Introduction Les modèles économiques de la gratuité
- Type de publication : Article de revue
- Revue : Entreprise & Société
2017 – 1, n° 1. varia - Auteur : Bensebaa (Faouzi)
- Pages : 43 à 49
- Revue : Entreprise & Société
- Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
- EAN : 9782406068426
- ISBN : 978-2-406-06842-6
- ISSN : 2554-9626
- DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06842-6.p.0043
- Éditeur : Classiques Garnier
- Mise en ligne : 10/03/2017
- Périodicité : Semestrielle
- Langue : Français
Introduction
Les modèles économiques de la gratuité
Faouzi Bensebaa
Rares sont les pans de l’économie ou de la société qui ne sont pas concernés aujourd’hui par la gratuité. Celle-ci touche tant la sphère économique que la sphère culturelle ou encore la sphère sociale. Les fourmis ont-elles définitivement triomphé des cigales ? Est-ce l’avènement du client/utilisateur new age, réticent à toute forme de paiement monétaire ? Sont-ce les nouveaux habits de l’homo economicus ? La radinerie est-elle devenue tendance ? (Bomsel, 2007, 2015). Le consommateur est-il devenu utilitariste, voire hédoniste, centré sur ce qu’on lui apporte ? Et quelles similitudes pouvons-nous trouver entre la gratuité issue de l’univers marchand et celle octroyée par le service public ?
À l’origine, la gratuité était liée à l’échange désintéressé et au don. Elle était également associée à une approche visant l’émancipation sociale. Elle échappait dans cette veine au monde marchand et à celui du profit. À titre d’exemples, en matière de libération sociale, tant l’école publique que les universités (du moins dans certains pays comme la France) et les bibliothèques publiques reposaient sur un modèle proposant l’accès pour tous à des biens et des services quasiment sans rémunération. Ce mode de fonctionnement – encore présent, peu ou prou, dans un certain nombre de pays – tout en réifiant la notion de service public1, ambitionnerait d’épouser l’idéal démocratique censé permettre à tout le monde de disposer des mêmes chances, particulièrement en matière d’éducation, de formation et de culture.
44Au cours de la dernière décennie, la gratuité a émergé comme business model dans l’univers des entreprises numériques. Les utilisateurs des services de ces firmes se sont vu offrir la possibilité d’accéder sans coût à de multiples fonctionnalités. Lorsque ces internautes se connectent à Linkedln, stockent ou partagent des fichiers via Dropbox ou Boxnet, regardent la télévision via Tv-direct, Play-tv ou Hulu, ou cherchent l’âme sœur sur Match, ils expérimentent directement le modèle de la gratuité. La gratuité concerne également les relations entre les firmes (BtoB) à l’instar de Box (stockage de données), Splunk (intelligence opérationnelle, c’est-à-dire la transformation des données machines en données opérationnelles) et Yammer (réseau social privé visant à faciliter la collaboration entre les employés) (Vineet, 2014).
Cette gratuité peut être associée aux nouvelles générations habituées aux connexions Internet gratuites (wifi), à regarder des films en streaming, à employer des logiciels libres d’accès et à des informations et connaissances fournies sans rétribution. Elle témoigne de modes de vie basés sur la mobilité, la portabilité et l’instantanéité. Elle correspond également aux mutations sociétales, parmi lesquelles le processus d’« individualisation » (Blumler et Kavanagh, 1999, p. 21), caractérisé d’une part, par la progression des aspirations personnelles et consuméristes et d’autre part, par l’affaiblissement du respect des institutions établies (partis politiques, religion, etc.). Enfin, elle a été rendue possible par l’éclosion tous azimuts d’Internet, par la baisse du coût de traitement et de diffusion de l’information ainsi que par la crise économique (baisse du revenu disponible) et écologique (réchauffement climatique, pollution, etc.).
Cette gratuité s’est développée comme fondement de modèles économiques pionniers. En effet, au moyen de la publicité qui a permis l’émergence de ce qui a été appelé le modèle de la radio2, la gratuité devient le socle de certains types de transactions. Cette gratuité agit comme un aimant pour attirer les consommateurs et clients, dont la représentation du prix a complètement changé. Une fois ces derniers captés, il faut les fidéliser et les pousser à acquérir ce qui est payant, source par définition du chiffre d’affaires et de la rentabilité. Dit autrement, quand la cession 45d’un bien ou d’un service s’effectue de manière gratuite, celui qui bénéficie de cet échange devient lui-même le produit par excellence. Dans cette perspective, la gratuité cherche à accaparer le plus grand nombre possible de produits (à savoir les clients/consommateurs) pour en faire une base ou une masse substantielle. À celle-ci est proposé un ensemble de produits et services dérivés grâce auxquels les firmes parviennent à rendre leurs activités monétisables. De même, les annonceurs, à qui est offerte cette masse, paient la possibilité d’être vus (Zeghout, 2014).
Plusieurs facteurs contribuent au recours à une approche fondée sur la gratuité. Comme évoqué ci-dessus, appréhendée comme outil marketing puissant, la gratuité permet à une nouvelle entreprise de se déployer d’une manière substantielle et d’attirer une masse significative d’utilisateurs. Les entreprises attirées par ce mode de fonctionnement ne sont toutefois pas de pure players de la gratuité, c’est-à-dire adeptes du tout gratuit. Certains acteurs hybrident en effet le modèle : la gratuité proposée n’est pas totale, elle est conjuguée avec du payant, donnant naissance au modèle freemium. La démarche choisie conduit les utilisateurs à essayer dans un premier temps une version gratuite mais aux fonctionnalités réduites d’un service, d’un logiciel, etc. et à payer, dans un second temps, l’accès à l’ensemble des fonctionnalités.
Ces transformations tant dans la société que dans l’univers des entreprises indiquent, d’une manière non exhaustive, que le réseau (partage, liens horizontaux, etc.) tend à supplanter le marché (du moins dans sa forme originelle), que les services (par exemple, acquisition d’un service de transport et non du moyen de transport) remplacent de manière croissante les produits, que les prestataires supplantent les vendeurs, que les utilisateurs se substituent aux acheteurs et que la propriété de biens notamment tangibles devient obsolète. L’abonnement et le forfait deviennent dans cette perspective la grammaire de la nouvelle économie. Par exemple, dans le monde de l’édition, la propriété des contenus et de l’information est atténuée au profit de l’accès à ce contenu et à cette information. Il ne s’agit plus à cet égard d’acquérir un article, un ouvrage ou une revue, mais d’accéder à un contenu. L’accès à ce contenu peut être gratuit ou payant. Dès lors, les détenteurs des droits d’accès l’emportent sur les producteurs de contenus. Exit donc le contenu et place aux tuyaux ! L’édition scientifique est ainsi susceptible d’évoluer en activité rentable, mais aux dépens de la recherche proprement dite.
46Par ailleurs, comme l’information est devenue foisonnante et que l’accès à celle-ci est illimité, il y réinvention de la rareté via le contrôle des usages à l’instar de l’achat à l’exemplaire ou à l’abonnement. Le résultat est imprévu : concentration accentuée de la propriété des données – le marché devenant fortement oligopolistique – et émergence de l’accès limité et temporaire.
Cependant, cette gratuité n’est pas sans effet pour les utilisateurs particuliers et pour les firmes. Sans prétendre à l’exhaustivité, il y a le souci de la traçabilité (les profils des utilisateurs sont aisément identifiables et mémorisables) et la difficulté de gérer les droits numériques (digital right management ou DRM) des créateurs3. Ensuite, bien que la circulation de l’information, des œuvres et des idées soit relativement aisée, les contrôles, les obstacles et la recherche à tout crin de la marchandisation sont présents de manière croissante. De surcroît, les thuriféraires du modèle payant rejettent la gratuité, la considérant comme synonyme de dépréciation et de déresponsabilisation.
Un autre effet inattendu de la gratuité a trait à l’émergence de ce qui est appelé l’économie du partage. Pensée au début comme l’échange gratuit de biens et/ou de services, cette économie a fait entrer dans l’univers marchand des services qui s’en trouvaient exclus. Ainsi, le co-voiturage monétise l’auto-stop et accroît substantiellement ses transactions, la location de logements privés (Airbnb) fonde des marchés novateurs de services, etc. Des modèles inédits remettent en cause dans cette veine l’approche traditionnelle des taxis, du train, de l’hôtellerie, de la presse, etc. Mais il est probable que les entreprises de ces différents secteurs finiront par s’adapter à cet environnement naissant pour se différencier de façon idiosyncrasique des nouveaux services et faire cohabiter le gratuit, le peu onéreux et le payant, voire le luxueux.
L’engouement pour la gratuité, les conséquences de son développement et l’hétérogénéité de ses modes opératoires amènent tant la communauté académique que celle des praticiens à chercher la compréhension profonde des processus sous-jacents aux relations non marchandes. Ils les poussent également à vouloir saisir les mécanismes permettant la pérennité des organisations dont les business models sont fondés sur l’échange peu monétaire, voire totalement non monétaire et les interpellent sur les 47questions éthiques relatives à l’instrumentalisation de la gratuité et à la protection des données des bénéficiaires de la gratuité.
Les auteurs du dossier « Les modèles économiques de la gratuité4 » cherchent à répondre à ces préoccupations, en explorant de façon originale de nouvelles thématiques et de nouveaux champs d’observation et en soulignant les savoirs acquis en matière d’appréhension de la gratuité. Les réflexions menées signifient-elles l’installation ferme de la gratuité dans l’économie et dans la société ou bien le propos doit-il être sérieusement nuancé ? Dans cette veine, la gratuité ne serait qu’un miroir aux alouettes.
Roland Pérez s’intéresse à la gestion de ce qu’il nomme les organisations humaines finalisées. Celles-ci peuvent être des organisations marchandes ou des organisations non marchandes. Il analyse dans un premier mouvement le système de management des deux types d’organisations qu’il saisit comme exécution d’un modèle économique au moyen d’un régime de gouvernance (ou « management du management »). Le système de management va conduire à des effets qui peuvent être marchands ou non marchands, internes ou externes. Dans un second mouvement, Roland Pérez s’appuie sur le cadre d’analyse adopté pour étudier l’économie numérique portée par ce que Rifkin appelle la 3e Révolution industrielle afin d’examiner l’articulation entre le marchand et le non-marchand et porter son regard sur les questions sociétales contemporaines (telles que le développement croissant des services et de l’immatérialité, l’émergence de nouveaux modèles économiques et les difficultés à les évaluer, la nécessité d’innovations managériales) et sur l’opposition entre l’économie de marché (octroyant au marché le primat de la régulation) et la société de marché (conjuguant harmonieusement, dans un jeu à somme non nulle, marché et relations sociales fortes).
Michel Renault examine les propensions des chercheurs à vouloir quantifier la gratuité selon l’idée que ce qui n’est pas compté et mesuré n’a guère d’intérêt. Cette propension conduit à tenter de mettre en évidence des approches en matière d’évaluation du gratuit. Cette quête de la technicité n’est pas sans intérêt mais l’auteur considère que la « nature morale » de la quantification devrait être le véritable questionnement. 48Ce questionnement aurait ainsi trait à la délimitation simultanée de ce qui ‘« vaut », de ce qui « compte » et de ce qui est « juste »’. La prise en compte de cette nature morale se traduit également, selon Michel Renault, par la considération de l’expérience éprouvée. Dans cette perspective, la prise en compte du gratuit conduit à porter son attention à ceux qui sont touchés par les actions gratuites, qu’ils soient humains ou non humains, directement ou indirectement. Souligner « ce qui compte » équivaut à saisir les dispositifs de régulation des activités produisant de larges « externalités » (tels que les déchets) et à les relier à des institutions de valorisation, dont le travail ne doit pas se contenter de la seule estimation technique. Bien au contraire, la valorisation doit s’effectuer avec des jugements de valeur (fondés sur des considérations morales), ce qui équivaut à mettre en exergue, explicitement, l’enjeu moral de la démarche. Au final, Michel Renault propose de compter autrement si la nécessité de compter est incontournable ou bien de s’abstenir de compter.
Pour sa part, François Masclanis pose la question de la gratuité comme réponse à la crise contemporaine des économies marchandes et aux possibles risques écologiques futurs et tente d’y répondre en étudiant le business model des transports publics gratuits, particulièrement celui mis en place par la ville de Muret et par la CAM (Communauté d’Agglomération du Muretain), structures administratives de la Région Midi-Pyrénées et du département de la Haute-Garonne. Le développement de ce business model est estimé répondre davantage à des choix idéologiques qu’économiques, puisque la gratuité vise ici un objectif social. La recherche menée – dont les résultats ne sont pas encore disponibles – associe en effet les dimensions sociales, écologiques, économiques et politiques. Elle vise à souligner que compte tenu de la stagnation voire de la baisse du pouvoir d’achat des citoyens, de la nécessité de faire diminuer les émissions polluantes, l’offre de transports publics gratuits (à l’image de ce qui est proposé de manière exceptionnelle lors des vagues de chaleur et des pics de pollution) pourrait être une solution décentralisée, innovante et découplée de toute notion liée au profit économique.
Les recherches, retenues dans ce dossier, nous suggèrent plusieurs voies d’examen de la gratuité, permettant d’éclairer les modèles en usage et d’alimenter, de façon féconde, la réflexion prospective, en tenant compte de la dimension peut-être irréversible du phénomène.
49Références
Baraud-Serfaty I. (2011), La nouvelle privatisation des villes, Esprit, mars-avril, 149-267.
Blumler J.G. and D. Kavanagh (1999), The Third Age of Political Communication : Influences and Features, Political Communication, 16, 209-230.
Bomsel O. (2007), Gratuit ! Du déploiement de l’économie numérique, Folio.
Bomsel O. (2015), Éloge de la radinerie in D. Bernard, Les nouveaux radins, Marianne, 28 août.
Guiton A. (2015), Pour un vrai débat sur le droit d’auteur à l’ère numérique, Libération, 11 septembre.
Vineet K. (2014), Making “Freemium” Work, Harvard Business Review, 92(5), 27-29.
Zeghout K. (2014), Stratégies et enjeux socio-économiques de l’adaptation au numérique : à propos des mutations de la presse britannique ? Études de communication, 43(2), 189-208.
1 Notons cependant l’évolution paradoxale du service public vers le marchand : un service minimum gratuit et des services à la carte payants. Cf. Baraud-Serfaty (2011).
2 Le modèle de la radio assure son équilibre financier grâce à la publicité tout en permettant l’écoute gratuite aux auditeurs. Il concerne également toute activité tarifant ses produits à prix nul, alors même que ces produits ont un coût, mais qui assure son équilibre financier au moyen de la publicité tout en offrant aux consommateurs des biens et des services à prix nuls ou réduits.
3 Cf. voir le débat virulent entre partisans du droit d’auteur et défenseurs de l’accès libre dans le cadre du projet de réforme européenne de la création (Guiton, 2015).
4 Dossier faisant suite au colloque international « Les business models de la gratuité, Marx l’a pensé, GAFA l’a fait ! », organisé le 9 avril 2015 par l’ISERAM, laboratoire de l’ISEG Group, à la Maison de l’Europe à Paris.