lhomme qui ont été rappelés par André Comte-Sponville sont-ils compatibles avec les idées de Thomas Piketty pour une propriété limitée dans le temps et pour une redistribution fiscale soutenue ?

André Comte-Sponville : Je donnerais volontiers ma vie pour mes enfants, pour les vôtres… Non. On est comme cela. Si jai la possibilité de 177sauver un gamin, je le ferai évidemment mais vous voyez ce que je veux dire. Soccuper du bonheur de ses proches avant celui de son prochain cela fait partie des droits de lhomme. Il y a deux propositions quil faut faire tenir ensemble. La première est celle de Kant : « légoïsme est la source de tout mal », la seconde : légoïsme fait partie des droits de lhomme. Un État qui prétendrait nous empêcher dêtre égoïste serait, pour le coup, totalitaire et liberticide. Toute la question cest dêtre égoïste ensemble et intelligemment plutôt que bêtement et les uns contre les autres ; et cela porte un nom, cela sappelle la solidarité. Quil ne faut pas confondre avec la générosité qui est le contraire de légoïsme, qui est une action désintéressée. Vous donnez 1 € à un SDF, il a 1 € de plus vous avez 1 € de moins. Par différence avec la solidarité qui consiste à faire du bien à lautre parce que vous servez en même temps votre intérêt. Si lon avait compté sur la générosité des riches pour que les pauvres puissent se soigner, la plupart des pauvres seraient morts sans soins. On na pas compté en France sur la générosité des riches, on a créé la Sécurité sociale. Personne ne cotise à la Sécurité sociale par générosité, tous par intérêt. Personne ne paie ses impôts par générosité, tous par intérêt, personne, ou presque personne, ne se syndique par générosité presque tous par intérêt, personne ne sassure par générosité, tous par intérêt. Et pourtant, la Sécu, les impôts, les syndicats, les assurances ont fait beaucoup plus pour la justice et la protection des plus faibles que le peu de générosité dont parfois nous sommes capables. Moralement la générosité est une valeur plus haute que la solidarité mais politiquement, socialement, économiquement, historiquement, la solidarité est beaucoup plus efficace. Cest pourquoi on a inventé la politique, on a inventé le droit, on a inventé lÉtat. Simplement nous avons aujourdhui besoin dune solidarité à léchelle mondiale, pour ne pas confier le sort de la planète au peu de générosité dont vous et moi sommes capables. De mon point de vue on na pas besoin de moins de mondialisation économique, on a besoin de plus de mondialisation politique.

Henri Zimnovitch clôt le débat et remercie les contributeurs.