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Classiques Garnier

Sur un théoricien de l’oligarchie organisationnelle : Robert Michels

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2017 – 2, n° 2
    . varia
  • Auteur : Malherbe (Denis)
  • Résumé : Cet article propose de revisiter la pensée critique du sociologue italo-allemand Robert Michels sur l’oligarchie organisationnelle à la lumière de la trajectoire de son auteur. Cette analyse croisée n’est pas que rétrospective. Elle interpelle aussi la recherche en management des organisations.
  • Pages : 199 à 244
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406073901
  • ISBN : 978-2-406-07390-1
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-07390-1.p.0199
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 22/12/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
  • Mots-clés : Robert Michels, histoire, sociologie, oligarchie organisationnelle, théorie des organisations
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Sur un théoricien de loligarchie organisationnelle :
Robert Michels

Denis Malherbe

Université de Tours – IUT1

Introduction

Le présent article propose de revisiter la pensée critique du sociologue italo-allemand Robert Michels sur loligarchie organisationnelle à la lumière de la trajectoire de son auteur. Cette analyse croisée nest pas que rétrospective. Elle interpelle aussi la recherche en management. Dans ce champ, Michels est rarement cité. Comme la écrit Schonfeld [(1980), p. 846], « la place quoccupe Robert Michels dans les sciences sociales est curieuse. La force de ses idées, lautorité et limagination déployées sans son ouvrage Les partis politiques : essai sur les tendances oligarchiques des démocraties2, font quil compte parmi les fondateurs de la science politique et de la sociologie contemporaine. Dautres précurseurs des études modernes du comportement collectif – Durkheim, Engels, Marx, Weber – ont engendré des disciples ou des continuateurs, aussi bien que des révisionnistes ou des adversaires. [] Michels, lui, semble avoir fermé la voie à des recherches ultérieures ». 200Cette postérité nest pas non étrangère à une biographie qui parfois « sent le soufre ».

Né en 1876 dans une famille de la bourgeoisie industrielle, Robert Michels milite au sein des partis socialistes allemand et italien puis en démissionne en 1907 Cette expérience le conduit à publier Les partis politiques / La sociologie des partis en 1911. Bien que lié à Max Weber, il naccède pas à une position académique en Allemagne, mais obtient la reconnaissance en Suisse et surtout en Italie où, dans les années 1920-1930, il devient un penseur du corporatisme mussolinien. Malgré sa critique de la subversion oligarchique avant la Première guerre mondiale, Michels ne développe aucun questionnement sur la montée des partis totalitaires dans ces années daprès-guerre. Et il nen dégage aucune réflexion critique quant à sa propre implication dans lappareil du régime fasciste (Beetham, 1977 ; Bender, 2011).

Pour remettre en perspective la genèse, le contenu et les implications de la « loi dairain de loligarchie », une première partie expose la biographie de Michels. Elle est suivie dune présentation de cette « loi ». Sur cette base, une troisième partie questionne les écarts conceptuels et épistémologiques entre Michels et Weber, au-delà de la relation amicale qui lia les deux hommes pendant une dizaine dannées. Enfin, la conclusion évoque rapidement quelques perspectives ouvertes par la pensée de Michels sur la compréhension des pratiques de régulation organisationnelle, au-delà du cas des seuls partis politiques ou syndicats, voire des bureaucraties industrielles ou administratives à laube du xxe siècle. Nous considérons en effet quen dépit de son ancienneté et de lambivalence de son auteur, cette réflexion critique sur les processus institutionnels et organisationnels doligarchisation demeure significative quant aux enjeux du management et de la gouvernance des organisations à notre époque qui se veut postmoderne, numérisée, financiarisée et globalisée.

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I. Une trajectoire personnelle étonnante3

Connu sous son 2e prénom, Wilhelm Robert(o) Eduard Michels naquit le 9 janvier 1876 à Cologne dans le jeune Empire allemand de Guillaume Ier, et décéda à lâge de 60 ans, le 3 mai 1936 à Rome, sous le régime fasciste de Mussolini.

I.1. Une jeunesse favorisée

I.1.1. Lenfant de la grande bourgeoisie rhénane

Larrière-grand-père paternel, Mathias Michels, fit fortune lors des guerres napoléoniennes en construisant puis exploitant une usine de laine et textile. À sa suite, laffaire familiale a été développée dans le giron familial jusquaux années 1920. Catholique engagé, le grand-père de Robert, Peter Michels sest illustré lors de la révolution de 1848 en défendant les intérêts de la bourgeoise de Cologne devant le roi Frédéric-Guillaume IV de Prusse. Par sa grand-mère paternelle, Robert Michels descend dune lignée de huguenots convertis au catholicisme. De lunion de ses grands-parents, naquirent huit enfants, dont Julius, le père de Robert Michels. Héritiers dune importante fortune, les Michels font partie des élites de lAllemagne impériale, et se sont unis aussi bien avec dautres grands-bourgeois, des aristocrates, que des universitaires.

Par sa mère Anna, Robert Michels descend dune lignée protestante de négociants en laine et dindustriels originaires de Solingen, dont une branche est apparentée au Maréchal Soult. Installé à Cologne, larrière-grand-père maternel, Karl Eduard Schnitzler racheta une entreprise de négoce en vins et, fort de ses succès en affaires, siégea au conseil dadministration de plusieurs entreprises, notamment dans les chemins de fer. Troisième fils de Karl Eduard, Robert Schnitzler fit une carrière 202de magistrat à Cologne et fut lami du compositeur Brahms. De son mariage avec Clara Schmidt, ayant également des origines huguenotes, est née Anna qui épousa Julius Michels en 1873.

I.1.2. Une éducation européenne

Dans sa jeunesse, Robert Michels bénéficie de léducation réservée aux enfants de laristocratie et de la grande bourgeoise allemande. Ses quatre années passées au Collège français de Berlin entre 1885 et 1889 renforcent sa capacité à pratiquer le français, dun usage courant dans les familles des classes supérieures de lépoque. Il apprend aussi très tôt langlais et litalien. Après son baccalauréat obtenu au lycée dEisenach en 1894, il accomplit une année de service militaire volontaire dans larmée impériale (1895-1896) dont il ressort avec des idées antimilitaristes. Il voyage ensuite en Angleterre, puis entreprend des études en histoire et en économie. Rendu possible par la fortune familiale, le cursus étudiant de Michels témoigne de son ouverture linguistique et culturelle dans une Europe très marquée par les nationalismes.

Entre 1896 et 1900, Michels fréquente ainsi plusieurs universités européennes : la Sorbonne à Paris, puis Munich, Leipzig et enfin Halle-Wittenberg, en Allemagne. Ces années sont loccasion pour lui douvrir ses lectures à des auteurs peu familiers dans la culture classique de son milieu bourgeois. Il découvre et approfondit ainsi les écrits politiques de Friedrich Engels et de Karl Marx, ceux de Pierre-Joseph Proudhon et de Mikhaïl Alexandrovitch Bakounine autant quil sintéresse à des figures du mouvement ouvrier comme Auguste Blanqui, August Bebel, Karl Liebknecht, Filippo Turati, Enrico Ferri…

En 1900, il soutient sa thèse de doctorat en histoire à lUniversité de Halle-Wittenberg sur le thème « Une contribution à lhistoire de Louis XIV. Linvasion de la Hollande » (« Zur Vorgeschichte von Ludwig XIV. Einfall in Holland »). La même année, il épouse Gisela, fille dun de ses anciens professeurs dans cette même université. « Agé alors de 24 ans », Robert Michels ne présente « encore aucune trace de rébellion ou de conflit générationnel. [] Au contraire, on trouve plutôt une mère qui reste très proche de son fils, manifestement amoureux de frais, [et lui prodigue] avec des mots et conseils sincères. » [(Gallino, non daté) p. 17] Cette situation matérielle et personnelle va toutefois évoluer avec 203la période postdoctorale qui marque une prise de distance ouverte avec son milieu dorigine.

I.2. Lengagement socialiste
et le début de la carrière universitaire

I.2.1. Entrecroisements politiques et académiques

En 1900-1901, Robert Michels sinstalle dans le Nord de lItalie avec son épouse qui attend un bébé. Après la mort prématurée de la petite fille, Michels choisit de reprendre des études à lUniversité de Turin en Italie. Il y noue des liens utiles pour sa carrière académique à venir. En 1901, il adhère au Partito Socialista Italiano et entre à la Chambre du travail (Camera del Lavoro), structure daccueil des organisations syndicales inspirée du modèle français des Bourses du travail. Ce positionnement traduit un désaccord avec les opinions en vigueur dans son entourage familial. Michels affirmait ainsi en 1903 : « mon père encore vivant, vieux conservateur qui désapprouve le socialisme de son fils de tout cœur, ne me donne rien4 » [Ibid., p. 17]. Bien que couramment admise sur cette base, lidée dune rupture conflictuelle ne tient pourtant pas. En effet, les recherches généalogiques menées par sa petite-fille, Maria Gallino, ont établi que lengagement socialiste de Robert Michels ne la jamais empêché de recevoir des virements de son père Julius.

De 1901 à 1907, Michels revient en Allemagne, avec des séjours à létranger, et sinstalle principalement à Marbourg, ville universitaire où il adhère en 1903 à la SPD (Sozialdemokratische Partei Deutschlands). Il siège comme délégué aux congrès du parti en 1903 à Dresde, en 1904 à Brême et en 1905 à Iéna. Complément concret des lectures marxiennes, anarchistes ou révolutionnaires qui motivent son engagement militant, cette expérience des congrès politiques nourri sa réflexion critique envers la vie des partis. Elle fournira le terreau empirique pour son futur livre sur Les partis / La sociologie du parti. Parallèlement à son activité politique, Robert Michels assure des vacations denseignement entre 1903 et 1905 dans deux institutions privées : lUniversité nouvelle de Bruxelles – qui a fonctionné de 1894 à 1919 – et le Collège libre des sciences sociales à Paris.

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Dans cette période, Robert Michels dépense beaucoup de passion et dénergie dans ses allers et retours entre son militantisme politico-syndical et son aspiration à une carrière universitaire. Dans le monde académique allemand, son titre de docteur ne lui permet daccéder quà la fonction non statutaire de Privatdozent, ce qui rend aussi sa situation professionnelle incertaine5. En 1906, soucieux de simpliquer dans le monde académique allemand et dans le processus dinstitutionnalisation de la sociologie qui sy joue, il devient membre du « comité dorganisation pour la bibliographie sociale » (Organisationsausschuss des Internationalen Instituts für Sozialbibliographie).

I.2.2. La rencontre avec Max Weber

En cette même année 1906 Robert Michels, devenu trentenaire, noue une relation intellectuelle et amicale avec Max Weber. Plus âgé de 13 ans, celui-ci est alors professeur à lUniversité de Fribourg en Brisgau. Comme Michels, Weber est issu dune famille bourgeoise mais luthérienne. Michels soumet à son aîné son projet détude sociologique par lintérieur des partis socialistes ou socio-démocrates européens. Dans leur correspondance, Weber et Michels échangent donc sur la bureaucratisation des partis et de la société, mais ils traitent aussi de nombreux autres sujets tels que la place de lérotisme dans la vie sociale6 (Scott, 1996 ; Bonnell, 1998). Une grande complicité rassemble les deux hommes. Max Weber tient en haute estime Robert Michels, en qui il perçoit une profonde affinité intellectuelle et pour qui, il se sent une responsabilité à caractère tutorial, voire thérapeutique. En effet, Michels mène alors une vie décousue : il travaille la nuit, dort très peu, ce qui 205conduit son mentor en 1908 à critiquer avec insistance l« aversion [de Michels] à lencontre dune discipline rationnelle de vie » [(Radkau, 2013) p. 254-255].

Michels postule alors pour lHabilitationsschrift qui, dans le système universitaire allemand, donne accès aux chaires professorales. Bien que soutenu dans cette démarche par Max Weber, il se voit opposer des refus aussi bien à Marbourg quà Iéna. La raison tient essentiellement à son activisme politique et syndical, mal perçu par les autorités universitaires. Cet échec académique va le conduire à séloigner de son pays natal.

I.2.3. Linstallation en Italie et la fin du militantisme socialiste

Au printemps 1907, Michels sinstalle à Turin avec son épouse et ses trois enfants. En août, il participe au congrès socialiste international de Stuttgart en qualité de représentant du parti italien (PSI) et de sa fraction syndicale. Mais à la suite de ce congrès, il décide de cesser tout engagement politique dans les partis socialistes allemand et italien. « Dune manière générale, ses recherches sociologiques sur les partis coïncident avec son éloignement progressif de la vie partisane et la perte de ses idéaux socialistes et démocratiques initiaux. » (Angaut, 2015). Pour Sternhell, Sznajder et Ashéri, cette décision prend sens dans une attitude critique plus générale face au « socialisme du moindre effort », ce qui leur fait ranger Michels au nombre des penseurs militants « non-conformistes » [(1989), p. 205, 208-211, 218].

En décembre 1907, Michels obtient son habilitation en économie politique, à lUniversité de Turin. Dans son autobiographie rapportée par [Gallino, non daté) p. 78], il se déclare « Italien de cœur et desprit, même si [sa] culture reste naturellement divisée en trois parts égales (mais non séparée) entre lAllemagne, la France et lItalie ». Il est nommé professeur à la Faculté de Droit en mars 1908 où il tient sa leçon inaugurale, le 1er décembre, sur le thème de « Lhomme économique et la coopération ». De fin 1907 à 1914, la famille Michels habite le centre historique de Turin. Ayant enfin obtenu la reconnaissance sociale et la stabilité matérielle, le couple renoue avec les habitudes culturelles de la bourgeoisie dont il est issu. Ainsi, chaque mardi après-midi, lappartement des Michels accueille des intellectuels, des hommes politiques et des artistes.

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Au printemps 1910, Michels met un terme à lécriture en allemand de son étude sur loligarchie dans les partis. Bien que désormais installé à Turin, il fait éditer son livre en Allemagne, Lédition italienne est publiée en 1912. La relation intellectuelle entre Michels et Weber est alors à son sommet. Weber écrit à Michels quil est « son alter ego dans léthique de conviction » [(Scaff, 1981) p. 1273 ; (Radkau, 2013) p. 340]. Et, en juste retour, Michels dédie à Weber la première édition de son livre dans des termes aussi chaleureux que respectueux : « En fraternité7 dâme à mon cher ami Max Weber de Heidelberg, homme droit qui ne recule devant aucune vivisection dès lors que cela suscite un intérêt pour la science. » [(Michels, 1911) p. III]. Par ailleurs, grâce à son amitié avec Weber, Michels cultive des liens personnels forts avec certains représentants du milieu universitaire allemand. En 1914, il obtient ainsi la codirection éditoriale de la prestigieuse revue académique Archiv für Sozialwissenschaft und Sozialpolitik créée en 1903 par léconomiste Edgar Jaffé et co-animée par les sociologues Werner Sombart et… Max Weber.

En 1913, Robert Michels reçoit la nationalité italienne et se prénomme désormais Roberto. En juillet, il reçoit une proposition de lUniversité de Bâle, en Suisse alémanique pour la chaire déconomie politique et statistique avec en plus la responsabilité dun enseignement en sociologie. Bien quayant statutairement quitté lUniversité de Turin, Michels y conserve le droit de réintégrer un poste de professeur extraordinaire à sa convenance. Très apprécié de ses collègues et des étudiants turinois, il y assure dailleurs un cours régulier jusquen 1917, et y interviendra ponctuellement jusquen 1927.

I.3. La Première guerre mondiale
et lavènement du régime fasciste

I.3.1. LItalie : de la neutralité à lentrée en guerre

La prise de fonction à lUniversité de Bâle est suivie de peu par le déclenchement de la Première guerre mondiale, à lété 1914. À ce moment, bien que le Royaume dItalie soit membre de la Triplice, le gouvernement italien adopte une position de neutralité. Citoyen dun 207État neutre, Michels peut donc poursuivre son activité universitaire en Suisse, autre État neutre. Mais pour Michels et son épouse, la guerre suscite néanmoins de réelles inquiétudes. Au plan matériel dabord parce quils possèdent en Allemagne, pays belligérant, des biens et des comptes auxquels ils risquent de ne plus avoir accès. Au plan affectif ensuite, car la situation de guerre rend difficile, si ce nest impossible, les nombreuses relations que le couple entretient dans les autres pays européens. Dans une lettre datée du 2 août 1914, Robert Michels écrit à sa femme son dépit sur la situation internationale et sur ses effets à titre privé : « La guerre détruit mes plus beaux espoirs et môte les derniers restes doptimisme et didéalisme, cest-à-dire ma foi dans la raison [comme principe directeur] de la vie humaine. Elle [la guerre] empoisonne pour bien des années nos relations amicales et familiales en Allemagne et en France. 90 % des communications avec nos relations sont rendues impossibles » [(Gallino, non daté) p. 89].

Fin Avril 1915, les membres de la Triple Alliance – la France, le Royaume-Uni et la Russie – obtiennent de lItalie quelle sorte de sa neutralité pour les rejoindre dans la guerre contre les empires centraux. Michels est conscient du risque attaché aux origines allemandes de sa famille. Cest pourquoi, le 24 mai, lorsque lItalie entre officiellement en guerre, il adresse une lettre à tous ses amis et connaissances où il se déclare « inconditionnellement et indissolublement » lié à lItalie. Ainsi, « la guerre atroce qui a éclaté en Europe et dans laquelle lItalie est entraînée est [doublement] douloureuse pour moi. [Elle lest] pour celui, qui comme moi, porte en lui une variété internationale [de liens] de sang, de culture et damitié [et elle lest autant] pour moi qui ait placé mon idéal dune vie fraternelle entre les peuples sur la base du principe de nationalité. [] Mais les événements ne peuvent rien changer à mon comportement et mes résolutions envers lItalie avec qui jai contracté des liens de gratitude [] ni à ma profonde conviction de la justesse de la cause italienne » [Ibid., p. 90]. Étudiant puis jeune docteur, Robert Michels a milité pour lInternationale socialiste. Devenu professeur extraordinaire, il revendique, dans une même formule, son idéal de fraternité transnationale et son attachement indéfectible au pays dont il est devenu citoyen.

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I.3.2. La rupture avec Max Weber

Mais lentrée en guerre de lItalie va mettre un terme à la relation qui liait Michels à Weber depuis 1906 (132 lettres échangées). En faisant le choix de lItalie, pays où il réside et dont lUniversité lui a accordé une véritable place, Robert Michels, né Prussien, se voit mis en cause du côté allemand pour son manque de loyauté envers le Vaterland. Alors que Weber, âgé de 50 ans, sest porté volontaire pour diriger un hôpital militaire, Michels est perçu comme un traitre à la cause allemande. En Mai 1915, moins dun mois après sa lettre circulaire à ses amis et relations, il est destitué par ses collègues allemands de ses fonctions à la tête de la revue Archiv für Sozialwissenschaft.

Sur le moment, Max Weber ne mâchera pas ses critiques ad hominem à lencontre de Michels. Le maître de Heidelberg accuse le naturalisé italien d« avoir poignardé sa patrie dans le dos au moment du pire danger » ; il lui reproche d« avoir oublié ses devoirs [envers] le pays qui fut la matrice qui [lui] a donné la vie ». Par la suite, Weber semble avoir reconnu à demi-mots la difficulté de la position dans laquelle se trouvait Michels en cette période troublée. En 1916, Weber écrira en effet à un tiers que Michels « aime lItalie et les Italiens [avec qui il partage] depuis longtemps la passion qui le caractérise ». Radkau, biographe de Max Weber, croit deviner « entre ces lignes » de ce passage que Weber « comprend quelque part cet Italien par choix » [(Radkau, 2013) p. 338]. Quoi quil en soit, il est clair quaprès larmistice de 1918 et le traité de Versailles en 1919, la vie de Michels sorganise sur la seule base de sa nationalité italienne, et non plus, comme avant 1915, avec un pied en Italie, un pied en Allemagne.

I.3.3. Du recentrage italien à ladhésion au régime fasciste

En 1920, le gouvernement italien décerne à Roberto Michels les croix de chevalier et dofficier de lOrdre de la Couronne dItalie en reconnaissance de son action académique, mais aussi pour « la profonde sympathie et le grand amour quil a toujours témoigné à lItalie, sa patrie délection ». Dans les années qui suivent, bien que toujours en poste à Bâle, il assure différents enseignements en Italie (Catane, Messine, Rome), en Allemagne (Cologne, Bonn) et à Paris. En 1927, il séjourne 209aux États-Unis en qualité de guest-professor à lUniversité de Chicago ainsi quau Williams College dans le Massachusetts. De retour en Italie, il présente à Mussolini un rapport sur son voyage outre-Atlantique. En Mars 1928, Michels quitte définitivement ses fonctions à lUniversité de Bâle et rejoint lItalie.

Depuis son installation à Turin puis à Bâle, Michels a développé une relation intellectuelle suivie avec léconomiste, sociologue et théoricien libéral Vilfredo Pareto. Comme ce fut le cas avec Max Weber, ces échanges prennent sens dans la posture dintellectuel interdisciplinaire, bien loin de la figure du chercheur hyperspécialisé qui peut prévaloir aujourdhui. Mais cette correspondance participe également dun déplacement des idées de Michels quant à la nature du changement social et politique, condition de la modernité au xxe siècle. Lancien militant socialiste des années 1900 recentre ainsi son intérêt pour les théories de lélite, telles quelles furent développées à partir de la seconde moitié du xixe siècle dabord par Gaetano Mosca (Lottieri, 1994 ; Puppo, 2005), puis par Pareto (Dahl, 1958 ; Sternhell et al., 1989 ; Boudon et Bourricaut, 1994 ; Genett, 2008 ; Angaut, 2015). Il ne sagit pas ici dun changement circonstanciel de perspective mais bien dun recentrage sur une vision profonde où lénergie politique des masses est guidée dans le sens dune évolution sociale pensée par une élite culturelle éclairée [(Sternhell et al., 1989) p. 198, 278, 432]. Ainsi, dans lédition originale de 1911 des Partis politiques / Sociologie du parti, Michels sappuie déjà explicitement sur ces deux théoriciens de lélite. Les noms de Mosca et Pareto y apparaissent respectivement à 9 et 8 reprises. Mosca est cité principalement dans lintroduction du livre et dans la VIe partie de synthèse où Michels développe son idée de la « loi dairain de loligarchie ». Quant aux références à Pareto, elles sont présentes à la fois dans la discussion sur la lutte des classes (IVe partie) et dans la synthèse.

Mais limmédiat après-guerre est une période confuse en Italie où saffrontent violemment différentes forces politiques. En 1919, Mussolini se positionne en leader des Faisceaux (fasci), nouveau mouvement populiste et nationaliste. Sur cette base, en 1920-1921, il constitue le Partito Nazionale Fascista (PNF) et amène les partis bourgeois à faire alliance avec lui face aux partis de gauche, dans la perspective des élections nationales. À la fin octobre 1922, Mussolini organise une marche sur Rome et, obtient du roi Victor-Emmanuel III de constituer un nouveau 210gouvernement où il prend le titre de duce. Le régime autoritaire mussolinien se durcit à partir de 1924. En contrepartie, le duce promeut la construction dune nouvelle Italie dans laquelle toutes les forces sociales seront recomposées au service de lintérêt national.

Bien intégré dans le système institutionnel italien et reconnu par le nouveau pouvoir, Roberto Michels est convaincu de la nécessité de participer à ces réformes. Avec une incroyable naïveté au vu de sa thèse de 1911, il voit dans Mussolini le guide incarnant un mouvement social et politique par qui va enfin se mettre en œuvre son idéal dune humanité altruiste et désintéressée. Fin 1928, Michels entre officiellement au Parti fasciste. Cette adhésion somme toute tardive nest pas étrangère à son cheminement intellectuel au cours des années 1920. Avec lidée du corporatisme, le fascisme offre à luniversitaire établi de renouer avec les espoirs déçus du syndicalisme ouvrier dans lequel, jeune militant, il avait cru pouvoir faire évoluer les rapports de classe.

I.3.4. Lambassadeur du corporatisme italien

Les origines du corporatisme moderne se situent au xixe siècle et sinscrivent dans différents courants de pensée proposant une troisième voie entre le capitalisme et le socialisme. À lépoque de ses engagements de gauche, Michels nétait que fort peu favorable à ces réflexions souvent minoritaires au sein du mouvement ouvrier. Dans la première édition des Partis politiques / Sociologie du parti, il névoque le corporatisme quà un seul endroit, et sur un ton critique, à propos du syndicalisme anglo-saxon où sévit « le même égoïsme professionnel étroit doù se dégage aussi la xénophobie ». Pour le Michels de cette époque, le corporatisme est donc une expression particulière de loligarchisation qui sévit dans les organisations politiques ou syndicales [(Michels, 1911) p. 281-282].

En 1925, Michels fait toutefois paraître une nouvelle édition allemande du texte Les Partis politiques / Sociologie du parti, avec une préface entièrement réécrite. De 1923 à 1927, il écrit une série darticles dans la presse sur la pensée politique de Gaetano Mosca, à qui il accorde un grand intérêt pour sa théorie de la circulation de lélite. Dans le même mouvement didées, il publie en Allemagne en 1925 un ouvrage dÉtudes historiques sur le socialisme et le fascisme, courants politiques italien, puis en 1928, 211toujours en Allemagne, un autre livre dAnalyse sociologique sur le patriotisme. Derrière cette production, point la conviction selon laquelle le fascisme lui paraît être un cadre éminemment favorable à lexpérimentation et à la généralisation dun rééquilibrage réfléchi dans les rapports entre les élites dirigeantes et le peuple des ouvriers et des employés.

Ayant rencontré Mussolini à plusieurs reprises à partir de 1924, Michels se sent flatté des échanges quil a avec le duce8 et de lintérêt que celui-ci porte à sa réflexion (Genett, 2008, p. 797). Mais il sattache à afficher son indépendance face au pouvoir. Ainsi, dans une lettre à sa femme, il écrit en1927 : « Le sacrifice est fait. Quand Mussolini, beau, cultivé et gentil comme toujours ma demandé que puis-je faire pour vous ? Je lui ai répondu : me conserver son amitié. Jai [donc] quitté le Palais Chigi à la tête haute. Je ne peux ni ne veux me faire imposer à une université quelconque comme homme politique et de confiance du gouvernement. Ils [les collègues universitaires] doivent me vouloir librement. » [(Gallino, non daté) p. 97] Séduit par le charisme de Mussolini, ayant renoncé à sa posture critique de jeunesse, Michels pense ou croit que le fascisme permet de faire la synthèse entre deux grands principes de pensée antagoniques auxquels il est attaché : le respect dû à la souveraineté des acteurs anonymes formant la base de tout système social, économique ou politique, dune part ; la nécessité dune élite dirigeante responsable, dautre part. Mais pour Pfetsch qui a consacré une thèse à Michels en 1964, cette convergence idéologique rêvée nest autre que celle des totalitarismes de gauche et de droite.

Le corporatisme est désormais un élément-clé du nouvel ordre social que Mussolini met en place. En se mettant au service du duce, Roberto Michels, ancien militant et sociologue critique de loligarchie socialiste, devient un promoteur et un artisan du projet fasciste. Il œuvre à un système où lÉtat oriente et supervise la coopération institutionnalisée entre des organisations patronales et des syndicats de salariés placés à égalité [(Müller-Jentsch, 1997) p. 67 sq.]. La loi-cadre italienne sur les syndicats et le corporatisme est promulguée le 5 février 1934, peu de temps après la loi allemande du 20 janvier, définissant un nouvel ordre pour le travail. À cet égard, il existe une différence de conception politique des rapports sociaux entre ces deux textes : là où le fascisme institue un 212syndicalisme captif, le nazisme interdit purement et simplement toute forme de représentation des salariés.

De la fin des années 1920 jusquà sa mort, Michels mène une carrière bien remplie. Outre ses enseignements à Pérouse et à Florence, il théorise certains traits de sa réflexion au service du fascisme dans La masse, le guide, les intellectuels, autre livre écrit en allemand, publié en 1933 et relayé au travers de nombreuses communications internationales. Dans toutes ces conférences, Michels est un ambassadeur intellectuel du fascisme italien chargé de valoriser les spécificités du modèle corporatiste. Entre 1933 et 1936, il intervient à Munich et à Berlin, à Zurich, à Paris, à Fribourg (Suisse) et à Vienne. Son dernier déplacement a lieu dans le Sud de la France, avec une série de conférences à Toulouse, Bordeaux et Montpellier. Le 13 février 1936, lors de son interventions à Bordeaux, Roberto Michels est victime dune forte hémorragie nasale quil loblige à rentrer à Rome. Il y meurt le 3 mai 1936.

II. Un penseur critique de loligarchie (1911)

La notoriété académique de Michels est en très large part associée à son ouvrage longtemps connu en français sous le titre Les partis politiques : Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties Paru en Allemagne en 1911, ce texte a été traduit en italien, en français et en anglais. La seule version française disponible a longtemps été la traduction de mars 1914 par Samuel Jankélévitch9, parue chez Flammarion dans la collection de Philosophie politique alors dirigée par Gustave Le Bon, auteur de la célèbre Psychologie des foules (Le Bon, 1895). Il a fallu attendre 2015 pour quune nouvelle traduction française plus rigoureuse, plus fidèle et plus complète soit proposée par Jean-Christophe Angaut sous le titre Sociologie du parti dans la démocratie moderne : Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes.

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Lévolution idéologique de Robert Michels dans les années 1920 a incontestablement contribué à déconsidérer sa réflexion originelle de chercheur participant et engagé dans le mouvement socialiste du début du xxe siècle. Comme lobserve fort justement Angaut, « On se gardera donc de lire la Sociologie du parti à la lumière de lévolution ultérieure de Michels. Sil est vrai que le texte correspond, de la part du sociologue allemand, a une forme de recul désabusé vis-à-vis de lengagement qui fut le sien quelques années auparavant, et si la note pessimiste sur laquelle sachève louvrage semble difficilement compatible avec un engagement révolutionnaire, ou même radicalement démocratique, il est tout aussi difficile de trouver dans ce texte ne serait-ce que les prémisses de lengagement fasciste ultérieur de son auteur, et cela y compris dans les passages qui constituent des ajouts de la seconde édition. »

En revanche, dun point de vue biographique, il demeure intéressant de situer le livre de 1911 comme un moment significatif dans la vie de Michels. Sous la thèse développée dans Les partis politiques / Sociologie du parti, Michels élabore certaines lignes de force de sa pensée qui nourriront son parcours ultérieur, quel quétonnant et contradictoire celui-ci puisse paraître. Dun point de vue historique, il est légitime de questionner cette contribution significative aux sciences sociales et aux sciences de laction. Car la « loi dairain de loligarchie » a bien été un véritable apport pour la réflexion sur la vie politique, mais aussi pour la connaissance des organisations modernes. Une fois dépassés les formes et le style intellectuel dil y a un siècle, on est frappé par le nombre daspects de cette thèse qui trouvent un écho dans lactualité de nos grandes organisations et lévolution managérialiste de notre société (Enteman, 1993).

II.1. Les rapports tendus entre démocratie et organisation

II.1.1. Tradutore, tradittore ? (1) : problèmes de vocabulaire

Partant dune étude dans les partis socialistes européens du début du xxe siècle, Michels met en lumière lexistence de fortes tendances oligarchiques, allant à lencontre des idéaux et valeurs démocratiques que ces partis sont réputés servir. La référence faite à la notion de 214démocratie dans le titre du livre souligne bien que Michels en fait un enjeu majeur de sa thèse, non sans soulever de sérieuses questions sur la fiabilité des différentes traductions10, et particulièrement de la seule version disponible en français. Pour le présent article, nous avons travaillé directement sur le texte allemand de la 1re édition chez Klinkhart, les deux traductions françaises (1914 et 2015) et la traduction anglaise (1915). Sauf mention explicite, les traductions de passages du livre allemand de 1911 sont les nôtres.

On peut être tenté dimputer ce besoin dactualisation à la seule évolution des usages de la langue française. Si le mot « chef » était dun usage commun dans la société hiérarchisée dil y a un siècle – chez Fayol par exemple –, il a été fortement dévalorisé depuis. Les « chefs dentreprise » préfèrent être désignés aujourdhui par des termes comme « entrepreneurs », « dirigeants » ; quant au « pouvoir des chefs », on lui préfère langlicisme « leadership ». Mais cette observation factuelle nélimine pas le caractère discutable de la traduction-adaptation réalisée par S. Jankélévitch. Celle-ci gomme un certain nombre de variations sémantiques de lallemand, notamment liées aux suffixes. Si dans les Partis politiques (1914), le mot « Führer » peut être rendu par « chef » ou « chefs » suivant la construction grammaticale, en revanche la traduction française atténue trop souvent les sens différents portés par les mots « Führertum » (état, statut ou position de chef) ou « Führerschaft » (leadership, qualité de commandement ou communauté des chefs selon le contexte demploi). De même, les titres des parties III ou V illustrent lapproximation du titrage dans la version de S. Jankélévitch.

II.1.2. La démocratie en question :
le cas de trois partis socialistes au début du xxe siècle

Au-delà de ces observations dordre linguistique et/ou éditorial, lintérêt de louvrage tient à la place centrale que Michels donne à la dialectique démocratie-oligarchie dans son projet. Dans le Vorwort, 215préface à loriginal allemand11, il écrit : « Cest maintenant notre devoir de nous saisir, de manière critique, du problème de la démocratie et de tenter de le résoudre. En effet, il va nous apparaître que la démocratie, aussi bien comme mouvement que comme système de pensée, se trouve aujourdhui placée sous le signe dune crise dont elle ne peut pas sortir indemne. » [(Michels, 1911) p. VII]. Bien que le livre repose sur une étude de lévolution dun échantillon particulier dorganisations elles-mêmes très spécifiques – les jeunes partis socialistes européens fondés à la fin du xixe siècle, Michels positionne demblée sa contribution sur la question générique de la dérive oligarchique menaçant la démocratie toute entière, en relation avec la mise en place des organisations modernes. Il nest donc pas étonnant que depuis les années 1920, cette thèse ait surtout suscité des développements et critiques de la part des spécialistes des régimes et acteurs politiques (Dahrendorf, 1957 ; Dahl, 1958 ; Pfetsch, 1964 ; May, 1965 ; Barker, 2001 ; Linz, 2006).

Dans la littérature francophone, « la loi dairain de loligarchie » a ainsi été discutée par le constitutionnaliste Maurice Duverger dans son célèbre livre sur Les partis politiques (1951). Avant 2015, les rééditions du livre de Michels ont donné lieu à des préfaces critiques rédigées par des politologues comme le Français René Rémond (1971), puis le Belge Pascal Delwit (2009). De même, les sociologues Raymond Boudon et François Bourricaud évoquent à plusieurs reprises les limites de la thèse oligarchique de Michels dans leur Dictionnaire critique de la sociologie (1994), dans plusieurs entrées ayant trait soit aux comportements et institutions politiques, soit au phénomène organisationnel. Quant à la nouvelle traduction dAngaut (2015), elle comprend une postface qui 216renouvelle la perspective sur la thèse de Michels, mais reste inscrite dans une orientation disciplinaire politologique.

Dans la littérature anglophone en sciences politiques, les écrits sur la « loi sociologique » de Michels ont même culminé durant les Trente Glorieuses, pour devenir beaucoup moins nombreux jusquà ces dernières années. Dans son remarquable article de 1965, May mentionne ainsi une trentaine de références traitant du livre de Michels [(May, 1965) p. 417, notes 1 et 2]. Sur cette tension centrale entre démocratie et oligarchie dans lorganisation politique, May exprime demblée une certaine difficulté à saisir la cohérence conceptuelle de la pensée de Michels. Dun côté, en sappuyant sur lanalyse terminologique de Cassinelli (1953), May retient que « Michels does not use the terms “democracy”, “oligarchy”, and “organization” in a consistent or coherent manner. » Mais de lautre, citant le couple Paul qui a réalisé la traduction anglaise Political parties, il relève que « Michels persistently associates democracy with equality, with conditions suggesting the notion of popular sovereignty, and with the “system in which delegates represent the mass and carry out its will.” On the other hand, he speaks of “The notion of the representation of popular interests, a notion to which the great majority of democrats… cleave…” » (Paul et Paul, 1915).

II.2. La loi dairain de loligarchie

Le livre de Michels constitue un texte long, souvent dense et sujet à débats et controverses où le scientifique et le politique sentremêlent souvent. Les expressions et les postures prises par Michels au fil des 400 pages ont nui à une compréhension mesurée de sa pensée dans le contexte de 1911. À cet égard, la ronflante formule de la « loi dairain » a sans doute contribué à rejeter pendant plusieurs décennies la thèse de la dérive oligarchique comme une prétention pseudo-scientifique à lénoncé dune vérité pervertie de romantisme suranné.

II.2.1. Le risque de la caricature déterministe

Une contribution sociologique assez récente résume la thèse de Michels sur loligarchie par lenchaînement suivant : « 1. Bureaucracy happens [], 2. If bureaucracy happens, power rises [] ; 3. If power rises, power corrupts. » [(Keach, 2005) p. 313]. Cette formulation mécaniste – et à coloration moraliste – est la curieuse entrée en matière dun article 217qui dresse non seulement une revue des critiques adressées à la « loi dairain de loligarchie » au cours du xxe siècle [Ibid., p. 313 sq.] mais qui surtout propose dactualiser la notion doligarchie [Ibid., p. 329 sq.] Sil ne sagit pas de discuter ici le contenu – par ailleurs intéressant – de ce texte, on peut néanmoins sinterroger sur le traitement superficiel qui y est fait dune source fondatrice des sciences sociales.

Ce constat de superficialité pourrait bien être retourné pour devenir une opportunité à réévaluer la contribution de Michels à lhistoire de la pensée managériale et organisationnelle. Le mainstream bibliométrique qui sévit aujourdhui en sciences des organisations procède-t-il dun rapport académique aux sources « anciennes » dinspiration managérialiste (Enteman, 2007) et scientiste (Lamy, 2015) ? Ce rapport pourrait-il être aussi subverti que le fut la dérive scolastique du Moyen-âge finissant par rapport aux sources antiques ? De fait, depuis la fin des années 1980, le livre de Michels nest plus guère cité quau travers dun nombre limité de publications académiques, papiers de recherche spécialisés12 ou brèves évocation dans des ouvrages de théorie des organisations13, ce qui contraste avec lévocation aujourdhui courante de loligarchie dans les média grand public. Ce point ne manque donc pas détonner si lon met en question le potentiel oligarchique des logiques gestionnaires ou managériales observables dans les organisations et institutions contemporaines.

II.2.2. Tendance nest pas déterminisme

Les trois propositions de Keach méritent dêtre reformulées pour éviter le déterminisme des slogans trop concis pour être précis. Les deux premières résultent de lanalyse faite par Michels de lévolution des organisations démocratiques comme les partis politiques ou les 218syndicats de lavant Première guerre mondiale. La troisième est une mise en question plus générale qui concerne le rapport entre les démocraties et les organisations dans la modernité :

Le besoin dorganisation : La première phrase écrite par Michels en amorce de la première partie de son livre est « la démocratie ne se conçoit pas sans organisation » [(Michels, 1914) p. 5]. Pour rendre efficace leur action collective, les mouvements sociaux de masse doivent adopter une organisation stable. Plus les membres de ces mouvements sont nombreux, plus fort est leur besoin de se structurer. Avec toute la grandiloquence de son époque, Michels affirme que « le principe de lorganisation doit ainsi être considéré comme la condition sine qua non pour mener le combat social des masses. Dun point de vue politique, ce principe est nécessaire car il prémunit les masses de leur manque dorganisation, ce rocher de Scylla qui fait le jeu de leurs adversaires. Mais le principe dorganisation recèle en lui tous les dangers de lécueil de Charybde. En fait, lorganisation est la source doù sécoulent tous les courants conservateurs dans la plaine de la démocratie, où ils provoquent souvent des inondations qui la dévastent au point de la rendre méconnaissable » [Ibid., p. 22-23].

Lémergence dun leadership organisationnel : La réponse à ce besoin dorganisation passe par lémergence, puis la montée en puissance dun appareil permanent constitué de représentants élus et de professionnels à qui la masse des adhérents ou militants délègue les responsabilités de direction politique et dadministration des ressources. Au fil du temps, ces délégués et agents censés agir au nom de lintérêt collectif constituent une véritable oligarchie contrôlant comme les modes de gouvernance de lorganisation. Les logiques de moyens et les procédures formelles lemportent sur les fins démocratiques affichées dans le projet initial. Seule capable de maîtriser ces moyens et ces procédures, la minorité au pouvoir fait alors prévaloir ses intérêts particuliers sur lutilité collective et met lorganisation à son service. Selon Michels, « lorganisation est la mère de la domination des élus sur les électeurs, des représentants sur ceux qui leur confient la charge de les représenter, des délégués sur ceux qui leur ont donné délégation » [Ibid., p. 384].

219

La question de la compatibilité entre organisation et démocratie : Si elles mettent en tension le fonctionnement et la gouvernance des organisations démocratiques, les tendances oligarchiques ont, pour Michels, une portée plus générale. Il sinspire et se démarque à la fois de la thèse weberienne de la bureaucratisation du monde. Les tendances oligarchiques sont fondamentalement liées aux modes de croissance et de structuration des organisations modernes. Cette évolution procède de la place croissante des acteurs permanents de lorganisation, élus et/ou cadres, qui en sont à la fois les agents et les dirigeants. Or, tout bureaucrates soient-ils, ces acteurs peuvent avoir une représentation sincère, voire vertueuse, de leur action au service de la collectivité démocratique. Ironisant sur le zèle des fonctionnaires allemands, Michels note ainsi que « le bureaucrate croit facilement mieux connaître les besoins des masses que les masses elles-mêmes » [Ibid., p. 218]. Parue en 1911, la thèse de Michels questionne in fine le rapport entre le développement propre des organisations et lévolution démocratique comme deux processus caractéristiques du passage à la modernité des sociétés occidentales.

Le questionnement auquel aboutit Michels est donc double, puisquil est non seulement dordre macro-politique mais aussi dordre micro-politique car lié aux usages de la rationalité dans lespace socio-organisationnel (Becker et al., 1992). Ainsi, « ce nest pas par dégénérescence du mouvement de classe ou par un abandon cynique des convictions et des doctrines quun parti “dérive” vers la coalition, mais bien par une nécessité du système. » [(Reynaud, 1993) p. 191]. Et au-delà des seuls partis politiques, la dérive oligarchique pose problème pour lensemble de toute société à visée démocratique : « If such parties were themselves undemocratic in their internal structures, presumably the effort completely to democratize society must fail » [(Lipset, 1969) p. 413].

II.2.3. Une pensée dialectique du rapport organisation-démocratie

La réflexion de Michels en 1911 est partiellement – et partialement – nourrie de la thèse weberienne selon laquelle la bureaucratie constitue la forme dorganisation congruente avec le couplage société/économie de la modernité. Elle « procure aux dirigeants politiques [ou autres] un 220formidable effet multiplicateur de leur pouvoir [et] leur permet de mobiliser et contrôler une masse croissante de ressources physiques, humaines et financières ». Plus les organisations se développent en taille et en activités, plus leur fonctionnement tend à se rationaliser et à sinstitutionnaliser ; et plus leur gouvernement tend à être préempté par une minorité dacteurs contrôlant le sommet et/ou les ressources-clefs de lappareil. Il en résulte un risque de dénaturation des buts organisationnels dès lors que ceux-ci ramenés aux seules logiques des dirigeants ou des technocrates. Le risque interne peut dabord être la réduction des pratiques de régulation démocratique à des formalismes ritualisés, présentés comme participatifs. Puis ce processus peut saggraver avec linféodation complète de ces dispositifs aux intérêts dune coalition oligarchique.

Mais ce risque nest pas un déterminisme absolu. Il convient ici de ne pas méconnaître le caractère profondément dialectique de la vision de Michels dans Les partis / Sociologie du parti. En attestent les développements de la Ve partie, consacrée aux moyens et conditions dexercer des contre-pouvoirs démocratiques face à loligarchisation des organisations. Dans son analyse, la motivation démocratique et la tendance oligarchique sont indiscutablement deux processus rivaux en interaction, cest-à-dire évoluant en contradiction mais aussi en interdépendance. Le premier sinscrit dans une finalisation missionnaire de laction collective. Le second se réfère à des logiques utilitaires de rationalisation des moyens qui la soutiennent, tels que les structures, procédures, ressources et compétences. Dans les deux cas, ces processus sont portés par des acteurs sociaux et historiques. Ce faisant, ils permettent à ceux des acteurs qui sont porteurs dune aspiration démocratique de rétroagir dans le cadre dun jeu sociopolitique qui nest jamais totalement fermé, contrairement à ce que suggère la rhétorique oligarchique : « Dans la conclusion de louvrage, Michels affirme ainsi sêtre donné pour tâche de dissiper quelques illusions démocratiques superficielles et trop légères par lesquelles la science était égarée et les masses abusées. Sil fallait dès lors cerner la position politique de Michels dans la Sociologie du parti, il serait sans doute plus juste, plus modeste aussi, de considérer quil se demande à quelles conditions une vie politique et sociale plus libre est possible » (Angaut, 2015).

Cette lecture affinée de la « loi dairain » fait écho aux observations de May [(1965), p. 417] quand il écrivait voilà plus de 50 ans : 221« It probably is true that in Michelss terms, a system where leaders possess the means and the disposition to ignore their followers will (or wills) is an undemocratic system. It is not true that on Michelss showing, organization is relatively inhospitable to democratic leader-follower relations. It is not true that Michels portrays increments of Organization as breeders, persistently and proportionally, of counter-democratic changes. Instead, he argues (in a complex but not inconsistent manner) that Organization is incompatible with the attainment or maintenance of absolute democracy and yet can be a source, in many cases and in many ways, of democratization. » En dautres termes, si lorganisation peut détruire la démocratie, elle peut aussi en faciliter lexercice [Ibid., p. 419-421].

Dans la Ve partie de son livre, Michels développe une réflexion sur les leviers de contre-pouvoir démocratique face à loligarchie. Après avoir traité du référendum et du renoncement, il y consacre deux chapitres à laction du syndicalisme et de lanarchisme14. À lextérieur des organisations et des institutions, le sociologue souligne limportance du développement dune conscience collective des faibles contre la minorité dominante, que celle-ci soit constituée de capitalistes, délus ou de membres de lappareil des partis et syndicats. Ainsi doit émerger « la nécessité [], de mettre en place autant que possible, face à la puissante organisation des riches, une organisation encore plus forte des pauvres » [(Michels, 1911) p. 348].

Reconnaissant lincertitude liée à la variété et à la dynamique des phénomènes organisationnels, cest dans cette perspective que la thèse de « loi dairain de loligarchie » nous semble toujours significative, à la condition de ne pas céder à une lecture caricaturale, voire régressive des 400 pages dun livre trop longtemps mal traduit et sans doute mal compris. Il en va de même si lon sattache à saisir la collaboration intellectuelle entre Michels et Weber.

222

III. La relation à Max Weber :
le clinicien et lanatomiste

Lorsque Soziologie des Parteiwesens paraît en 1911, la coopération amicale entre Robert Michels et Max Weber est à peu près à équidistance entre leur premier contact (1906) et leur rupture (1915). Durant cette dizaine dannées, Weber fut non seulement linterlocuteur académique de Michels mais aussi son ami, comme lattestent leurs rencontres et une correspondance suivie.

III.1. Lempreinte relative de la démarche idéal-typique

III.1.1. « Tradutore, tradittore » ? : (2) la question du nombre

Lexpression « la loi dairain de loligarchie » est le titre donné au chapitre qui conclut Les partis politiques. Il est intéressant de relever que la VIe et dernière partie du livre sintitule elle-même « Les tendances oligarchiques de lorganisation ». Cependant, si « loi » il y a, celle-ci nest pas à prendre comme un déterminisme absolu, comparable au mécanisme de la gravitation universelle. Il sagit là dune loi sociologique. Celle-ci est à comprendre comme une orientation tendancielle, procédant dun ensemble de dispositions et facteurs comportementaux observables dans les organisations concrètes. On peut reconnaître sans difficulté là linspiration de lidéaltype weberien.

À cet égard, le basculement du singulier au pluriel dans lancienne traduction française du titre allemand appelle commentaire tant sur le plan linguistique quépistémique. En adoptant la forme Sociologie du parti dans la démocratie moderne, le titrage choisi par Angaut en 2015 fait donc preuve dune plus grande justesse linguistique15. Il rend aussi justice 223au projet scientifique de louvrage de Michels. En effet, étant employé au singulier, le mot allemand Parteiwesen se rapporte non pas à une description ou une typologie des partis mais bien à la compréhension ontologique de ce qui forme lidée même de parti, comme signifié de la vie sociale et politique moderne. À ce niveau, Michels prétend fonder sa réflexion sur une analyse en profondeur des traits institutionnels et comportementaux constitutifs de lessence idéale vers laquelle tendent les organisations concrètes que sont les partis.

III.1.2. « Loi dairain » et « cage dacier »

La démarche idéaltypique weberienne est, on le sait, une conceptualisation exigeante de la vie sociale. Elle cherche à comprendre la part des tendances génériques concourant à un idéal abstrait, rationnel et cohérent – « le » parti –, au travers de la variété des formes observables dans la réalité sociale – « les » partis. Pour Weber, ces formes observables sont autant de déclinaisons spécifiques, concrètes et altérées qui sécartent (Abweichung) de lidéal-type, en raison des « irrationalités de toutes sortes [notamment] les émotions, les erreurs » [(Weber, 1921) p. 3]. Les divergences du réel observable par rapport à lidéal conceptualisé sont donc centrales dans la pensée sociologique weberienne, non seulement sous langle des formes extérieures mais aussi du point de vue des logiques internes de laction sociale.

Ainsi, selon Weber « dans la plus grande partie des cas, laction significative dun point de vue historique ou sociologique est influencée par des motifs qualitativement hétérogènes, entre lesquels il ny a pas lieu de dégager une “moyenne” au sens propre du terme. Ces constructions idéaltypiques de laction sociale, telles celles que produit la théorie économique p.ex., sont aussi “étrangères à la réalité” que dans ce cas [de la théorie économique], elles soulèvent systématiquement la question : en quoi consisterait laction dans le cas idéal, autrement dit selon [lopportunisme d] une parfaite rationalité économique des buts ? [Comment contribuent-ils à] comprendre laction réelle, celle qui est déterminée par des buts non économiques tels que les inhibitions dues 224à la tradition, les émotions, les erreurs, limplication [des acteurs ?…] Plus les idéaux-types sont construits avec précision et clarté, plus ils sont étrangers au monde, en ce sens quils assurent ainsi au mieux leur fonction [qui est] autant terminologique et classificatoire quheuristique » [Ibid., p. 10].

Par ailleurs, en qualifiant de « loi dairain » son projet de modélisation de la domination oligarchique, Michels ne se contente pas de filer une figure de style. Sa formule fait aussi écho et pendant à la célèbre « cage dacier de la soumission », expression employée par Weber dans Léthique protestante et lesprit du capitalisme (1904-1905). Selon cette métaphore, le capitalisme moderne a subverti lidéal éthique de lentrepreneur puritain en le transformant en contrainte de domination sociale et dexploitation productiviste. Avec la loi tendancielle de loligarchie, Michels caractérise et dénonce une autre subversion propre à la modernité occidentale, celle de lidéal démocratique, sensé contrebalancer les excès dun matérialisme capitaliste. La « loi dairain » exprime donc le paradoxe sociologique par lequel des intentions démocratiques sont transformées en pratiques oligarchiques. Et lagent médiateur de cette transformation paradoxale nest autre que lorganisation en tant que processus structurant et cadre régulateur de laction de masse.

III.1.3. Un tableau phénoménologique plus quune loi

Mais ce processus est à la fois nécessaire et risqué. Pour échapper à linstabilité dun mouvement social non encadré et sinscrire dans un projet politique durable, toute action démocratique à grande échelle requiert la mise en place de processus rationnels dadministration et de décision, eux-mêmes inscrits dans des structures formelles et stables de représentation. Mais selon Michels, cette nécessité porte en germe le danger de la subversion oligarchique : « La démocratie conduit à loligarchie et elle consiste même en une oligarchie. » La « loi dairain » souligne en effet quavec la modernité sopère un croisement entre les deux principes historiques opposés de laristocratie et de la démocratie. Parce quils traduisent le passage du mouvement social à lorganisation politique, les partis démocratiques constitués à la fin du xixe ou au début du xxe siècle révèlent la réalité sociale de ce croisement a priori impossible.

225

Cette thèse traverse le livre de Michels. Dans son introduction, il écrit « Dans la vie du parti moderne, laristocratie aime se présenter sous une forme démocratique, tandis que le contenu de la démocratie est pétri de matière aristocratique. » [(1911) p. 12]. Et dans sa synthèse finale, il précise : « Toute organisation de parti constitue une puissante oligarchie qui repose sur une base démocratique. […mais] La structure oligarchique ainsi édifiée masque la base démocratique. La première est, la seconde devrait être. [Or] Cette différence substantielle est encore totalement dissimulée aux masses » [Ibid., p. 384]. La « loi dairain » exprime ainsi une articulation contre-intuitive entre les fins démocratiques auxquelles se réfère limaginaire du parti, et les modalités effectives de son fonctionnement et de sa gouvernance. Plus que dun déterminisme normatif, la loi sociologique que présente Michels procède dun tableau phénoménologique à caractère dual :

Dun côté, lengagement de la masse des militants dans le parti procède de leur adhésion à cet imaginaire collectif.

De lautre, des élus et permanents mandatés par ces mêmes militants assurent avec une grande autonomie la gestion des structures et des ressources qui constituent lindispensable appareil organisationnel du parti.

Pour Michels, linteraction entre ces deux pôles procède bien dune étiologie, cest-à-dire dun ensemble de facteurs de causalité quil réparti en trois groupes (ordres technico-administratif, psychologique et intellectuel). Ceux-ci sont actionnés – au sens de langlais « enacted » – par ce que lon appellerait aujourdhui le jeu complexe des interactions sociales, mêlant contingence situationnelle, représentations cognitives et stratégies dacteurs. Au nombre de ces éléments participant à la dérive oligarchique des partis démocratiques – et au-delà deux de tout système organisationnel, on citera particulièrement deux phénomènes soulignés par Michels. Lun est ce quil appelle lexercice du « droit coutumier à la délégation » [Ibid., p. 44-48]. Lautre est linversion téléologique, le déplacement de buts et des moyens, car « le parti [en tant quorganisation] nest quun moyen mis au service dun but », il y a un risque majeur à ce que ce parti / cette organisation « sautofinalise, avec ses buts et intérêts propres et indépendants » des finalités et valeurs qui devraient orienter son action et son fonctionnement [Ibid., p. 381].

226

III.1.4. Une influence sous-estimée sur la théorie des organisations ?

On retiendra ici que, quelles que soient les limites, biais ou faiblesses de cette réflexion aujourdhui centenaire, celle-ci a inspiré des théories de lorganisation dans les champs sociologique et économique. En filiation directe et explicite ressortent les contributions critiques de la sociologie américaine sur les organisations bureaucratiques, développées par Merton, Blau, Selznick, Gouldner et dont Crozier a été un continuateur. Mais même si le lien est plus discret, voire purement hypothétique, on peut relever lintérêt des théories néo-institutionnalistes ou contractualistes pour les asymétries informationnelles ou cognitives et lopportunisme des mandataires. Nées de la pratique des syndicats et partis ouvriers, certaines idées de Michels se retrouvent dans la modélisation des grandes entreprises capitalistes avec la relation dagence de Jensen et Meckling ou les governance structures de Williamson.

Certes, la visée explicite de Michels se rapporte au terrain des partis socio-démocrates ou les syndicats de travailleurs dans les années 1900. Mais la portée de sa « loi dairain » se veut beaucoup plus générale puisquelle met en tension la démocratie avec loligarchie. Celle-ci est lexpression moderne dune aristocratie inhérente à la montée du phénomène bureaucratique. Cette intention élargie renvoie à la démarche idéal-typique que Weber développe, à cette époque, comme lun des éléments centraux de sa sociologie compréhensive. Elle prend même sens dans les échanges intellectuels que les deux hommes ont entretenus, dans leur collaboration académique mais aussi à titre plus amical. Weber sest ainsi fortement impliqué en faveur de la publication du livre de Michels dès 1910 ; ce qui fait dire au biographe allemand de Weber que La sociologie du parti est « une puissante envolée analytique de calibre weberien, une mise en relation entre une audacieuse perspicacité et, en termes empiriques, le perçage dune planche épaisse » [(Radkau, 2013) p. 341].

Dans son article souvent cité de 1981, Scaff souligne linfluence formelle de Weber sur le texte publié par Michels. Cette influence est, selon lui, perceptible tant par linsistance à enraciner la conceptualisation dans des exemples tirés du terrain que par la volonté de dégager une relation causale entre les phénomènes observés. Le concept dorganisation apparaît alors comme une empreinte, voire un emprunt à la réflexion de 227Weber. Scaff sappuie là sur une interprétation de la réponse que Weber fit à Michels, au tout début de leurs échanges, dans une lettre en date du 26 Mars 1906. Weber y aurait notamment mis en garde Michels contre léthos dirigeant son analyse.

Dans sa postface à la nouvelle traduction française, Angaut se démarque de cette interprétation. Certes, dans sa relecture critique du manuscrit de La sociologie des partis, Weber souligne la nécessité de réviser la rédaction sur plusieurs passages, de compléter la revue de littérature et de consolider lassise méthodologique. Mais Angaut relativise leffet de ces conseils et observations sur la pensée de Michels. En effet, il a confronté les remarques de la lettre du 26 mars 1906 aux contenus effectivement publiés par Michels dans les deux éditions allemandes de 1911 et 1925. Il en ressort un impact assez limité, plus formel que conceptuel, ce qui conduit le traducteur à dire : « En extrapolant [], on serait tenté de dire que lorsque Michels sinscrit dans le cadre méthodologique de la sociologie weberienne, cest par accident… ». Nous souscrivons à cette observation. En effet, il nous semble quen dépit de leur proximité amicale pendant une dizaine dannées, Michels et Weber divergent au moins sur deux aspects de leur pensée, lun dordre conceptuel, lautre dordre épistémologique.

III.2. Différences conceptuelles

Dans leurs modélisations respectives de la modernité, Michels et Weber ne saccordent pas sur les concepts-clefs de laction sociopolitique. Dune part, ils ne caractérisent pas lorganisation sur le même mode. Dautre part, sils emploient un même mot allemand – Herrschaft –, ils le font dans des sens différents.

III.2.1. La caractérisation de lorganisation :
oligarchie ou bureaucratie ?

Michels fait de loligarchie lobjet central de sa « loi dairain ». Il la caractérise même comme forme moderne de laristocratisation à lœuvre dans un contexte qui se veut démocratique mais qui est structuré comme une organisation : « Qui dit organisation, dit oligarchie. Dans chaque organisation (parti, syndicat, etc.), il y a une tendance profondément aristocratique » [(Michels, 1911) p. 32]. Cest donc le rapport 228de lorganisation à la démocratie qui est central dans le questionnement de Michels. Et cest la présence du second terme qui explique sans doute la prépondérance des travaux en sciences politiques dans les publications qui lui ont été consacrées. Pour Michels démissionnaire des partis socialistes allemand et italien, loligarchie est comprise comme une propriété inhérente au développement de toute organisation. Cette propriété est appelée à jouer un rôle critique car elle met en cause tout projet démocratique : « Lorganisation accomplit la division de tout parti ou syndicat en une minorité dirigeante et une majorité dirigée. » [Ibid., p. 32] Aussi, moins quà la montée de la bureaucratisation dans la société, Michels sattache fondamentalement à mettre en évidence la logique de confiscation du pouvoir par une minorité dappareil et à en caractériser – dans la pensée et le langage de son époque – les déterminants et les processus.

De son côté, même si la réflexion sur la démocratie occupe une part significative dans lœuvre de Weber, celui-ci voit dans la bureaucratisation la quintessence de la domination propre à la modernité capitaliste et industrielle. Weber sattache donc à théoriser la notion dorganisation, au travers de son idéal-type de la bureaucratie. À côté, voire indépendamment, de la démocratisation des institutions politiques, cest lensemble de la société occidentale moderne qui, pour Weber, se structure sur le principe dorganisation. Il sagit là de l« administration par les dossiers [qui] est, comme lexpérience le montre, la capacité à appliquer de manière formelle et universelle dans toutes les missions, de la précision, de la régularité, de la discipline, de la rigueur et de la fiabilité, ainsi que [mettre en œuvre] la prévisibilité pour lacteur dominant comme pour ceux qui ont intérêt [à son action], la capacité à intensifier et étendre le service rendu [ainsi quune administration] perfectible de sa prestation jusquà un maximum purement technique dans tous les sens : [en somme] lexpression formelle la plus rationnelle de lexercice de la domination. Le développement de formes modernes dorganisations dans tous les domaines (État, église, armée, parti, entreprise, groupe de pression, association, fondation, etc.) est tout simplement identique au développement et à laccroissement constant de ladministration bureaucratique » [(Weber, 1921) p. 129]).

En dépit de son amical soutien académique à Michels, Weber sest vite montré réservé sur plusieurs points à commencer par cette différence de 229leitmotiv. Cest aussi le cas avec les développements inspirés par la psychologie des foules sur laquelle Michels sappuie pour mettre au nombre des facteurs déterminants de loligarchie, des points comme « le caractère indispensable des dirigeants », leur « supériorité » culturelle et intellectuelle sur les adhérents, leur « besoin de vénération ». La construction interprétative de Michels diverge sensiblement de celle de Weber, pour qui, dans létude des phénomènes socio-historiques, il convient de ne pas céder à une psychologisation aussi rapide quapproximative.

III.2.2. Le concept de Herrschaft chez Weber

Un autre point intéressant est le terme allemand Herrschaft qui est employé par Weber tout comme par Michels. Les deux sociologues linvestissent-ils pour autant du même sens ? Autrement dit, sont-ils en accord conceptuel, simplement parce que ce terme est présent dans leurs échanges ou dans leurs publications propres ?

Chez Weber, Herrschaft prend le sens usuel de « domination » quil définit comme « la chance dobtenir pour un ordre dun certain contenu lobéissance des personnes à qui il sapplique » [(Weber, 1921) p. 28]. Ce mot constitue donc une pièce maîtresse de la pensée weberienne de laction collective16. La domination diffère du pouvoir (Macht) en ce sens que, pour prendre une forme socio-historique, elle doit sarticuler à deux autres concepts-clefs qui sont la légitimité – ce qui en justifie lexercice – et lorganisation – ce qui en permet lexercice. Pour Weber [(1921), p. 16, 19, 549], lemploi du mot Herrschaft renvoie donc à lexercice dune domination sociale fondée sur une croyance légimatrice, mise en œuvre au travers dune structure médiatrice dadministration. Il en résulte que lorganisation bureaucratique est lexpression légitime de la domination sociale dans la modernité occidentale. À cet égard, les partis politiques de masse nés à la fin du xixe siècle ne diffèrent pas substantiellement de toutes les autres grandes organisations productives ou administratives développées avec lindustrialisation du capitalisme industriel et la démocratisation de lÉtat moderne [Ibid., p. 167-169]. 230Reposant sur les principes de la raison et de la légalité, la domination sexprime dans la forme idéalisée de lorganisation bureaucratique. Et celle-ci est incarnée, dans la vie sociale concrète, par la figure du bureaucrate, fonctionnaire dÉtat ou salarié dorganisation privée.

Weber distingue ainsi le bureaucrate du leader politique. En charge de responsabilités organisationnelles dencadrement ou de direction, le premier a pour fonction dadministrer choses et situations « sine ira et studio [cest-à-dire] “sans colère ni préjugé” ». Pour le second au contraire, la lutte sociale ou politique est inscrite au cœur de sa mission qui inclut « les prises de position, le combat, la passion – ira et studium – » [Ibid., p. 833]. Ce faisant, Weber ne nie pas la qualité dacteur social au bureaucrate, tel quil envisage dans son idéal-type de la bureaucratie. Il lui reconnaît même une éthique propre qui associerait responsabilité, neutralité et discipline dans laction : « Lhonneur du bureaucrate tient à sa capacité à exécuter consciencieusement et précisément un ordre de lautorité dont il dépend, malgré ses propres idées et même si cet ordre lui semble incorrect, [] comme si [cet ordre] correspondait à ses propres convictions » [Ibid., p. 833]. Mais en citant ces lignes dÉconomie et Société avec le recul sur lhistoire tragique du xxe siècle, il est bien difficile de ne pas songer aux effets du passage de lidéaltype de lhonneur bureaucratique à une idéologie de lhorreur bureaucratique (Koestler, 1946 ; Arendt, 1963 ; Bauman, 1989).

III.2.3. Les usage du mot Herrschaft chez Michels

Michels, quant à lui, fait des usages variés du terme Herrschaft qui diffèrent du sens développé par Weber. À un premier niveau, lemploi littéral du mot « domination » sert à décrire un rapport de forces factuel, omniprésent dans lhistoire certes, mais que Michels na pas investi des soubassements conceptuels de la domination weberienne : « Nous pouvons entendre aujourdhui monter, particulièrement dans les milieux de laile orthodoxe de la social-démocratie allemande, laffirmation selon laquelle la social-démocratie ne possède pas de dirigeants mais tout au plus des employés. Une telle affirmation [] conduit au contraire au renforcement de la domination des dirigeants dans le mouvement. Par son déni même, elle ferme les yeux des masses sur le danger quelle induit en fait pour la démocratie. » [(Michels, 1911), p. 35].

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Plus loin, Michels emploie le mot dans une perspective marxiste en citant le syndicaliste révolutionnaire français Lagardelle, selon qui « ils [les dirigeants du parti] ont reproduit à lusage des prolétaires les moyens de domination des capitalistes » (Ibid., p. 42, en français dans le texte). À la charnière de ces deux usages, Michels énonce dans une vision pré-bourdieusienne les éléments qui permettent aux minoritaires, les cadres et dirigeants des partis organisés, de dominer sans difficulté la majorité de leurs membres et électeurs : « à côté du facteur de largent et de la valeur monétaire – la supériorité économique – et du facteur de la tradition et de lhérédité – la supériorité historique – par dessus tout, le facteur de linstruction formelle – cest-à-dire la supériorité intellectuelle – » [Ibid., p. 77]. Cette succession de facteurs descriptifs se prolonge dans les iie et iiie parties du livre. La partie II est ainsi intitulée « Le caractère effectif de la domination des dirigeants ». Au chapitre 2 de la iiie partie, Michels écrit, à la suite de Littré, que « le bonapartisme est la théorie politique de la domination par la volonté dun individu devenu lui-même maître grâce, à lorigine, à la volonté collective mais qui sen est émancipé » [Ibid., p. 205].

III.2.4. Domination ou souveraineté ?

Plus profondément encore, là où Weber fait de la Herrschaft-domination un principe structurant car légitimé dune organisation sociale, Michels a recours au concept de souveraineté selon un décalque du français (Souveränität). Il emploie même le verbe « dominer » (beherrschen) en opposition avec cette idée de souveraineté. Ainsi, il affirme qu« il est plus facile de dominer17 la masse quun petit cercle dauditeurs parce que son adhésion [celle de la masse] est plus mouvementée, plus élémentaire et plus inconditionnelle ». Cette observation factuelle va totalement à lencontre de la légitimité démocratique censée être détenue par les « masses souveraines18 » ; celles-ci sont en effet « incapables de prendre directement par elles-mêmes, même les plus nécessaires décisions » [Ibid., p. 25-26]. En dautres termes, le principe supérieur de souveraineté semble correspondre chez Michels à une expression politique de labstraction nommée « domination » par Weber. À linverse, dans 232Les partis / Sociologie du parti, le mot « domination » sert à décrire ou qualifier des rapports observables en situation.

Quant à la notion de souveraineté chez Weber, celle-ci nest pas rattachée directement à ses définitions du pouvoir ou de la domination. Selon lindex du texte allemand déconomie et Société – ouvrage de presque 1000 pages en petits caractères , il ny est fait référence que 8 fois entre les pages 400 et 496 du chapitre qui traite de la sociologie du droit. En conclusion, on peut remarquer comme Angaut [(2015), note 61], que, dans Les partis politiques / Sociologie du parti, le mot Herrschaft « a presque [] le sens de “souveraineté” ». Or Michels et Weber nemploient pas seulement le mot dans deux constructions conceptuelles démarquées ; ces écarts sémantiques sont révélateurs de postures de recherche différentes.

III.3. Incompréhensions épistémologiques

III.3.1. Critiques weberiennes sur le résultat et la méthode

La distance entre les deux auteurs est également perceptible autour de la conclusion très générale que Michels dégage dans la dernière partie de son ouvrage. Celui-ci y affirme que « Lorganisation politique incline au pouvoir. Mais le pouvoir est toujours conservateur. Dans tous les cas, linfluence quexerce un courageux parti dopposition sur lappareil dÉtat sera lente et souvent interrompue ; elle trouvera même ses limites dans celles de loligarchie en place » [(Michels, 1911) p. 351]. Cette généralisation critique – voire son fatalisme apparent – ne semble pas scientifiquement recevable aux yeux de Weber. Dès 1906 et 1909, avant même que Zur Soziologie des Parteiwesens soit publié en Allemagne, Weber oppose à Michels, plusieurs exemples historiques ou contemporains de contrepouvoirs démocratiques exercés dans des situations de domination oligarchiques.

À ces réserves formulées en plein par laîné Weber, le jeune Michels adopte une stratégie de réponse en creux, lisible dans lédition initiale de 1911. Le silence de son texte constitue au mieux un poli évitement dune polémique avec celui qui est présenté comme son mentor ; au pire, une telle discrétion suggère une mise à distance délibérée. On peut relever la même ambivalence dans la fameuse dédicace de la page 3 du livre. Celle-ci est formulée en termes de « fraternité dâme », non de « reconnaissance intellectuelle ». En situant son affinité avec 233Weber sur un plan moral, Michels veut-il signifier que celle-ci inclut nécessairement lestime réciproque, voire la complicité intellectuelle ? Ou bien que cette proximité se situe sur un plan différent de celui de leurs rapports académiques ?

III.3.2. Weber, un mentor bien peu et fort curieusement cité

Dans la première édition de Les partis politiques / Sociologie du parti, les noms de lanarchiste russe Bakounine et de Mosca, théoricien italien de lélitisme, sont cités respectivement à 14 et 9 reprises. Mais le nom de Max Weber ny apparaît quà deux endroits et, de surcroît, dans des notes de bas de page à caractère anecdotique. La première mention se rapporte à une phrase citée plus haut « le bureaucrate croit facilement mieux connaître les besoins des masses que les masses elles-mêmes ». Michels justifie là son propos, non par une référence écrite de Weber, mais en citant une phrase prononcée par lui lors dun débat dans une association déconomistes19 : « Si jétais bureaucrate, jaimerais croire que je me sous-estimerais par trop, si je ne croyais pas connaître bien mieux que tous ces “crétins” eux-mêmes, ce qui fait leur bien. » [Ibid., p. 218, note 2].

La seconde référence se rattache à un commentaire sur la tendance des élus ouvriers à lembourgeoisement. Ce propos fait dailleurs suite à une citation de Jean Jaurès qui, elle, figure dans le corps du texte et en français, Michels y remarque qu« avec une banale autosatisfaction, un sentiment de satiété sempare facilement des anciens travailleurs. Leur satisfaction de soi sétend à leur entourage. Beaucoup dentre eux se tiennent indifférents, voire hostiles envers une aspiration vers davantage de démocratie. Las des luttes, ils sarrangent de la situation telle quelle est et en profitent même. » Et là encore, si Weber est convoqué en note de bas de page, cest au titre dune boutade ambigüe. Par sa teneur caricaturale, celle-ci peut même sous-entendre que Weber, le sociologue, a plus daffinité socioculturelle avec laristocratie de lEmpire wilhelmien quavec les représentants politiques issus des classes subalternes : « Une fois, Max Weber a conseillé aux princes allemands qui voudraient se défaire de leur peur de la social-démocratie, dassister de la tribune à 234une séance de congrès du parti. En voyant que dans ce rassemblement de subversifs, règnent finalement le visage pépère de laubergiste et la physionomie du petit-bourgeois, ils pourraient sy convaincre quon ny parle pas denthousiasme révolutionnaire » [Ibid., p. 93, note 2].

Par ailleurs, même si Michels ne mentionne pas les réserves et objections formulées par Weber dans la 1re édition allemande de 1911, sa préface française sonne comme une tentative de défense, à mots couverts, aux critiques de son mentor : « Beaucoup ont qualifié mes études de science pessimiste. [] Quelques uns, ont même admis que le pessimisme se dégage fatalement de létude des faits contenus dans mon livre. Mais sur ce point, on ma adressé des critiques sérieuses, bien que souvent naïves. [] Je crois avoir suffisamment répondu, dans mon livre, à ce reproche qui voit dans loligarchie des partis une réalité des partis dhier et daujourdhui, mais lui conteste le caractère de loi » [(Michels, 1914) p. 2-3]. Ce à quoi Weber aurait répondu, selon des termes rapportés en anglais par Plamenaz [(1973) p. 52] : « I shall contest not his facts, but the conclusions he draws from them20. »

III.3.3. Le savant anatomiste

Michels et Weber ne partagent pas le même point de vue sur le sens et la place à donner à la contribution des sciences sociales à la vie sociale lato sensu, ce qui recouvre aussi bien laction politique, lactivité économique, lappartenance religieuse, etc. On pourrait considérer que cette divergence est presque inévitable à une époque où se constituent des champs disciplinaires aux frontières éminemment plus poreuses quaujourdhui. Docteur en droit pour lun, en histoire moderne pour lautre, Weber et Michels sont certes reconnus aujourdhui comme des sociologues mais ils tiennent, à leur époque, des chaires en économie ou en science politique où ils traitent dobjets de connaissance fort, variés allant des religions à lérotisme en passant par la rationalisation, la démocratie, les élites et léthique… Tous deux mettent au service de leurs travaux une véritable érudition dont témoignent les index de nom et de thèmes à la fin de leurs ouvrages allemands.

Cela étant, quels quaient pu être il y a un siècle, le flou des territoires académiques et la liberté pour des universitaires hautement cultivés 235de sy mouvoir, les deux auteurs relèvent en première approche dune perspective épistémologique que Habermas (1968) qualifiera bien plus tard comme celle des sciences historico-herméneutiques. Le travail de recherche na pas pour projet, comme dans les sciences de la nature, dexpliquer les causalités agissant dans un objet détude dissocié de lobservateur humain quest le sujet-chercheur. En revanche, la démarche historique et lanalyse sociologique traitent dobjets qui ne sont pas étrangers au chercheur puisquils participent de systèmes sémantiques de représentation et de communication. Michels, comme Weber pratiquent tous deux une approche herméneutique car il sagit, pour eux, de comprendre et dinterpréter la complexité de sens caractérisant des phénomènes situationnels ou évolutifs dans le temps.

Pourtant, une fois cette parenté générale posée, les différences, voire les différends entre les deux sociologues ne manquent pas. Lun, Weber, définit le caractère scientifique de sa sociologie compréhensive en valorisant une démarche de distance par rapport aux terrains dobservation ou danalyse, de façon à reconnaître les qualités individuelles de la réalité étudiée. Cest à cette condition quil se propose ensuite de dégager les idéaux-types qui leur donnent un sens systémique, au-delà de leurs variations spécifiques. Weber est un anatomiste qui cherche à isoler les structures profondes de laction sociale. Son rapport à la réalité sociale ou historique relève de la dissection dexemples tirés de sources surtout documentaires. Celles-ci sont le plus souvent éloignées du chercheur dans lespace ou le temps. Lanalyse de situations contemporaines y est beaucoup plus rare mais ninterdit pas Weber de développer de brillantes généralisations interprétatives, parfois discutables et fortement discutées, comme la mise en relation de léthique protestante et du capitalisme, par exemple.

Dans sa dédicace à Sociologie du parti, Michels emploie le mot « vivisection ». Il reconnaît expressément en Weber un maître en anatomie sociologique, ce qui ne veut pas dire quil se considère lui-même comme un adepte de cette approche. En effet, sil observe, décrit, analyse la complexité sociale pour ensuite la rendre intelligible au travers dune modélisation de référence, lanatomiste se borne à une compétence descriptive, puis modélisatrice à finalité essentiellement diagnostique. Lexpérience directe des problématiques sociétales ou organisationnelles napporte pas de valeur légitimatrice supplémentaire à son travail de 236production de connaissance. A fortiori, une fois le diagnostic posé, lintervention sur ces problématiques nentre pas dans ses attributions.

Il est pourtant dusage, à la suite des fondements méthodologiques et épistémologiques développés par Weber [(1921) p. 1-30], de présenter la science sociale weberienne comme une science de la compréhension [(Müller, 2007) p. 54-57]. Mais du point de vue qui nous intéresse, ici, il sagit dune compréhension qui se tient bien loin de laction. Limportance accordée par Weber au thème de la distanciation rationnelle dans ses échanges avec Michels suggère que la compréhension weberienne est moins éloignée quil paraît du paradigme explicatif, cest-à-dire une épistémè plus fondée sur le rapport « Je / le chercheur – ça / lobjet étudié », que sur une relation « Je / le chercheur Tu / lacteur social » (Habermas, 1968)

III.3.4. Le clinicien prophète

Dans cette perspective, la posture de Michels se démarque clairement de la position « anatomiste » weberienne. À la différence de lidéalisation weberienne pour qui le savant est substantiellement différent du politique, Michels témoigne dune épistémologie davantage pragmatiste : la connaissance tient aussi sa valeur de son utilité, cest-à-dire de sa capacité à servir une démarche pronostique et critique. Le rapport entre action et connaissance chez Michels est donc mis en œuvre dans une sorte de bouclage induction/déduction.

Dans le sens inductif de lanalyse diagnostique, linterprétation des situations est aussi largement présente dans lécriture de Michels que dans celle de Weber. Michels sefforce déclairer ces situations par de très nombreuses références théoriques et empiriques afin den faire ressortir les facteurs et causes significatifs et, au-delà, de développer une lecture compréhensive argumentée. Par rapport à Weber, leffort chez Michels est parfois inégal, maladroit ou forcé. Mais on peut difficilement lui reprocher une insuffisance méthodologique dans larticulation de son développement analytique à une véritable base empirique. Cest pourtant ce que fait un lecteur autorisé comme Rémond dans sa préface à la réédition française de 1971. Or labondant matériel empirique et documentaire de Michels nest accessible en notes de bas de page que dans la version allemande du texte. Ces notes sont restées absentes 237dans la seule traduction française disponible jusquen 2015, privant les lecteurs non germanistes déléments qui ont pourtant toujours fait partie intégrante du texte original, et induisant une lecture incomplète et biaisée du texte.

Dans lautre sens, celui du retour à laction, le travail de Michels comporte une dimension déductive, voire proactive. En effet, sil livre dans son diagnostic une conceptualisation – la « loi dairain de loligarchie » –, Michels est mu par la volonté de rendre cette connaissance utile aux acteurs et à laction organisée. La loi de Michels nest pas lidéal-type parfaitement modélisé comme les planches figurant dans un atlas anatomique. Il procède plutôt dun énoncé à valeur de connaissance tendancielle et qui permet une rétroaction sur les pratiques analysées, comme dans la discussion des processus de contre-pouvoir, par exemple. En écrivant Les partis / La sociologie du parti, Michels se positionne donc bien plus comme un clinicien soucieux de contribuer à une prise de conscience sociale et politique que comme un anatomiste satisfait de la rigueur de sa dissection et de la parfaite cohérence de ses représentations.

Michels exprime donc dans ses écrits la dialectique « distanciation savante / engagement politique » autant quil intériorise les multiples tensions et contradictions qui jalonnent sa vie. Dans sa vision, le savant est aussi un politique car la connaissance quil produit part de laction engagée pour retourner à laction engagée. À cet égard, la thèse de la « loi dairain de loligarchie » est publiée en 1911, à un moment où Michels, âgé de 35 ans, se trouve pour ainsi dire au milieu de sa trajectoire personnelle. Cest à ce point que se croisent les aspirations et conflits qui lhabitent et le caractérisent. Parmi eux, plusieurs ambivalences sont déjà lisibles : éducation bourgeoise et militantisme socialiste, idéal démocratique et intérêt pour les élites, critique de lestablishment universitaire et désir dune reconnaissance académique et statutaire… Dautres vont se mettre en place, par la suite, au cours des 25 années qui courront jusquà sa mort : espoir du dépassement des nationalismes et conversion nationaliste ; dénonciation des dérives oligarchiques dans les partis de masse et fascination pour le populisme de Mussolini et promotion du corporatisme fasciste…

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Conclusion

Depuis une cinquantaine dannées, la discussion de la « loi dairain de loligarchie », telle que la formulée Michels en 1911, a plus été le fait, des spécialistes en sciences politiques que de chercheurs en sciences des organisations. Qui plus est, sa teneur a souvent été dénoncée comme caricaturale par nombre dauteurs qui lont étudiée sur la base de traductions anciennes, incomplètes et parfois fort discutables. De surcroît, la biographie riche mais équivoque de Michels a contribué à discréditer ce texte-clef de sa pensée, faisant passer à la trappe ses apports au milieu de ses faiblesses, erreurs et biais.

Lapproche biographique na pas vocation à expliquer le contenu dune publication par un mécanisme de causalité, aussi déterministe quanachronique. En revanche, elle met en perspective, non seulement le moment de la parution dune œuvre, mais aussi la dynamique intellectuelle dans laquelle sinscrit son auteur. Dans le cas de la thèse de Michels sur les tendances oligarchiques des organisations partisanes, il existe à lévidence nombre dinteractions significatives entre le parcours personnel de lauteur et les éléments constitutifs de son mode de pensée. Ces interactions peuvent être utilement caractérisées et interprétées dun point de vue historique, notamment pour comprendre lévolution de la pensée critique sur les phénomènes institutionnels et organisationnels.

Létude de ces interactions éclaire notamment la spécificité conceptuelle et épistémologique de la pensée de Michels par rapport à celle de Weber. Les échanges entre ces deux penseurs furent intenses et passionnés mais ils ne couvrent quune petite dizaine dannées, au milieu desquelles paraît La sociologie des partis. Ce faisant, lanalyse croisée du texte source et de ses traductions conduit à relativiser fortement linfluence weberienne sur la posture intellectuelle de Michels. Comme lécrit Angaud, « on serait tenté de dire que lorsque Michels sinscrit dans le cadre méthodologique de la sociologie weberienne, cest par accident… ». Il est probable que les divergences intellectuelles, éthiques et psychologiques entre les deux hommes étaient plus profondes que la proximité de leurs habitus culturel et professionnel. À cet égard, le pessimisme critique et engagé quénonce Robert Michels dans son livre de 1911 diffère de la 239mise à distance prudente et mesurée qui caractérise les écrits dun Max Weber, sujet à la dépression (Radkau, 2013). Ce pessimisme nest pas non plus, chez Michels, une déréliction. Il est plutôt un argument quasi prophétique, une incitation à la prise de conscience des acteurs sociaux rendue possible par la grâce dune connaissance socio-organisationnelle ayant une valeur critique.

Dans cette perspective, la relecture croisée de la « loi dairain de loligarchie » et de son enracinement biographique invite à interroger la relation entre sciences sociales et sciences de laction. Pour ce faire, un retour critique sur le texte de Michels en relation avec sa biographie questionne le sens, la portée et les risques dun engagement réfléchi du chercheur au service dune épistémè à la fois praxéologique et axiologique. Ainsi, les apports et limites de la contribution conceptuelle de Michels méritent largement dêtre revisités en profondeur du point de vue des sciences des organisations qui lont trop longtemps laissée aux seuls politologues. Lencadré suivant propose, à titre illustratif, quelques pistes thématiques où une telle démarche pourrait être utilement engagée.

1. La démocratie
dans lorganisation

2. Lorganisation
dans la démocratie

3. La gouvernance démocratique dans les organisations de lESS

4. Loligarchisation gestionnaire des organisations en charge
de la mise en œuvre
des politiques publiques

5. La formation des managers

6. La formation
des administrateurs

Dun point de vue épistémologique enfin, cette idée mérite également dêtre creusée en terme de réflexivité, tout particulièrement lorsque les pratiques de recherche se fondent sur une motivation critique et/ou visent à intervenir sur les terrains, parfois sur un mode ingénierique. La réflexivité consiste ici à ne pas négliger la subjectivité du chercheur en sciences des organisations, lintersubjectivité qui le lie aux acteurs institutionnels ou sociaux qui peuplent son champ de travail. Subjectivité et intersubjectivité influencent son questionnement, sa démarche, ses interprétations.

Au final, le croisement de la critique oligarchique de Michels avec sa biographie actualisée éclaire le rapport paradoxal entre la lucidité de sa thèse de 1911 et son aveuglement quant à sa propre évolution fascisante. Il questionne le rapport complexe entre lambivalence de sa personnalité, 240les circonstances de son époque et sa trajectoire idéologique et académique hautement équivoque. Né au xixe siècle, élevé dans les certitudes progressistes de la modernité bourgeoise, Michels a été autant un penseur quun acteur des terribles vicissitudes qui marquèrent lentrée dans le xxe siècle. En se défiant de tout anachronisme, son pessimisme quant à la place et au rôle des élites dans les organisations est sans doute moins étranger aux évolutions contemporaines quil ny paraît, notamment sous linfluence croissante du managérialisme financier.

À cet égard, même si elle fut rédigée à équidistance entre lépoque de parution de la « loi dairain de loligarchie » et les incertitudes dun monde globalisé, financiarisé et numérisé, la conclusion de May [(1965), p. 429] demeure largement dactualité : « Far from being a democrat, [], Michels was a Scientific Paternalist. He portrayed, and lamented, Organization as the nemesis of authority-systems wherein leaders possess the means and the disposition to voice the scientifically ascertained Interests of the “mass.” But by his account, Organization facilitates the advent and the maintenance of leaders who are able and willing to express the manifest wills of their clients or constituents. » « La loi dairain de loligarchie » interpelle en retour le paradoxe biographique de son penseur. Intellectuel né dans la bourgeoisie, Robert Michels, fut le contempteur de loligarchie socialiste devenu membre éminent de loligarchie fasciste. Un tel paradoxe invite donc les contributeurs à létude critique des pratiques managériales contemporaines à une réflexion individuelle et collective sur leurs propres tendances à lélitisme institutionnel, quil soit académique ou politique.

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Bibliographie

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1 denis.malherbe@univ-tours.fr

2 Qui sera désigné dans larticle par lexpression duale Les partis politiques / La sociologie des partis, selon le titre donné dans lancienne (1914) et la nouvelle (2015) traduction française.

3 Les éléments de cette partie biographique sont principalement tirés de la base de données autrichienne http://agso.uni-graz.at/lexikon/klassiker/michels/34bio.htm et des contributions de Pfetsch (1964), Linz (2006), Genett (2008), Bender (2011) et Angaut (2015). Une étude généalogique très fouillée sur les origines, la biographie et lenvironnement familial de Robert Michels est disponible mais uniquement en italien sur le site de la Fondazione Luigi Einaudi (Gallino, non daté).

4 Lettre rédigée en français par Robert Michels au socialiste français Augustin Hamon.

5 Abusivement traduit par « maître de conférences » dans le langage français actuel, le Privatdocent est un docteur chargé denseignement qui nest ni engagé, ni rémunéré de manière stable par une université allemande.

6 Depuis lépoque où « Michels rompt progressivement avec son milieu familial et commence à fréquenter la bohème littéraire. [] son intérêt se porte vers les questions de morale sexuelle, qui sont a lépoque très débattues dans ce quon qualifierait aujourdhui de milieux alternatifs, ou la culture libertaire joue un grand rôle. Ces questions forment la matière des premiers textes théoriques de Michels, et elles lintéressent durablement puisque lannée même ou parait la Sociologie du parti, il publie son livre Les limites de la morale sexuelle. » (Angaut, 2015) Le titre allemand de ce livre est Die Grenzen der Geschlechtsmoral : Prolegomena, Gedanken und Untersuchungen von Robert Michels, München/Leipzig, Frauenverlag.

7 Angaut propose le mot « affinité » pour rendre Verwandschaft qui signifie littéralement « parenté ».

8 Il qualifie ainsi sa première rencontre avec Mussolini d« extraordinairement intéressante ».

9 Médecin de formation, Samuel Jankélévitch (1869-1951) sest réfugié en France à la suite des violences faites aux Juifs dans lempire tsariste. Il a traduit de nombreux auteurs et particulièrement Freud dans les années 1920. Il est le père du philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985).

10 On peut sinterroger sur la spécificité de choix faits dans lédition française de 1914. Ainsi, lexpression originale du titre allemand (in der modernen Demokratie) est reprise à lidentique dans les traductions italiennes (nella democrazia moderna) et anglaise (in modern democracy). Le mot démocratie y est employé au singulier. En revanche, la première traduction française retient lexpression au pluriel « dans les démocraties » doù disparait toute référence à la modernité.

11 Ce texte navait pas été traduit en français en 1914 et avait été remplacé par une « préface de lauteur » au contenu substantiellement différent. Alors que dans le Vorwort de 1911, Michels annonce son questionnement et évoque certains de ses enjeux tant théoriques que pratiques, la préface française consiste essentiellement en un commentaire personnel de lauteur sur les observations qui ont été faites à sa version originelle. Il y justifie rapidement sa thèse de lerrance oligarchique des socialistes européens selon un processus rhétorique sans nuance. Le propos oscille entre ainsi une revendication de neutralité scientifique et une certaine autosatisfaction – « mon livre [a été] écrit avec une grande sérénité de jugement, avec une objectivité et une impartialité absolues, était conçu avec sincérité, voire avec hardiesse. » ; « …la logique est de notre côté… » – et plus loin, un ton polémique qui ne répugne pas au mépris envers certaines critiques – « Je ne perdrai pas mon temps à répondre à une pareille assertion. », « Personne ne peut empêcher son prochain de parler, si tel est son plaisir, de pénombre par une journée ensoleillée daoût, dappeler un chien un chat, ou chat un chien… » [(Michels, 1914) p. 1-4].

12 Ceux-ci sont surtout concentrés en sociologie avec, par exemple, les contributions de Leach (2005) sur loligarchie, de Kleidman (1994) ou de Barker (2002) sur les mouvements sociaux, celles divergentes de Konieczny (2009) et de Stegbauer (2009) sur lapplicabilité de la « loi dairain » à Wikipédia, et bien sûr, la postface de la nouvelle traduction (Angault, 2015). La référence à Michels est devenue encore plus rare en sciences de gestion dans la décennie écoulée, où on ne la trouve guère que sur le thème spécifique de la dérive oligarchique dans la gouvernance des groupes de banques mutualistes (Malherbe, 2014, 2015) ou encore sur les enjeux généraux de la démocratie organisationnelle (Bazin, 2012).

13 Mintzberg (1986 ; 1990) ; Becker et al. (1992) ; Reynaud (1993) ; Maati (1999) ; Sarin (2003) ; Handel (2003) ; Rojot (2005) ; McAulay et al. (2007) ; Rouleau (2007), Schuler (2010) ; Starbuck (2010) ; Matiaske (2013)…

14 Il est intéressant de noter que Michels nhésite pas à qualifier de « prophylactiques » ces deux types daction. Il inscrit son analyse dans une pensée métaphorique dinspiration médicale, comme le montre le choix du terme « étiologie » pour titrer la Ire partie de louvrage. Ces références lexicales renvoient sans doute à lhygiénisme en vogue au début du xxe siècle. Elles suggèrent aussi que, bien avant Bourdieu et sa « sociologie sport de combat », Michels valorisait son engagement en tant que sociologue dans le combat contre loligarchie, pathologie sociales de la modernité industrielle et capitaliste.

15 En allemand, le titre complet du livre de Michels est Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie. Untersuchungen über die oligarchischen Tendenzen des Gruppenlebens Ce qui peut être rendu littéralement par la longue expression « Pour une sociologie de la nature – ou de lessence – du parti dans la démocratie moderne. Études sur les tendances oligarchiques de la vie/laction de(s) groupe(s) / collective ». Dans la version française de 1914, le traducteur et/ou léditeur avait/-ent choisi de ramener cette lourde construction à la simple formule Les partis politiques pour le titre principal et de renvoyer en sous-titre à lexpression Essai sur les tendances oligarchiques des démocraties. Les références à la sociologie, à la modernité et à la « vie/action collective » (Gruppenleben) avaient ainsi disparu. De même, les « études » (Untersuchungen) étaient transformées en « essai » et les « organisations démocratiques » étaient devenues des « démocraties », tout court.

16 Dans lindex (Sachverzeichnis) de lédition allemande dÉconomie et Société (Wirtschaft und Gesellschaft), le mot Herrschaft, ses différents qualificatifs, ses composés et ses dérivés représentent plus dune soixantaine dentrées pointant sur de très nombreuses pages [(Weber, 1921) p. 897].

17 Souligné par nous.

18 Idem.

19 Créé en 1873 et aujourdhui dénommé Verein für Socialpolitik (site Internet : https://www.socialpolitik.de/).

20 Cité par Scaff [(1981) p. 1282].