Transformation du rôle du manager à l’ère de la digitalisation
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Entreprise & Société
2018 – 2, n° 4. varia - Auteur : Dumez (Hervé)
- Pages : 259 à 264
- Revue : Entreprise & Société
- Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- EAN : 9782406092483
- ISBN : 978-2-406-09248-3
- ISSN : 2554-9626
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-09248-3.p.0259
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 04/07/2019
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Transformation du rôle du manager
à l’ère de la digitalisation
Table-ronde animée par Henri Zimnovitch (Professeur CNAM) avec :
Denis Guibard (Directeur, Telecom École de Management)
Yves-Frédéric Livian (Professeur émérite, Université Lyon 3)
Pierre Musso (Professeur Télécom ParisTech)
Compte-rendu fait par Hervé Dumez
CNRS – Polytechnique
Yves-Frédéric Livian
Première remarque et question. De qui parle-t-on lorsque l’on parle du manager ? Dans les grandes entreprises, on a des managers de petites équipes projets, des managers de supermarchés, etc. La digitalisation peut transformer les rôles de tous ces managers, sans même évoquer les managers de la fonction publique. La diversité est importante pour comprendre les rapports très différents à la technologie. Certains managers sont complètement intégrés aux systèmes d’information. Pour d’autres, la digitalisation se greffe sur leur métier. Autre remarque préliminaire : en tant que sociologue, nous savons qu’il ne faut pas tomber dans le déterminisme technologique. Certains changements dans le rôle de manager ne viennent pas de la technologie, ils trouvent leur source ailleurs : par exemple, les transformations de la gouvernance ont réduit massivement les postes intermédiaires, et une coupure est intervenue entre les managers et les cadres dirigeants. Des psychologues du travail, des sociologues, ont étudié les changements dans le travail des managers dus aux nouvelles technologies. Le premier est le cognitive overflow syndrom. La pression informationnelle est inégalée et cela a des conséquences sur la manière dont le manager vit son travail. Transformation au niveau du temps, tout devient urgent, des processus continus se mettent en place, au niveau de 260l’espace avec le fait de pouvoir communiquer partout avec une frontière vie privée / vie publique qui s’efface. Être débordé, en France n’apparaît pas comme un problème ; un cadre doit être disponible en permanence, et il est bien vu s’il ferme son bureau à 21h. On observe également une virtualisation des relations. Les gens éloignés se rapprochent mais les gens proches s’éloignent. Au niveau des rôles et des contenus des fonctions, le sentiment se répand chez les managers qu’ils se trouvent maintenant dans des processus de plus en plus codifiés, formalisés avec une perte de contrôle associée. Parallèlement, le contrôle par les chiffres se renforce. Il faut nourrir les systèmes d’informations et le manager passe du temps à injecter des données, en même temps il reçoit les données fournies par les indicateurs sur son activité. On parle de « sur-gestion ». Pour la première fois, hier, lors de la grève des EPHAD, des directeurs d’établissements se sont exprimés pour faire part de cette sur-gestion et de leur débordement. Le manager se trouve à l’interface entre son environnement humain et les systèmes, entre les humains et les non-humains numériques. Encore une fois, il faut tenir compte de la diversité des situations. Pourtant, les études mettent en évidence ces différents aspects. Les sciences de gestion doivent sans doute s’interroger sur les réponses élaborées. La première est la débrouille, le manager bricole avec les outils. Est-ce suffisant ? Vraisemblablement non, et certaines entreprises forment leurs managers au numérique. Le problème de la formation est évidemment central.
Denis Guibard, Managers 4.0. La transformation digitale des managers.
L’angle choisi pour l’intervention est celle du praticien. La transformation numérique change les modes de communication et de socialisation, mais aussi les modèles économiques et même le rapport au temps, à l’espace, au nombre. L’entreprise devient souvent une startup et la représentation de l’entreprise même change. Lorsqu’on aborde la question de la transformation numérique, il faut distinguer ce qui est à l’avancée et ce qui est moins avancé. La transformation crée et détruit mais surtout elle modifie en profondeur ce qui existe avec des phénomènes d’amplification, d’accélération, de diversification, de désintermédiation. Il ne s’agit pas d’une transition mais d’une transformation car nous ne connaissons pas l’état final et nous ne savons même pas s’il existera un état final. Elle intervient même si elle n’est pas décidée par les dirigeants, d’une manière 261alors top-down, le manager l’accompagnant. Les travailleurs mobiles ne représentent qu’une petite fraction du travail. Pourtant, ses points positifs sont identifiés : un travailleur qui gagne quarante minutes de temps de déplacement en donne la moitié à l’entreprise. De plus, une certaine confiance peut s’instaurer avec une meilleure autonomie. Mais, en France, il reste peu développé. Cela dit, il existe aussi des aspects plus négatifs, notamment au niveau de l’équilibre vie privée / vie professionnelle. Les jeunes sont connectés presque vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ce qui peut être dangereux. Se pose la question de la gestion, du contrôle, du partage, de la protection, de l’information. La protection est devenue un enjeu managérial. En dynamique, on passe par exemple du mail à WhatsApp et il faut savoir gérer ces changements. Le manager, enfin, doit rendre ses collaborateurs numériquement agiles. Certaines études montrent que 65 % des écoliers d’aujourd’hui exerceront des métiers qui n’existent pas aujourd’hui. En même temps, 52 % des salariés se forment eux-mêmes au numérique. Les grandes entreprises recherchent des profils atypiques. Ce que je veux, c’est récupérer les meilleurs, des personnes différentes qui cassent nos canons habituels. Notre avenir est lié à notre capacité d’intégrer l’esprit startup. On voit se développer des organismes de formations originaux, comme l’école 42.
L’humain reste au centre de l’activité sociale et économique et l’on a besoin de managers qui seront capables de piloter – pas de subir – la transformation numérique de manière responsable.
Pierre Musso
Il est difficile de résumer les huit cents pages de mon dernier livre (La Religion industrielle, Fayard, 2017, voir dans la rubrique Forum l’article de Denis Malherbe), mais je présente quelques remarques. Le manager doit être distingué de l’entrepreneur (Cantillon, Say, Knight, Schumpeter). Il apparaît avec les ingénieurs du xixe siècle mais il existait auparavant dans la sphère domestique (le verbe « mesnager »). Ce sont les ingénieurs civils français, britanniques, puis américains qui ont repris cette figure et l’ont importé dans l’industrie. Auguste Comte a célébré l’ingénieur en tant qu’il sert de médiateur entre la science et l’application, une idée neuve au xixe siècle. L’idée d’innovation (l’invention appliquée) est moderne et positiviste. Auguste Comte parle déjà du directeur 262d’usine mais lorsqu’est traduit le livre de Burnham l’on parle de l’ère des « organisateurs » (parce que la traductrice ne connaissait pas Comte).
Pour comprendre le présent et se projeter dans l’avenir, il faut remonter dans le passé, voire très loin dans le passé. Berman (1983 et 2003) explique qu’en Occident, il y a eu six révolutions majeures. La première est la révolution grégorienne qui conduit à une première révolution industrielle au xiiie siècle. Ses grands acteurs sont les moines, notamment les cisterciens qui étendent la règle de saint Benoît et développent les cultures, l’aménagement et la métallurgie transformant les monastères en usines. C’est la plus grande des révolutions. Ensuite, on a la Réforme, la révolution anglaise, puis les révolutions américaines et françaises et, enfin, la révolution russe. Il faut ajouter une septième révolution : « la révolution managériale », titre du livre de Burnham en 1941, puis les premiers ouvrages de Peter Drucker qui est un philosophe avant de devenir un pape du management (malheureusement, ses premiers livres n’ont pas été traduits). Bien évidemment, dans la même période, il faut prendre en compte l’invention de l’ordinateur puis le développement du paradigme cybernétique dans les années 1950-1960. Tout ce que nous considérons aujourd’hui comme « révolutionnaire » sur le plan technoscientifique est « un vieux futur ». L’informatisation et le management généralisés, au-delà de l’entreprise, allant jusqu’à la normalisation du comportement individuel, procèdent de la rencontre de la cybernétique et du management (que je nomme « le cybermanagement »). Le paradigme contemporain remonte aux années 1940-1960 : c’est « l’évangile de l’efficacité » selon une expression d’un disciple de Taylor, et « la gouvernance par les nombres » (A. Supiot). Cette recherche de l’efficacité orientait déjà l’action des cisterciens, parce qu’ils voulaient dégager du temps pour prier. Les moines ont développé les cloches et inventé les horloges. L’ordinateur est un supercalculateur, mais aussi une super-horloge qui rythme le monde actuel. Le lien au temps est constitutif de toute institution. Ainsi de l’entreprise qui est une communauté humaine et interdisciplinaire, collaborant à un projet, en articulant des temporalités multiples : rythmes humains et cadences machiniques. L’autre composante de l’entreprise est le système de production qui est aujourd’hui, un système d’information. Nous demeurons aujourd’hui, en Occident, soumis au paradigme de la cyber-efficacité né après la seconde guerre mondiale. L’entreprise est devenue une « cerveau-facture » après avoir été une manu-facture, selon le mot d’Hervé Serieyx. 263L’intérêt du numérique est d’offrir une capacité d’explorer et de simuler la diversité des mondes possibles, il permet d’explorer l’imaginaire. Le débat contemporain interne à l’entreprise et au monde du travail porte sur l’équilibre entre subordination du travailleur et son autonomie créative.
Les GAFAM orientent leurs recherches, leurs cations et leurs communications à partir de grandes fictions. Ce qui mobilise les acteurs, chercheurs, industriels, politiques, ce sont les fictions. La Silicon Valley est à proximité d’Hollywood. Leurs modèles économiques sont les mêmes. Car toute innovation technique est à la fois fonctionnalité (utilité, usage) et fictionnalité (imaginaire, fiction). Lorsqu’on la réduit à la seule première dimension, l’homme devient « unidimensionnel » comme l’avait vu Marcuse. Ce n’est pas l’imprimerie qui a fait la Renaissance mais l’inverse, ce n’est pas le numérique qui produit notre société, mais c’est l’inverse. C’est notre vision du monde, notre Imago Mundi.
Question : Si pour faire des prospectives, il faut faire des rétrospectives longues, alors quelles sont les prospectives ? Réponse – Le futur est une construction collective. Il existe des prophètes comme Rifkin aujourd’hui comme Toffler hier. Ils se sont souvent trompés et se trompent. Les États ont abandonné la prospective et ce sont les grandes entreprises qui ont pris le relais. Il faut se projeter à vingt ou trente ans sans extrapoler les tendances lourdes actuelles. Il faut regarder loin dans le passé pour se projeter loin dans l’avenir et, se déprendre du déterminisme technologique. On répète le paradigme de la « révolution industrielle » élaboré au xixe siècle, à savoir que c’est la technologie qui change la société.
Question : Les dirigeants des GAFA coupent systématiquement leurs enfants du digital ; comment interpréter le fait ?
Réponse : J’ai dit que la technologie est en fait un « techno-imaginaire » (G. Balandier). Ces dirigeants sont des créateurs d’imaginaire mais ils vivent peut-être le choc entre cet imaginaire et ses conséquences.
Réponse : Dans cette ligne-là, nous voyons se multiplier les études sur les effets d’une vie totalement passée devant les écrans. On commence à connaître les effets sur le sommeil.
Réponse : Cette question est récurrente ; on l’a posée à l’apparition de la télévision, à l’apparition des jeux vidéo (suscitant croyait-on, des crises d’épilepsie), ce sont des banalités associées aux premiers usages de toute innovation technologique maniant des écrans
264Bibliographie
Berman H. J. (1983), Law and Revolution, vol. I. The Formation of the Western Legal Tradition, Cambridge MA, Harvard University Press.
Berman H. J. (2003), Law and Revolution II. The impact of the Protestant Reformations on the Western Legal Tradition, Cambridge MA, Harvard University Press.
Burnham J. (1941), The Managerial Revolution : What is Happening in the World, New York, John Day Company.
Musso P. (2017), La religion industrielle. Monastères, manufactures, usines. Une généalogie de l’entreprise, Paris, Fayard.
Supiot A. (2015), La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard.