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Classiques Garnier

Présentation, par André Tournon

  • Type de publication : Chapitre d’ouvrage
  • Ouvrage : En filigrane des Essais
  • Pages : 9 à 19
  • Réimpression de l’édition de : 2008
  • Collection : Études montaignistes, n° 52
  • Thème CLIL : 4027 -- SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES, LETTRES -- Lettres et Sciences du langage -- Lettres -- Etudes littéraires générales et thématiques
  • EAN : 9782812454950
  • ISBN : 978-2-8124-5495-0
  • ISSN : 1775-349X
  • DOI : 10.15122/isbn.978-2-8124-5495-0.p.0004
  • Éditeur : Classiques Garnier
  • Mise en ligne : 29/12/2008
  • Langue : Français
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PRÉSENTATION

Les travaux assemblés ici ne dessinent pas en pointillé le tracé d'une recherche continue. Leur cohérence est d'un autre ordre, mieux assorti aux Essais. C'est celle que font miroiter les reflets épars d'une double lumière projetée par Gabriel-André Pérouse dès ses premiers écrits sur l'oeuvre de Montaigne. Pour la saisir, et pour mesurer l'ampleur des perspectives ainsi ouvertes au cours des quelque vingt années que jalonnent ces pages, il est nécessaire de s'attarder sur les deux études inaugurales qui en ont déterminé d'emblée les principaux axes. Elles seront ici présentées successivement, accompagnées l'une et l'autre des articles où sont perceptibles leurs résonances.
La plus révélatrice des deux traite d'un texte fondamental, dressé, à l'écart des Essais, comme une stèle  : la lettre sur la mort d'Étienne de La Boétie. G.-A. Pérouse reconnaît immédiatement le statut que lui assignait Montaigne, d'abord en l'adressant à son père, et plus tard en la publiant sous forme de « discours  », en postface du recueil des opuscules de son ami  :c'est un témoignage, « savamment ordonné à sa plus haute signification  », pour « représenter  » le disparu, c'est-à- dire pour «  le rendre à nouveau présent, pour nous  » ,comme signe de tout ce qu'il incarnait. Dès lors, les traits les plus marquants du texte — sa composition sélective, ses changements de rythme et de registre, son insistance sur l'authenticité des paroles rapportées, claires ou mystérieuses, des gestes, des silences —attestent le dessein de restituer une vérité autre que biographique  :celle qui surgit dans l'événement décisif, agonie et mort, pour fixer le sens d'une vie qui s'y achève. La tâche que s'est prescrite G.-A. Pérouse est de suivre fidèlement l'exécution de ce dessein.
Ainsi orientée, sa lecture dépasse les limites de l'exégèse en saisissant en deçà des énoncés l'expérience peut-être indicible qu'ils tentent de faire entrevoir, et en distinguant, au-delà, ses résonances virtuelles. Cette visée, sollicitée par la configuration de la lettre,
5 préfigure celle que devait plus tard requérir l'essai, qui donne à voir et à interpréter des attitudes, options, doutes et convictions, au travers des « thèmes  »traités  : le déchif&eurent postule les affinités intellec- tuelles et morales de la « bonne foi  »entre l'écrivain et les inconnus auxquels il s'adresse  ; pour le mener à bien, il faut combiner la perspicacité de l'analyse avec l'adhésion intime à la parole proférée. En considérant selon cette double perspective le premier écrit personnel de Montaigne, G.-A. Pérouse dévoile en ses aspects les plus caractéristiques, entre vénération et intimité fraternelle, la fonction d'archétype qui lui est conférée, ce que confirment ses échos percepti- bles dans les plus anciens chapitres des Essais ; et il fait apparaître distinctement ce qui excède en lui la fonction commémorative
l'élaboration, sous les traits de l'ami à jamais absent, d'un « modèle humain exemplaire  », à placer aux côtés des grandes figures du passé auxquelles Montaigne n'a jamais cessé de se référer, mais sous la lumière voilée du deuil.
Cette analyse conduit jusqu'à la source de l'énergie morale diffuse dans les Essais  :l'évocation de La Boétie est inscrite en filigrane sous les « quelques principes inébranlables  »que Montaigne y affirme, et sous sa conviction « qu'il doit y avoir des refus absolus  », en dépit de l'«  instabilité et inconstance des choses humaines  »qu'avait constatée sans trouble le héros agonisant. G.-A. Pérouse formule ces hautes exi- gences avec l'espèce de ferveur que lui inspire la « lettre  »inaugurale, déchif&ée exactement selon toutes ses suggestions et transposée en axiologie et clef de lecture de l'oeuvre à venir. Son approche de celle- ci laisse percer une discrète et parfois intense émotion, inséparable de l'assentiment que sollicite l' écrivain  ; elle n' en procède pas cependant
le seul respect du texte et de ses prolongements visibles par intermit- tences suffit à la guider, d'échos en échos, de manière à confirmer la fonction rectrice du dernier message reçu de La Boétie, ou composé sur son modèle, et par ailleurs à faire d'autant plus nettement ressortir les inflexions déterminées tout au long de l'élaboration des Essais par d'autres méditations et d'autres problèmes. C'est ainsi que G.-A. Pérouse lit le premier chapitre et « seuil  » du livre, « Par divers moyens on arrive à pareille fin  » —obtenir la vie dans les situations désespérées, ces « moments suprêmes où l'homme est face à l'hom- me  ». Il montre que faute de pouvoir proposer une règle de conduite efficace à coup sûr pour fléchir un ennemi victorieux, Montaigne
6 marque d'abord sa prédilection pour les exemples de noblesse et de grandeur d'âme  : il ne cite et ne commente que les attitudes intrépides qui forcent le respect. Reste pourtant, dès la première version, l'épilogue contrasté où est aussi prévu l'échec  : si la « magnanimité  » d'un citoyen a incité Pompée à épargner tous les Mamertins, «  l'hoste de Sylla ayant usé en la ville de Peruse de semblable vertu, n'y gaigna rien, ny pour soy ny pour autruy  » ; et sur cet épilogue les versions ultérieures greffent des cas où le courage des vaincus est sanctionné par le supplice ou le massacre  : l'éclairage a changé, sans que soit terni le prestige de l'héroïsme Simplement, sa leçon de fermeté se trouve confrontée avec la sauvagerie ; l' «  hymne stoïcien au courage qui défie le danger  »est doublé d'une « méditation sur la cruauté [...] et c'est l'horreur qui désormais fascine ici Montaigne  ». Après avoir ainsi décelé ces orientations successives du chapitre, G.-A. Pérouse s'abstient de privilégier l'une d'entre elles  :cela relâcherait les tensions qui résultent de leur concurrence, et avivent le texte ; il préfere conclure, en-deçà des significations qu'il a confrontées entre elles, sur la « tâche  » que s'est fixée l'écrivain, « tenace ouvrier des mots, traquant la vérité qui s'incarne dans le vocable exact  »  : sa propre règle de lecture reflète la résolution corollaire, de scruter ces « mots  », objets premiers et « vérité  » de l'étude, pour comprendre et assumer l'émotion qu'ils éveillent en lui.
Des perspectives semblables sont ouvertes plus largement par l'étude de « l'admiration dans les Essais  ». Les premières lignes paraissent exprimer une simple opinion  : «  Il me semble que Montaigne aime à admirer...  ». Impression personnelle, en réplique au stéréotype de l'indifférence sceptique  ? On peut l'admettre  :cela même assortit le propos à son objet. Car il s'agit d'abord de réactions toutes subjectives du philosophe, qui ressent «  un étonnement marqué de stupeur  » devant les merveilles du monde, « s'enflamme au spectacle des hommes — de certains hommes  », éprouve la « jubilation de la grandeur humaine  »... Viennent ensuite les considérations rationnelles, mais prédéterminées par l'élan initial. Il en est ainsi au sujet des Indiens  :Montaigne médite sur les informations qu'il en a retenues, sélectionnées par option spontanée, si bien que ce qu'il a choisi d'admirer, arguments à l'appui, se dessine « par réponse à des questions qui sont nées dans [son] esprit... — et du coup les réponses sont celles qu'attendait ce même esprit, [celles] dont il avait besoin  ».
7 Ainsi prend forme « son mythe personnel de l'Amérique  », et de ce qu'elle aurait pu être si les conquérants ne l'avaient dévastée. Il n' y a rien de factice dans cette autogenèse de l'émerveillement, car «  révéla- teur de l'être dans son intimité, le mouvement qui nous porte à admirer autrui (à en `faire estime') ressortit à notre vérité  ». Ajoutons ici qu'en la décelant dans les Essais, et en invitant le lecteur à la comprendre à son tour, G.-A. Pérouse se fait témoin et relais de cette même vérité du sujet devenu miroir et ratification du réel. La même attitude d'empathie délibérée lui permet de présenter dans toute leur complexité les « images du souverain  » dispersées dans les Essais, et « les mouvements alternés de recul et d'attraction fascinée  » qu'elles dénotent. Par-delà des arrière-plans idéologiques faciles à distinguer (nostalgie des républiques de l'Antiquité, loyalisme raisonné envers les princes régnants...), G.-A. Pérouse distingue ce qui fait, aux yeux de Montaigne, la vraie grandeur du roi  : la « liberté vertigineuse  » de celui qui ne subit pas la contrainte des lois, et « sera juste par une élection de sa volonté libre  », privilège qui projette une image éclatante de l'homme « sur le théâtre de l'histoire où [les princes] `jouent' notre condition  » (ibid.). Ni l'ironie ni la réprobation ne sont exclues ;mais le cas extrême où la raison d'État exige le crime impose au moraliste « une vue tragique du pouvoir  », avec pour reflet inversé l'admiration qu'il éprouve pour les princes irréprochables, qui « ont apporté à notre humanité la preuve de sa vraie grandeur [...] Cela, seul un souverain peut le faire  ». Paroles de l'écrivain, ou de son commen- tateur  ?elles deviennent presque indiscernables en leur justesse.
Il en va de même dans l'article sur la « rhétorique de la pitié  » ,lui aussi postulant un accord intime de pensée qui autorise des affirma- tions aussi péremptoires qu'un acte de foi  : «  ce livre [...] est plein de certitudes immédiates. Et l'une de ces certitudes est que la cruauté est horrible, la pitié juste et nécessaire, car seule propre à rectifier la conduite...  ». À partir de là, l'analyse précise du lexique de la pitié et de la souf&ance partagée par compassion («  le terme le plus signifiant de ce registre  »)tisse le réseau où peuvent s'inscrire les convictions «  qui innervent les Essais  ». Intervient alors, au-delà des réactions de la sensibilité et du vocabulaire qui les identifie, la phase de réflexion qui les transpose en jugements latents. À travers la « rhétorique  »mise en oeuvre pour évoquer l'horreur des supplices, dans les chapitres «  De la conscience  » et « Couardise mère de cruauté  » , se décèle la volonté
8 de convaincre le lecteur, de lui imposer l'«  évidence atteinte par les mots  », par laquelle Montaigne « contraint les hommes à partager sa pitié  ». C'est ainsi que la réaction spontanée, sans être théorisée, transmet une éthique.
Cela requiert la bonne foi. Dans un bref article sur le chapitre «  Du démentir  », G.-A. Pérouse, parlant pour l'écrivain, pose la question cruciale  : «  La parole que portera mon livre, quelle sera sa valeur de vérité  ?  ». L'enjeu dépasse largement le problème du crédit que pourra obtenir ce livre  : « Plus généralement, que valent nos paroles d'hom- mes  ?  ». Pour procéder à cette évaluation, il est nécessaire d'assumer tout ce que supposent la véracité et la confiance qui lui répond  : le « consentement joyeux à la société des hommes, pratiquée à coeur ouvert  ». Montaigne en exprime la nécessité avec force, sous la forme de son refus « absolu et sans nuance  » du monde de faux-semblants qui l'entoure, et de sa propre nostalgie de l'ingénuité indienne ou du civisme des Anciens, érigés en mythes. Là encore G.-A. Pérouse démontre que ce que l'essayiste présente comme une réaction spontanée, que l'on pourrait croire limitée au for intérieur, implique une éthique du langage et de « toutes les relations d'échange  » sur lesquelles se fondent les cités vraiment humaines  :sans cette confiance mutuelle, il n'est pas de contrat social, et Rousseau, lecteur attentif de Montaigne, ne devait pas l'oublier. C'est dire que toute une théorie politique est en germe dans l'exigence de sincérité. Montaigne l'ébauche à peine, sans doute  ; en revanche, lorsqu'il s'interroge sur le crédit qu'obtiendra sa parole —toutes les « paroles d'hommes  », comme l'écrit G.-A. Pérouse, montrant d'un mot la voie — et lorsqu'il y répond indirectement, en termes généraux, par son éloge de la véracité, il invite à découvrir, sous-jacents aux propos, les éléments d'une conception intersubjective de la vérité, qui dépasse les limites du rationalisme classique  : sur de telles bases on peut concevoir une philosophie sans dogmes, faite de questions et de convictions validées à titre précaire par l'assentiment qu'elles obtiennent, du lecteur ou de l'écrivain lui-même ratifiant ses propos antérieurs — la philosophie de l'essai.

Sans en traiter directement, G.-A. Pérouse a exploré les pratiques textuelles qui l'ont rendue concevable. C'est l'objet de l'article publié en 1981, «  De Montaigne à Boccace et de Boccace à Montaigne  ».
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Modestement présentée comme une «  contribution à l'étude de la naissance de l'essai  », et parue à la même époque, à quelques mois près, que sa lecture de la « Lettre sur la mort de La Boétie  », cette autre étude fondamentale éclaire les rapports entre les écrits de Montaigne et les formes mixtes de discours et de récits entre lesquelles se ramifient au XVIe siècle les genres narratifs brefs. Constatant la fréquence des anecdotes dans les Essais, G.-A. Pérouse fait apparaître une parenté originelle entre ceux-ci et les « discours bigarrés  » à plusieurs voix des conteurs contemporains, et il en fait remonter la généalogie jusqu'à la « société conteuse  » du Décaméron, où les dialogues de la cornice ménagent en marge des nouvelles le temps de la réflexion. En France, ces ressources du modèle boccacien sont pleinement exploitées vers le milieu du XVIe siècle, où elles atteignent un point d'équilibre « entre récit-cadre (la vie du cercle et ses commentaires) et histoires encadrées. Riche et heureuse forme pour nous présenter ces mille `tours de l'humaine capacité' qui font les sujets des nouvelles  » ;telle est en 1572 la réussite de Jacques Yver, qui fait de son Printemps un « lieu où une société débat avec elle- même de son expérience, de ses moeurs et de ses idées  ». Reste, pour séparer les Essais de ce genre d'écrits, l'aspect de fiction sous lequel apparaissent non seulement les nouvelles, mais aussi leur cadre, rencontre et conversations d' «  entreparleurs  » façonnés à plaisir. Mais où se situe, en regard, la véracité du livre de Montaigne  ? G.-A. Pérouse montre qu'elle est proche de celle des « devis  », en citant les réflexions sur lesquelles s'achève la dernière version du chapitre «  De la force de l'imagination  », émaillé d'exemples anecdotiques dont l'authenticité n'est pas assurée  : « Advenu ou non advenu [...] c'est tousjours un tour de l'humaine capacité, duquel je suis utilement advisé par ce recit. Je le voy et en fay mon profit également en ombre qu'en corps  ». Écrivant cela, le philosophe « n'est pas loin d'apparaître comme le théoricien le plus lucide de la `nouvel- le' au XVIe siècle  »  :aux protestations d'historicité, rituelles chez les conteurs, il oppose la seule vérité qu'il recherche, comme les vrais nouvellistes  :celle de la signification des récits ; et celle-ci est assurée dès l'instant que les faits allégués sont appropriés aux « devis  »avec lesquels ils s'entrelacent, et donnent à penser. Dans ces conditions, les devisants censés cautionner les récits et les propos — en fait, des marionnettes situées elles-mêmes dans la fiction d'ensemble —n'ont
10 plus de raison d'être  :Montaigne «  se sait capable de jouer [...] tous les personnages de la conversation que susciteront ses exemples  » ; plus précisément, il entretient un perpétuel dialogue « entre le `moi' qui tient la plume et le `moi' d'une autre saison, entre ceux-ci et les auteurs rangés au mur de la tour, [...] entre lui et l'invisible lecteur qu'il espère [...]. C'est pour cet inconnu que Montaigne a `conté' ses Essais  ». Car «  il s'agit toujours de conter  »  ;autrement dit, « l'essai ne s'amorce qu'à partir de 1"histoire'  : ce commentaire qu'il est fondamentalement s'établit comme en contrepoint (en dialogue  ?) avec des propos narrés, des faits relatés  », matière prestigieuse ou vulgaire, réelle ou fictive, peu importe  :l'écrivain polymorphe se porte seul garant des significations ou des problèmes qu'il greffe sur elle.
La question recoupe les réflexions qu'inspirait le chapitre «  Du démentir  ». Un article sur «  le mot `histoire' dans les Essais  » va encore plus loin dans le même sens. Le présentant comme une de ces études de sémantique où il trouve les plus sûrs garants de ses interprétations (pensons à sa note décisive sur le terme de « lésion  »), G.-A. Pérouse analyse d'abord les acceptions qui font de l'histoire «  la vérité du passé telle qu'elle est acquise par l'esprit  », mais une vérité qui « reste, dans son essence, factuelle et événementielle  », si bien que le mot peut renvoyer, par-delà le récit, à l' événement qui en fait l'objet, sans perdre «  sa relation avec le sens premier, c'est-à-dire avec la `grande histoire', avec les grandes affaires du passé dans leur vérité garantie par l'auctoritas de quelque écrivain  ». Les deux lignes convergent sur la notion de témoignage, notamment scripturaire, qui ramène «  au rapport essentiel entre `histoire' et créance. L'histoire est ici mémoire proposée à la foi ;parole d'autrui, elle ne prend validité et vigueur que dans la mesure où nous lui faisons accueil  ». Aussi le mot est-il appliqué aux Essais, « l'histoire de ma vie  » (III, 9), expression où «  le poids du sens ne porte pas tant [...] sur l'idée de narration ou de compte rendu que sur celle de témoignage et de vérité  », ou encore (dans III, 2) de « témoignage en quête de sa vérité, à l'instant où le mot se forme sur la page  ». Dans tous les cas, la parole vraie surgit et s'impose à la façon d'un événement langagier, hors de tout système, sous la double caution de celui qui la prononce et de celui qui la croit.
En insistant sur ce point, G.-A. Pérouse atteint au plus profond de la singularité des Essais. Il la mesure aussi, accessoirement, par les
11 méprises de ceux qui ont cru les imiter, Le Poulchre de La Motte Messemé («  De Montaigne à Boccace...  »), et surtout le malheureux J. de La Fontan, objet d'un article empreint d'amusement plus que de sévérité  : le pesant moralisme de l'un et de l'autre (tempéré, chez le premier, par le goût des narrations) les écarte d'emblée des voies aventureuses de leur modèle. Charron a la chance d'échapper à cette acuité critique  :sans doute ses plagiats ont-ils paru plus méthodiques ; quoi qu'il en soit, il n'en est question qu'accessoirement, dans une étude de compatibilités plutôt que de parentés qui a pour principal objet un livre de tout autre tenue. Il s'agit en effet de l'Examen des Esprits de Juan Huarte, publié dès 1575 et probablement resté inconnu de Montaigne. G.-A. Pérouse relève d'abord des différences qui séparent radicalement les Essais du traité espagnol — le dogmatisme didactique de celui-ci, sa méthode d'argumentation, ses visées utilitaires, les patronages scientifiques qui y sont revendiqués, ses incursions dans le domaine des théologiens... Les analogies, inatten- dues, en sont rehaussées, et elles portent sur des points essentiels, à commencer par l'intention expresse d'obtenir l'assentiment ou la connivence du lecteur. Dans l'Examen..., « lieu d'un investissement personnel total  » les apostrophes et sollicitations témoignent d'un « besoin de partager la vérité enfin atteinte, et d'en persuader cet inconnu qui va lire  », et comme dans les Essais « brille cet art de transmuer l'expérience en sagesse  », assorti de « l'indépendance de la pensée  » qui rejette les arguments d'autorité —sauf en matière religieuse, où les deux écrivains acceptent sans réserve le magistère de l'Église romaine. Charron, qui puise sans retenue dans l'un et l'autre ouvrage, pourrait servir de critère des ressemblances et différences. Car «  si Montaigne n' a pas lu Huarte, Charron l' a lu pour lui — et réécrit les Essais en y intégrant (notamment) les acquis de l'Examen  »  ; en d'autres termes, pour que le livre de Montaigne pût intégrer ces acquis, il était nécessaire de le réécrire  :les remembrements sauvages que subit son texte dans la Sagesse sont indices de la spécificité de ses modes de pensée, étrangers à Huarte et incompréhensibles àson émule.
La fragmentation des Essais en propos donnés pour spontanés, sans attaches ni cautions doctrinales, pourrait être la raison du malentendu. Combinée avec le statut accordé aux « histoires  » et aux « devis  », elle instaure une gnoséologie que l'esprit de système incarné par Charron sous le patronage de Huarte ne pouvait que méconnaître. En revanche,
12 elle autorise une parfaite disponibilité intellectuelle. G.-A. Pérouse le montre en considérant les efforts du penseur sans dogmes pour comprendre, en dépit de ses préventions personnelles comme des normes collectives, « cette autre licence grecque...  » ,l'homosexualité telle que la présente Platon (par la bouche de l'orateur Pausanias) dans son Banquet. Il constate que Montaigne rapporte les arguments en sa faveur « non seulement sans sarcasme, mais avec noblesse  », et qu'il paraît ratifier l'idée que pouvaient en résulter des conduites exemplai- res, comme celle d'Harmodios et Aristogiton, couple d'amants à qui Athènes dut sa liberté. La concession est d'autant plus significative qu'elle est exempte de complaisance  : si le philosophe du XVIe siècle va « jusqu'à explorer en pensée la validité des plaidoyers pour la `licence grecque', il demeure que les motifs qu'il avait pour rejeter celle-ci l'emportaient à l'évidence  ». C'est donc grâce à une exception- nelle capacité d'accueil de la mentalité étrangère, en vertu d'une sorte de dédoublement de pensée et d'expression, que Montaigne peut mettre ici à l'essai une perspective qu'il avait écartée comme inadmissible dans les premières versions du chapitre, avant de consentir à s'interro- ger vraiment sur elle. La pluralité des voix et des situations exploitée par les « discours bigarrés  » de l'époque ne fait que transposer en fiction, tant bien que mal, ce genre de souplesse intellectuelle.
En des propos moins insolites se distingue la même aptitude à diversifier les regards et les attitudes. G.-A. Pérouse la fait apparaître au sujet des « gens d'Eglise  » rencontrés à Rome. Après avoir insisté sur la gravité des préoccupations religieuses qui lui semblent avoir déterminé le but du voyage, il constate néanmoins que Montaigne considère à distance, non sans ironie, des comportements pittoresques du bas clergé (simagrées d'un exorciste, aspersions lustrales mon- nayées, bagarres entre prêtres pour une messe de funérailles...). Les discussions théologiques en Allemagne, l'éloge des prédicateurs jésuites en Italie, avec en arrière-plan les af&ontements de l'époque, tranchent sur ces croquis par leur sérieux ; de même, mais avec une pointe de réprobation, les notes sur les fastes des prélats, bien qu'elles «  ne s'assortissent d'aucun jugement de valeur explicite  » ou sur leur désinvolture pendant les offices religieux. Au total, des impressions bigarrées comme la réalité que le voyageur avait sous les yeux ; et le commentateur s'amuse à leur assortir en guise de conclusion la deuxième nouvelle, paradoxalement édifiante, du Décaméron, histoire
13 du catéchumène juif qu'un pèlerinage à Rome convainc de la sainteté du christianisme  :pour ne pas être discréditée par les scandales de la cour pontificale, cette religion doit bien avoir le soutien de l'Esprit saint  !C'est là un parfait emblème du témoignage problématique, à plusieurs visages, que Montaigne a enregistré à deux voix et en deux langues dans ses propres récits.
En convoquant ainsi un conte de Boccace, G.-A. Pérouse renvoie implicitement à la généalogie de l'essai qu'il a exposée en 1981, en lui donnant une inflexion un peu différente  :c'est maintenant le recul critique, ironie ou verdict àdemi-mot, ou assentiment lucide, qui fait sens. L'examen des apostilles inscrites sur l'Exemplaire de Bordeaux, «  Quand Montaigne sourit à ses Essais  » , le confirme, et en généralise la leçon. Ces notations brèves, incisives par leur laconisme même, donnent souvent un tour ludique à ce qui à l'origine était constat amer ou désenchanté ;l'opération présuppose un certain détachement, et le suggère au lecteur. L'article qui en présente un florilège commenté avec presque autant d'humour rend sensible à chaque instant, sous ses divers aspects, ce travail de la réflexion qui dans les dernières années régénère, par surcroît de verve ou de dérision, et parfois d'allégresse, les traits déjà incisifs des rédactions antérieures. Il donne à voir et apprécier, de plus, l'aptitude du philosophe à se moquer aussi de lui- même, às'amuser par exemple de ce qu'il donne pour des excès de sensibilité, de sa maladresse, de son attachement aux Essais, de ses accès d'humeur... On a même quelque mal à concilier cette propension à ironiser sur soi avec l'agacement qu'aurait éprouvé Montaigne à reconnaître des fragments de sa propre caricature dans les Apo- phtegmes du Sr Gaulard publiés en 1586 par Tabourot des Accords. L'article consacré aux deux écrivains en dresse pourtant une liste convaincante, et l'on peut regretter qu'en les découvrant Montaigne s'en soit probablement irrité, au lieu d'en rire. Personne n'est parfait en matière d' autodérision, surtout quand la raillerie vient d'autrui. Mais peu importe  :reconnaissons en cette mésaventure un sourire de la Fortune, un peu sarcastique, en supplément de ceux du philosophe, et revenons à ces derniers, pour en retenir le caractère principal, qui justement les empêche d'être sarcastiques.
C'est la gaîté, « souriante complicité avec la nature et son ironique auteur  ». G.-A. Pérouse avait reconnu en elle un aspect essentiel de l'éthique de Montaigne  ; il parachève ici sa démonstration, et la nuance
14 d'une émotion discrète, plus significative encore que les exégèses qui l'ont précédée. Seule sa voix peut en formuler le message
Saluer la vie, faire taire les vanités intellectuelles des autres et surtout de soi-même [...], savoir contempler la nature et s'en `paistre' —voilà attitudes d'homme. Au moment où la plume va sécher pour toujours au bord de l'encrier, cette gaiîé des dernières apostilles a valeur de consentement, de ratification. Face à un avenir dont il espérait faire une vieillesse `gaye et sociale' — et, en réalité, près de la mort —Michel de Montaigne se réjouit d'adhérer à sa propre pensée, et cette allégresse est bien légitime. Car ses Essais se révèlent dignes de son attente  :c'est bien la substance de sa pensée qu'il retrouve, au bout de la route, dans ce livre `de bonne foy', `consubstantiel à son auteur' ainsi qu'il se l'était promis — et c'est à cette vérité qu'il sourit.

Arrêtons-nous sur ces dernières lignes. Comme celles qui éclairaient la « lettre sur la mort d'Étienne de La Boétie  », elles procèdent d'un mode de compréhension intime qui dépasse la portée des analyses de textes et des évocations historiques, si exactes soient-elles. Montaigne avait formé le souhait d'établir une « parfaite et entière communica- tion  » (II, 8) avec quelques proches. G.-A. Pérouse a tenté d'y répondre, par-delà les siècles, de toute son intelligence, de toute sa générosité. Puissent les lecteurs du présent ouvrage distinguer ses traits, en surimpression, parmi ceux qu'il a su retracer de son frère spirituel de la Renaissance.
André TOURNON