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Classiques Garnier

Préface

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : Entrepreneurs, entreprise. Histoire d’une idée
  • Auteur : Hatchuel (Armand)
  • Pages : I à IV
  • Collection : Classiques Jaunes, n° 697
  • Série : Essais, n° 10
  • Thème CLIL : 3341 -- SCIENCES ÉCONOMIQUES -- Histoire économique -- Histoire de la pensée économique
  • EAN : 9782406089575
  • ISBN : 978-2-406-08957-5
  • ISSN : 2417-6400
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-406-08957-5.p.0007
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 16/09/2019
  • Langue : Français
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Préface









II y a des livrer qui n'ont pas besoin d'atteindre tout de suite leur public. Le temps ou, plus sûrement, la réflexion et les progrés de la recherche sont leurs meilleurs alliés. C'est qu'ils traitent d'une question qui, au moment de leur parution, n'est pas encore posée ou dont on ne voit même pas pour- quoi il faudrait la poser. Et lorsque, plus tard, leur éminente valeur saute aux yeux, c'est que nous avons suffisamment élagué la broussaille des idées reîues, suffisamment écarté le voile des dogmes intellectuels, pour saùir enfin l'importance d'une recherche qui traite de ce qui devrait rester impensé.
Le livre d'Hélène Vérin Entrepreneurs, entreprise. Histoire d'une idée est de ceux-lù. Lorsqu'il paraît en 1982, la question de l'entreprise se résume aux débats sur la participation ou sur l'expression des salariés. La vulgate économique, la saga trop convenue des «grandes entreprises» ou de la production de masse, la confusion entretenue entre capital et entreprùe avaient fait disparaître toute interrogation sur la nature de ce que l'on appelait «entreprùe ». Inlassablement reprises et transmises, ces doctrines avaient même réussi à durablement décourager toute enquête sérieuse sur la place et les valeurs de la notion «d'entreprise» dans l'histoire de la civili- sation occidentale.
Au fond, tout se passait comme si l'activité économique et commerciale conduisait quasi naturellement à la formation de ce que l'on appelle aujourd'hui des entreprises et des entrepreneurs; comme si l'échange marchand portait en lui-même la genèse de ces notions. Ou comme s'il s'agissait d'invariants universels, d'une manière de propre de l'homme. Or, c'est le contraire que suggère l'enquête historienne, tant le lent processus qui a donné naùsance à
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ce que nous appelons «entreprises » ne se retrouve pas, loin s'en faut, dans toutes les civilisations marchandes.
Cette ignorance, sinon cette méconnaissance, des origines particulières de « l'entreprse » dans nos sociétés est probablement l'un des pièges les plus redoutables que la civilùation moderne se soit tendue àelle-même. En ne prenant pas au sérieux cette question, on se condamnait à penser des sociétér sans acteurs ou des acteurs incapables de faire société. On s'interdisait de penser l'action collective autrement que sous la forme d'un rapport de nécessité ou d'un rapport de domination. On se laissait entraîner à penser le sujet sous les perspectives les plus diverses (psychologique, civile, familiale, utili- tariste...) sauf comme «sujet d'action ». C'est-à-dire comme un sujet qui n'apparaît que si l'action suppose la surprùe, l'inattendu et le risque. Au fond, on voulait bien du sujet, mais en faisant dùparaître l'action. Étrange logique qui conduit à penser le sujet, en éludant ce qui rend celui-ci possible.
Depuù quelques temps, cette impasse est désormaù palpable, c'est-à-dire, source de déconvenues et d'incompréhensions récurrentes. Du côté du politique d'abord, on mut encourager la création d'entreprises comme si l'entreprise n'était que le contraire du salariat : un autre régime d'emploi. On veut moraliser le capitalùme financier, maù on considère depuis longtemps qu'« investir des fonds » et «entreprendre » sont une seule et même chose. Du côté des cher- cheurs, on ne s'est jamaù autant intéressé à «l'entrepreneuriat », mais c'est pour découvrir que l'on ne sait guère en parler rigoureusement. II est vrai que c'est un mal académique assez répandu que de vouloir observer, répertorier ou même compter ce que l'on ne sait pas penser. L'effort de recherche semble alors vain ou voué à n'aboutir qu'à ce qui aurait dû être son commencement l'exégèse historique d'une notion devenue faussement commune. Non pas la seule
déconstruction » de cette notion maù l'étude fine de ses étapes d'élaboration à la manière d'un archéologue qui découvrant un objet d'une étrange matière s'attacherait à retrouver sa composition ainsi que les techniques qui ont permù sa fabrication.
C'est cette enquête historique que nous livre Hélène Uérin. Et l'on y découvre que l'itinéraire formateur des notions d'entreprise et d'entrepreneur nous étaient bien peu connus. Car bien avant que les négociants ou les marchands ne se déclarent entrepreneurs, il fallait que des régimes d'action installent l'aventure initiatique, l'authenticité de la volonté, et la valeur du geste avant celle de son résultat. En occident, c'est « l'emprùe » chevaleresque qui réalùe
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cette première conception de l'action conquérante : le sujet s'y rend visible par des actes qui sont autant d'expressions de sa seule puissance d'agir. De cette « emprùe » à notre « entreprùe », il y a un long cheminement qui passe par la prise en compte d'un ordre collectif (monarchique d'abord, marchand ensuite) qu'il faut à la foù servir et subvertir. IL y a aussi la conscience progressivement acquùe d'une dùtance irréductible entre le vouloir du sujet et son pouvoir de réalùation.
Cette distance entre le projet et sa réalité que l'on résume trop vite par la notion de K risque », ne concerne pas seulement les conséquences de l'action mais l'ensemble de son déroulement. L'entrepreneur n'existe que par les accidente de son parcours et parce qu'il considère ces accidents comme la logique même de sa formation comme sujet. Aussi surprenant que cela puisse paraître, la pensée économique n'invente pas l'entrepreneur et ne pouvait le faire. Maù elle reconnaît dans cette notion qui lui préexiste, la solution, au moins spé- culative, àune question qu'elle ne peut résoudre avec ses seuls instruments de pensée. Car on peut défendre l'idée que les entrepreneurs trouvent dans le profit une récompense légitime. Maù il est beaucoup plus hasardeux de penser que le seul profit explique l'exùtence d'entrepreneurs. On comprend mieux aussi pourquoi « entreprùe » et «entrepreneur » ont une hùtoire qui ne commence pas avec les temps modernes ni avec les Lumières.
Le livre d'Hélène Vérin nous est devenu nécessaire et éclairant. Nous comprenons mieux aujourd'hui les limites des sciences sociales telles qu'elles se sont forgées au 19è siècle. Nous savons qu'à vouloir ramener le sujet à un calcul d'utilité ou à un rapport social qui le déterminent totalement nous décrivons des actions sans sujet, des sujetr incapables de se doter d'un champ d'action; des sujets sans capacité d'entreprise. Le travail d'Hélène Vérin, comptera donc certainement parmi le petit nombre des travaux qui dans le dernier quart du vingtième siècle, ont «entrepris » de refonder notre compréhension du cours des sociétés en ne faisant plus dùparaître l'action, et en lui restituant ses conditions de formation et sa puùsance d'exister. Que le développement des Sciences de Gestion ait aussi pris sa part dans une telle refondation ne surprendra pas. Car ces jeunes disciplines se construisent aujourd'hui à partir d'un corps d'hypothèses plus large que celui des disciplines classiques des sciences sociales. Et si l'ouvrage d'Hélène Vérin, heureusement réédité, intéressera les économistes, les anthropologues ou les historiens, il devrait devenir un classique en sciences de gestion.
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Son public est maintenant lù, prêt à recevoir cette le~on magistrale pro- noncée il y a un quart de siècle.
Armand HATCHUEL
Professeur à l'École des mines de Paris Directeur adjoint du Centre de gestion scientifique