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Classiques Garnier

Grand angle avec Jean-Claude Thoenig

  • Type de publication : Article de revue
  • Revue : Entreprise & Société
    2017 – 1, n° 1
    . varia
  • Auteurs : Malherbe (Denis), Zimnovitch (Henri)
  • Pages : 25 à 40
  • Revue : Entreprise & Société
  • Thème CLIL : 3312 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Économie publique, économie du travail et inégalités
  • EAN : 9782406068426
  • ISBN : 978-2-406-06842-6
  • ISSN : 2554-9626
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-06842-6.p.0025
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 10/03/2017
  • Périodicité : Semestrielle
  • Langue : Français
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Grand Angle
avec Jean-Claude Thoenig

Note de la rédaction

Dans sa politique éditoriale, Entreprise et société a décidé de consacrer, dans chacun de ses numéros, une rubrique spécifique, dite « Grand Angle », consacrée à une personne, un groupe ou un évènement particulier. Il ne sagira pas dun article académique, dune recension ou dune information factuelle, comme dautres rubriques de la revue peuvent les offrir, mais dune réflexion menée sur la relation entre entreprise et société, vue à travers litinéraire et la vision de la personne « mise à la question », du groupe étudié, de lévènement analysé. Lobjectif recherché est daider les lecteurs de la revue dans leur démarche de compréhension – parfois de déchiffrage – de cette relation entre entreprise et société, en ajoutant, aux rubriques usuelles ci-dessus mentionnées, cette rubrique « Grand angle » qui se veut comme un instant de pause et de réflexion partagée.

Pour ce premier numéro, la personne questionnée est Jean-Claude Thoenig, directeur de recherche émérite au CNRS, ancien doyen associé de lINSEAD, membre du conseil dorientation de la revue Entreprise et société. Cette dernière le remercie de sa participation et de lentretien quil a nous a accordé, en septembre dernier. On en trouvera le compte-rendu ci-après, complété dune courte note biographique et des principales références bibliographiques de cet auteur.

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Entretien avec Jean-Claude Thoenig1

Denis Malherbe et Henri Zimnovitch : En 2007, à loccasion dune allocution prononcée pour votre départ en retraite, Dominique Lorrain, pour rendre compte de votre large production bibliographique au cours des 40 années de votre carrière (il dénombrait alors 273 références), avait eu recours à limage de la maison chinoise des grands mandarins par laquelle on pouvait entrer par plusieurs portes. Il y en avait quatre à lépoque. Les deux plus principales étant celles de laction publique et de la firme et, sur les côtés, celle de la théorie des politiques publiques et du management. Il y eut donc un pavillon de construit tous les dix ans, et la raison mathématique aidant, quelque dix ans plus tard, lédifice en comprend un de plus, celui consacré à la qualité académique des universités. Cest une visite éclair que nous allons mener, nous espérons tout au plus inviter le lecteur à se reporter aux textes que nous citerons au cours de notre entretien. Mais avant cela, nous souhaiterions que vous nous présentiez ce que furent vos motivations de votre parcours.

Jean-Claude Thoenig : Dabord la curiosité. Né dans une ville suisse moyenne, Bienne, où lon parlait indifféremment le français et lallemand, jai développé très tôt un intérêt pour linternational. Jai entamé mes études supérieures en 1960, la sociologie mintéressait et luniversité de Genève proposait un cursus original et complet que jai prolongé en devenant assistant à la chaire. Issu dun milieu commerçant, rien ne me désignait pour décider le choix que je fis alors dune carrière académique.

D. M. et H. Z. : Mais pourquoi venir en France ?

J.-C. T. : Une nouvelle génération de sociologues français comme Jean-Daniel Reynaud, Henri Mendras et Michel Crozier émergeait et a attiré demblée lattention du petit cercle détudiants genevois que je fréquentais au point que nous étions allés les interviewer à Paris. Crozier proposa, en 1964, à lun dentre nous de le rejoindre au Centre de Sociologie des Organisations (CSO) quil mettait sur pied, dabord pour un stage 27puis en tant que chargé de recherche au CNRS dont le CSO était un laboratoire « hors les murs ». Dans ce nouvel environnement, jai découvert quelques spécificités françaises. Ainsi, lors de mon entretien de recrutement par le directeur de la section sociologie du CNRS, si ses questions portaient sur mon projet, il tentait également de sonder mes sensibilités politiques… Le système des Grandes Écoles mintriguait également et jallais avoir lopportunité de létudier.

D. M. et H. Z. : Dans le cadre du CSO ?

J.-C. T. : Oui. Cétait une période faste pour la sociologie des organisations et le réseau que Crozier avait tissé, la compétence qui était reconnue au CSO lui donnait un carnet de commandes garni. Lun des contrats fut létude de la fusion des ministères des Ponts et Chaussées et de la Construction, qui me permit de comprendre la logique dun grand corps de lÉtat et la politique durbanisme quil portait. Travailler sous la direction de Michel Crozier mapprit beaucoup et me forma à larticulation des théories à moyenne portée avec le terrain. Car il menait son labo comme un Meister au sens de ce mot dans les entreprises allemandes. Le travail en équipe avec des collègues venus dhorizons divers (philosophie, psychologie, etc.) fut également très stimulant. Étant le seul sociologue de formation, javais pour ma part notamment à assurer des présentations de publications anglophones de travaux jugés marquants par la communauté internationale.

D. M. et H. Z. : Cest lattirance pour ces grands noms qui vous a motivé en 1974 daller passer un an aux États-Unis ?

J.-C. T. : Bénéficier dune bourse postdoctorale dotée par la fondation Ford offrait des conditions matérielles généreuses et surtout me donna une ouverture irremplaçable sur ce qui se faisait là-bas en sociologie et en science politique. Songez, jétais à Stanford au Center for Advanced Studies in the Behavioral Sciences, avec un bureau mitoyen de celui de Robert K. Merton ! Cela correspondait à une période de grande activité car des programmes spécifiques denseignement et de recherche en sociologie des organisations se mettaient en place dans différents lieux comme Harvard, Berkeley et Stanford. Jai aussi eu la chance de voir se créer des programmes de recherche et de formation couvrant un domaine scientifique nouveau appelé la public policy/policy analysis.

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D. M. et H. Z. :Pourtant vous repartez pour lEurope en 1975. Navez-vous pas eu la tentation de rester ?

J.-C. T. : Javais reçu une proposition du département de science politique de luniversité de Californie à Berkeley, département considéré comme le meilleur de sa discipline aux États-Unis. Pourtant jai choisi dhonorer loffre que mavait faite lÉcole Polytechnique Fédérale de Lausanne qui créait une chaire de sociologie dont elle moffrait la responsabilité.

D. M. et H. Z. : Pourquoi ny être resté à Lausanne que deux ans ?

J.-C. T. : Malgré tous les attraits offerts à Lausanne, jai rapidement pris conscience que je naurais guère le temps de faire du terrain. Or, plus quun théoricien en chambre, je suis un analyste : je nourris mes recherches par dincessants allers et retours entre la théorie et lobservation. Jai donc repris ma position de chargé de recherche au CNRS, mais dans le cadre de lIEP de Bordeaux. Puis jai été chassé par lINSEAD qui ma recruté comme professeur en 1978, et jy ai assumé demblée la fonction de doyen associé en charge de la recherche et des questions pédagogiques.

D. M. et H. Z. : Vous nétiez pas alors un spécialiste de lentreprise. Quest-ce qui a intéressé lINSEAD dans votre profil ?

J.-C. T. : Il y a des raisons par défaut. LINSEAD ne voulait pas nécessairement recruter un professeur américain ou un européen ayant obtenu un titre de Doctor of Business Administration. Dautre part le marché des professeurs venus décoles de commerce françaises paraissait un peu étroit. Par ailleurs, lINSEAD voulait donner à lenseignement de sociologie des organisations une autre figure que celle de la psychologie sociale qui était alors dominante. Cette époque des années 1970-1980 correspond dailleurs à un recrutement massif par les business schools américaines et nord-européennes dune génération de sociologues des organisations allant de James March à Joan Woodward.

D. M. et H. Z. : En tant que responsable du volet pédagogique, quel vous paraît être le trait dominant de la période ?

J.-C. T. : À lINSEAD, cest nettement le fait de vouloir se différencier de Harvard Business School par un positionnement européen et en termes 29de recherche et de matériel pédagogique, notamment par la production de cas. Fut aussi mise en place une collaboration fructueuse, mais en même temps concurrentielle, avec la London Business School et lIMEDE à Lausanne (devenu lIMD), pour affirmer le nouveau cap pris par la formation de type MBA et par une offre de programmes pour cadres dirigeants. Pour luniversitaire que jétais et qui avait beaucoup travaillé sur les administrations et les politiques publiques, louverture au monde de lentreprise et du marché tant en classe que par des études de terrain était un défi que je voulais relever. Une autre évolution marquante dont je fus lobservateur à lINSEAD fut lémergence irrésistible des méthodes de ranking en matière dévaluation des professeurs, phénomène qui me laissa demblée fort sceptique.

D. M. et H. Z. : À partir de 1983, tout en maintenant votre activité de professeur à lINSEAD, vous allez diriger le Groupe danalyse des Politiques Publiques du CNRS, ce jusquen 2003, avant de rejoindre le laboratoire Dauphine Recherche en Management de luniversité Paris-Dauphine ce qui vaudra à la gestion de vous accueillir dans sa section. Nous terminerons cet entretien par les travaux que vous menez depuis 2006 avec Catherine Paradeise, votre épouse, sur les établissements denseignement supérieur.

Mais, si vous le voulez bien, revenons à ceux que vous avez menés sur les politiques publiques et les entreprises. Ainsi, avec la publication de LÈre des technocrates (Thoenig, 1987), vous analysez le phénomène des Grands Corps et des castes élitistes françaises au travers du cas des ingénieurs des Ponts et Chaussées…

J.-C. T. : Le Grand Corps constitue un phénomène de construction des élites professionnelles propre à la société française. Il conditionne lappartenance à une catégorie fermée de responsables de haut niveau à la formation par une Grande École de lÉtat. Quand je suis arrivé en France, une des deux choses que jai découvertes, cétait lexistence et le rôle de ces grandes écoles… Les membres dun Grand Corps bénéficient dun accès privilégié aux responsabilités plus stratégiques que techniques, aussi bien à la tête des administrations publiques – auxquelles ils étaient originellement voués – quau sommet des grandes entreprises privées : cest le pantouflage. Dans mon enquête sur la fusion des Travaux Publics et de la Construction au sein dun nouveau ministère de lÉquipement, jai pu observer comment les ingénieurs des Ponts évinçaient leurs rivaux 30issus de corps moins prestigieux comme les ingénieurs de la Construction et comment les membres de ce Grand Corps accédaient aux fonctions les plus proches du pouvoir politique ou industriel.

D. M. et H. Z. : Quelle évolution voyez-vous par rapport à ce tableau qui était celui des années 1960, 1970, voire 1980 ?

J.-C. T. : Oui… Il y a eu incontestablement une évolution. Tout dabord, une perte demprise des corps techniques, comme celle des ingénieurs des Ponts exercée non seulement sur les services extérieurs de lÉtat et les collectivités locales mais aussi sur les entreprises privées de leurs secteurs de prédilection (le génie civil, les transports, p. ex.). Ensuite, et malgré cette érosion de linfluence des Grands Corps techniques, certains résistent mieux, en particulier les corps comme lInspection des Finances, le Conseil dÉtat, la Cour des Comptes…On pourrait aussi ajouter dautres castes telles que celle des internes de hôpitaux de Paris, pour ne prendre que cet exemple. Le rôle croissant de ces corps non techniciens dans les deux sphères publique et privée témoigne dune évolution marquée de la technocratie française moins vers un style de manager animateur que vers un profil de cost-cutter, plus intéressé par des indicateurs defficience que par lefficacité des politiques publiques. Cest marquant quand on regarde les diverses politiques de modernisation de lÉtat affichées depuis la fin des années 1960. Il est aussi intéressant dobserver la faiblesse – terme politiquement correct – de la part des enseignements dispensés par des établissements à vocation professionnelle comme lENA en matière de management public et de management des entreprises.

D. M. et H. Z. : Les technocrates daujourdhui ne sont donc plus systématiquement issus des grands corps techniques comme il y a quelques décennies ?

J.-C. T. : Non car la réalité contemporaine nest plus celle du phénomène de strict chevauchement de linstitution, des services et du corps. Aujourdhui, il y a une mise à distance de ces trois pôles. Cela est dû, dune part, à la réduction du nombre de postes de responsabilité dans les entreprises privées comme dans le secteur public réservés aux pantoufleurs, et dautre part, à la montée en puissance de lautonomie des collectivités territoriales.

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En fait, le grand tournant en matière de politiques publiques remonte aux réformes de la décentralisation, entre 1981 et 1983. Cest à cette époque que sopère la séparation entre le niveau de lÉtat et celui des grandes collectivités territoriales. Toutefois, la démarche a été incomplète en ce sens quil y a eu lors de la réforme initiale un refus de trancher sur le dossier de la fiscalité. Ce refus na dailleurs jamais été reconsidéré depuis. Or la fiscalité est la condition première du financement des politiques publiques et donc de lallocation de ressources à chaque étage, national et local, en vue de leur mise en application. Il sagit là dune attitude stratégique discutable mais que je trouve caractéristique de la gestion publique française qui consiste à introduire un ver dans le fruit ou à ne pas trancher dans le vif en se disant « on verra bien demain comment les choses auront évolué ».

D. M. et H. Z. : Mais ny a-t-il pas aussi une difficulté particulière à mettre en application les choix politiques ?

J.-C. T. : Un cas qui est un peu ancien lillustre. Cest une loi que tout le monde a oubliée et qui fut votée en 1972. Il sagissait dengager un mouvement plus ou moins volontariste de fusion des communes françaises, compte tenu, comme lon sait, de léclatement du paysage administratif en un trop grand nombre de communes – plus de 36.000 – soit à lépoque plus que le total de communes dans les autres pays européens. Le texte de la loi de 1972 était très court et faisait deux pages : il se contentait de poser les principes, charge aux ministères concernés de le faire mettre en application… Après sept ou huit mois, les décrets dapplication furent publiés : ils comprenaient plusieurs dizaines de pages, mais surtout leur contenu relativisait substantiellement les intentions initiales du législateur. Cet exemple nest pas anecdotique. Lorsque, sur un problème concret et reconnu, la loi prescrit des choix structurels, les services centraux des ministères contribuent à complexifier ou à rendre difficile, voire impossible la mise en œuvre de la réforme. Du point de vue sociologique, la cause nest pas à rechercher dans un hypothétique Volksgeist… Non, ce phénomène met en évidence le pouvoir concret exercé par les technocrates parisiens et limportance des jeux dacteurs, des malentendus et des compromis dans la manière de faire et défaire les politiques publiques.

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D. M. et H. Z. : Comment êtes-vous passé dune approche sociologique appliquée à lanalyse des institutions et politiques publiques à la compréhension des pratiques organisationnelles des entreprises privées ?

J.-C. T. : Au milieu des années 1970, javais pu constater lors de mon année aux États-Unis que les sociologues sintéressaient de plus en plus aux entreprises en tant quorganisations, à la différence des économistes pour qui, au moins jusquaux années 1980, lentreprise restait une boîte noire… Étant à lINSEAD quelques années plus tard, je trouvais même que ce désintérêt était encore plus net en Europe. Les lectures managériales se limitaient à deux écoles. Lune était le courant de planification stratégique qui ne raisonnait que sur des notions abstraites de marchés, de positionnement, de rentabilité globale, etc. sans jamais entrer dans les détails du fonctionnement concret des entreprises. Lautre était lOrganizational Behavior que je qualifie parfois de « psychopapouille sociale ». Là, on ne sintéressait quaux aspects émotionnels des comportements et relations de travail. Donc ni les penseurs de la stratégie ni les théoriciens de lOB ne prenaient en compte les questions de structures, de régulation, de pouvoir…

D. M. et H. Z. : Cest donc un nouvel espace de connaissance qui souvrait là… Comment relisez-vous ces évolutions qui se sont joué autant dans les organisations publiques et privées que dans les institutions du monde académique ?

J.-C. T. : Au-delà des rivalités académiques sans aucune utilité – est-ce de la sociologie, du management, de léconomie ?… –, je suis convaincu de lintérêt quil y aurait à conduire un travail de recherche sur la place de la technicité dans le pilotage des politiques publiques et la gouvernance des opérateurs privés au cours des 40 ou 50 dernières années. Le regard de lhistorien est un regard sur la durée longue qui permettrait de questionner et de comprendre le déplacement des centres de pouvoir en matière de savoir technique. Au modèle historique du monopole longtemps exercé par les administrations publiques et leurs Grands Corps succède maintenant un modèle dexternalisation où les acteurs-clefs de la technocratie sont des consultants. La tendance vaut aussi bien pour la mise en œuvre dexpertises sectorielles comme le génie civil que dans le déploiement dinstrumentations de gestion administrative et doutillage pour la conduite des politiques publiques. Les experts-consultants jouent 33ainsi un rôle de traducteurs dans léconomie des relations entre pouvoirs publics et entreprises privées, ce qui appelle à une certaine vigilance, puisque selon la formule italienne bien connue : « traduttore, traditore » (traduire, cest trahir).

D. M. et H. Z. : Cela nous amène à lun de vos thèmes favoris, la question du langage dans les organisations…

J.-C. T. : Pour moi, la question de la compréhension mutuelle entre acteurs est déterminante dans la vie des organisations complexes. Dans Stratégie et sociologie de lentreprise, ouvrage que jai publié avec Claude Michaud (Michaud et Thoenig, Paris, 2001), nous soulignons que la complexité organisationnelle nécessite une intelligence partagée entre les unités et les hommes qui forment lentreprise. Et nous constatons que les dispositifs cognitifs constituent une dimension trop souvent négligée par les sciences du management. La pratique managériale est donc indissociable des langages au travers desquels les membres de lorganisation se représentent le monde et leur action sur ce monde. Pour que laction organisée soit significative, pertinente et efficace, il importe que les acteurs y participant recourent à des références identiques : des valeurs, une mission, des règles daction… Le langage partagé est un impératif de laction. Construire ce langage partagé, le faire vivre et le faire évoluer si nécessaire, cest là un défi majeur pour le management des organisations.

D. M. et H. Z. : Vous reprenez cette thèse dans De lentreprise marchande à lentreprise marquante, autre ouvrage que vous avez écrit avec Charles Waldman (Thoenig et Waldman, 2005)… Quel lien faites-vous entre le marquage et le langage ?

J.-C. T. : Avec Charles Waldman, nous défendons lidée que le succès de lentreprise dépend de sa capacité cognitive et collective à dépasser un stade de fonctionnement marchand, cest-à-dire un fonctionnement fondé sur les notions fourre-tout de « marché » et de « marque ». Nous nous appuyons sur plusieurs cas dentreprises innovantes qui se différencient des autres par leur capacité à développer ce que nous appelons une pratique du marquage. Le marquage est le processus cognitif par lequel lentreprise définit son territoire propre, soit en exploitant ses marchés existants, soit en souvrant à de nouvelles zones daction.

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Dans le domaine du pet food, par exemple, Royal Canin a marqué un nouveau territoire en centrant son identité, son offre de produits et son organisation sur lhygiène et la qualité comme principes directeurs daction. À lextérieur, ce marquage sadresse directement aux attentes cognitives dune population quon pourrait désigner comme un peu « bobos », des gens plutôt à laise, formés intellectuellement, soucieux de leur qualité de vie et donc de la santé de leurs animaux domestiques. Et il permet à lentreprise de maîtriser ses circuits de distribution sans passer par la grande distribution. À lintérieur de lentreprise, le marquage se traduit par un fonctionnement interne qui repose plus sur un langage partagé par les acteurs de lorganisation que sur la mise en place de structures et de procédures formelles. Intérieur et extérieur ne sopposent pas : ils sont mis en interaction par le même processus cognitif du marquage. On peut dire que la mission, lidentité, le territoire sont les entrées du processus de marquage et que le langage partagé en est une sortie. Et dun point de vue conceptuel, ce langage partagé est lexpression dun processus de cooptation entre les acteurs de lorganisation, au sens où Selznick emploie ce terme de cooptation, cest-à-dire comme une régulation croisée fondée sur une communauté de valeurs et dintérêts.

D. M. et H. Z. : Vos ouvrages peuvent donner limpression dun passage rapide de la présentation des cas ciblés à des propositions qualitatives plus générales. Généralement, vous restez assez discret sur le dispositif méthodologique que vous mettez en œuvre dans votre démarche de recueil et danalyse…

J.-C. T. : Mon approche intellectuelle a toujours été marquée par la volonté de faire des allers et retours entre lobservation des pratiques de terrain et linférence qui permet de construire des théories à moyenne échelle. Je déplore également depuis longtemps la quantophrénie qui sest emparée des sciences sociales et des sciences de gestion, sans parler de la science économique.

Si dans mes publications je ne cite pas le détail de ma démarche de travail, ce nest pas par manque dintérêt pour le respect dune méthodologie sérieuse. Cest avant tout pour des raisons de confidentialité par rapport aux entreprises étudiées. Derrière chaque cas publié dans un livre, il y a toujours un volume important de sources collectées et de documents produits à titre intermédiaire (codage et analyse) ou à titre 35final (monographies, rapports). Par exemple, pour le dernier bouquin que nous venons de publier avec Catherine Paradeise sur la production de qualité académique par les universités dans 6 pays (France, États-Unis, Suisse, Chine, Italie, Espagne) et intitulé In search of Academic Quality (Palgrave 2015), nous disposons de dizaines de milliers de pages documentées et analysées par des monographies par établissement ou par département disciplinaire (chimie, histoire, management).

D. M. et H. Z. : La perspective méthodologique est donc bien présente…

J.-C. T. : Bien sûr ! Par ma formation initiale de sociologue, jaccorde la plus grande importance à la rigueur méthodologique… Au point quen école doctorale, je suis un véritable « casse-pieds » ! Oui, je casse les pieds à mes étudiants : la rigueur méthodologique, toujours la rigueur méthodologique ! Et cette rigueur je me lapplique à moi-même : dans mes enquêtes, je retranscris moi-même tous les entretiens et jexploite systématiquement tous les verbatim… Cest comme cela que lon découvre des choses… Et je soumets tous les éléments déclaratifs à un double check ou un counter-check avec dautres sources. Pour moi, la meilleure métaphore pour expliquer le travail de chercheur, cest celle du journaliste dinvestigation… Je considère que dans tout discours, dans toute proposition il y a lieu de distinguer des prémisses normatives et des prémisses factuelles. Cest pourquoi ma démarche sattache toujours à évaluer la signification et la pertinence des prémisses factuelles dans les informations et discours recueillis et donc que le croisement, le recoupement des sources est aussi indispensable que lexploitation fine des contenus. Une autre façon de simposer de la rigueur est que linterprétation des informations mentionne explicitement les limites dans lesquelles la théorie est valable, les conditions contextuelles qui président à la plausibilité dune hypothèse.

D. M. et H. Z. :Votre production académique couvre, on la vu, un large champ, allant des politiques publiques au management des entreprises. En tant que sociologue, vous êtes particulièrement attentif à une approche pragmatique et compréhensive de la complexité organisationnelle… Votre parcours vous a donné également une expérience directe des plus grandes institutions mondiales de lenseignement et de la recherche dans le champ des sciences des organisations. Quel regard portez-vous sur lévolution du paysage académique et sur ses perspectives actuelles ?

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J.-C. T. : Dans notre ouvrage avec Catherine Paradeise, nous partons du constat de la massification de lenseignement supérieur depuis une cinquantaine dannées et de la quantophrénie qui a touché lévaluation de la recherche. Cela nous conduit à proposer une grille pour classer les institutions en croisant deux axes selon que lattention est portée vers la réputation ou vers lexcellence. La réputation est tirée dun passé prestigieux forgé par de glorieux anciens, elle sancre dans une nation. Lexcellence se mesure par un classement selon des critères de bibliométrie, déquipements matériels, elle permet un étalonnage international. Nous en avons tiré quatre idéaux types :

Les « Top of the pile » qui sont à la fois réputés et excellents. En France on pourrait citer luniversité Pierre et Marie Curie.

Les « Venerables » qui jouissent dune grande notoriété dans leur pays mais qui sont moins peformants en termes dexcellence académique telle quelle se chiffre aujourdhui. En France on pourrait citer « la Sorbonne ».

Les « Wannabes » qui mettent laccent sur leurs performances dans les classements et ambitionnent de rejoindre les « Top of the pile ». HEC en est un exemple remarquable.

Les « Missionaries » qui sont positionnés de façon faible tant en réputation quen excellence, ce qui ne signifie pas quils font un travail de mauvaise qualité. En France comme ailleurs, cette catégorie recueille une large majorité des institutions denseignement supérieur.

Deux observations méritent attention. Dune part, les écoles de business et les départements de management que léquipe internationale de chercheurs mise en place pour notre projet a étudiés en profondeur se caractérisent par une assez persistante tendance à agir de façon centrifuge lorsquils sont incorporés dans une université ou dans une grande école. Le cas est frappant dans les universités de pointe aux États-Unis. Leur tendance là-bas comme ici en Europe est aussi de gérer encore plus que dautres disciplines leur personnel académique permanent par des instrumentations externes de comptage de nombre de publications dans des revues certifiées. En dautres termes ils sous-traitent in fine leur gestion des ressources humaines à des tiers tels que les agences de classement et les éditeurs de revues professionnelles. Dautre part, et sagissant de la 37France, la césure entre universités et grandes écoles demeure un obstacle majeur par rapport aux exigences dévolution de la fonction et des missions de lenseignement supérieur en vue de préparer les années à venir.

D. M. et H. Z. : La fable du hérisson et du renard a été utilisée, dune part, pour marquer lintérêt à concilier culture et sciences humaines et, dautre part, pour distinguer le chercheur qui sen tient à un seul chemin, le hérisson, et celui que la curiosité conduit à explorer plusieurs voies, le renard. Seriez-vous daccord pour dire que cette fable, tendance renard, dit quelque chose de vous…

J.-C. T. : Mon parcours est-il celui dun hérisson qui se comporte comme un renard ?

Hérisson parce que pour lessentiel je valorise une contribution de la sociologie en termes de construction de modes de raisonnement ou doutils adaptés pour comprendre des contextes spécifiques ou méso liés à laction collective. Ce nest quoccasionnellement que je me suis confronté à des débats théoriques de type macro. Renard parce que je mintéresse à des contextes différents pour espérer tester des propositions analytiques ou des décodages méthodologiques qui proposent une avancée de la connaissance. Oui la curiosité me pousse à couvrir des mondes différents et variés. En même temps je suis tant pour le secteur public que pour les entreprises un fil conducteur identique depuis une cinquantaine dannées : de quelle façon un ordre local ou un monde spécifique construit-il ses interfaces avec ses environnements pertinents, par quels processus sociaux, culturels et politiques ? Là est mon agenda personnel, ma boussole, ma manière de discipliner – au double sens du terme, soit de me conformer à des exigences de ma discipline de référence et de sélectionner des situations concrètes adaptées à la poursuite de mon agenda – ma curiosité, histoire de partager avec dautres que moi, scientifiques ou praticiens, une façon de parler plus plausible et plus en phase avec ce que le monde est ici ou là. Être normatif pour un chercheur-enseignant nest pas à mes yeux dire à ses auditeurs-lecteurs quoi faire précisément, mais, en leur proposant des lunettes pour interpréter des contextes spécifiques, les aider là où ils se trouvent à identifier des espaces daction qui leur soient accessibles, le choix dune solution précise restant de leur responsabilité.

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Annexe

Note biographique

Jean-Claude Thoenig, né en 1940, à Bienne en Suisse est de nationalités suisse et française.

Après une formation en sociologie, il a travaillé successivement à lUniversité de Genève, (1963-1964), au Centre de sociologie des organisations à Paris (1964-1974), à lÉcole polytechnique fédérale de Lausanne (1975-1977), à lInstitut détudes politiques de Bordeaux (1977-1978), à lINSEAD de Fontainebleau (1979-2006). Il a été Directeur de recherche au CNRS (en science politique, sociologie, gestion), fondateur du Groupe danalyse des politiques publiques (1984-2003), puis membre de DMSP/Dauphine Recherche en Management (depuis 2004). Il a par ailleurs été professeur ou chercheur invité dans de nombreuses institutions, notamment les universités de Stanford, Harvard et Berkeley.

Principales publications

Jean-Claude Thoenig, 1965, « Le renouveau de la pensée américaine sur le management », Sociologie du Travail, 7, 4, p. 423-427.

Jean-Claude Thoenig (avec Michel Crozier et autres), 1974, Où va lAdministration française ? Paris, Éditions dOrganisation.

Jean-Claude Thoenig (avec Michel Crozier), 1976 « The Regulation of Complex Organised Systems », Administrative Science Quarterly, 21, 4, p. 547-570.

Jean-Claude Thoenig et François Dupuy, 1980, Réformer ou déformer ? La formation permanente des administrateurs locaux. Paris, Cujas.

Jean-Claude Thoenig, 1980, Ladministration des routes et le pouvoir départemental. Vie et mort de la vicinalité, Paris, Cujas.

Jean-Claude Thoenig (avec D.E. Ashford), 1981, Les aides financières de lÉtat aux collectivités locales en France et à létranger, Paris, LITEC-GRAL.

Jean-Claude Thoenig (avec François Dupuy), 1983, Sociologie de ladministration française, Paris, A. Colin.

Jean-Claude Thoenig (avec François Dupuy), 1985, Ladministration en miettes, Paris, Fayard.

Jean-Claude Thoenig, 1987, LÈre des technocrates, Paris, LHarmattan (édition revisitée).

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Jean-Claude Thoenig (avec Yves Mény), 1989, Les politiques publiques, Paris, Presses Universitaires de France, ([1991]Le politiche pubbliche, Bologna, Il Mulino ; [1992], Las politicas publicas, Barcelona, Ariel ciencia politica).

Jean-Claude Thoenig (avec Jean-Noël Kapferer), 1989, La marque, moteur de la compétitivité des entreprises et de la croissance de léconomie, Paris, Mc Graw-Hill, ([1989], La marca, Milano, Guerini e associati ; [1991], La marca, Madrid, Mc Graw-Hill).

Jean-Claude Thoenig (avec Jean-Noël Kapferer), 1990, Les consommateurs face à la copie, Paris, Prodimarques.

Jean-Claude Thoenig, 1990, Les performances économiques de lindustrie de produits de marque et de la distribution. Paris, Institut de liaisons et détudes des industries de consommation (ILEC).

Jean-Claude Thoenig (avec Nicole de Montricher), 1993, La délocalisation des emplois publics, Paris, La Documentation Française.

Jean-Claude Thoenig (avec Mitchell Koza), 2003 « Organizational Theories of the Firm : A Special Issue », Organization Studies, 24, 8.

Jean-Claude Thoenig (avec Claude Michaud), 2001, Stratégie et sociologie de lentreprise, Paris, Village Mondial, Authorsfile sous le titre Le Management Cognitif : http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00142994/en/, [2004]Il management cognitivo. Una nuova sfida per i dirigenti, Bari, Franco Angeli.

Jean-Claude Thoenig (avec Claude Michaud), 2003, Making Strategy and Organization Compatible, Londres, Palgrave Macmillan, 2003.

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1 entretien réalisé le 26 septembre 2016 par Denis Malherbe et Henri Zimmnovitch.